Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190905


Dossier : IMM‑4905‑18

Référence : 2019 CF 1142

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BAHADUR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Bahadur Singh (le « demandeur ») vit au Canada depuis plus de 15 ans et a travaillé comme cuisinier pendant 13 ans, aux termes d’une série de permis de travail, pour subvenir aux besoins de son épouse, de ses deux filles et de son fils qui ont tous vécu en Inde pendant cette période.

[2]  Quand le demandeur n’a plus été en mesure de renouveler son permis de travail en raison de la « règle de la durée cumulative de quatre ans » (maintenant abrogée), une consultante en immigration, dont il avait retenu les services pour régulariser son statut, a faussement déclaré qu’elle avait présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en son nom en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« LIPR »). Peu de temps après avoir découvert que cette demande n’avait jamais été présentée, le demandeur a officiellement demandé, pour des motifs d’ordre humanitaire, une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[3]  Le 20 septembre 2018, un agent d’immigration (« l’agent ») a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. De l’avis de l’agent, les motifs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur dans sa demande, à savoir son établissement au Canada, les difficultés et les défis auxquels lui et sa famille seraient confrontés à son retour en Inde et l’incident où sa consultante en immigration l’a induit en erreur, ne constituaient pas de preuves suffisantes pour accorder une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Le 4 octobre 2018, le demandeur a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. J’annule la décision de l’agent et je renvoie l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision conformément aux présents motifs.

II.  Contexte

[5]  Le demandeur est né en 1967 et il est citoyen de l’Inde. Son épouse et ses trois enfants adultes (nés en 1992, 1994 et 1997), deux filles et un fils, résident actuellement en Inde.

[6]  Le 6 février 2004, le demandeur est arrivé au Canada et a obtenu un permis de travail valide jusqu’au 26 février 2005. Par la suite, le demandeur a prolongé son permis de travail à plusieurs reprises, le dernier ayant été valide jusqu’au 17 janvier 2015. Tout au long de la période pendant laquelle il a été autorisé à travailler, le demandeur a travaillé pour trois employeurs différents à Calgary à titre de cuisinier, et pour un autre à Medicine Hat, en Alberta.

[7]  Depuis janvier 2015, le demandeur vit à Calgary avec son neveu et est sans emploi puisqu’il n’est pas autorisé à travailler.

[8]  Le 15 avril 2015, le centre de traitement des demandes de Vegreville a rejeté la demande de prolongation du permis de travail du demandeur en raison de la « règle de la durée cumulative de quatre ans », qui était en vigueur à l’époque, mais qui a été abrogée en décembre 2016. Cette règle fixait une période cumulative maximale pendant laquelle un étranger pouvait demeurer au Canada en vertu d’un permis de travail; le demandeur avait apparemment atteint cette période maximale.

[9]  Peu de temps après, il a retenu les services d’une consultante en immigration à Calgary pour présenter une demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Toutefois, après avoir payé les honoraires de la consultante, le demandeur a découvert qu’il avait été induit en erreur et que la consultante n’avait jamais déposé sa demande, même si elle lui avait fourni une fausse lettre laissant entendre que la demande avait été déposée et qu’une entrevue était prévue.

[10]  Le 26 janvier 2017, après avoir retenu les services d’un avocat, le demandeur a officiellement demandé, pour des motifs d’ordre humanitaire, une dispense de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’étranger. Dans sa demande, le demandeur a déclaré qu’il ne serait pas admissible à la résidence permanente au titre de la catégorie de l’immigration économique parce qu’il ne maîtrise pas suffisamment l’anglais.

[11]  L’avocat du demandeur a transmis une lettre à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, datée du 24 janvier 2017, exposant les motifs justifiant une demande de dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Le passage suivant, intitulé [traduction] « Efforts visant à régulariser son statut », est particulièrement intéressant à cet égard :

[traduction]

[Le demandeur] s’est adressé à une « [personne nommée XXX] de [ABC] Inc. » Elle lui a dit qu’il pouvait demander à rester; il a payé ses honoraires et a attendu longuement, recevant même une lettre de sa consultante concernant une entrevue prévue à Harry Hays. Plus tard, on lui a dit que son entrevue avait été annulée. Il est devenu méfiant; il s’est adressé à M. Darshan S. Kang, un député. Après enquête, il a découvert qu’il n’y avait aucune trace qu’une telle demande avait été déposée. Les faux documents et les efforts [du demandeur] visant à faire la lumière sur les actes fallacieux de sa consultante sont joints à la présente. Il semblerait que [le demandeur] a reçu une fausse lettre apparemment écrite par un [agent de traitement des demandes].

