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Date : 20190712


Dossier : IMM‑5714‑18

Référence : 2019 CF 932

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

GREGORY GEORGE ANCEL ALLEN

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  J’ai décrit le contexte de la présente affaire dans la décision par laquelle j’ai refusé de surseoir à l’exécution de l’ordonnance de mise en liberté du défendeur rendue par un commissaire de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) c Allen, 2018 CF 1194). La présente demande de contrôle judiciaire, déposée par le ministre au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], porte sur cette ordonnance de mise en liberté.

[2]  En bref, le défendeur est un citoyen jamaïcain né en octobre 1978. Il est arrivé au Canada en 1999 au titre d’une demande de parrainage d’un époux. Cependant, il a perdu son statut de résident permanent après avoir été déclaré coupable d’infractions criminelles graves. Une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 13 octobre 2016.

[3]  En mars 2017, le défendeur a été transféré d’un pénitencier fédéral (où il purgeait la peine qui lui avait été imposée pour ses déclarations de culpabilité les plus récentes) vers un établissement correctionnel provincial, où il a été placé en détention au titre de la LIPR en attendant son renvoi du Canada. Comme l’exige la LIPR, cette détention a fait l’objet d’examens réguliers. La SI a maintenu la détention du défendeur jusqu’à ce qu’elle prenne la décision en cause. Le renvoi du défendeur a été retardé en raison de l’absence de titre de voyage de la Jamaïque.

[4]  Le 19 novembre 2018, le commissaire de la SI a ordonné que le défendeur soit mis en liberté sous réserve de certaines conditions. Le lendemain, le juge Fothergill a fait droit à la requête présentée par le ministre en vue d’obtenir une suspension interlocutoire provisoire de l’ordonnance de mise en liberté. Le 27 novembre 2018, j’ai instruit la requête par laquelle le ministre sollicitait la suspension interlocutoire de l’ordonnance de mise en liberté, en attendant que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soit tranchée. Pour les motifs rendus le 28 novembre 2018, j’ai rejeté cette requête.

[5]  Le 12 décembre 2018, j’ai fait droit à la demande d’autorisation du ministre de soumettre l’ordonnance de mise en liberté à un contrôle judiciaire. L’audition de cette demande a eu lieu le 6 février 2019. J’ai mis ma décision en délibéré.

[6]  Dans une lettre datée du 26 juin 2019, l’avocat du ministre a informé la Cour que le défendeur avait de nouveau été arrêté et placé en détention pour avoir contrevenu aux conditions de sa mise en liberté. L’avocat du ministre a fourni des détails additionnels concernant la prétendue violation et la détention du défendeur dans une lettre de suivi datée du 28 juin. Il a précisé que le défendeur avait de nouveau été arrêté le 25 juin 2019, et que le maintien de sa détention avait été ordonné après l’examen des motifs de détention dans les 48 heures effectué le 27 juin 2019. Le 24 juin 2019, l’une de ses cautions (sa conjointe de fait) a déclaré que le défendeur l’avait agressée pendant sa mise en liberté et qu’il était parti de chez elle, même s’il était tenu de résider à son domicile aux termes des conditions de sa mise en liberté. La caution a demandé à être libérée de ses obligations. Le défendeur a été arrêté le lendemain.

[7]  L’avocat a également indiqué qu’un titre de voyage a été obtenu pour le défendeur et que son renvoi est prévu pour le 16 juillet 2019.

[8]  Le fait que le défendeur a de nouveau été arrêté et que sa détention a été maintenue soulève à présent deux questions. Premièrement, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre à l’égard de l’ordonnance de mise en liberté du 19 novembre 2018 est-elle théorique? Deuxièmement, dans l’affirmative, devrais‑je néanmoins statuer sur le fond de cette demande? Le ministre fait valoir que la demande est théorique, mais qu’elle devrait tout de même être tranchée sur le fond. Le défendeur en convient (quoique pour des motifs légèrement différents), mais il n’avance aucun argument quant au caractère théorique au cas où il serait renvoyé du Canada avant qu’une décision ne soit rendue à l’égard de la demande de contrôle judiciaire.

[9]  J’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire du ministre est théorique et que, malgré l’avis exprimé par les parties, je ne devrais pas exercer mon pouvoir discrétionnaire pour statuer néanmoins sur le fond de la demande.

[10]  La règle du caractère théorique « procède du principe voulant que les tribunaux n’instruisent que des affaires présentant un litige actuel à résoudre, où leur décision aura ou pourra avoir des conséquences sur les droits des parties, sauf s’ils décident, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, qu’il est néanmoins dans l’intérêt de la justice d’entendre un appel » (Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS  3, au par. 17).

[11]  Il est bien établi que l’analyse portant sur le caractère théorique comporte deux étapes. La première question à se poser est de savoir s’il existe un litige actuel qui a des conséquences ou pourrait avoir des conséquences sur les droits des parties. Si la réponse à cette question est non, l’instance est théorique, mais la cour doit malgré tout se demander si elle devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et trancher l’affaire sur le fond (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS  342, aux p. 353 à 363 [Borowski]; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195, au par. 10).

