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Date : 20190828


Dossier : IMM-183-19

Référence : 2019 CF 1106

Ottawa (Ontario), le 28 août 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JEAN RENÉ JEAN BAPTISTE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.  Nature de l’affaire

[1]  M. Jean René Jean-Baptiste conteste la décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) confirmant le refus de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de lui accorder le statut de réfugié au Canada. La SAR conclut que la question déterminante à trancher à l’égard de la demande de M. Jean Baptiste est l’existence d’une possibilité de refuge interne (PRI) à Cap-Haïtien. Elle ne juge donc pas utile de revoir les conclusions négatives de la SPR relatives à la crédibilité de M. Jean-Baptiste.

[2]  M. Jean Baptiste reproche à la SAR de ne pas avoir effectué sa propre analyse du dossier et de s’être simplement penchée sur le caractère raisonnable de la décision de la SPR.

II.  Faits

[3]  M. Jean Baptiste est un citoyen haïtien âgé de 42 ans dont le fondement de la demande d’asile révèle un certain nombre d’incidents survenus au cours des mois de juin à août 2017.

[4]  Alors qu’il travaillait comme chauffeur au programme national de sécurité transfusionnelle du Ministère de la Santé publique, il s’est aperçu que deux employés volaient les biens de l’État et les a dénoncés au directeur du programme. Ces individus ont été congédiés le 15 juin 2017.

[5]  Une semaine plus tard, ils se sont présentés sur les lieux de travail et l’ont invectivé en lui reprochant d’avoir causé leur congédiement. Ils ont quitté suite à l’intervention des agents de sécurité.

[6]  Quelques jours plus tard, M. Jean Baptiste a été suivi par un groupe d’individus armés en moto et s’est réfugié dans un poste de police. On lui a alors conseillé de limiter ses déplacements.

[7]  Le 10 juillet 2017, on l’a appelé et menacé de mort; après avoir dénoncé cet appel, un policier lui a conseillé de changer de numéro de téléphone.

[8]  Le 16 juillet 2017, des individus armés se sont présentés chez lui pour le kidnapper. Il a été ligoté et battu. Les agresseurs l’ont menacé de mort s’il ne faisait pas en sorte que les employés congédiés reprennent leur poste.

[9]  M. Jean Baptiste a alors fait une déclaration auprès d’un juge de paix qui a dressé un procès-verbal de l’incident du 16 juillet 2017. Il s’est ensuite réfugié chez sa sœur pendant deux semaines avant de quitter le pays pour se rendre aux États-Unis le 16 août 2017. Il précise ne pas y avoir demandé l’asile en raison des politiques migratoires du Président actuel.

[10]  M. Jean Baptiste a traversé la frontière à Saint-Bernard-de-Lacolle et a été détenu pendant quatre jours pour être entré illégalement au Canada.

[11]  La SPR a rejeté sa demande d’asile principalement puisqu’elle conclut que M. Jean-Baptiste pourrait trouver refuge à Cap-Haïtien. Elle relève également certains problèmes de crédibilité dans son témoignage.

[12]  Premièrement, Il a affirmé lors de l’audience devant la SPR que ses agresseurs travaillaient toujours pour le Ministère de la Santé publique alors que dans son formulaire de fondement de la demande d’asile, il indique plutôt qu’ils ont été congédiés suite à sa dénonciation. Confronté à cette contradiction, il précise qu’ils se seraient introduits dans la cour du Ministère de la Santé publique pour lui proférer des menaces.

[13]  Deuxièmement, tant dans la plainte qu’il a formulée auprès du Commissariat de Port-au-Prince que dans la déclaration donnée au juge de paix venu relevé l’état des lieux à sa résidence suite aux évènements du 16 juillet 2017, M. Jean-Baptiste indique que « des hommes armés non identifiés vienne chez moi pou cambriollé la maison sois disant que j’ai du ponion caché dan la maison , ils m’ont frappé, torturé puis ils ont tiré des Projectils que les bandits m’on dit qu’ils reviendront pour hottés mla vie (sic) ». Devant cette version des faits relevant une nette contradiction quant à l’identité de ses agresseurs, M. Jean-Baptiste a précisé qu’il ne connaissait pas les individus qui se sont présentés chez lui et qu’il ne pouvait affirmer avec certitude qu’ils avaient été mandatés par ses anciens collègues congédiés. La SPR n’a pas accepté cette explication puisque dans son formulaire de fondement de la demande d’asile, M. Jean-Baptiste indique plutôt que ses agresseurs l’ont menacé de mort si les employés congédiés n’étaient pas réembauchés.

