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Date    : 20050527

Dossier : IMM-5154-04

Référence : 2005 CF 757

Toronto (Ontario), le 27 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

                                                      KARAMUDDIN SHERZAD

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La question essentielle dans la présente demande est de savoir si la Section d'appel de l'immigration (la SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) aurait dû prendre en compte la période que Karamuddin Sherzad a passée en détention avant son procès pour déterminer si l'application de l'article 64 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) a éteint son droit d'interjeter appel d'une mesure d'expulsion.


[2]                M. Sherzad soutient en outre que la SAI a commis une erreur en ne prenant pas en compte, aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR, la période qu'il a effectivement passée en prison après avoir été condamné et en admettant des éléments de preuve que le défendeur a produits après l'audition de son appel.

Contexte

[3]                M. Sherzad est citoyen de l'Afghanistan. Il est également résident permanent du Canada, le statut de réfugié au sens de la Convention lui ayant été reconnu.

[4]                M. Sherzad a été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles mineures en 1998, 1999 et 2001. Il n'a été condamné à aucune peine d'emprisonnement relativement à ces infractions.

[5]                En janvier 2002, M. Sherzad a plaidé coupable à des accusations de voies de fait causant des lésions corporelles et de voies de fait graves. Ces accusations ont été portées à la suite de voies de fait contre son épouse et sa belle-mère. M. Sherzad a également plaidé coupable à une accusation de défaut de se conformer aux conditions d'un engagement. Ayant été déclaré coupable de ces accusations, M. Sherzad a été condamné à une peine de détention.


[6]                Dans le rapport qui a ensuite été établi, il était allégué que M. Sherzad n'était pas admissible au Canada en vertu de l'alinéa 27(1)d) de l'ancienne Loi sur l'immigration, et une mesure d'expulsion a plus tard été prise contre lui. M. Sherzad a interjeté appel de la mesure d'expulsion devant la SAI.

[7]                L'audition de l'appel de M. Sherzad devant la SAI a eu lieu en mars 2004, et la présidente de l'audience a différé le prononcé de sa décision. Toutefois, avant que la SAI rende sa décision, l'avocat du ministre a produit une copie des motifs de la peine infligée par le juge ayant présidé le procès criminel de M. Sherzad en 2002 et a allégué que, suivant l'article 64 de la LIPR, la SAI n'avait pas compétence pour entendre l'appel de M. Sherzad.

[8]                Après avoir reçu les observations de M. Sherzad, la SAI a mis fin à son appel, car elle a conclu qu'il avait bel et bien commis une infraction pour laquelle il avait été puni par un emprisonnement de plus de deux ans.

[9]                M. Sherzad sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI; il soutient que la Commission a commis une erreur en admettant des éléments de preuve produits après l'audience, c'est-à-dire les motifs de la peine infligée par le juge chargé de déterminer la peine de M. Sherzad, étant donné qu'aucune raison n'a été donnée pour expliquer pourquoi les motifs n'avaient pas été produits lors de l'audience.

[10]            M. Sherzad soutient de plus que la SAI a commis une erreur en considérant la période qu'il avait passée en détention avant son procès comme une « punition » aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR.

[11]            Enfin, M. Sherzad prétend que la SAI a commis une erreur en ne prenant pas en compte la période qu'il a effectivement passée en prison après avoir été condamné pour déterminer s'il était visé par les dispositions du paragraphe 64(2).

