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Date : 20190827


Dossier : T-1509-17

T-1514-17

Référence : 2019 CF 1102

Montréal (Québec), le 27 août 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

MICHEL THIBODEAU

LYNDA THIBODEAU

demandeurs

et

AIR CANADA

défenderesse

et

COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Les demandeurs, M. Michel Thibodeau et Mme Lynda Thibodeau, forment un recours en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985), ch 31 (4e suppl) [la Loi] pour obtenir réparation.

[2]  Ce recours des demandeurs, qui se représentent eux-mêmes devant la Cour, est en rapport avec 22 plaintes qu’ils ont déposées, en 2016, auprès du commissaire aux langues officielles (le Commissaire) aux termes de l’article 55 de la Loi, alléguant des violations de leurs droits linguistiques. M. et Mme Thibodeau ont chacun déposé neuf plaintes identiques, tandis que M. Thibodeau a déposé quatre plaintes additionnelles. Devant la Cour, les demandeurs soutiennent que la défenderesse, Air Canada, a violé leurs droits linguistiques à plusieurs reprises et ils sollicitent une déclaration à l’effet qu’Air Canada n’a pas respecté ses obligations linguistiques à multiples reprises, une lettre d’excuses formelles et des dommages-intérêts.

[3]  Les demandeurs soutiennent également que les manquements d’Air Canada en matière de langues officielles sont de nature systématique. Ils demandent donc à la Cour de prononcer des ordonnances mandatoires obligeant Air Canada à utiliser (1) une signalisation pour les sorties d’urgence dans les avions qui respecte les obligations linguistiques prévues à la Loi; et (2) un affichage sur les ceintures de sécurité dans les avions qui respecte les obligations linguistiques prévues à la Loi.

[4]  Air Canada répond d’abord en reconnaissant que huit des 22 plaintes déposées par les demandeurs révèlent des manquements à ses obligations aux termes de la Loi. Air Canada confirme avoir transmis une lettre d’excuses à chacun M. et Mme Thibodeau et avoir payé un montant total de 12 000 $ en dommages-intérêts, soit 1 500 $ par plainte. Air Canada confirme qu’il est, pour elle, entendu que ce versement a été effectué sans admission ni reconnaissance quelconque de sa part du bien-fondé d’un dédommagement d’une valeur fixe de 1 500 $ par plainte. Lors de l’audience, les demandeurs ont confirmé avoir bien reçu chacun une lettre d’excuses et des chèques du montant total précité, chèques qu’ils ont encaissés. Cependant, les demandeurs contestent la proposition d’Air Canada selon laquelle ces huit plaintes sont réglées, et ils sollicitent toujours de la Cour une déclaration à leur égard.

[5]  Je suis convaincue que ces huit plaintes ont été réglées, qu’elles ne sont pas devant la Cour dans le présent litige, et je ne prononcerai donc pas de déclaration par rapport à ces plaintes.

[6]  Les plaintes qui font toujours l’objet d’un débat peuvent être regroupées en quatre enjeux de la manière suivante :

  • - L’affichage du seul mot « exit » ou de la combinaison des mots « exit » et « sortie », dans laquelle le mot « sortie » est en plus petits caractères, pour désigner les issues de secours d’un édifice ou à bord d’aéronefs ;

  • - L’affichage des mots « warning » et « avis » à côté de la porte de sortie d’un aéronef, dans lequel le mot « avis » est en plus petits caractères ;

  • - La gravure du seul mot « lift » sur les boucles des ceintures de sécurité d’aéronefs ;

  • - L’annonce d’embarquement moins complète en français qu’en anglais aux passagers à l’aéroport de Fredericton.

[7]  Les demandeurs déposent un affidavit de Mme Thibodeau, assermenté le 15 novembre 2017, un affidavit de M. Thibodeau, assermenté le 16 novembre 2017, et plusieurs affidavits complémentaires de M. Thibodeau.

[8]  Les demandeurs soutiennent, essentiellement, qu’Air Canada viole systématiquement les droits linguistiques des francophones, puisque l’affichage unilingue anglais ou à prédominance anglaise, étant de qualité inégale dans les deux langues officielles, contrevient à la Loi et à la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [la Charte]. Quant aux réparations, les demandeurs avancent que la jurisprudence et l’historique de violation de leurs droits linguistiques militent en faveur d’un montant de dommages-intérêts de 1 500 $ par violation. De plus, les demandeurs soutiennent que la Cour devrait prononcer une ordonnance mandatoire contre Air Canada, puisque la preuve d’un problème systémique est sans équivoque.

[9]  Air Canada dépose les affidavits, assermentés le 16 janvier 2018, de M. Giuseppe (Joseph) Basile, Directeur des Services techniques et d’ingénierie de Jazz Aviation, Mme Chantal Dugas, Chef de service générale - affaires linguistiques d’Air Canada, M. Gregory Furholter, Technicien-Ingénierie - Ingénierie Cabine pour Air Canada, Mme Suzanne James, agent de comptoir pour Air Canada et Mme Manon Stuart, Chef de service, Communications de l’entreprise et Services linguistiques de Jazz Aviation. Air Canada dépose aussi un affidavit complémentaire de Mme Denise Pope, parajuriste, assermenté le 12 décembre 2018, et la transcription des interrogatoires préliminaires de M. et Mme Thibodeau, tenus le 26 mars 2018.

