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                                                                                                                                 Date : 20050411

                                                                                                                           Dossier : T-1864-00

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 475

ENTRE :

                                                          JOHN LETOURNEAU et

                                                   LETOURNEAU LIFE RAIL LTD.

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                                               CLEARBROOK IRON WORKS LTD.

                                                                                                                                        défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE STRAYER

Introduction

[1]                Cette affaire a donné lieu à une longue procédure d'appel contre une décision du protonotaire et ce, après une audience devant ce dernier qui a duré encore plus longtemps. Il s'agit d'un appel et d'un appel incident concernant des réponses exigées dans le cadre de l'interrogatoire préalable des deux dirigeants dans une affaire de contrefaçon et de validité d'un brevet.


Norme de révision

[2]                La jurisprudence de la Cour concernant la norme de révision applicable aux appels formés à l'encontre de la décision d'un protonotaire est succinctement énoncée dans Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459, au paragraphe 478 (C.A.F.) :

On ne doit pas toucher à l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire à moins a) qu'elle ne porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal ou b) qu'elle ne soit manifestement erronée parce qu'elle est fondée sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits.

[3]                À mon avis, il n'y a pas de questions soulevées dans les présents appels qui soient déterminantes pour l'issue du principal. Je suis convaincu qu'elles ne sont rien de plus que des disputes au sujet de la façon dont la preuve peut ou ne peut être obtenue à l'égard de ces questions.

[4]                Les parties font valoir que plusieurs des décisions du protonotaire sont fondées sur la pertinence et que la pertinence n'est pas une question discrétionnaire. Ils affirment que la pertinence est une question d'ordre juridique et non une question où le protonotaire détient un pouvoir discrétionnaire : je suis donc libre de décider des questions de pertinence de novo. Bien que la jurisprudence soit rare à ce sujet, je suis convaincu qu'il est plus conforme au rôle envisagé par le législateur pour les protonotaires, de faire preuve de retenue à l'égard de leurs décisions au sujet des questions de pertinence tout comme on le ferait à propos d'autres questions préalables à un procès. Comme l'a déclaré le juge Décary dans l'arrêt Merck, précité, au paragraphe 22 :


À mon avis, on ne saurait raisonnablement dire qu'est compatible avec l'objectif de la loi, la norme de révision qui soumet toutes les décisions de protonotaire attaquées à l'instruction de novo quelles que soient les questions concernées et peu importe si ces décisions statuent au fond sur les droits des parties. Pareille norme n'économise ni les ressources judiciaires ni le temps des juges. Dans chaque cas, elle obligerait le juge des requêtes à reprendre l'affaire depuis le début. En outre, elle réduirait la fonction de protonotaire à un rôle d' « étape » préliminaire sur le chemin de la procédure qui mène au juge des requêtes. Je ne pense pas que ce soit là le résultat voulu par le législateur.

Je suis respectueusement d'accord avec le juge Wetston dans l'affaire Hayden Manufacturing Co. c. Canplas Industries Ltd., (1998) 86 C.P.R. 3d 17, qui a déclaré ce qui suit au moment de considérer si la décision rendue par un protonotaire relativement à des questions de pertinence était discrétionnaire :

Je conviens que la pertinence est le critère à appliquer, mais je ne crois pas que l'ordonnance soit discrétionnaire au sens où la Cour doit se demander si le protonotaire a commis une erreur de droit qui l'a empêché d'exercer son pouvoir discrétionnaire en bonne et due forme. Si tel était le cas, la Cour devrait exercer son propre pouvoir discrétionnaire de novo. En d'autres termes, même dans le cas où j'aurais rendu une ordonnance différente, à moins que le protonotaire n'ait commis d'erreur de la façon décrite ci-dessus, la Cour en l'espèce ne devrait pas intervenir. Par conséquent, je suis d'avis que l'ordonnance que le protonotaire adjoint a rendue en l'espèce est à la fois interlocutoire et discrétionnaire.


