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Date : 20190708


Dossiers : T‑1147‑16

T‑1148‑16

Référence : 2019 CF 900

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Diner

Dossier : T‑1147‑16

ENTRE :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

LUCA M. CICIARELLI,

alias LUCA CICARELLI

1585677 ONTARIO LTD

défendeurs

Dossier : T‑1148‑16

ET ENTRE :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

GIUSEPPE MONTANA

alias GIUSEPPI MONTANA ET

JOE MONTANA

15856777 ONTARIO LTD

PRIVATE DISPOSAL SYSTEMS LTD

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur présente la présente requête afin de faire modifier l’ordonnance de communication précédente rendue par la Cour, pour y ajouter comme condition que l’exigence de « fournir » des documents aux fins de vérification doit inclure l’exigence que les documents soient « livrés » aux locaux du demandeur. Toutefois, les défendeurs demandent à la Cour de rejeter la requête du demandeur visant à faire modifier l’ordonnance de communication, parce qu’ils s’y conforment déjà et qu’ils ont mis les documents à la disposition du demandeur, pour examen et inspection, au bureau de leurs comptables. Par conséquent, les parties sont dans une impasse.

[2]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, la requête du demandeur sera accueillie, de sorte que l’ordonnance sera modifiée pour ajouter comme condition que les documents soient fournis en les remettant au demandeur à son établissement.

[3]  Deux requêtes essentiellement similaires ont été présentées. La présente ordonnance et les présents motifs portent sur les deux requêtes. Par conséquent, une copie de la présente ordonnance et des présents motifs sera déposée dans chacun des dossiers de requête.

II.  Le contexte

[4]  La présente affaire s’inscrit dans le cadre d’un contentieux qui s’étend sur un certain nombre d’années et comprend de nombreuses audiences. Je ne présenterai qu’un résumé des points qui ont une incidence directe sur les questions soulevées dans la requête d’aujourd’hui, plutôt que de dresser un historique complet des diverses contestations présentées par les défendeurs, y compris celles entendues à la Cour suprême.

A.  L’ordonnance de communication

[5]  Le 9 août 2016, le juge Brown a rendu une ordonnance obligeant les défendeurs à fournir certains documents aux agents autorisés de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] dans les 30 jours [l’ordonnance de communication]. L’ordonnance de communication a été rendue en prévision d’une vérification imminente par l’ARC, conformément aux articles 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu [la LIR] et 289.1 de la Loi sur la taxe d’accise [la LTA]. La liste des livres, dossiers, documents et renseignements [les documents] à fournir figure en annexe de l’ordonnance de communication. Une liste des documents à fournir a de nouveau été reproduite aux annexes 1 et 2 de la présente ordonnance.

[6]  Avant de rendre l’ordonnance de communication, la Cour a rejeté la demande, présentée par les défendeurs, visant à obtenir un ajournement de l’audition de la demande. Après la délivrance de l’ordonnance, les défendeurs ont interjeté appel de l’ordonnance rejetant la demande d’ajournement, mais non de l’ordonnance de communication, au motif que la Cour avait manqué, entre autres choses, à l’équité procédurale à l’égard des défendeurs et à leur droit à une audience équitable. La Cour d’appel fédérale [la CAF] a rejeté l’appel des défendeurs en septembre 2017.

[7]  Les défendeurs ont alors sollicité une autorisation de pourvoi, à l’encontre de l’ordonnance de la CAF, à la Cour suprême du Canada. La Cour suprême du Canada a refusé d’accorder l’autorisation.

B.  L’ordonnance pour outrage au tribunal

[8]  Le 19 avril 2018, le juge Phelan a examiné une requête en outrage au tribunal pour le non‑respect de l’ordonnance de communication. Il a conclu que les trois exigences du critère relatif à l’outrage étaient satisfaites, à savoir que (i) l’ordonnance de communication énonçait clairement et sans équivoque ce qui devait être fait, (ii) que les défendeurs étaient tous au courant de l’ordonnance de communication et (iii) qu’ils l’avaient intentionnellement violée. Par conséquent, le juge Phelan a rendu une ordonnance pour outrage au tribunal, qui exigeait notamment que les défendeurs produisent les documents dans les 10 jours. Le juge Phelan a approuvé l’observation du juge Brown selon laquelle les questions des défendeurs constituaient une tactique dilatoire et créaient de la confusion là où il n’y en avait pas.

C.  L’ordonnance relative à la détermination de la peine

[9]  Le 21 juin 2018, le juge Phelan a rendu une ordonnance de détermination de la peine (suivie d’une ordonnance modifiée de détermination de la peine deux semaines plus tard), reprochant aux défendeurs de ne pas avoir communiqué les documents à l’ARC comme l’exigeaient d’abord l’ordonnance de communication et, par la suite, l’ordonnance pour outrage au tribunal (collectivement, les ordonnances).