[10]  Air Canada répond, essentiellement, que les plaintes résultent d’une interprétation trop rigoriste de la Loi, qui exige « l’égalité réelle » plutôt que « l’égalité formelle », et qui n’exige pas un traitement identique pour les deux langues, mais plutôt un traitement qui soit substantiellement le même. Air Canada précise qu’exiger des communications identiques dans les deux langues contrevient à l’esprit de la décision de la Cour suprême du Canada dans DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 [DesRochers] et qu’il faut plutôt, pour atteindre l’égalité réelle, évaluer si les communications sont substantiellement égales.

[11]  Au titre des réparations, si la Cour arrive à la conclusion qu’Air Canada a manqué à ses obligations, cette dernière (1) ne s’oppose pas à la présentation d’une lettre d’excuses ni à ce qu’un jugement déclaratoire soit prononcé; (2) soutient que les circonstances ne justifient pas l’octroi de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires; (3) soutient qu’il s’agit d’un préjudice de nature morale et que le montant des dommages-intérêts doit être arbitré par le tribunal; et (4) soutient que le montant octroyé devrait être moindre vu qu’il ne s’agit pas d’une absence de services.

[12]  En lien avec la demande de prononcer des ordonnances mandatoires, Air Canada répond essentiellement qu’une telle ordonnance, en supplément d’une déclaration, est superflue et inappropriée, puisque (1) il ne s’agit pas en l’instance d’un cas exceptionnel; (2) la Loi est en soi une injonction; (3) il n’existe aucune raison de croire qu’Air Canada enfreindrait délibérément la Loi; (4) une telle ordonnance ferait peser une menace constante de procédures en outrage au tribunal; (5) elle serait susceptible d’entrainer une multiplication d’instances avec les conséquences qui s’ensuivent; et (6) la preuve ne révèle pas l’existence d’un problème systémique.

[13]  Le Commissaire intervient dans la présente affaire, sans prendre position par rapport aux faits, afin de présenter sa position juridique sur deux points de droit soulevés dans ce dossier.

[14]  Premièrement, le Commissaire affirme que l’égalité réelle est la norme applicable en droit canadien et il détaille la nature et la portée du principe d’égalité réelle (R c Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au para 22 [Beaulac]; DesRochers au para 31). Il soutient à cet égard que ce principe vise à redresser les inégalités existantes afin d’atteindre l’égalité véritable. Pour ce faire, il faut d’abord déterminer si le service ou la communication vise une clientèle ciblée avec des besoins particuliers, ou s’il s’agit plutôt d’une communication standardisée ou d’un service de nature ponctuelle qui vise une clientèle générale. Dans le premier cas, il pourrait être pertinent d’évaluer si un traitement différent est nécessaire pour atteindre l’égalité réelle, tandis que dans le deuxième cas, un traitement identique permettra de réaliser l’égalité réelle.

[15]  Le Commissaire souligne ensuite que le principe d’égalité qui sous-tend la Loi comprend au moins quatre éléments, soit l’égalité de statut, l’égalité d’usage, l’égalité d’accès et l’égalité de qualité. Les deux premiers éléments, l’égalité de statut entre le français et l’anglais et l’égalité des droits et privilèges quant à leur usage sont tirés du libellé même de l’article 2 de la Loi et du paragraphe 16(1) de la Charte. Les deux autres éléments sont quant à eux tirés de la décision Beaulac, dans laquelle la Cour suprême a indiqué que l’égalité réelle comprend l’égalité d’accès à des communications et services dans les deux langues officielles et l’égalité de qualité de ces communications et services.

[16]  Le Commissaire expose ensuite son opinion quant au pouvoir de la Cour d’accorder la réparation qu’elle estime convenable et juste eu égard aux circonstances, en vertu du paragraphe 77(4) de la Loi. Le Commissaire rappelle notamment que la Cour dispose d’une très grande latitude en ce qui a trait au choix de la réparation qu’elle estime juste et convenable eu égard aux circonstances et rappelle les facteurs devant servir de guide dans ce choix, tels qu’identifiés par la Cour suprême dans Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 [Doucet-Boudreau] aux paragraphes 55-59. Le Commissaire explique que, bien que les ordonnances mandatoires soient rares et exceptionnelles, elles peuvent constituer la réparation convenable et juste lorsqu’il existe un problème systémique ou lorsqu’une institution ne se conformera pas à la Loi.

[17]  Pour les motifs exposés ci-après, la Cour accordera en partie le recours des demandeurs. En bref, la Cour ne souscrit pas à l’interprétation de la Loi telle que plaidée par Air Canada, et est d’avis que l’affichage unilingue anglais ou à prépondérance anglaise, ainsi que l’annonce d’embarquement plus complète en anglais, contreviennent à la Loi.

[18]  Au titre des réparations, la Cour déclarera que les droits linguistiques des demandeurs ont été violés, ordonnera à Air Canada de transmettre une lettre d’excuses formelles et de payer des dommages-intérêts. Cependant, la Cour ne prononcera pas d’ordonnance mandatoire et n’accordera pas de dommages punitifs.

II.  Questions en litige

[19]  La Cour doit déterminer (1) si la preuve relative aux plaintes contestées révèle un manquement aux obligations linguistiques d’Air Canada aux termes de la Loi; et (2) la réparation qu’il convient d’accorder, le cas échéant.

III.  Contexte

[20]  Les faits de cette affaire ne sont pas contestés et le différend entre les parties se situe plutôt au niveau de l’interprétation qu’il convient de donner à la Loi aux fins de déterminer si ces faits révèlent, de la part d’Air Canada, un manquement à ses obligations linguistiques. Les plaintes de M. et Mme Thibodeau peuvent être regroupées en quatre enjeux, tels que décrits plus haut.