[5]                On a fait valoir que, dans une instance où j'ai rédigé les motifs, plus précisément Merck & Co. c. Apotex Inc., [2003] A.C.F. no 1725, la Cour d'appel avait réexaminé la décision d'un protonotaire à l'égard d'une question de pertinence. En fait, la question traitée dans cette affaire ressortissait à la Cour comme le mentionne le juge Wetston dans la décision Hayden, la Cour d'appel ayant conclu que le protonotaire avait commis une erreur de droit en exerçant son pouvoir discrétionnaire au sujet d'une question de pertinence. En effet, il avait conclu en se fondant sur les règles révisées de la Cour, que l'objectif premier était d'assurer des procédures expéditives et qu'un protonotaire pouvait refuser l'admission de questions mêmes pertinentes lors de l'interrogatoire préalable du fait qu'elles retarderaient la procédure. La Cour d'appel a confirmé qu'en droit, c'est la pertinence et non la célérité qui constitue le facteur déterminant, sous réserve du maintien d'un équilibre car même des questions pertinentes pourraient ne pas justifier le temps et l'argent nécessaires pour faire progresser l'affaire.

Analyse

[6]                J'ai donc entrepris cette analyse dans l'optique des paragraphes qui précèdent. Dans cette affaire, le protonotaire a entendu quelque trois jours de plaidoirie et rédigé soigneusement 74 pages de motifs. Dans le présent appel, j'ai entendu une journée de plaidoirie (le temps alloué par la Cour, et qui était insuffisant) et j'ai reçu des observations supplémentaires par écrit.

[7]                Après avoir examiné avec soin les documents, je suis d'avis que la majeure partie des conditions pour l'examen de novo des conclusions du protonotaire ne sont pas réunies; aucune des questions en jeu n'est déterminante pour l'issue et, pour l'essentiel, il ne m'a pas été démontré qu'il ait commis une erreur de droit ou de fait. En conséquence, je ne ferai référence qu'aux questions à l'égard desquelles je compte modifier la présente ordonnance.

Appel de la défenderesse au sujet de l'interrogatoire de M. Letourneau

[8]                Question 1744 - Un document auquel on a fait référence à plusieurs reprises est une lettre datée du 2 mars 1998, de l'avocat des demandeurs, M. Edwards, au sujet du traitement d'une demande de brevet aux États-Unis concernant la même invention. Il demande la « date précise de la première divulgation publique » de l'invention. Cette lettre a été présentée par les demandeurs lors de la communication de documents et aucun privilège n'a été revendiqué pour cette lettre. La question suivante a été posée à M. Letourneau dans le cadre d'un interrogatoire réalisé au nom des demandeurs :


[traduction]

1744         Q.             Je vous prie de demander à M. Edwards de confirmer la divulgation à laquelle il fait référence au troisième paragraphe de cette lettre et la source de l'indication selon laquelle il affirme ou laisse entendre que la divulgation de l'invention de M. Letourneau a eu lieu vers le 18 août 1997.

R.             Rejetée en raison du privilège.

Le protonotaire a accueilli cette demande en raison du privilège du secret professionnel entre un avocat et son client.


[9]                Je crois que le privilège du secret professionnel entre l'avocat et son client n'a pas été établi en ce qui concerne cette lettre. Il est clair qu'il faut prouver les circonstances donnant droit au privilège : Lumonics Research Ltd. c. Gordon Gould, Refac International Limited et Patlex Corporation, [1983] 2 C.F. 360 (C.A.); 1185740 Ontario Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), [1999] A.C.F. no 1990 (1re inst.). En l'espèce, l'affidavit de documents ne revendiquait aucun privilège pour ce document et aucun autre élément de preuve n'avait été présenté devant le protonotaire pour établir un tel privilège. À première vue, le document a déjà été divulgué. L'avocat représentant les demandeurs affirme que, pour les besoins d'une requête parallèle, dont les détails n'ont pas été portés devant la Cour, les demandeurs se sont sentis dans l'obligation de divulguer cette lettre lors de la communication préalable de documents mais seulement aux fins d'établir la priorité pour le brevet américain. C'est peut-être le cas, mais je pense que ces circonstances particulières avancées pour éviter l'abandon de privilège et les circonstances précises relatives à la lettre, auraient dû être appuyées par un affidavit. J'arrive donc à la conclusion que la lettre n'est pas assujettie au secret professionnel entre un avocat et son client, et qu'il faudrait répondre à la question 1744, mais seulement dans le sens où l'on désire connaître les faits qui sont présumés avoir constitué des divulgations (c.-à-d., sans recherche de conclusion juridique).