[14]  En dépit de ce qui précède, la SPR conclut que l’élément déterminant dans son analyse est le fait que M. Jean-Baptiste n’a pas démontré qu’il ne pouvait se relocaliser de façon sécuritaire à Cap-Haïtien et qu’il était déraisonnable de le faire.

[15]  La SPR a rejeté l’argument de M. Jean-Baptiste à l’effet que ses agresseurs pourraient le retrouver à Cap-Haïtien en faisant un simple appel. Selon elle, le fait qu’ils ne l’aient pas recherché chez sa sœur qui demeure à sept ou huit minutes de chez lui, avant ou après son départ d’Haïti, est indicateur d’une absence de volonté de le rechercher. La SPR n’a pas non plus trouvé convaincante l’explication de M. Jean-Baptiste que cela découle probablement du fait qu’il ne fréquentait que très peu sa sœur. La SPR conclut donc que même s’ils avaient la capacité de le retrouver, les agresseurs de M. Jean Baptiste n’auraient pas la volonté de le rechercher à Cap-Haïtien.

[16]  Finalement, la SPR ne retient pas non plus l’argument de M. Jean-Baptiste à l’effet qu’en raison du haut taux de chômage prévalent à Cap-Haïtien, il serait déraisonnable d’exiger de lui qu’il s’y installe. M. Jean Baptiste a occupé un emploi pendant les dix années précédant son départ d’Haïti de sorte qu’il n’est pas déraisonnable de penser qu’il peut s’établir à Cap-Haïtien et y trouver un emploi.

III.  Décision contestée

[17]  La SAR confirme la conclusion de la SPR quant à la possibilité pour M. Jean Baptiste de trouver refuge à Cap-Haïtien. Son analyse est relativement courte et peut être reproduite intégralement :

[10] Même en admettant qu’il existe peut-être une culture de la vengeance en Haïti et qu’il est facile de retrouver des gens partout au pays, la SPR n’a pas conclu à tort que les bandits qui ont attaqué l’appelant ne souhaitaient probablement pas le retrouver à Cap-Haïtien ou qu’ils n’avaient pas la motivation de le faire. Il n’était pas erroné pour la SPR de s’appuyer sur le fait que les bandits n’avaient pas cherché l’appelant au domicile de sa sœur, qui se trouvait seulement à 7 ou 8 minutes du domicile de ce dernier, pour conclure qu’ils n’avaient probablement pas la motivation de le retrouver dans un lieu situé à plusieurs heures de route.

[11] Je suis également d’avis que la SPR n’a pas conclu à tort qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant de se réfugier à Cap-Haïtien. La question au titre du deuxième volet du critère relatif à la PRI est celle de savoir si une PRI est objectivement raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, et non celle de savoir si elle est pratique ou attrayante pour l’appelant. Le taux de chômage est peut-être élevé à Cap-Haïtien, mais selon le CND, l’ensemble d’Haïti est touché par la pauvreté, et le pays continue de se remettre du séisme de 2010 qui a dévasté Port-au-Prince. Selon moi, la SPR n’a pas conclu à tort qu’il était objectivement raisonnable de s’attendre à ce que l’appelant se réfugie à Cap-Haïtien avant de demander l’asile au Canada ou ailleurs (notes de bas de page omises).

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[18]  M. Jean Baptiste plaide essentiellement que la SAR n’a pas fait sa propre analyse du dossier et qu’elle a erré en concluant qu’il existe une possibilité de refuge intérieur pour lui à Cap-Haïtien.

[19]  La norme de contrôle applicable à cette contestation est celle de la décision raisonnable (Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404 au para 14; Momodu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1365 au para 6).

V.  Analyse

[20]  Afin de déterminer s’il existe une possibilité de refuge interne dans le pays d’origine d’un demandeur d’asile, il faut d’abord se demander si « les circonstances dans la partie du pays où le demandeur aurait pu se réfugier sont suffisamment sécuritaires pour permettre à l’appelant de jouir des droits fondamentaux de la personne ». Ensuite, il faut se demander si « la situation dans cette partie du pays [est] telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier » (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) aux paras 5-6; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF)).

[21]  Il appartient au demandeur de prouver que la possibilité de refuge interne est déraisonnable et non au défendeur ou à la SAR d’expliquer pourquoi elle le serait (Photskhverashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 415 au para 32; Diaz Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 369 aux paras 36-37). Le demandeur doit présenter une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie ou sa sécurité s’il tentait de se relocaliser dans cette partie du pays (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) aux paras 15-17).