[21]  Le Commissaire a déposé trois rapports d’enquête finaux et un rapport préliminaire dans lesquels il conclut que les plaintes de M. et Mme Thibodeau sont fondées et qu’Air Canada a manqué à ses obligations telles qu’énoncées à la partie IV de la Loi.

[22]  Le premier rapport final est en lien avec l’affichage unilingue du mot « exit » dans la zone cargo et le Commissaire n’émet pas de recommandations vu les mesures déjà prises par Air Canada. Le deuxième rapport final est en lien avec l’annonce d’embarquement différente en français et en anglais à l’aéroport de Fredericton, et le Commissaire n’émet pas non plus de recommandations vu les mesures déjà prises par Air Canada. Le troisième rapport final est en lien avec les plaintes liées à l’affichage unilingue du mot « exit » dans les aéronefs, et le Commissaire recommande à Air Canada de soumettre, dans les six mois suivant la date du rapport, un plan de travail pour assurer que les enseignes de sortie à bord de ses avions affichent les mots « exit » et « sortie ». Le rapport préliminaire est quant à lui en lien avec les plaintes liées à la mention unilingue du seul mot « lift » sur les ceintures de sécurité et le Commissaire recommande à Air Canada de soumettre, dans les six mois suivant la date du rapport final d’enquête, un plan de travail pour garantir l’affichage dans les deux langues officielles.

[23]  Le 2 mars 2018, M. Thibodeau dépose six nouvelles plaintes auprès du Commissaire pour violation de ses droits linguistiques par Air Canada. Les parties s’entendent sur le fait que ces plaintes n’ouvrent pas droit à réparation dans la présente demande.

IV.  Manquements aux obligations linguistiques

A.  Interprétation de la Loi

[24]  Les demandeurs soutiennent qu’Air Canada a violé les droits linguistiques qui leur sont conférés par la Loi et garantis par les articles 16 à 20 de la Charte. Ils soutiennent que la Loi s’applique à Air Canada en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, LRC (1985), ch 35 (4e suppl) [Loi sur Air Canada], ainsi qu’aux services de Jazz Aviation, tiers agissant pour le compte d’Air Canada, en vertu de l’article 25 de la Loi.

[25]  Les demandeurs ajoutent qu’Air Canada doit respecter les obligations prévues aux articles 23 à 25 de la Loi, qui constituent d’ailleurs des obligations de résultat (Thibodeau c Air Canada, 2005 CF 1156 aux para 35, 48 [Thibodeau 2005]), à l’article 8 du Règlement sur les langues officielles – communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48 [Règlement] et à l’article 6.4.1 de la Directive sur les langues officielles pour les communications et services. Ils plaident qu’il ressort de ces articles que l’affichage des sorties d’urgence et celui sur les ceintures de sécurité dans les avions utilisés pour les vols d’Air Canada doivent être dans les deux langues officielles et de qualité égale. Ils précisent que l’affichage n’est pas de qualité égale dans les deux langues officielles lorsque le mot « exit » est utilisé seul ou lorsque les mots « exit » et « sortie » sont affichés conjointement, mais que le deuxième apparait en plus petits caractères.

[26]  Air Canada répond qu’elle prend à cœur la promotion et le respect des langues officielles du Canada, et explique la politique et les directives qu’elle a adoptées à cet égard. Air Canada reconnaît que la Loi s’applique à elle et qu’elle lui impose des obligations linguistiques, dont celle de fournir des services de qualité égale dans les deux langues officielles (Loi sur Air Canada; articles 23 et 24 de la Loi; Règlement; DesRochers aux para 3, 31, 51, 54). Air Canada reconnaît que, selon la Cour suprême dans l’affaire DesRochers, l’expression « qualité égale » renvoie à l’égalité réelle entre les deux langues officielles et non pas à une égalité formelle, et les obligations linguistiques doivent être définies en tenant compte de la nature du service et de son objet. Air Canada fait remarquer que l’expression « égalité réelle » est rendue en anglais par l’expression « substantive equality » et qu’il s’agit donc d’une égalité qui s’évalue de manière substantielle plutôt que de manière formelle, en regardant le fond des choses plutôt que leur apparence.

[27]  Ensuite, Air Canada plaide que la grille d’analyse du Commissaire et l’alignement des éléments constitutifs du principe d’égalité tel que proposé par le Commissaire (l’égalité de statut, d’usage, d’accès et de qualité) n’ont pas d’ancrage dans la jurisprudence. Air Canada reconnaît que les éléments constitutifs du principe d’égalité peuvent être utiles à titre de référence pour interpréter la Loi lorsqu’elle présente une ambiguïté. Cependant, elle soutient que ces éléments constitutifs constituent des objectifs législatifs, qui ne peuvent servir à modifier la Loi, soit en ignorant des conditions qui s’y trouvent, soit en y ajoutant des exigences qui ne s’y trouvent pas. Ainsi, Air Canada crée une distinction entre les objectifs d’une loi et les mesures concrètes adoptées par le législateur pour atteindre ces objectifs, et avance que ce sont les mesures qui imposent des obligations et non les objectifs. En effet, Air Canada rappelle que la Loi module le droit de recevoir les services dans les deux langues de diverses façons, dont le critère de la demande importante, et qu’on ne peut invoquer les notions d’égalité de statut, d’usage et d’accès pour passer outre à l’exigence législative de la demande importante.

[28]  De plus, Air Canada soutient que (1) le principe de l’égalité réelle est satisfait par le relais d’un employé unilingue à un autre employé qui est capable de parler la langue française, puisque ce faisant, Air Canada s’acquitte de son obligation de veiller à ce que le passager reçoive des services dans la langue de son choix; (2) la Loi n’exige pas l’usage de lettres de taille identique; (3) la Loi n’exige pas un traitement identique dans le cadre d’une communication standardisée et il est possible que le principe d’égalité réelle soit satisfait par un traitement qui n’est pas identique dans les deux langues; et (4) en toutes circonstances, la question que la Cour doit analyser et à laquelle elle doit répondre, est celle de savoir si le passager a reçu ou non un service de qualité égale dans la langue de son choix.