Les motifs de la peine infligée par le juge du procès

[12]            La juge Marin de la Cour de justice de l'Ontario a prononcé la peine de M. Sherzad, en se fondant apparemment sur la recommandation conjointe des avocats. La partie essentielle des motifs de la peine infligée par la juge Marin est la suivante :

[traduction] [...] J'ai tenu compte du fait que vous avez purgé, avant le procès , une période de détention de cent quatre-vingt-quinze jours pour laquelle on accorde généralement une réduction de peine à raison de deux pour un environ, ce qui équivaut à un peu plus d'un an. Je souscris à l'avis des deux avocats selon lequel il est nécessaire de prolonger votre détention étant donné vos antécédents et les infractions graves que vous avez commises. Je suis également d'accord avec la peine d'emprisonnement proposée par les deux avocats d'expérience. J'estime que la recommandation conjointe est appropriée et qu'elle tient compte de tous les principes pertinents de la détermination de la peine. Je demande à la greffière de noter dans la dénonciation la période de détention de cent quatre-vingt-quinze jours avant le procès. La Cour vous inflige une période additionnelle de quatorze mois de prison pour l'accusation de voies de fait graves, à purger concurremment aux peines infligées pour les accusations de voies de fait causant des lésions corporelles et pour l'accusation de défaut de se conformer aux conditions de la mise en liberté.

[13]            Le mandat d'incarcération indique que M. Sherzad a été incarcéré pour une période de [Traduction] « Quatorze (14) mois de prison : (cent quatre-vingt-quinze (195) jours en détention avant procès) Probation trois (3) ans » .

Questions en litige

[14]            M. Sherzad soulève trois questions dans le cadre de la présente demande :

1.          La SAI a-t-elle commis une erreur en admettant, postérieurement à l'audience, des éléments de preuve concernant sa compétence?

2.          La SAI a-t-elle commis une erreur en considérant sa détention présentencielle comme une « punition » aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR?

3.          La SAI a-t-elle commis une erreur en ne prenant pas en compte la période qu'il a effectivement passée en prison après avoir été condamné pour déterminer s'il était visé par les dispositions du paragraphe 64(2) de la LIPR?

Norme de contrôle


[15]            La première question que soulève M. Sherzad se rapporte à la décision de la SAI d'admettre en preuve, après l'audition de son appel, les motifs du juge chargé de déterminer la peine. Les parties conviennent qu'il s'agit là d'une décision discrétionnaire qui, à ce titre, commande une grande retenue. Une décision discrétionnaire ne devrait être infirmée que si elle a été prise sans tenir compte des éléments de preuve pertinents, si elle est fondée sur des éléments de preuve non pertinents et des facteurs étrangers à l'affaire ou si elle comporte un manquement à l'équité procédurale.

[16]            L'un des aspects de l'argumentation de M. Sherzad au sujet de la première question en litige concerne une question d'équité procédurale. C'est-à-dire que M. Sherzad allègue que si la SAI était disposée à exercer son pouvoir discrétionnaire et à admettre les motifs de la juge Marin, elle avait l'obligation positive de rouvrir son appel afin de lui permettre de produire d'autres éléments de preuve.

[17]            C'est la norme de la décision correcte qui s'applique au contrôle des questions d'équité procédurale : S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100.

[18]            Les deuxième et troisième questions de M. Sherzad portent essentiellement sur la bonne interprétation du paragraphe 64(2) de la LIPR. Pour ce qui est de ces questions, la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

[19]            Il convient de souligner que la question de savoir si la juge Marin a explicitement pris en compte la période que M. Sherzad passée en détention avant le procès pour déterminer la peine appropriée dans son cas est essentiellement une question de fait. Je signale toutefois qu'en tirant sa conclusion de fait, la SAI ne s'appuyait pas sur la déposition de vive voix de témoins, mais tirait plutôt des conclusions de la preuve documentaire, dont la Cour est maintenant saisie.


[20]            C'est pourquoi la Cour est aussi bien placée que la SAI pour déterminer ce qui s'est passé à l'audience de détermination de la peine de M. Sherzad. Il n'est toutefois pas nécessaire de tirer une conclusion précise quant aux conséquences que cela pourrait avoir pour la norme de contrôle, car je suis persuadée que les conclusion de fait de la SAI à cet égard étaient correctes.

Dispositions législatives applicables

[21]            Pour trancher les questions que M. Sherzad a soulevées, il convient de se reporter aux paragraphes 64(1) et (2) de la LIPR, dont voici le texte :

64. (1) L'appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l'étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l'étranger, son répondant.

