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Date : 20190823


Dossier : IMM-1211-19

Référence : 2019 CF 1097

Ottawa (Ontario), le 23 août 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

JEAN PATRICK RICHE

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Riche sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a rejeté sa demande d’asile. J’accueille sa demande, étant donné que la SPR a procédé à une appréciation déraisonnable de sa crédibilité.

I.  Contexte

[2]  M. Riche est citoyen haïtien. En 2006, il s’est converti à la foi chrétienne baptiste et, par la suite, il a œuvré à convertir ses concitoyens. Or, il s’est avéré qu’un certain nombre de personnes que M. Riche a amenées à se convertir étaient membres d’un gang de rue. M. Riche allègue que, pour cette raison, le chef du gang lui aurait demandé d’abandonner sa mission religieuse et de se joindre au gang. Devant son refus, le chef aurait demandé à un des membres du gang de tuer M. Riche. Ce membre, qui connaissait M. Riche, a choisi d’épargner celui-ci et de l’aider à s’enfuir.

[3]  M. Riche a quitté Haïti en octobre 2013 et s’est rendu à Porto Rico. À son arrivée, il affirme qu’il aurait déclaré aux autorités américaines qu’il était persécuté en Haïti et qu’il souhaitait demander l’asile. Les autorités lui ont remis une carte de résident temporaire, appelée carte « I-94 », et lui ont dit que cette carte devait être renouvelée à chaque année. M. Riche affirme qu’il croyait qu’en lui délivrant cette carte, les autorités américaines lui avaient accordé l’asile. Il dit que l’interprète qui a assuré la communication avec les autorités américaines parlait un dialecte du créole différent du sien, ce qui expliquerait la méprise. Ce n’est qu’au moment de demander le renouvellement de sa carte « I-94 » que M. Riche a constaté son erreur. Or, le délai pour présenter une demande d’asile aux États-Unis était alors écoulé.

[4]  M. Riche est demeuré aux États-Unis jusqu’en juin 2017. Il s’est alors présenté à la frontière canadienne et a demandé l’asile. Sa revendication a été rejetée en novembre 2018. Dans sa décision, la SPR a statué que M. Riche n’était pas crédible, en raison de contradictions et d’ajustements au cours de son témoignage. De plus, la SPR a noté que le long séjour de M. Riche aux États-Unis, sans demander l’asile, entachait davantage sa crédibilité. Enfin, la SPR a noté que les différentes lettres d’appui déposées par M. Riche ne faisaient que réitérer des allégations non crédibles et ne possédaient pas de valeur probante.

[5]  M. Riche sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

II.  Analyse

[6]  M. Riche soulève plusieurs moyens qui, à son avis, rendent la décision de la SPR déraisonnable. Il me suffit de discuter de deux d’entre eux, à savoir l’appréciation de la crédibilité et l’effet du long séjour aux États-Unis.

A.  La crédibilité

[7]  L’appréciation de la crédibilité des témoins est au cœur de l’expertise de la SPR. À l’étape du contrôle judiciaire, notre Cour doit faire preuve d’une grande déférence envers les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité. Néanmoins, nous devons nous assurer que les conclusions de la SPR prennent appui dans la preuve qui lui a été présentée.

[8]  Le principal motif de l’appréciation négative de la crédibilité de M. Riche que fait la SPR est que celui-ci aurait « ajusté » son témoignage. Lorsque, confronté à une contradiction dans son témoignage, un demandeur cherche à modifier son récit afin de le rendre plus cohérent, on dit qu’il « ajuste » son témoignage. Il s’agit évidemment d’une raison valable pour conclure qu’un demandeur n’est pas crédible.

[9]  Or, en l’espèce, j’ai lu la transcription intégrale de l’audience devant la SPR. Je n’ai pas pu déceler quelque ajustement de témoignage que ce soit. Il faut souligner que M. Riche a témoigné à l’aide d’un interprète. Le membre de la SPR qui présidait l’audience a demandé à
M. Riche de faire des phrases courtes afin de faciliter la traduction. À de nombreuses reprises, M. Riche a dit ne pas comprendre la question qui lui était posée.

[10]  Dans ce contexte, les reproches que la SPR adresse à M. Riche sont déraisonnables. Comme preuve d’ajustement de témoignage, la SPR retient des réponses à des questions précises qui n’avaient pas été posées plus tôt. Étant donné la manière dont l’audience s’est déroulée, il est difficile de reprocher à M. Riche de ne pas avoir révélé ces détails plus tôt dans ses brèves réponses.

[11]  La SPR reproche également à M. Riche de s’être contredit quant au nombre de personnes qu’il a converties. À ce sujet, la SPR confond le nombre de membres du gang qui se sont convertis et les autres personnes, indépendantes du gang, qui ont fait de même. Dans son témoignage, M. Riche explique :

Il n’y a pas que dix personnes du groupe de gang qui se soient convertis. Il y a des gens qui ne font pas partie du groupe, qui sont ailleurs, ils se sont convertis, et c’était une trentaine de personnes.

[12]  Quant au manque de précisions dans le témoignage de M. Riche, ma lecture de la transcription de l’audience me convainc qu’il découle du fait que le membre de la SPR a demandé à M. Riche de formuler des réponses courtes et n’a pas demandé davantage de précisions.

[13]  Pour ces raisons, j’estime que la décision de la SPR ne présente pas un degré suffisant de justification, de transparence et d’intelligibilité et ne fait pas partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190.

B.  Le séjour aux États-Unis

[14]  La SPR a brièvement traité du séjour de M. Riche aux États-Unis. Elle a statué que les explications de M. Riche quant à son défaut de réclamer l’asile en temps utile n’étaient pas « satisfaisantes » et qu’il n’était « pas crédible » que M. Riche ne se soit pas davantage informé.

[15]  Lorsqu’un demandeur affirme craindre la persécution, mais tarde à demander l’asile lorsqu’il se trouve dans un pays sûr, on peut en déduire que la crainte alléguée n’est pas authentique. Cependant, notre Cour a fréquemment affirmé que le délai à demander l’asile n’est pas un motif suffisant pour rejeter une demande et qu’il faut plutôt prendre en considération l’ensemble des faits et des explications données pour justifier le délai. Voir, par exemple, Malaba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 84 au paragraphe 11; Ntatoulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 173 au paragraphe 14.

[16]  En l’espèce, les brefs motifs de la SPR ne me permettent pas de savoir si celle-ci a bien considéré l’ensemble des explications données par M. Riche. De toute manière, même en supposant que ce soit le cas, je suis incapable de dire si la SPR aurait tout de même rejeté la demande de M. Riche en raison de son séjour aux États-Unis, si elle n’avait pas effectué une appréciation déraisonnable de sa crédibilité. Il est donc nécessaire de renvoyer l’affaire à la SPR.

III.  Conclusion

[17]  Étant donné que la SPR a apprécié la crédibilité de M. Riche d’une manière déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre membre de la SPR afin que l’affaire soit jugée à nouveau.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1211-19

LA COUR STATUE que :

1.  L’intitulé est modifié pour que le nom du défendeur se lise « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration »;

2.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

3.  L’affaire est retournée à la Section de la protection des réfugiés afin qu’une nouvelle décision soit rendue par un autre membre de la Section;

4.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-1211-19

INTITULÉ :

JEAN PATRICK RICHE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 août 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 août 2019

COMPARUTIONS :

Tamar Boghossian

 

Pour le demandeur

 

Elsa Michel

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boghossian Morais Immigration

Canadian Immigration Lawyers

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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