B.  Arguments des parties sur chacun des enjeux

(1)  L’affichage du seul mot « EXIT » ou de la combinaison des mots « EXIT » et « SORTIE », dans laquelle ce dernier est plus petit, pour désigner les issues de secours d’un édifice ou à bord d’aéronefs

[29]  Les demandeurs s’appuient sur les rapports du Commissaire et plaident que l’affichage unilingue anglais « exit » contrevient à la Loi et viole les droits linguistiques des francophones. De plus, ils plaident que l’affichage du mot « sortie » en plus petits caractères contrevient également à la Loi puisque l’affichage n’est pas de qualité égale dans les deux langues.

[30]  Air Canada plaide que le mot « exit » est un terme accepté en français pour désigner une issue ou une sortie. En effet, elle soutient que le mot, d’origine latine, est accepté par les dictionnaires de langue française comme signifiant « il sort » et ajoute que l’alinéa 521.31(1)d) du Règlement sur l’aviation canadien, DORS/96-433 et les alinéas 525.811 d) et g) du Manuel de navigabilité prévoient, même dans leur version française, l’emploi du mot « exit » aux issues de secours d’un aéronef. Elle conteste ainsi la conclusion du rapport d’enquête du Commissaire selon laquelle le mot « exit » n’est pas couramment utilisé en français, faisant plutôt valoir que l’utilisation courante d’un mot est un critère étranger à la Loi. Air Canada note que l’utilisation du seul mot « exit » permet d’agrandir les caractères et constitue une indication visuelle internationalement reconnue comme indiquant une sortie de secours, tel qu’en témoigne d’ailleurs Mme Chantal Dugas, Chef de service générale - affaires linguistiques au sein d’Air Canada, forte de quelques vingt ans d’expérience dans l’industrie (dossier de la défenderesse, onglet 2, affidavit de Mme Dugas au para 58).

[31]  Air Canada ajoute que l’utilisation concurrente des mots « sortie » et « exit » dans certains aéronefs ne diminue point le caractère suffisant du mot « exit ». Subsidiairement, si l’utilisation du mot « sortie » devait être jugée impérative, Air Canada plaide que la différence dans la taille des caractères ne constitue pas une différence en qualité du service, puisque le législateur qui veut prescrire la taille des signalisations le fait expressément, tel qu’est le cas pour les panneaux dans les bureaux d’une institution fédérale (article 29 de la Loi).

(2)  L’affichage des mots « WARNING » et « AVIS » à côté de la porte de sortie d’un aéronef, dans lequel le mot « AVIS » est plus petit

[32]  Les demandeurs soutiennent qu’un affichage de taille inégale dans chacune des deux langues contrevient à la Loi, puisqu’il y a prépondérance de l’anglais et les deux versions ne sont pas de qualité égale.

[33]  Air Canada répond que le panneau affiche les mots « open / warning / exit door handle » et « ouvert / avis / manette de porte », que les mots sont tous de même taille en anglais et en français, à l’exception du mot « avis », un peu plus petit que son pendant anglais « warning », et que le service est conséquemment de qualité égale dans les deux langues officielles.

(3)  La gravure du seul mot « LIFT » sur les boucles des ceintures de sécurité d’aéronefs

[34]  Les demandeurs plaident que l’affichage sur les ceintures de sécurité doit être de qualité égale dans les deux langues officielles, et que l’affichage du seul mot unilingue « lift » contrevient aux principes d’égalité de la Loi et de la Charte.

[35]  Air Canada soutient que la gravure du seul mot « lift » ne constitue pas une communication ou un service rendu au sens de la Loi, qu’il s’agit plutôt de l’initiative du fabriquant des ceintures, que ni le Règlement sur l’aviation canadien, ni le Manuel de navigabilité n’exige d’inscription sur les ceintures de sécurité et qu’Air Canada offre un service audiovisuel bilingue sur l’utilisation des ceintures de sécurité.

(4)  L’annonce d’embarquement aux passagers à l’aéroport de Fredericton

[36]  Les demandeurs soutiennent que le 31 juillet 2016, à l’aéroport international de Fredericton, l’annonce d’embarquement était beaucoup moins complète en français qu’en anglais. La version anglaise, d’une durée de 15 secondes, se lit comme suit :

Good afternoon ladies and gentlemen, we’d like to start boarding Air Canada Xpress 8507 service to Montreal. At this time we are going to take passengers that are seated in zones 1 and 2 or require additional assistance aboard the aircraft with user ID number 3. Please have your photo ID and boarding cards ready.

[37]  La version française, d’une durée de 5 secondes, se lit plutôt comme suit : « Mesdames et messieurs, le vol Air Canada Xpress 8507 à destination de Montréal est maintenant prêt pour l’embarquement général ».

[38]  À l’audience, les demandeurs ont soutenu que ceci contrevient aux dispositions de la Loi puisque la version anglaise de l’annonce contient plus d’éléments d’informations que la version française, et que les deux versions ne sont conséquemment pas de qualité égale.