Ses efforts pour régulariser son statut et le fait qu’on ait profité de lui suscitent de la sympathie, de l’empathie.

[12]  Les documents auxquels ce passage fait référence comprennent un reçu d’ABC Inc. indiquant le paiement d’un montant de 550 $ pour [traduction] « permis de travail et présentation d’une demande » daté du 5 mars 2015, et le courriel d’un agent de traitement des demandes de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) portant la mention [traduction] « Rendez‑vous pour entrevue – motifs d’ordre humanitaire – 5350 5807 [le demandeur] », daté du 4 juillet 2016. Le courriel indique qu’une entrevue a été fixée le 18 août 2016 pour clarifier un certain nombre de points.

[13]  Le dossier contient également un courriel du député Darshan Kang à l’intention de CIC, daté du 29 septembre 2016, dans lequel il demande où en est le traitement de la demande du demandeur et indique le numéro de la demande dans la ligne objet du courriel. Enfin, une lettre datée du 5 octobre 2016 adressée au demandeur, Darshan Kang, indique que, selon CIC, [traduction] « il n’y a aucune trace d’une demande en cours de traitement. La demande la plus récente, soit pour un permis de travail, a été reçue le 20 janvier 2015 et une lettre de décision a été envoyée le 15 avril 2015 ». Dans une lettre datée du 15 novembre 2016 envoyée directement de CIC, il est indiqué qu’[traduction] « il n’y a actuellement aucune demande en cours de traitement ».

[14]  La lettre présentée par l’avocat du demandeur contenait également des observations concernant son établissement au Canada et les difficultés auxquelles lui et sa famille seraient confrontés s’il était renvoyé en Inde :

[traduction]

A.  Établissement au Canada : [Le demandeur] vit à Calgary depuis près de 13 ans (depuis 2004). Il a travaillé dur comme cuisinier pendant cette période pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille en Inde et a fourni des avis d’évaluation depuis 2004 pour prouver ses antécédents professionnels. [Le demandeur] est un membre actif de la communauté sikhe de Calgary. Une lettre d’appui du centre culturel Dashmesh indique qu’il est un bénévole important en plus d’être un atout précieux pour la cuisine étant donné sa formation et son expérience culinaire professionnelle, et qu’il donne de son temps dans la cuisine, nettoyant et servant des aliments quotidiennement. Il vit actuellement avec son neveu, qui a fourni une lettre indiquant qu’il subvient aux besoins [du demandeur] et qu’il couvre ses frais de subsistance depuis l’expiration du permis de travail [du demandeur] et qu’il continuera à le faire dans l’avenir.

B.  Défis et difficultés : [Le demandeur] et sa famille subiraient des difficultés s’il était renvoyé en Inde. Sa famille dépendait de l’aide financière qu’il apportait grâce au revenu tiré de son emploi au Canada, car il était leur seul soutien financier. Il aurait du mal à trouver un emploi en Inde parce que son éducation est limitée et que l’Inde affiche un taux de chômage élevé chez les moins instruits. [Le demandeur] a fourni une lettre de soutien signée par son épouse et ses trois enfants, rédigée par sa fille aînée. Celle‑ci a déclaré que la famille a vécu une « situation très difficile » pendant les deux années au cours desquelles [le demandeur] a dû cesser de travailler en raison de l’expiration de son permis de travail et que ce serait « un énorme recul pour nous tous » s’il était renvoyé en Inde. [Le demandeur] a également fourni sa propre lettre dans laquelle il parle du sacrifice qu’il a fait en venant au Canada, à savoir chercher à offrir une vie et une éducation meilleures à ses enfants, et il a ajouté que de nombreuses dépenses sont prévues, y compris les mariages de ses deux filles.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[15]  Dans une décision datée du 20 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande du demandeur. L’agent a finalement conclu que, même s’il est favorable à certains aspects de la demande, ceux‑ci ne sont pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[16]  L’agent a d’abord déclaré qu’après le rejet de la demande de prolongation du permis de travail du demandeur et la modification subséquente de la règle en décembre 2016, le demandeur n’a présenté aucune autre demande de permis de travail et est demeuré au Canada sans statut. L’agent a ensuite fait remarquer que le demandeur avait démontré son établissement et son intégration dans la collectivité, qu’il vivait au Canada depuis près de 15 ans, qu’il était employé et impliqué dans la collectivité; il a donc accordé [traduction] « un certain poids favorable » à son établissement.