[22]  M. Jean Baptiste soumet que la SAR a limité son analyse au caractère raisonnable de la décision de la SPR et qu’elle n’a pas procédé à sa propre analyse de la cause.

[23]  Je crois qu’il y a d’abord lieu de dissiper une certaine confusion; la SAR n’a pas appliqué la norme de la décision raisonnable dans son analyse des conclusions de la SPR. Elle n’a que confirmé qu’il n’était pas déraisonnable d’exiger que M. Jean-Baptiste trouve refuge à Cap-Haïtien, avant de demander l’asile au Canada. Il s’agit là effectivement du deuxième volet applicable à l’analyse d’une possibilité de refuge interne et cette conclusion tend plutôt à confirmer que la SAR a fait sa propre analyse de la question.

[24]  Quant au premier volet de l’analyse, la SAR et la SPR devaient tenir compte du cartable national de documentation, qui indique qu’il est possible et relativement facile de retracer un individu partout sur le territoire haïtien avec peu de moyens et ce, même avec le passage du temps.

[25]  La SAR fait toutefois la distinction entre la possibilité ou la capacité des agresseurs de M. Jean-Baptiste de le retrouver à Cap-Haïtien, et leur motivation ou leur volonté de le faire. Elle conclut que M. Jean-Baptiste n’a pas démontré ce deuxième aspect du risque. Elle n’a pas non plus retenu l’explication qu’il a donnée à la SPR à l’effet que la raison pour laquelle ils n’ont pas cherché à le retrouver depuis son départ est justement qu’ils savent qu’il a quitté le pays. Or, outre cette vague explication tardive de la part de M. Jean-Baptiste, il ne fournit aucun détail quant à la façon dont ses agresseurs auraient appris son départ ou quant à la façon dont cette information lui aurait été communiquée. Lors de l’audition, le procureur de M. Jean-Baptiste n’a pas non plus été en mesure de référer la Cour à un quelconque élément de preuve corroborant cette vague allégation de la part de M. Jean-Baptiste.

[26]  Par ailleurs, même si les agresseurs de M. Jean-Baptiste avaient su qu’il était à l’étranger depuis son départ, ils n’ont pas non plus cherché à le retrouver alors qu’il était chez sa sœur et ils ne se sont pas manifestés auprès de sa famille depuis son départ (Trevino Zavala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 370 au para 15).

[27]  Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’il était raisonnable de conclure que M. Jean-Baptiste n’a pas démontré par une preuve convaincante que sa vie ou sa sécurité serait en péril s’il se relocalisait à Cap-Haïtien. Puisque ses agresseurs n’ont fait que des démarches fort limitées pour le retrouver à Port-au-Prince, il est peu probable qu’ils le cherchent à Cap-Haïtien (Louis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 923 aux paras 14-15).

[28]  Par ailleurs, le seul fait qu’il serait difficile de trouver un emploi à Cap-Haïtien n’est pas un facteur suffisant pour conclure qu’il serait déraisonnable d’y trouver refuge (Ranganathan, ci-dessus; Thirunavukkarasu, ci-dessus). En dépit du fait que le taux de chômage soit élevé sur tout le territoire d’Haïti, M. Jean-Baptiste a réussi à conserver un bon emploi au cours des dix années ayant précédé son départ. On ne peut pas présumer qu’il ne pourrait trouver un emploi à Cap-Haïtien.

[29]  Le fait que la SAR soit en accord avec les conclusions de la SPR n’indique aucunement qu’elle n’aurait pas fait sa propre analyse de la preuve (Irivbogbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 710 au para 39; Anel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 759 aux paras 24-26; Guo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 317 au para 15). À mon sens, cela confirme plutôt qu’elle a appliqué la norme de la décision correcte dans son analyse des conclusions de la SPR.

VI.  Conclusion

[30]  La SAR a raisonnablement conclu qu’il était sécuritaire et raisonnable pour M. Jean-Baptiste de trouver refuge dans son propre pays, avant de demander l’asile au Canada. Pour ces motifs, sa demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune ne s’impose en l’espèce.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-183-19

 

INTITULÉ :

JEAN RENÉ JEAN BAPTISTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 juillet 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 août 2019

 

COMPARUTIONS :

Angelica Pantiru

 

Pour le demandeur

 

Virginie Harvey

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Angelica Pantiru

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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