[39]  Air Canada note que la version anglaise du message annonçait l’embarquement pour les passagers des zones 1 et 2 et la version française annonçait l’embarquement général, mais que l’embarquement ne comportait que deux zones. De plus, l’affidavit de Mme Dugas rapporte que cette annonce était précédée d’une annonce radio préenregistrée dont le contenu était rigoureusement identique en français et en anglais. Air Canada souligne que la Loi n’impose pas l’égalité formelle, et soutient que la Cour doit décider si le service rendu est, globalement, de qualité égale. De plus, Air Canada réfère à un passage du mémoire du Commissaire, où celui-ci fait valoir que, selon la Cour suprême dans l’affaire Association des parents de l’école Rose-des-vents c Colombie-Britannique (Éducation), 2015 CSC 21 [École Rose-des-vents], il convient de tenir compte du point de vue du membre du public dans l’analyse de l’égalité réelle. Air Canada fait remarquer que l’interprétation sous-jacente à la plainte des demandeurs s’écarte significativement du point de vue objectif d’un membre du public et que la « personne francophone moyenne » ne s’offenserait pas de l’annonce.

C.  Discussion

(1)  La notion d’égalité

[40]  Tel que le note le Commissaire, l’égalité entre les langues officielles comporte quatre volets. L’article 16 de la Charte et l’article 2 de la Loi prévoient l’égalité de statut entre le français et l’anglais, ainsi que l’égalité des droits et privilèges quant à leur usage. L’égalité d’accès et l’égalité de qualité découlent quant à elles de la décision Beaulac qui traite de la nature des obligations linguistiques en précisant que « l’égalité réelle est la norme applicable en droit canadien », de sorte qu’il doit y avoir « accès égal à des services de qualité égale pour les membres des collectivités des deux langues officielles au Canada » (Beaulac au para 22).

[41]  La décision DesRochers renforce quant à elle les obligations des institutions en matière de langue. Elle définit la nature et la portée du principe de l’égalité linguistique en matière de communications et de prestation de services sous l’article 20 de la Charte et la partie IV de la Loi. Plus précisément, la Cour suprême y statue sur la portée de la notion de « services de qualité égale » et affirme d’entrée de jeu que « l’égalité réelle, par opposition à l’égalité formelle, doit être la norme » (DesRochers au para 31).

[42]  Dans cette affaire, Industrie Canada offrait ses services de développement économique communautaire aux collectivités de la Huronie, en Ontario, de façon identique dans les deux langues officielles. Les appelants plaidaient que, « selon la nature du service en cause, il sera parfois nécessaire d’aller plus loin et de prendre en compte les besoins particuliers de la communauté linguistique qui reçoit les services » (DesRochers au para 46). La Cour suprême devait donc déterminer si Industrie Canada était tenue de prendre en compte les besoins particuliers de la communauté francophone, et de fournir des services qui soient adaptés à ses besoins et qui ne seraient donc pas nécessairement identiques à ceux offerts en anglais.

[43]  La Cour suprême a conclu qu’il « se peut que l’élaboration et la mise en œuvre de services identiques pour chacune des communautés linguistiques ne permettent pas de réaliser l’égalité réelle » et que le principe de l’égalité linguistique « doit être défini en tenant compte de la nature du service en question et de son objet » (DesRochers au para 51). En d’autres mots, il est acceptable de fournir des services qui ne sont pas tout à fait identiques dans les deux langues, afin d’atteindre l’égalité réelle. Dans cette affaire, les services en jeu servaient à aider les collectivités à assumer « leur propre avenir économique » et variaient « largement d’une collectivité à l’autre, selon les priorités établies » (DesRochers au para 52). Par conséquent, la Cour suprême a déterminé que les communautés pouvaient forcément « s’attendre à un contenu distinct qui varierait « largement d’une collectivité à l’autre selon les priorités établies » par les collectivités elles-mêmes » (DesRochers au para 53). Concrètement, la Cour suprême a jugé que, puisqu’Industrie Canada « faisait des efforts pour toucher la communauté linguistique majoritaire et l’engager dans l’élaboration et la mise en œuvre des programmes, il lui incombait d’en faire autant pour la communauté linguistique minoritaire » (DesRochers au para 54).

[44]  Suite à la décision DesRochers, la Cour suprême s’est à nouveau prononcée sur l’égalité linguistique : École Rose-des-vents porte sur le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, droit prévu à l’article 23 de la Charte. La Cour suprême devait déterminer les circonstances dans lesquelles la qualité de l’instruction dans la langue de la minorité équivaut à celle de l’instruction dans la langue de la majorité.

[45]  Confirmant à nouveau que l’égalité réelle prévaut sur l’égalité formelle, la Cour suprême a affirmé que l’analyse de conformité ou non à la loi ne consiste pas à examiner les coûts et autres indicateurs d’équivalence formelle, mais plutôt à comparer la qualité de « l’expérience éducative » des enfants (École Rose-des-vents aux para 32–33). Dans cette optique, « l’égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle » (École Rose-des-vents au para 33). Le nœud de cette affaire se situe dans la réalité qu’aucune école « n’est susceptible d’être considérée par tous les parents comme étant égale ou supérieure, à tous égards, aux écoles voisines » (École Rose-des-vents au para 38). La Cour suprême était donc appelée à se prononcer sur les facteurs à considérer dans l’évaluation de l’équivalence et a, dans ce cadre, énoncé le concept du « parent raisonnable », possiblement adapté par Air Canada lors de l’audience pour illustrer les attentes du « francophone moyen raisonnable » (École Rose-des-vents au para 40). Concrètement, la Cour suprême a évalué si l’ensemble des circonstances dissuaderait le « parent raisonnable » d’inscrire ses enfants dans une école de la minorité linguistique. Dans cette affaire, elle a confirmé la conclusion du juge du procès, selon laquelle l’écart de qualité entre les écoles de la minorité linguistique et celles de la majorité linguistique était tel qu’il avait pour effet de limiter l’inscription (École Rose-des-vents au para 57).