[17]  Toutefois, l’agent a déclaré que le demandeur n’avait pas démontré que son séjour prolongé au Canada était motivé par des circonstances indépendantes de sa volonté. Il aurait dû prévoir qu’il pouvait être renvoyé du Canada. L’agent a en outre conclu que le demandeur était volontairement demeuré au Canada sans autorisation appropriée et que cela démontre un mépris des lois canadiennes en matière d’immigration, situation qui [traduction] « ne joue pas en sa faveur ».

[18]  L’agent a ensuite examiné la lettre d’appui du centre culturel Dashmesh et les lettres des employeurs du demandeur, qui parlent de lui en termes positifs. L’agent a estimé que les relations que le demandeur avait établies au Canada étaient un facteur favorable. L’agent a soutenu que le demandeur avait grandi en Inde et y avait passé de nombreuses années avant d’immigrer au Canada, il n’était donc pas convaincu que le fait d’obliger le demandeur à partir du Canada et à demander la résidence permanente depuis l’Inde lui causerait de grandes difficultés.

[19]  L’agent a ensuite fait remarquer que les documents du demandeur font état de revenus modestes au Canada et a accepté son argument selon lequel il subvenait financièrement aux besoins de sa famille en Inde. Toutefois, l’agent a déclaré que le demandeur était sans emploi depuis l’expiration de son permis de travail en janvier 2015 et que ses observations ne démontrent pas comment il a subvenu à ses besoins pendant cette période ou à ceux de sa famille en Inde.

[20]  L’agent a en outre conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait incapable d’obtenir en Inde un emploi semblable pour subvenir aux besoins de sa famille ou que son épouse et ses enfants adultes seraient incapables de subvenir à leurs besoins. L’agent a fait remarquer que le demandeur est une personne débrouillarde et entreprenante et qu’il a acquis des compétences transférables qui peuvent l’aider à faire vivre sa famille en Inde. L’agent était en outre convaincu que le demandeur avait un réseau de parents et de soutien en Inde.

[21]  En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel il a été induit en erreur par une consultante en immigration malhonnête, l’agent a reconnu que [traduction] « cette situation a dû être frustrante et décevante », mais la preuve n’a néanmoins pas démontré adéquatement qu’il avait tenté de régulariser son statut au Canada.

[22]  L’agent a ensuite reconnu l’argument du demandeur selon lequel, en raison de sa maîtrise insuffisante de l’anglais, il ne serait pas admissible à immigrer dans une catégorie ou un programme de résidence permanente existant. L’agent a déclaré que cela pourrait être le cas; mais que le paragraphe 25(1) de la LIPR n’est pas conçu comme un autre moyen d’immigrer au Canada pour ceux qui ne répondent pas aux exigences des programmes d’immigration établis.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[23]  Cette question soulève une seule question : l’évaluation qu’a faite l’agent des circonstances d’ordre humanitaire soulevées dans la demande du demandeur était‑elle raisonnable? (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, par. 8, 44 [Kanthasamy]).

V.  Analyse

[24]  Le demandeur soutient que l’évaluation qu’a faite l’agent de son établissement au Canada et des difficultés et défis auxquels il serait confronté s’il était renvoyé en Inde était déraisonnable. Il soutient que l’agent a simplement énuméré les facteurs positifs relatifs à son établissement et qu’il a conclu, sans autre raisonnement, qu’une dispense n’était pas justifiée. Par conséquent, il est impossible de déterminer sur quel fondement l’agent a rejeté la demande, car il existe un écart entre les facteurs jouant en faveur de la demande cités par l’agent et la conclusion tirée (Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, par. 14; Cobham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 585, par. 26; Tindale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 236, par. 11). Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle il n’a pas [traduction] « démontré que son séjour prolongé au Canada était motivé par des circonstances indépendantes de sa volonté » n’est pas raisonnable. Il soutient qu’un demandeur qui invoque des raisons d’ordre humanitaire ne peut être tenu de démontrer que son établissement était indépendant de sa volonté et que cela ne constitue pas une base raisonnable pour miner ses quinze années d’établissement au Canada.