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

(2) L'interdiction de territoire pour grande criminalité vise l'infraction punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans.

(2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least two years.

[22]            Certains passages de l'article 719 du Code criminel sont également pertinents :

719. (1) La peine commence au moment où elle est infligée, sauf lorsque le texte législatif applicable y pourvoit de façon différente [...]

719. (1) A sentence commences when it is imposed, except where a relevant enactment otherwise provides...

(3) Pour fixer la peine à infliger à une personne déclarée coupable d'une infraction, le tribunal peut prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde par suite de l'infraction [...]

(3) In determining the sentence to be imposed on a person convicted of an offence, a court may take into account any time spent in custody by the person as a result of the offence...

[23]            Les dispositions législatives applicables étant établies, je vais maintenant examiner les questions que M. Sherzad a soulevées.

La SAI a-t-elle commis une erreur en admettant, postérieurement à l'audience, des éléments de preuve concernant sa compétence?

[24]            L'appel interjeté par M. Sherzad de la mesure de renvoi prise contre lui a été entendu par la SAI le 9 mars 2004. À l'audience, le ministre n'a soulevé aucune question à propos de la compétence de la SAI, et l'appel de M. Sherzad a été pleinement débattu sur le fond. La SAI a ensuite différé le prononcé de sa décision.

[25]            Avant que la SAI rende sa décision, l'avocat du ministre a transmis à la SAI et à l'avocat de M. Sherzad une copie des motifs de la peine infligée par la juge Marin en 2002, accompagnée d'une lettre datée du 5 avril 2004. L'avocat du ministre a soutenu qu'il ressortait clairement de ces motifs que la punition imposée à M. Sherzad était supérieure à un emprisonnement de deux ans et que, de ce fait, la SAI n'avait pas compétence pour connaître de l'appel de M. Sherzad.

[26]            M. Sherzad a ensuite eu la possibilité de présenter une réponse. Il a affirmé que la SAI avait exercé sa compétence en rapport avec son appel et qu'elle était donc dessaisie de l'affaire en ce qui a trait à la question de sa compétence.

[27]            La SAI a déclaré qu'elle accepterait les nouveaux éléments de preuve du ministre, car ils concernaient la question de sa propre compétence, soulignant qu'elle ne pouvait pas rendre une décision si elle n'était pas compétente. La SAI a considéré qu'elle n'était pas dessaisie de l'affaire, car elle pouvait perdre sa compétence en tout temps jusqu'au moment où elle rend sa décision. À cet égard, la SAI s'est fondée sur l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Tsang c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (1997), 211 N.R. 131.

[28]            La SAI a ensuite fait remarquer ce qui suit:

Aucune preuve ne démontre que l'intimé a tardé à obtenir les motifs de la déclaration de culpabilité du juge S. Marin dans l'affaire criminelle de l'appelant pour confirmer que la peine d'emprisonnement totalisait plus de deux ans. L'intimé a demandé les motifs et, sans erreur apparente de sa part, les a reçus après l'audience.

[29]            Il est clair que la conclusion de la SAI à cet égard ne s'appuyait sur aucun élément de preuve. La lettre datée du 5 avril 2004 de l'avocat n'explique pas pourquoi les motifs n'ont pas été produits avant l'audition de l'appel de M. Sherzad, ou à l'audition de l'appel. Je ne suis toutefois pas convaincue que cette erreur, en soi, justifie l'annulation de la décision de la SAI.

[30]            Soit un tribunal a compétence pour connaître d'un litige particulier, soit il n'a pas compétence. De la même façon qu'une compétence ne peut pas être conférée à un tribunal avec le consentement des parties, un tribunal ne peut pas s'attribuer une compétence qu'il n'aurait pas autrement en refusant d'examiner des éléments de preuve qui établiraient qu'il n'avait pas compétence pour connaître de l'affaire en question.