[46]  Or, les faits présents diffèrent de ceux de la décision École Rose-des-vents, puisque la qualité de l’éducation s’évalue en fonction d’un certain nombre de facteurs, tandis que la qualité de la signalisation d’une sortie de secours ou d’une annonce d’embarquement me semble plutôt unidimensionnelle et standardisée. Par ailleurs, les arrêts DesRochers et École Rose-des-vents préconisent « l’égalité réelle » pour pallier aux injustices créées par la référence à une égalité formelle. En effet, l’égalité réelle était requise dans DesRochers pour pallier aux inégalités qui subsistaient malgré les services offerts de façon identique dans les deux langues. Dans École Rose-des-vents, la commission scolaire francophone recevait plus de financement que son homologue anglophone, mais l’éducation offerte y était néanmoins toujours de qualité inférieure. Ainsi, il ressort de ces décisions que les minorités de langue officielle peuvent être traitées différemment, « si nécessaire », pour assurer un service de qualité équivalente (École Rose-des-vents au para 33).

[47]  Ainsi, je souscris à la position exprimée par le Commissaire qu’un traitement différent entre les deux langues peut être accepté s’il est nécessaire pour atteindre l’égalité réelle ou répondre à des besoins particuliers, ce qui n’est pas le cas en l’instance.

(2)  L’application des principes aux enjeux

a)  L’affichage du seul mot « EXIT » ou de la combinaison des mots « EXIT » et « SORTIE », dans laquelle le mot « SORTIE » est plus petit, pour désigner les issues de secours d’un édifice ou à bord d’aéronefs

[48]  Ainsi, en lien avec l’utilisation du seul mot « exit », je ne peux me rallier à l’argument d’Air Canada qu’il s’agit là d’un mot accepté en français pour désigner une sortie ou une issue. Il paraît clair que ce mot est utilisé dans un contexte théâtral pour signifier que quelqu’un sort. Air Canda réfère au Grand Robert de la langue française, au Dictionnaire de français Larousse et au Multidictionnaire de la langue française, mais aucun de ces dictionnaires ne reconnaît le mot « exit » comme signifiant une sortie physique, dans le sens d’une issue. Le témoignage de Mme Dugas ne m’a pas convaincue que le mot « exit » est universellement reconnu en français pour désigner une sortie ou une issue. De plus, l’alinéa 525.811 g) du Manuel de navigabilité, sur lequel s’appuie Air Canada dans son mémoire, décrit en français les termes anglais. Il n’est donc pas évident que cet alinéa appuie la position d’Air Canada, puisque (1) il permet l’utilisation du mot « exit » dans la légende et non sur la signalisation même; (2) le législateur a jugé utile de préciser, dans la version française, que le mot « exit » signifie « issue », ce qui ne supporte pas la position que le mot « exit » est universellement reconnu en français; et (3) le Manuel de navigabilité prévoit les normes de navigabilité, tandis que la Loi impose les obligations en matière de langue.

[49]  En lien avec les mots « exit » et « sortie », je suis d’avis que la différence de taille de caractères suggère une inégalité de statut entre les deux langues officielles. Ainsi, bien qu’Air Canada s’appuie sur la décision DesRochers pour soutenir que le service a été rendu dans les deux langues et que cela est suffisant, le problème ne se situe pas au niveau de la qualité du service, mais plutôt au niveau de l’égalité de statut, égalité reconnue par les articles 16 de la Charte et 2 de la Loi.

[50]  La différence dans la taille des lettres n’est pas nécessaire pour assurer l’égalité réelle, et il paraît plutôt évident qu’une différence dans la grosseur des caractères tend à affirmer le caractère prépondérant d’une langue sur l’autre.

b)  L’affichage des mots « WARNING » et « AVIS » à côté de la porte de sortie d’un aéronef, dans lequel le mot « AVIS » est plus petit

[51]  De la même façon, la différence en taille de caractères entre « warning » et « avis » suggère une inégalité de statut entre le français et l’anglais, ce qui contrevient aux articles 16 de la charte et 2 de la loi. L’affichage du mot « warning » en caractères plus gros que le mot « avis » tend à affirmer une prépondérance de la langue anglaise.

c)  La gravure du seul mot « LIFT » sur les boucles des ceintures de sécurité d’aéronef

[52]  Je ne peux retenir l’argument d’Air Canada à l’effet que l’inscription du seul mot « lift » ne serait pas assujettie aux exigences de la Loi puisqu’elle résulte d’une initiative du fabriquant. Air Canada ne dépose aucune autorité à l’effet qu’une telle communication ne serait pas assujettie à la Loi.

[53]  L’inscription du mot « lift » constitue une communication d’Air Canada à ses passagers et, étant unilingue, elle contrevient aux exigences de la Loi. Si Air Canada affiche ce mot, elle doit afficher l’équivalent français.

d)  L’annonce d’embarquement aux passagers à l’aéroport de Fredericton

[54]  Il n’est pas contesté que l’annonce en anglais contient plus d’informations que celle en français. Le service rendu n’est clairement pas identique, et cette distinction entre les deux langues ne peut être justifiée par l’objectif noble d’assurer l’égalité réelle (École Rose-des-vents au para 33; DesRochers au para 51).

(3)  Conclusion

[55]  Je conclus donc qu’Air Canada n’a pas respecté ses obligations linguistiques à l’égard des quatre enjeux soulevés.