[25]  En ce qui concerne les difficultés, le demandeur conteste la conclusion de l’agent selon laquelle il pourrait probablement trouver un emploi s’il retournait en Inde. À son avis, l’agent n’a pas tenu compte des preuves objectives selon lesquelles les personnes sans instruction font face à des taux de chômage élevés en Inde. Il soutient qu’il n’était pas non plus raisonnable de le qualifier de personne débrouillarde et de conclure que sa famille l’aiderait à trouver un emploi à son retour en Inde.

[26]  Enfin, le demandeur soutient que l’évaluation qu’a faite l’agent de son allégation concernant l’incident au cours duquel il a été fraudé par une consultante en immigration était déraisonnable. En l’occurrence, l’agent ne s’est pas demandé si les difficultés auxquelles il serait confronté à son retour étaient [traduction] « arbitraires » (c’est‑à‑dire qu’elles sont le résultat de circonstances indépendantes de sa volonté). Le demandeur soutient que les difficultés sont causées par des facteurs arbitraires : la règle de la durée cumulative maintenant abrogée et l’acte frauduleux commis par la consultante en immigration à laquelle il s’est fié pour régulariser son statut d’immigrant. De plus, il était déraisonnable pour l’agent de tirer une conclusion défavorable du fait qu’il [traduction] « n’a pas régularisé son statut d’immigrant » étant donné que les éléments de preuve du demandeur établissent qu’il croyait sincèrement avoir présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peu après que sa demande de renouvellement de permis de travail a été refusée.

[27]  De l’avis du défendeur, à la lecture de la décision dans son ensemble, les motifs de l’agent sont clairs, transparents et intelligibles, et l’agent n’a pas mal interprété ou fait fi des éléments de preuve qui lui ont été présentés : l’agent a accordé un poids favorable à certains facteurs, mais il a jugé que ceux‑ci ne suffisaient pas à l’emporter sur le facteur défavorable en cause (le séjour prolongé du demandeur). Le défendeur soutient que dans ses arguments, le demandeur demande essentiellement à la Cour d’accorder plus de poids à la preuve dont disposait l’agent, ce qui n’est pas le but du contrôle judiciaire.

[28]  Le défendeur soutient qu’un agent chargé de l’examen des motifs d’ordre humanitaire n’est pas tenu de préciser le degré d’établissement auquel on s’attendrait. L’agent n’a pas fixé un seuil d’établissement précis pour ensuite conclure que le demandeur ne l’avait pas atteint. L’agent a plutôt examiné les éléments de preuve qui lui ont été présentés sur l’établissement du demandeur et il y a accordé une certaine valeur positive. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas établi qu’il serait incapable de se réintégrer et de trouver un emploi en Inde simplement en raison de son niveau de scolarité et d’un vieil article sur Internet fondé sur les données du recensement indien de 2011.

[29]  Enfin, le défendeur soutient que le demandeur ne peut invoquer l’inconduite de sa consultante en immigration dans la présente demande. Selon le protocole de la Cour fédérale du 7 mars 2014, lorsqu’une telle faute commise par un avocat ou un représentant autorisé est alléguée, le demandeur doit aviser son ancien représentant des allégations de manière suffisamment détaillée (Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1305, par. 57). Le défendeur déclare que le demandeur n’a pas avisé sa représentante.

[30]  J’aimerais d’abord faire remarquer que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR confèrent aux agents un large pouvoir discrétionnaire. Cette disposition vise à donner au ministre la souplesse nécessaire pour atténuer les exigences rigides de la LIPR. En appliquant ce large pouvoir discrétionnaire, l’agent qui agit au nom du ministre doit déterminer si la demande est « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, par. 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 (CAI), p. 350). Cela signifie que l’agent doit « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, par. 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, par. 74‑75). Les agents ne devraient donc pas limiter leur analyse à une liste de contrôle ou à des déclarations types, car les motifs d’ordre humanitaire ne cadrent tout simplement pas avec les modèles (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, par. 22‑23).

[31]  En l’espèce, pour diminuer l’importance des 15 années d’établissement au Canada du demandeur, l’agent a conclu que le séjour du demandeur au Canada n’était pas motivé par des circonstances indépendantes de sa volonté et qu’il aurait dû s’attendre à pouvoir être renvoyé du Canada. Toutefois, comme l’a statué le juge Zinn dans l’affaire Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 [Sebbe], il est inapproprié pour un agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire de déclarer que le demandeur s’est établi au Canada alors qu’il savait qu’il pouvait faire l’objet d’une mesure de renvoi, et de retenir ce fait contre lui (par. 23‑24). Évidemment, il est très commode pour un agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire de retenir contre le demandeur le fait qu’il est conscient de pouvoir faire l’objet d’une éventuelle mesure de renvoi, puisque la plupart des demandeurs n’ont pas de statut avant de présenter une demande en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR et sont conscients du risque d’un renvoi futur lorsqu’ils s’établissent au Canada.