[31]            Je ne suis donc pas convaincue que la SAI a commis une erreur en admettant en preuve, après l'audition de l'appel de M. Sherzad, les motifs de la juge chargée de déterminer la peine.

[32]            Je ne souscris pas non plus à l'argument subsidiaire de M. Sherzad selon lequel, si la SAI était disposée à exercer son pouvoir discrétionnaire et à admettre les éléments de preuve, elle avait l'obligation positive de rouvrir son appel afin de lui permettre de produire d'autres éléments de preuve.

[33]            M. Sherzad a eu la possibilité de répondre aux nouveaux éléments de preuve. Il a pleinement profité de cette possibilité et a produit de longues observations. Il n'a jamais demandé à soumettre des éléments de preuve additionnels. Il convient aussi de signaler que l'avocat de M. Sherzad n'a pas fait état d'éléments de preuve additionnels qui auraient peut-être pu aider la cause de son client. Dans les circonstances, je suis convaincue que les exigences de l'équité procédurale ont été respectées.

La SAI a-t-elle commis une erreur en considérant la période de détention présentencielle de M. Sherzad comme une « punition » aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR?

[34]            Le deuxième argument de M. Sherzad est que la SAI a commis une erreur en prenant en compte la période qu'il avait passée en détention avant le procès pour déterminer s'il était visé par le paragraphe 64(2) de la LIPR.


[35]            M. Sherzad a été condamné à 14 mois d'emprisonnement pour trois accusations distinctes, les peines devant être purgées concurremment. En prononçant la peine, la juge a tenu compte des 195 jours que M. Sherzad avait passés en détention avant le procès, lui attribuant une période de 390 jours de détention en appliquant un ratio de 2 pour 1.

[36]            L'argument de M. Sherzad comporte deux volets. Le premier est que les motifs de la juge chargée de déterminer la peine n'indiquent pas de manière suffisamment claire qu'elle a tenu compte de la période qu'il a passée en détention avant le procès. M. Sherzad affirme que le fait de conclure qu'un individu est visé par le paragraphe 64(2) comporte pour lui des conséquences fort graves, et que toute ambiguïté dans les motifs du juge chargé de déterminer la peine devrait être tranchée en faveur de l'individu.

[37]            Le second volet de l'argument de M. Sherzad est que, indépendamment des motifs du juge chargé de déterminer la peine, la période de détention avant le procès ne devrait pas être prise en compte pour déterminer si un individu est visé par le paragraphe 64(2).

[38]            J'examinerai chacun de ces arguments l'un à la suite de l'autre.

La juge Marin a-t-elle explicitement pris en compte la période que M. Sherzad a passée en détention avant le procès pour déterminer la peine appropriée dans son cas?

[39]            M. Sherzad soutient que les motifs de la juge sont assez ambigus en ce qui concerne la manière dont elle a tenu compte de la période passée en détention avant le procès. Selon lui, l'équité exige que toute ambiguïté à cet égard soit tranchée en sa faveur.

[40]            À l'appui de cette prétention, M. Sherzad fait remarquer que le paragraphe 64(2) n'a pas simplement pour effet d'éteindre le droit d'un individu d'interjeter appel devant la SAI. En vertu de l'alinéa 46(1)c) et de l'article 49 de la LIPR, la prise d'effet d'une mesure de renvoi emporte la perte du statut de résident permanent.

[41]            Je ne suis pas convaincue que les motifs de la juge Marin étaient ambigus. La juge a expressément déclaré qu'en infligeant la peine à M. Sherzad, elle avait tenu compte du fait qu'il avait passé 195 jours en détention avant le procès. Elle a signalé que, en appliquant un ratio de 2 pour 1, cette période équivalait à un peu plus d'un an. Elle a ensuite déclaré qu'une période de détention additionnelle était exigée, ce qui l'a amenée à décider d'imposer [Traduction] « une période additionnelle de quatorze mois de prison » .