V.  Réparation juste et convenable

A.  Déclaration et lettre d’excuses formelles

[56]  M. et Mme Thibodeau recherchent une déclaration à l’effet qu’Air Canada a violé leurs droits linguistiques à multiples reprises et a manqué à ses obligations linguistiques au cours des dernières années, ainsi qu’une une lettre d’excuses formelles.

[57]  Air Canada ne s’oppose pas et la Cour accordera ces mesures de réparation.

B.  Dommages-intérêts

[58]  M. et Mme Thibodeau plaident que des dommages-intérêts peuvent être accordés en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte et du paragraphe 77(4) de la Loi (Lavigne c Canada (Développement des ressources humaines), [1997] 1 CF 305 (CFPI); Thibodeau c Air Canada, 2011 CF 876 au para 36 [Thibodeau 2011]). Ils avancent que les trois premières étapes de l’analyse créée par la Cour suprême dans Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27 [Ward] sont satisfaites : leurs droits linguistiques sont enfreints; les dommages-intérêts pourront les indemniser, défendre les droits linguistiques et dissuader toute nouvelle violation; et les autres remèdes ne pourront les indemniser pleinement (Ward aux para 4, 33, 38). Quant à la dernière étape, celle pour fixer le montant des dommages-intérêts, M. et Mme Thibodeau réfèrent aux décisions Ward, Thibodeau 2005, Thibodeau 2011, Air Canada c Thibodeau, 2012 CAF 246 [Thibodeau CAF] et Thibodeau c Air Canada, 2014 CSC 67 [Thibodeau CSC] et soulignent l’historique de violation de leurs droits linguistiques par Air Canada au cours des 18 dernières années. Ils suggèrent alors la somme de 1 500 $ par violation en dommages-intérêts.

[59]  Air Canada avance que les dommages-intérêts visent à indemniser la perte subie et que, pour indemniser des préjudices moraux, ils doivent être arbitrés par la Cour (Re Air Canada, [2004] OJ No 4932 (ONSC) au para 25; de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51 au para 34). Air Canada fait remarquer que, puisque le montant des dommages octroyés pour une absence de services dans une des langues officielles varie entre 500 $ et 1 500 $, le montant devrait être moindre dans les cas de différence de qualité du service. Elle rappelle que le montant doit être évalué au cas par cas (article 77(4) de la Loi; Fédération franco-ténoise c Procureur général du Canada, 2006 NWTSC 20 aux para 734, 912–923; Thibodeau 2011).

[60]  Les paragraphes 24(1) de la Charte et 77(4) de la Loi permettent au tribunal, en cas de non-conformité à la Charte ou à la Loi, d’accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[61]  La Cour suprême, dans l’arrêt Ward, a reconnu que « la portée du paragraphe 24(1) est suffisamment large pour embrasser l’octroi de dommages-intérêts en réparation d’une violation de la Charte » (Ward au para 21). En effet, l’octroi de dommages-intérêts peut répondre aux conditions établis par l’arrêt Doucet-Boudreau pour reconnaître une réparation convenable et juste (Ward au para 20).

[62]  Par ailleurs, la Cour suprême fournit le cadre d’analyse à suivre pour accorder des dommages-intérêts (Ward au para 4) :

À la première étape de l'analyse, il doit être établi qu'un droit garanti par la Charte a été enfreint.

À la deuxième, il faut démontrer pourquoi les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste, selon qu'ils peuvent remplir au moins une des fonctions interreliées suivantes: l'indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation.

À la troisième, l'État a la possibilité de démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l'emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l'octroi de dommages-intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes.

La dernière étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts. [paragraphes créés pour faciliter la lecture]

[63]  La deuxième étape de cette analyse requiert que des dommages-intérêts ne soient accordés que s’ils servent les objectifs généraux de la Charte : (1) « la fonction d’indemnisation, généralement la plus importante, reconnaît que l’atteinte à un droit garanti par la Charte peut causer une perte personnelle qui exige réparation »; (2) « la fonction de défense reconnaît que les droits conférés par la Charte doivent demeurer intacts et qu’il faut veiller à ce qu’ils ne s’effritent pas »; et (3) « la fonction de dissuasion reconnaît que les dommages-intérêts peuvent permettre de décourager la perpétration d’autres violations par des représentants de l’État » (Ward au para 25).

[64]  La Cour fédérale a reconnu que ces principes d’interprétation du paragraphe 24(1) de la Charte peuvent être appliqués au paragraphe 77(4) de la Loi (Thibodeau 2011 au para 36).

[65]  Compte tenu des circonstances propres à la présente affaire, j’estime qu’un montant de 1 500 $ par plainte représente un montant convenable et juste.

C.  Dommages punitifs

[66]  Dans leur avis de demande, M. et Mme Thibodeau n’ont pas demandé de dommages punitifs, mais suggèrent, dans leur mémoire et à l’audience, que des dommages punitifs pourraient être nécessaires pour indemniser le préjudice subi, reconnaître l’importance des droits linguistiques et dissuader Air Canada de continuer à violer les droits linguistiques des francophones.

[67]  Air Canada plaide qu’il n’y a lieu d’accorder des dommages punitifs qu’en présence de conduite malveillante, capricieuse ou répréhensible.

[68]  La Cour suprême a réaffirmé plusieurs principes directeurs dans l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 (au para 94) :

(1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle.

(2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite.

[...]

(5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation.

[...]

(8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages-intérêts compensatoires, qui ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser ces objectifs. [paragraphes créés pour faciliter la lecture]

[69]  La Cour n’a pas été convaincue que la preuve au dossier et les circonstances actuelles justifient d’ordonner à Air Canada de payer des dommages punitifs.