[12]  Le ministre soutient que la demande de contrôle judiciaire est théorique, car l’ordonnance de mise en liberté à laquelle elle se rapporte a maintenant été remplacée par une nouvelle ordonnance de détention rendue par la SI. À l’appui de cette position, il cite les décisions Mazzei c Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services), [2006] 1 RCS  326, au par. 15; Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 502, aux par. 13 et 14; et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ismail, 2014 CF 390, au par. 20. Le ministre a également cité ma décision dans l’affaire Fomenky c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1160, aux par. 18 à 22, où j’ai conclu que la mise en liberté du demandeur ordonnée à l’issue d’un examen subséquent des motifs de détention avait eu pour effet de rendre théorique la demande de contrôle judiciaire visant l’ordonnance de détention. Je conviens que ces décisions sont directement pertinentes. En l’espèce, le litige « concret et tangible » entre les parties concernait la question de savoir si l’ordonnance de mise en liberté de la SI devait être confirmée ou infirmée. Le défendeur ayant de nouveau été arrêté et placé en détention au titre d’une nouvelle ordonnance de la SI, « le substratum [de l’instance] a disparu » (Borowski, à la p. 357). Le fait de trancher les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire n’aurait aucune incidence pratique.

[13]  J’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire est théorique, mais je dois malgré tout examiner la question de savoir si je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et statuer sur le fond de la demande.

[14]  Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a formulé des lignes directrices pour l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Trois facteurs ont été relevés : 1) l’existence ou non d’un contexte contradictoire; 2) l’économie des ressources judiciaires; 3) la question de savoir si le fait de trancher l’affaire sur le fond serait compatible avec la fonction juridictionnelle de la Cour par rapport à la fonction législative du gouvernement (aux p. 358 à 363). La Cour a souligné qu’il ne s’agissait pas là d’une liste exhaustive : « il n’est pas souhaitable d’aller au‑delà d’une généralisation convaincante parce qu’une liste exhaustive aurait comme conséquence d’entraver indûment, pour l’avenir, le pouvoir discrétionnaire de la Cour » (à la p. 358). Ce pouvoir discrétionnaire est « à exercer de façon judiciaire selon les principes établis » (ibid.). En outre, l’application de ces facteurs n’est pas un « processus mécanique » (à la p. 363). Il se peut que les facteurs ne tendent pas tous vers la même conclusion dans une affaire donnée, et l’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (ibid.). La question ultime est de savoir ce qui est dans l’intérêt de la justice.

[15]  Le ministre a contesté l’ordonnance de mise en liberté pour trois motifs principaux : 1) la conduite du commissaire de la SI à l’audience suscite une crainte raisonnable de partialité; 2) le commissaire de la SI n’a pas expliqué par des motifs clairs et convaincants sa décision d’aller à l’encontre des décisions antérieures dans lesquelles la SI avait ordonné le maintien de la détention du défendeur; et 3) la décision est déraisonnable, en particulier parce que la caution a été approuvée, malgré l’existence de renseignements attestant des incidents passés de violence familiale.

[16]  Je conviens que le premier des facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski est favorable à ce que la présente affaire soit tranchée sur le fond. Il ne fait aucun doute qu’il existe encore en l’espèce un contexte contradictoire. Les parties sont encore pleinement engagées et ont toutes deux très habilement fait valoir des arguments quant au fond de la demande de contrôle judiciaire.

[17]  J’estime que le troisième des facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski est une considération neutre dans les circonstances de la présente affaire. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada, la Cour « doit prendre en considération sa fonction véritable dans l’élaboration du droit » et « se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique » (Borowski, à la p. 362). La Cour poursuit : « On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative » (ibid.). Le danger d’une telle intrusion était manifeste dans l’arrêt Borowski, qui portait sur une contestation théorique de la constitutionnalité de la législation régissant l’avortement. Un tel danger n’existe pas en l’espèce. De même, la Cour ne se retrouverait pas à abdiquer sa véritable fonction dans l’élaboration du droit si elle déclinait de statuer sur le fond de la présente affaire.

[18]  À mon avis, la considération déterminante tient au deuxième des facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski. Il ne fait aucun doute que le fait de refuser de trancher l’affaire sur le fond à ce stade avancé signifierait que les ressources utilisées à ce jour par la Cour (sans parler des parties) seraient gaspillées. Ce serait très regrettable. Cependant, le concept d’« économie judiciaire » est plus nuancé. Il reconnaît que le fait de trancher une affaire théorique sur le fond peut représenter une utilisation efficace des ressources judiciaires si l’affaire soulève des questions importantes qui risquent d’échapper à l’examen judiciaire (R c Penunsi, 2019 CSC 39, au par. 10). Il reconnaît aussi inversement qu’en l’absence de telles conditions, les ressources judiciaires ne seraient pas utilisées de manière efficace.