[42]            À mon avis, il est très clair qu'au moment de déterminer la peine appropriée, la juge Marin a expressément pris en compte la période que M. Sherzad avait passée en détention avant le procès.

[43]            Cela nous amène au second volet de l'argumentation de M. Sherzad, à savoir qu'il ne faudrait pas considérer qu'une période de détention présentencielle fait partie de l' « emprisonnement » d'un individu aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR.

Faut-il considérer que la période de détention présentencielle fait partie de l' « emprisonnement » aux fins du paragraphe 64(2) de la LIPR?

[44]            M. Sherzad reconnaît que la Cour a rendu plusieurs décisions portant sur le traitement qui doit être réservé à la période passée en détention avant un procès (ce que l'on appelle aussi le « temps mort » ), relativement à l'exigence de deux ans que comporte le paragraphe 64(2) de la LIPR et, jusqu'à maintenant, la Cour a dans tous les cas estimé que cette période fait partie de l'emprisonnement aux fins de l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR : voir Allen c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (5 mai 2003), IMM-2439-02; Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 63; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Smith [2004] A.C.F. no 2159, 2004 CF 63; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Gomes [2005] A.C.F. no 369, 2005 CF 299 et Cheddesingh (Jones) c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2005 CF 667.


[45]            Le raisonnement suivi dans ces décisions est illustré par les commentaires du juge Pinard dans la décision Atwal, où il a fait remarquer qu'en adoptant le paragraphe 64(2) de la LIPR, « le législateur a voulu établir une norme objective de criminalité au regard de laquelle un résident permanent perd son droit d'appel. On peut présumer que le législateur était au courant du fait que, conformément à l'article 719 du Code criminel, la période de détention présentencielle est prise en considération lors de la détermination des peines » .

[46]            Néanmoins, M. Sherzad soutient en toute déférence que ces décisions sont erronées en droit. Selon lui, le paragraphe 64(2) de la LIPR est ambigu. En conséquence, pour interpréter cette disposition, il est nécessaire de recourir à des principes d'interprétation secondaires, dont la présomption voulant qu'on ne puisse porter atteinte aux droits acquis et la prise en considération des valeurs de la Charte.

[47]            À l'appui de son argument selon lequel le paragraphe 64(2) est ambigu, M. Sherzad invoque la décision Cartwright c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), [2003] A.C.F. no 83, dans laquelle la juge Heneghan a dit que le libellé de cette disposition « [...] n'est pas des plus limpides » . Il se reporte aussi à des décisions dans lesquelles la SAI a interprété le paragraphe 64(2) et considéré qu'il exclut le fait de prendre en compte le temps mort pour déterminer si un individu est visé par cette disposition. Voir, par exemple, Welcome c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] D.S.A.I. no 608 et Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] D.S.A.I. no 82.

[48]            D'après M. Sherzad, interpréter le paragraphe 64(2) à l'aide des principes d'interprétation susmentionnés amène à conclure que le législateur n'entendait pas priver des individus de leur droit d'interjeter appel devant la SAI dans des situations similaires à la sienne.


[49]            Je conviens avec la juge Heneghan que le sens du paragraphe 64(2) n'est pas des plus limpides, mais lorsqu'on interprète cette disposition en tenant compte de la jurisprudence existante en matière criminelle portant sur la détermination de la peine, son sens devient clair. Il n'est donc pas nécessaire de recourir à des principes d'interprétation secondaires.

[50]            Il est question au paragraphe 64(2) d'une infraction « punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans » . La question en litige porte sur le sens du terme « punie » . D'après M. Sherzad, la « punition » signifie la peine infligée au délinquant, qui était, dans son cas, de 14 mois. À l'appui de cette prétention, M. Sherzad invoque les dispositions du paragraphe 719(1) du Code criminel, qui prévoit qu'une peine commence habituellement au moment où elle est infligée.

[51]            Il est donc évident que l'argument de M. Sherzad repose sur l'hypothèse que sa « punition » est synonyme de sa « peine » .