Questions 1999, 2017 et documents afférents

[10]            Ce point concerne un certain épisode où, à la demande de M. Letourneau, l'avocat des demandeurs, M. Edwards, a préparé une lettre « de cessation et de désistement » adressée, entre autres, à la défenderesse. Des documents ayant trait à l'invention des demandeurs accompagnent la lettre. M. Letourneau a remis ces documents, ou la majeure partie de ces documents, à M. Schellenberg, dirigeant de la défenderesse. En cause, est un dessin, censé être la figure 3 de l'invention et que M. Letourneau est présumé avoir montré à M. Schellenberg au lieu de la figure 3 réelle du brevet. La défenderesse qualifie cet ensemble de documents de « demande fictive » (c.-à-d., de copie soi-disant inexacte du brevet canadien). Dans sa défense et demande reconventionnelle, la défenderesse affirme que cela équivalait à une déclaration fausse et mensongère qui, si je comprends bien, laisse penser à la défenderesse qu'elle lui donne droit à des dommages-intérêts additionnels ou qu'elle prive les défendeurs du droit à toute réparation en equity.

[11]                                                Voici les questions en cause :

[traduction]

1999 - Q.       Et, qu'avez-vous demandé à M. Edwards de faire?

M. Smith :        Je suis désolé, les instructions confiées à M. Edwards sont de nature privilégiée.

2017 - Q.       Que vous a remis M. Edwards? Vous a-t-il remis l'ensemble complet de documents que l'on retrouve à l'onglet 32, ou vous a-t-il simplement remis la lettre de deux pages?


M. Smith :        Il s'agit d'information privilégiée. Ce sont des communications entre un avocat et son client.

Dans sa requête auprès du protonotaire visant une ordonnance pour obtenir réponse à ces questions, la défenderesse a également demandé une ordonnance contraignant les demandeurs à fournir tous les documents ayant trait à la version de la figure 3 montrée à M. Schellengerg, [traduction] « incluant toutes les copies d'un tel document et toute transmission d'un tel document ou toute copie à destination ou en provenance de M. Antony Edwards. »

[12]            Le protonotaire a rejeté la requête de la défenderesse en ce qui concerne ces questions et documents. Il a tout d'abord affirmé qu'il n'existait aucune preuve de fraude ou de conduite illégale. (Je suppose que cela avait pour but de démontrer que le privilège du secret professionnel n'avait pas été écarté du fait de son utilisation à des fins criminelles). Il a également affirmé que les communications entre un avocat et son client étaient protégées en vertu d'un privilège de non-divulgation.


[13]            En toute déférence, je ne crois pas qu'il existait un privilège de secret professionnel entre l'avocat et son client en ce qui a trait à la préparation et à la transmission de la lettre de cessation et de désistement. Lorsqu'un client donne à son avocat des instructions pour communiquer sa position à une autre partie, ces instructions ne sont pas privilégiées car elles sont destinées à être communiquées : Ioannidis c. Ioannidis, [1981] 4 W.W.R. 269, page 271 (C.A.C.-B.). Par conséquent, je crois qu'il faut répondre à la question 1999. Par contre, une réponse à la question 2017 pourrait viser des conseils donnés par M. Edwards à son client qui n'étaient pas destinés à être communiqués à toute autre personne et il n'est donc pas nécessaire de répondre à cette question. De même, j'exigerais que l'on fournisse copie de tout document transmis par M. Letourneau à M. Edwards ayant trait à la figure 3 présumée douteuse, ainsi que toute version de cette figure 3 transmise à M. Schellenberg par M. Edwards.

[14]            Je devrais également mentionner que l'avocat des demandeurs a fait valoir qu'aucune des allégations de la défense et demande reconventionnelle concernant cette version de la figure 3 n'a donné lieu à une cause d'action jugeable devant la Cour et que, par conséquent, il ne devrait pas y avoir interrogatoire préalable à l'égard de telles questions. Cependant, pourvu que ces allégations soient énoncées dans les actes de procédure et que les demandeurs n'aient pas obtenu gain de cause dans une requête pour les faire radier, elles aident à définir les paramètres de l'interrogatoire préalable.