[19]  À mon avis, aucun des motifs soulevés par le ministre ne risque d’échapper à l’examen judiciaire. De plus, l’importance des questions concernant la partialité et la nécessité d’énoncer des motifs clairs et convaincants pour aller à l’encontre des décisions antérieures de la SI ne transcendent pas le contexte de la présente affaire. Le droit à l’égard de ces deux questions est clair et bien établi. Pour être honnête, le ministre n’a pas insisté sur ces motifs dans le contexte de la question liée au caractère théorique. Il insiste plutôt sur la question du caractère raisonnable de la décision du commissaire de la SI d’approuver la caution. Le ministre fait valoir qu’il [traduction« est dans l’intérêt public que la Cour tranche la question de savoir s’il était raisonnable de la part du commissaire de la SI d’accepter des cautions malgré les allégations antérieures de violence familiale et leur rejet par un autre commissaire de la Section de l’immigration ». Le ministre ajoute qu’il est extrêmement important de trancher ces questions, compte tenu des motifs pour lesquels le défendeur a de nouveau été arrêté récemment et placé en détention.

[20]  Le ministre ne demande pas que de nouveaux éléments de preuve liés aux événements postérieurs à la mise en liberté du défendeur soient admis en preuve relativement au fond de la demande de contrôle judiciaire. Il soutient plutôt que ces événements justifient que le tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire et juge du caractère raisonnable de l’ordonnance de mise en liberté sur la base du dossier dont le commissaire de la SI était saisi. Je conviens avec le ministre que toute question de violence familiale revêt la plus grande importance, mais je ne suis pas d’avis que cela suffit à justifier une décision quant au caractère raisonnable de l’ordonnance de mise en liberté en l’espèce. Les éléments de preuve relatifs à la violence familiale dont disposait le commissaire de la SI étaient, pour le moins, équivoques. Ils ne permettent pas vraiment d’étayer le genre de déclarations générales que le ministre semble espérer de ma part.

[21]  Pour sa part, le défendeur avance un autre argument pour faire valoir que je devrais trancher la demande de contrôle judiciaire sur le fond malgré son caractère théorique : [traduction« compte tenu de la nature cumulative des décisions rendues à l’issue des examens des motifs de détention, le fait de statuer sur le caractère raisonnable de la mise en liberté prononcée en octobre 2018 aura une incidence sur les circonstances de sa détention aujourd’hui ».

[22]  De ce que je saisis, le défendeur fait allusion au principe portant que, en règle générale, le commissaire de la SI doit énoncer des motifs clairs et convaincants pour pouvoir aller à l’encontre des décisions antérieures de la SI (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4, aux par. 10 à 14). Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada, cela peut signifier que les examens périodiques des motifs de détention prévus par la LIPR « sont susceptibles de faire l’objet d’un raisonnement autoréférentiel, au lieu de constituer un examen nouveau et indépendant de la situation du détenu » (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Chhina, 2019 CSC 29, au par. 62).

[23]  À mon avis, ce problème ne se pose pas en l’espèce. Dans le meilleur des cas pour le défendeur, si je devais statuer sur le fond de la demande, je confirmerais l’ordonnance de mise en liberté. Mais, quand bien même je le ferais, cette ordonnance de mise en liberté se révélerait beaucoup moins utile, voire totalement inutile, pour le défendeur lors des examens ultérieurs des motifs de détention, compte tenu de la manière dont il s’est conduit lorsqu’il a été remis en liberté au titre de cette ordonnance. En d’autres termes, le risque de raisonnement autoréférentiel est négligeable, voire inexistant, en l’espèce en raison des événements survenus lorsque le défendeur a été remis en liberté. Sa conduite pourrait fournir des motifs clairs et convaincants d’ordonner le maintien de sa détention malgré une décision confirmant l’ordonnance de mise en liberté rendue à son égard. Même si le risque de raisonnement autoréférentiel pourrait supposer qu’une demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique dans certaines circonstances, j’estime que ce n’est pas le cas ici. Cela étant dit, la question de l’importance de la conduite du défendeur pendant sa mise en liberté ne m’a pas été soumise et je ne me prononcerai pas à ce sujet.

[24]  Après avoir pondéré l’ensemble des considérations précédentes, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de trancher la demande de contrôle judiciaire du ministre sur le fond, malgré son caractère théorique.

[25]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée parce qu’elle est théorique.

[26]  À l’audition de la présente demande, les parties ont convenu que la demande de contrôle judiciaire ne soulevait pas de question grave de portée générale aux fins de la certification suivant l’alinéa 74d) de la LIPR. Comme elles n’ont pas eu la possibilité d’aborder cette question dans le contexte du caractère théorique, la Cour demande aux parties de lui faire part par écrit de leur position respective au plus tard le 19 juillet 2019.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5714‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire visant la décision du 19 novembre 2018 de la Section de l’immigration est rejetée parce qu’elle est théorique.

  2. Au plus tard le 19 juillet 2019, les parties feront part à la Cour de leur position respective concernant la question de savoir si une question grave de portée générale devrait être certifiée aux termes de l’alinéa 74d).

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’août 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5714‑18

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c GREGORY GEORGE ANCEL ALLEN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 6 février 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

le 12 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Gregory George

Nadine Silverman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Simon Wallace

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

McCarten Wallace Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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