[52]            Selon moi, cette hypothèse est réfutée par les arrêts R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, de la Cour suprême du Canada, et R. c. McDonald, (1998) 40 O.R. (3d) 641, de la Cour d'appel de l'Ontario. Ces deux arrêts portaient sur la constitutionnalité des peines minimales obligatoires. Dans chaque cas, la Cour a fait une distinction entre la « punition » ou la « sanction » imposée à une personne et la « peine » qui lui est infligée. Tout en soulignant qu'une peine ne commence qu'au moment où elle est infligée, la Cour a statué que la période passée en détention avant un procès pouvait faire partie de la punition imposée au délinquant.

[53]            À cet égard, le juge Arbour a fait remarquer aux pages 447 et 478 de l'arrêt Wust que « [...] bien que la détention avant le procès ne se veuille pas une sanction lorsqu'elle est infligée, elle est, de fait, réputée faire partie de la peine après la déclaration de culpabilité du délinquant, par l'application du par. 719(3) du Code criminel » .

[54]            Examinant les répercussions de la détention avant le procès quant à la possibilité d'ordonner l'emprisonnement avec sursis, la Cour suprême du Canada a récemment confirmé que la période passée en détention avant le procès fait partie de la durée totale de l'emprisonnement d'un délinquant : voir R. c. Fice, 2005 C.S.C. 32.

[55]            Il convient de rappeler à ce stade que le paragraphe 64(2) de la LIPR ne concerne pas la durée de la peine infligée au délinquant, mais la punition infligée. Il ressort clairement de la jurisprudence qu'une fois qu'un individu est déclaré coupable d'un crime, la période qu'il passe en détention avant son procès est réputée faire partie de la punition infligée.


[56]            La Cour suprême du Canada a donc clairement déterminé que, dans le calcul de la peine d'emprisonnement infligée à un délinquant, le juge chargé de déterminer la peine est autorisé à prendre en compte la période que le délinquant a passée en détention avant le procès. En outre, il ressort clairement des arrêts Wust et McDonald que, dans l'établissement de la période qui devrait être prise en compte dans le cas d'un délinquant, le juge chargé de déterminer la peine est autorisé à appliquer un multiplicateur au « temps mort » pour tenir compte des conditions plus difficiles que vivent les délinquants dans les centres de détention provisoires.

[57]            C'est donc dire que la période passée en détention pour un délinquant avant sa condamnation est réputée faire partie de la « punition » qui lui est infligée. Il ne conviendrait pas, à mon avis, qu'un délinquant puisse faire valoir, en matière criminelle, qu'il faudrait réduire sa peine à cause de la période qu'il a passée en détention avant de subir son procès, et qu'il puisse ensuite faire volte-face, en matière d'immigration, et dire qu'il ne faudrait pas prendre en compte la période passée en détention avant le procès, et que seule la durée de la peine devrait être prise en compte pour l'application du paragraphe 64(2) de la LIPR.

[58]            Comme l'a signalé le juge Mosley dans Cheddesingh (Jones), une telle interprétation irait à l'encontre des principes formulés dans l'arrêt Wust et de l'intention qu'avait le législateur en adoptant l'article 64 de la LIPR.


[59]            Par ailleurs, accepter l'interprétation que fait M. Sherzad du paragraphe 64(2) entraînerait un résultat absurde. Par exemple, si un individu inculpé d'une infraction plaidait coupable au moment de l'arrestation et était condamné deux ans d'emprisonnement, son droit d'appel devant la SAI serait éteint par l'application du paragraphe 64(2). Par contre, un autre individu, inculpé de la même infraction dans des circonstances identiques, pourrait décider de subir un procès. S'il était déclaré coupable, la période qu'il a passée en détention avant le procès serait prise en compte et sa peine serait réduite en conséquence, devenant inférieure à deux ans. Dans de telles circonstances, le second délinquant aurait encore le droit d'interjeter appel devant la SAI.