Questions 1766, 1768, 1779, 1782

[15]            Il existe ici une certaine ambiguïté dans la décision rendue par le protonotaire. Essentiellement, ces questions sont des demandes d'information et de documents ayant trait à la procédure d'examen de la demande de brevet canadien. Le protonotaire a exigé que l'on y réponde « puisqu'aucune des questions ne dépasse la date de dépôt de la demande » . Selon l'avocat, cette question est ambiguë : le terme « date de dépôt » pourrait faire référence à la date de dépôt de la demande initiale ou de la date de dépôt du brevet. Je suis d'accord avec lui.


[16]            Il m'appert, selon l'analyse raisonnée des motifs fournis par le protonotaire, que ce dernier voulait ici parler de la date de délivrance du brevet. Je crois qu'il s'agirait autrement d'une erreur susceptible de révision. Je dois donc modifier son ordonnance en conséquence. Sur ce point, je tiens à souligner qu'il ne s'agit pas ici d'une conclusion quant à la valeur probante de ces documents à l'égard de ces questions. Il appartient au juge de première instance de trancher ces questions.

[17]            Il semblerait également que le protonotaire comptait traiter de la question 1766 de façon semblable mais qu'il ne l'a pas indiqué dans son ordonnance. Je ferai la modification nécessaire.

Questions 198, 201

[18]            Je pense que le protonotaire a mal compris la réponse fournie à la question 200. Pour lui, les étançons utilisés par les demandeurs étaient colorés afin de les rendre très visibles. Il a donc refusé d'exiger une réponse à la question 201 qui demandait d'exposer la raison pour laquelle ces étançons étaient colorés. En fait, la réponse à la question 200 veut simplement dire qu'en raison du fait qu'ils sont vivement colorés, ils sont très visibles. Étant donné que je suis d'accord avec le protonotaire pour dire que la question du dessein est potentiellement pertinente (sous réserve de la décision du juge de première instance), j'ordonnerais que l'on réponde à la question 201.

Question 767


[19]            Le protonotaire a conclu que les questions concernant les observations écrites présentées par les demandeurs quant aux avantages de leurs étançons étaient pertinentes, mais pas cette question ayant trait aux observations orales. Il a estimé que cette dernière question demandait l'émission d'une opinion. En principe, je crois que toute communication orale ayant trait à de tels avantages, faite à ceux qui ne font pas partie du cercle d'affaires des demandeurs, est tout aussi pertinente que des communications écrites. J'exigerai donc que l'on réponde à la question 767 ainsi circonscrite.

Appel des demandeurs au sujet de l'interrogatoire de M. Schellenberg.

      Catégorie 5 : Questions 501, 622, 628

[20]            Le protonotaire a dit dans ses motifs (au paragraphe 125) qu'il faudrait répondre à la question 628. Il n'a toutefois pas mentionné celle-ci dans son ordonnance. Comme il ne me paraît y avoir aucune erreur dans sa conclusion initiale, je modifierai l'ordonnance selon les termes employés par le protonotaire dans ses motifs.

Décision


[21]            Je vais donc modifier l'ordonnance du protonotaire pour y inclure les changements précités mais à tous autres égards, je vais rejeter les appels. Le succès est partagé pour ce qui est des changements recherchés et des changements contestés aux ordonnances du protonotaire. Je ne suis pas persuadé que le résultat des appels aurait pu avoir ou aura une incidence importante sur l'issue du principal, bien que les parties et la Cour aient consacré beaucoup de temps au processus. Je n'adjugerai pas de dépens.

                                                                                                                                    « B.L. Strayer »          

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Richard Jacques, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1864-00

INTITULÉ :                                        JOHN LETOURNEAU et LETOURNEAU LIFE RAIL LTD. c. CLEARBROOK IRON WORKS LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 21 février 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Le juge suppléant Strayer

DATE DES MOTIFS :                       Le 11 avril 2005

COMPARUTIONS

Paul Smith                                                                                               POUR LES DEMANDEURS

J. Kevin Wright                                                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Paul Smith Intellectual Property Law

Vancouver (Colombie-Britannique)                                                          POUR LES DEMANDEURS

Davis & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

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