[32]  Par conséquent, il ne s’agit pas de se demander si le demandeur a pris des mesures sachant qu’il n’était peut‑être pas au Canada de façon permanente; l’agent doit plutôt se demander « quelles étaient ces mesures, si elles ont été prises régulièrement et quelles seront les conséquences s’[il] doi[t] abandonner [ses] biens » (Sebbe, par. 24).

[33]  En plus d’affirmer avoir examiné la preuve et accordé [traduction] « un certain poids favorable » à l’établissement du demandeur, l’agent n’a pas tenu compte de la question posée par le juge Zinn dans le jugement Sebbe. En l’espèce, l’agent a peut‑être énuméré les mesures prises par le demandeur, mais il n’a pas tenu compte des conséquences de son départ du Canada et de la question de savoir si ces mesures avaient été prises régulièrement ou non.

[34]  Essentiellement, l’agent a déclaré qu’il avait examiné la lettre du centre culturel Dashmesh et les lettres d’appui, et a fait un résumé sommaire de la preuve avant de conclure que cela ne suffisait pas pour justifier l’octroi d’une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR de façon générale.

[35]  Ce que l’agent n’a pas pris en considération, c’est l’objet même de la demande du demandeur. Dans sa lettre à l’agent, le demandeur a soutenu qu’il avait quitté sa famille en Inde lorsque ses enfants étaient jeunes (12, 10 et 6 ans) pour leur offrir une vie meilleure. Selon lui, c’était un [traduction] « sacrifice, je leur ai manqué et ils m’ont manqué ». Le demandeur et sa famille ont également soutenu qu’il est leur seul soutien financier : ses enfants ont besoin de lui pour financer leurs études, la famille a besoin de lui pour subvenir à ses besoins en Inde, ses filles ne seront pas en mesure de payer pour leurs futurs mariages. L’agent a par la suite [traduction] « convenu que [le demandeur] aidait financièrement sa famille » et qu’il [traduction] « quittait l’Inde pour offrir une vie meilleure à sa famille ».

[36]  La difficulté vient du fait que l’agent a essentiellement écarté ces motifs en concluant que le demandeur n’a pas démontré qu’il [traduction] « ne serait pas en mesure de trouver un emploi semblable » en Inde pour subvenir aux besoins de sa famille et qu’il est [traduction] « une personne débrouillarde et entreprenante, capable de s’établir dans un nouveau pays, de trouver un emploi et d’acquérir des compétences professionnelles », ce dont, l’agent en était convaincu, le demandeur pouvait tirer profit pour trouver un emploi en Inde. Ce raisonnement mine complètement ce que le demandeur a tenté d’accomplir en venant au Canada en premier lieu. Il faut se poser une question sérieuse : pourquoi le demandeur aurait‑il laissé ses jeunes enfants et son épouse en Inde, qui lui manquaient, s’il avait été en mesure de subvenir à leurs besoins en Inde dès le départ?

[37]  Quoi qu’il en soit, la Cour a constamment mis en garde les agents qui ont retenu contre un demandeur le fait qu’il est « débrouillard » et « entreprenant ». Selon le raisonnement de l’agent, « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 [de la LIPR] soit accueillie » (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, par. 26; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, par. 35; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582, par. 53; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 134, par. 8). On pourrait s’attendre à ce que le message ait maintenant été entendu.

[38]  Ces erreurs sont plus que suffisantes pour démontrer que l’agent n’a pas examiné et soupesé « tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance », à savoir ce que le demandeur serait forcé de laisser derrière lui s’il était renvoyé en Inde (Kanthasamy, par. 25).

[39]  Cependant, l’agent a également tiré à tort une inférence défavorable en concluant que [traduction] « [...] les actes délibérés du demandeur pour demeurer au Canada sans autorisation témoignent d’un mépris des lois canadiennes en matière d’immigration, ce qui ne joue pas en sa faveur » (non souligné dans l’original). Il n’était donc pas raisonnable pour l’agent de tirer une conclusion défavorable au demandeur.