[60]            Dans le même ordre d'idées, un délinquant qui passerait deux ans en détention avant de subir son procès et qui serait ensuite condamné « à la peine déjà purgée » n'aurait, suivant l'interprétation de M. Sherzad, reçu aucune « punition » aux fins de l'application du paragraphe 64(2).

[61]            Une telle interprétation inciterait concrètement les délinquants à invoquer les délais avant procès afin de contourner le paragraphe 64(2), ce qui n'est certes pas l'intention du législateur.

[62]            En l'espèce, M. Sherzad a passé 195 jours en détention avant le procès. Son temps mort a été compté en double. Autrement dit, en déterminant la peine qui convenait dans le cas de M. Sherzad, la juge Marin a pris en compte 390 jours pour la période purgée avant sa condamnation. Cela équivaut à un peu moins de 13 mois. Elle lui a ensuite infligé une peine additionnelle de 14 mois.

[63]            Ainsi, la « peine » de M. Sherzad était peut-être de 14 mois, mais sa « punition » était un peu inférieure à 27 mois.

[64]            Je suis donc convaincue que la SAI a eu raison de conclure qu'il a été mis fin en vertu de l'article 64 de la LIPR à l'appel de M. Sherzad de la mesure d'expulsion prise en 2004 parce qu'il a commis un acte de grande criminalité, c'est-à-dire une infraction pour laquelle il a été puni par un emprisonnement de plus de deux ans.

[65]            Il reste à examiner le dernier argument de M. Sherzad, c'est-à-dire qu'en évaluant s'il était visé par le paragraphe 64(2) de la LIPR, la SAI aurait dû prendre en compte la période qu'il avait effectivement passée en prison après avoir été condamné. C'est cette question que je vais maintenant examiner.

La SAI a-t-elle commis une erreur en ne prenant pas en compte la période que M. Sherzad a effectivement passée en prison après avoir été condamné pour déterminer s'il était visé par les dispositions du paragraphe 6492) de la LIPR?

[66]            La juge Marin a condamné M. Sherzad à un emprisonnement de 14 mois mais, en réalité, il n'a passé que neuf mois en prison avant d'être libéré. Selon M. Sherzad, être « puni [...] par un emprisonnement » signifie être placé en détention. Cela n'est le cas, selon lui, que si l'individu est physiquement en prison. Comme il n'a été emprisonné que pendant neuf mois après avoir été condamné, il n'était pas visé par le paragraphe 64(2). C'est pourquoi M. Sherzad affirme qu'on aurait dû l'autoriser à poursuivre son appel devant la SAI.


[67]            La juge Heneghan a traité de cette question dans la décision Cartwright, citée plus tôt. Cette question a aussi été examinée par le juge Martineau dans la décision Martin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 83. Dans les deux cas, la Cour a conclu qu'il faut considérer que le paragraphe 64(2) se rapporte à la durée de la peine infligée par le juge du procès plutôt qu'à la période réellement passée en prison avant l'obtention de la libération conditionnelle.

[68]            Comme l'a souligné la juge Heneghan dans la décision Cartwright :

[69] L'admissibilité à la libération conditionnelle est régie par la partie II de laLoi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20. Par ailleurs, il existe différentes sortes de libertés conditionnelles, lesquelles s'assortissent de conditions variables. Si l'interprétation du paragraphe 64(2) offerte par le demandeur est admise, la durée de l' « emprisonnement » , au sens où ce mot est employé dans la LIPR, serait déterminée par la Commission nationale des libérations conditionnelles ou les commissions des libérations conditionnelles provinciales, selon le cas, plutôt que par les juridictions pénales lors du prononcé de la sentence.

[70] Je conviens avec le demandeur que la durée de la période réellement passée en détention est un des éléments permettant d'évaluer le degré de réadaptation d'un individu. Cependant, rien n'indique que le législateur, lorsqu'il a adopté le paragraphe 64(2), avait l'intention de se servir de ces décisions relatives à la liberté conditionnelle comme critère décisif au titre de la grande criminalité.