D.  Ordonnance mandatoire

[70]  M. et Mme Thibodeau demandent une ordonnance mandatoire pour obliger Air Canada à se conformer à ses obligations linguistiques, car l’affichage non conforme à la Loi serait très répandu dans les avions utilisé par Air Canada, et celle-ci n’aurait aucune intention de rectifier la situation. Ils mentionnent l’ordonnance structurelle qu’avait émise cette Cour dans Thibodeau 2011, bien qu’elle ait été renversée par la Cour d’appel fédérale dans Thibodeau CAF pour manque de preuve quant à la nature systémique du problème. Ils avancent que la preuve du problème systémique ici est sans équivoque puisque (1) chaque passager francophone est confronté à l’affichage unilingue anglais ou à prédominance anglaise; (2) les photos déposées en preuve par les demandeurs et par Air Canada permettent de constater que le problème d’affichage est très répandu car, à moins d’avis contraire, il faut présumer que tous les appareils du même type que ceux photographiés sont configurés avec le même affichage; et (3) vu sa plaidoirie, Air Canada refuse de reconnaître qu’il y a un problème lié à l’affichage de qualité inégale.

[71]  Air Canada soutient qu’une ordonnance mandatoire est superflue et inappropriée, car elle consisterait à demander qu’Air Canada respecte la Loi telle qu’interprétée par la Cour. De plus, le dossier présent n’est pas un cas exceptionnel (Métromédia CMR Inc c Tétreault, [1994] RJQ 777 (CSQ) aux pp 23–24 [Métromédia]; Thibodeau CAF au para 55; Steinberg c Bitton, 2005 CanLII 26290 (QCCS) aux para 45–46). Elle souligne qu’il n’y a aucune raison de croire qu’Air Canada enfreindrait délibérément la Loi, et qu’une telle ordonnance imposerait sur Air Canada une menace constante de procédures en outrage au tribunal et le risque de multiplication d’instances (Thibodeau CSC au para 128; Pro Swing Inc c Elta Golf Inc, 2006 CSC 52 aux para 24-25 [Pro Swing]).

[72]  L’émission d’une ordonnance générale de respecter la loi requiert des circonstances exceptionnelles, « par exemple si une partie annonce qu’elle entend délibérément enfreindre la loi ou l’enfreint impunément sans égard pour ses obligations et les droits d’autrui » (Thibodeau CSC au para 124; Thibodeau CAF au para 55). En d’autres mots, « il arrive exceptionnellement que certaines personnes laissent clairement savoir qu’elles ont l’intention bien arrêtée de ne pas obéir à la loi, de commettre systématiquement les mêmes infractions à répétition et qu’elles préfèrent plutôt payer l’amende » (Métromédia au para 36).

[73]  Or, en l’instance, il n’existe aucune raison de croire qu’Air Canada enfreindrait délibérément la Loi, et une telle ordonnance lui imposerait au surplus une menace constante de procédures en outrage au tribunal et le risque de multiplication d’instances (Thibodeau CSC au para 128; Pro Swing au para 24).

[74]  La Cour d’appel fédérale note dans Thibodeau CAF qu’il faut une « preuve bien étoffée, consistant en plusieurs rapports internes et externes » pour conclure à une discrimination systémique (voir Canada (Procureur général) c Jodhan, 2012 CAF 161). Dans ce cadre, le nombre de plaignants est un facteur à prendre en compte et l’article 79 de la Loi peut permettre aux plaignants de « présenter au tribunal le contexte complet de la situation linguistique au sein de l’institution fédérale de laquelle ils se plaignent, ainsi que d’établir l’existence d’un problème systémique qui persiste depuis déjà un certain temps » (Thibodeau c Aéroport international d’Halifax, 2018 CF 223 au para 18).

[75]  Cependant, les demandeurs n’ont soumis en preuve que leurs propres plaintes, soit les 22 plaintes ayant fondé le présent recours et les huit plaintes additionnelles du 2 mars 2018, et les rapports du Commissaire en lien avec ces plaintes. Le fardeau de prouver la nature systémique des violations repose sur les épaules des demandeurs, et ces derniers ne s’en sont pas déchargés.

[76]  La Cour ne prononcera donc pas d’ordonnance mandatoire.

[77]  Enfin, Air Canada a indiqué à la Cour que, si celle-ci concluait que les enseignes ne respectent pas la Loi, Air Canada est disposée à déposer auprès du Commissaire, dans un délai de six mois suivant le jugement final, un plan de travail qui envisage de façon ordonnée le remplacement des enseignes, tel que recommandé par le Commissaire dans son rapport final. La Cour prend acte de cette offre.


JUGEMENT aux dossiers T-1509-17 et T-1514-17

LA COUR :

  1. Déclare que les droits linguistiques des demandeurs ont été violés.

  2. Ordonne à Air Canada de transmettre une lettre d’excuses formelles à chacun des demandeurs.

  3. Ordonne à Air Canada de payer, à Mme Thibodeau, des dommages-intérêts de 1 500 $ par plainte pour une somme totale de 9 000 $.

  4. Ordonne à Air Canada de payer, à M. Thibodeau, des dommages-intérêts de 1 500 $ par plainte pour une somme totale de 12 000 $.

  5. Accorde les dépens en faveur des demandeurs.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1509-17 et T-1514-17

 

INTITULÉ :

MICHEL THIBODEAU et LYNDA THIBODEAU c  AIR CANADA ET COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (oNTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 AVRIL 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

Michel Thibodeau

Lynda Thibodeau

Se Représentant eux-Mêmes

Me Pierre Bienvenu

Me Vincent Rochette

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright

Pour la défenderesse

 

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