[40]  La preuve au dossier a établi que le demandeur a cessé de travailler dès l’expiration de son permis de travail en janvier 2015, qu’il a demandé le renouvellement de son permis de travail ce mois‑là et que, en avril 2015, sa demande a été refusée. Peu de temps après, le demandeur a cru qu’une consultante en immigration avait demandé une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire en son nom afin qu’il puisse demeurer au Canada en ayant un statut. La preuve au dossier, que l’agent ne semblait pas contester, a démontré que le demandeur avait des raisons de croire qu’une entrevue avec CIC était prévue en août 2016 et qu’il avait vérifié l’état de sa demande en septembre 2016, après qu’aucune entrevue n’a eu lieu. Le demandeur a été informé en octobre 2016 qu’il [traduction] « n’y a aucune trace d’une demande en cours de traitement » et que sa demande de renouvellement de permis de travail en date du 20 janvier 2015 était la plus récente. L’avocat du demandeur a reçu confirmation que tel était le cas en novembre 2016. Par la suite, il a officiellement déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en janvier 2017. Au plus, il semble que le demandeur soit demeuré au Canada sans statut pendant deux ou trois mois, période pendant laquelle il était en train de préparer sa demande.

[41]  À la lumière de cette preuve, il est difficile de croire que le demandeur demeure tout simplement au Canada sans faire d’efforts pour régulariser son statut après être demeuré au Canada pendant 13 ans en vertu d’un permis de travail, qu’il renouvelle continuellement au besoin. Par conséquent, compte tenu de la preuve présentée à l’agent, ce dernier ne pouvait raisonnablement pas tirer une conclusion défavorable en raison des [traduction] « actes délibérés » et du [traduction] « mépris » du demandeur à l’égard des lois sur l’immigration. Le demandeur a plutôt fait preuve d’un grand respect pour les lois sur l’immigration pendant plus d’une décennie et a été victime des actes d’une autre personne. L’agent n’avait aucune raison valable de douter de la bonne foi du demandeur.

[42]  Je ne peux pas non plus être d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur devait suivre la procédure énoncée dans le protocole procédural de la Cour fédérale du 7 mars 2014 (le « protocole ») concernant les allégations faites contre d’anciens avocats (y compris les consultants en immigration). Il semble que ces dispositions ne s’appliquent que si l’ancien avocat ou l’ancien représentant en immigration a allégué avoir agi de façon incompétente dans le cadre de la procédure faisant l’objet d’un contrôle. En l’espèce, le demandeur ne prétend pas que l’avocat qui l’a représenté dans le contexte de cette demande sous‑jacente fondé sur des motifs d’ordre humanitaire était incompétent et que cela constitue un manquement à la justice naturelle. Il allègue plutôt qu’une consultante en immigration l’a induit en erreur avant même de déposer la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cause. C’est ainsi que le demandeur a expliqué les deux années qu’il a passées au Canada sans statut.

[43]  Le protocole a pour objet de veiller à ce qu’un avis soit donné lorsque l’incompétence de l’avocat est alléguée « comme motifs de réparation dans une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire fondée sur la [Loi] » (c.‑à‑d. le demandeur soulève que l’incompétence de l’avocat donne lieu à un manquement à la justice naturelle). En outre, le deuxième des trois volets qui constituent le critère tripartite pour conclure que l’incompétence de l’ancien avocat entraîne un manquement à la justice naturelle exige qu’« il y [ait] eu déni de justice au sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat de l’audience initiale [ou la demande] aurait été différent » (Abiobun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 299, par. 13). En l’espèce, la demande initiale était la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur déposée en janvier 2017, qui était distincte de l’incident de fraude allégué. Cet incident, qui s’est produit dans le contexte d’une précédente (fausse) demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (qui n’a jamais été présentée), a constitué une explication donnée à l’agent dans la présente affaire pour justifier pourquoi le demandeur est resté au Canada sans statut pendant près de deux ans.

[44]  Bref, étant donné que l’agent a omis de prendre en considération et d’apprécier les facteurs pertinents dans son examen de l’établissement du demandeur, et qu’il a tiré à tort une conclusion défavorable à son encontre, sans égard à la preuve, la décision est déraisonnable et je l’annule.

VI.  Question à certifier

[45]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Chacun a affirmé qu’il n’y avait pas de questions à certifier, et je suis d’accord avec eux.

VII.  Conclusion

[46]  Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4905‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La décision de la SAI est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de septembre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4905‑18

 

INTITULÉ :

BAHADUR SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 mai 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

Pour le demandeur

 

Galina Bining

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raj Sharma

Avocat

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.