[71] À mon sens, le paragraphe 64(2) renvoie à l'emprisonnement auquel le contrevenant a été condamné, c'est-à-dire la peine infligée, plutôt qu'à la période réellement passée en prison avant l'obtention de la libération conditionnelle.

[69]            En l'espèce, M. Sherzad soutient avec déférence que c'est inexact, et que la juge Heneghan a commis une erreur en insérant dans la définition du terme « punie » des mots qui ne s'y trouvent pas vraiment. Cet argument a été examiné - et rejeté - par le juge Martineau dans la décision Martin, où il a dit :


[14] [...] Nonobstant l'argumentation sérieuse de son avocat, je ne peux adopter l'interprétation avancée par la demanderesse. Lorsque les termes du paragraphe 64(2) sont replacés dans leur contexte global, non seulement en suivant leur sens ordinaire et grammatical mais aussi pour qu'ils s'harmonisent avec l'esprit et l'objet de la LIPR (Rizzo et Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21), on ne peut raisonnablement leur donner un autre sens que celui qui renvoie à la longueur de la sentence prononcée et non à celle de la période réellement passée en prison.

[70]            Je souscris à l'analyse faite dans les décisions Cartwright et Martin, et je ne puis donc retenir les arguments de M. Sherzad à cet égard.

Conclusion

[71]            Pour ces motifs, la demande est rejetée.

Certification

[72]            Des questions ont été certifiées dans les décisions Atwal, Smith et Martin. M. Sherzad soutient que les mêmes questions se posent en l'espèce et, par conséquent, que ces questions devraient être certifiées.

[73]            Si je comprends bien la position du ministre, celui-ci admet que l'affaire soulève des questions graves de portée générale. Le défendeur ne consent pas à la certification, mais je ne crois pas qu'il s'y oppose non plus.

[74]            La même question a été certifiée dans les décisions Atwal et Smith :


L' « emprisonnement » visé au paragraphe 64(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-il la période de détention présentencielle qui est expressément prise en compte dans la détermination de la peine imposée à une personne?

[75]            Les appels interjetés dans Atwal et Smith ont depuis lors été abandonnés. Néanmoins, comme l'illustre la présente espèce, la question continue de se poser. Dans ce contexte, je suis persuadée qu'il s'agit d'une question grave de portée générale, qui transcende les intérêts des parties, et je suis donc disposée à la certifier.

[76]            Aucune question n'a été certifiée dans la décision Cartwright. Dans Martin, le juge Martineau a certifié les deux questions suivantes :

1) Le terme « punie » , utilisé au paragraphe 64(2) de la LIPR au sujet d'un emprisonnement, renvoie-t-il à la sentence imposée ou à la période de temps passée sous garde?

2) Le paragraphe 64(2) de la LIPR viole-t-il l'article 7 de la Charte d'une façon qui ne peut être justifiée par l'article premier de la Charte?

L'argument relatif à la Charte n'a pas été invoqué en l'espèce et n'est donc pas déterminant. Je suis toutefois convaincue qu'il convient de certifier la première question. Cependant, j'ai proposé de la modifier légèrement afin d'établir une distinction claire avec la question qui se rapporte à la détention avant le procès.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.          Les questions graves de portée générale qui suivent sont certifiées :

1. L' « emprisonnement » visé au paragraphe 64(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-il la période de détention présentencielle qui est expressément prise en compte dans la détermination de la peine imposée à une personne?

2. Le terme « punie » , utilisé au paragraphe 64(2) de la LIPR au sujet d'un emprisonnement, renvoie-t-il à la période effectivement passée en prison après le prononcé de la peine?



           « A. Mactavish »

                     Juge


Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.




COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-5154-04

INTITULÉ :               KARAMUDDIN SHERZAD

                                                                                           demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                             défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 12 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                                   LE 27 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton            POUR LE DEMANDEUR

Martin Anderson          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann & Associates                                       POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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