[10]  Les modalités de l’ordonnance de détermination de la peine stipulaient que, si les défendeurs ne fournissaient pas les documents dans les 30 jours, le demandeur pouvait demander à la Cour fédérale de délivrer un mandat d’arrestation contre eux.

D.  Les requêtes des défendeurs visant à surseoir à l’exécution des ordonnances précédentes

[11]  Le 9 juillet 2018, les défendeurs ont déposé des requêtes auprès de la Cour visant à surseoir à l’exécution de l’ordonnance de communication, de l’ordonnance pour outrage au tribunal et de l’ordonnance de détermination de la peine. Le 13 août 2018, la Cour a rejeté toutes les requêtes des défendeurs visant à surseoir à l’exécution de ces trois ordonnances.

E.  La question découlant de la délivrance des ordonnances

[12]  À la suite de la délivrance des trois ordonnances, un différend est survenu entre les parties concernant la façon d’interpréter l’expression « fournir » et de l’appliquer dans le contexte des procédures. Ce différend concernant le lieu de communication des documents constitue maintenant le fondement de la présente requête déposée par le ministre afin de faire modifier l’ordonnance de communication initiale pour fixer le lieu de livraison des documents aux bureaux de l’ARC.

F.  La correspondance entre les parties

[13]  Entre le 26 juillet 2018 et le 9 janvier 2019, les parties ont correspondu sur la façon dont les documents, qui étaient conservés dans les bureaux du comptable des défendeurs à Burlington, en Ontario [le bureau de Burlington], devaient être fournis à l’ARC. Le demandeur a adopté la position selon laquelle, compte tenu des circonstances et de l’historique de la présente instance et, ce qui est plus important encore, aux termes de l’ordonnance de communication, les défendeurs devaient fournir et livrer les documents aux bureaux de l’ARC.

[14]  Les défendeurs n’étaient pas d’accord, estimant qu’il s’agissait simplement de donner accès aux documents, de les rendre disponibles aux fins d’examen par les agents de l’ARC au bureau de Burlington, et qu’il n’y avait aucune obligation de les faire transporter, de les livrer par service de messagerie ou autrement aux bureaux de l’ARC.

[15]  Dans une lettre datée du 12 décembre 2018, l’avocate du demandeur a écrit et avisé qu’elle croyait comprendre que M. Montana, l’un des défendeurs, était décédé peu de temps auparavant. L’avocat des défendeurs a reconnu ce fait. Dans la même lettre, le demandeur a proposé un compromis à l’impasse concernant la livraison, offrant d’utiliser un service de messagerie pour ramasser les 30 boîtes de documents au bureau de Burlington, et les livrer aux bureaux de l’ARC. Cela était assujetti à l’exigence du demandeur selon laquelle les défendeurs devaient organiser les documents en numérotant les boîtes et en fournissant un inventaire détaillé correspondant à la liste des documents figurant dans les annexes de l’ordonnance de communication. Les défendeurs ont refusé la proposition de l’ARC concernant le ramassage des documents par service de messagerie.

G.  La tenue d’une séance spéciale de la Cour fédérale

[16]  La présente requête découle de l’impasse. Initialement déposée par écrit conformément à l’article 369 des Règles, étant donné le long historique du dossier et la question rarement débattue concernant le sens de « fournir », la requête écrite a fait place à une audience qui a eu lieu lors d’une séance spéciale de la Cour fédérale le 15 mai 2019.

[17]  À la suite de cette séance spéciale, j’ai donné instruction aux parties de présenter des observations après l’audience au sujet de toute loi ou politique applicable à la question centrale soulevée au sujet de l’interprétation de « fournir » en ce qui concerne les documents demandés aux fins d’une vérification par l’ARC. Les observations présentées après l’audience ont été prises en compte dans les présents motifs.

III.  La question en litige

[18]  La question à laquelle il faut répondre semble simple à première vue, c’est‑à‑dire que lorsqu’il est ordonné à un contribuable de « fournir » des documents à l’ARC, ces documents doivent‑ils simplement être mis à la disposition de l’ARC par le contribuable, ou ce dernier doit‑il les livrer physiquement aux vérificateurs?

IV.  Les positions des parties

[19]  Le demandeur soutient qu’il ne sait pas exactement ce qui se trouve dans les boîtes, et si les documents sont organisés de la façon demandée dans les diverses ordonnances rendues par la Cour à ce jour. Compte tenu de l’historique du dossier, le ministre soutient qu’il ne peut, avec quelque certitude, présumer que les défendeurs collaboreront avec les vérificateurs de l’ARC s’ils se présentent au bureau de Burlington. Le demandeur prétend qu’il fait preuve de conciliation en présentant la présente requête visant à modifier l’ordonnance de communication afin de fixer le lieu de livraison des documents aux bureaux de l’ARC, affirmant que la solution de rechange consisterait à demander une application plus sévère et rigoureuse des ordonnances pour outrage au tribunal et de détermination de la peine.

[20]  En ce qui concerne l’état des documents, le demandeur soutient qu’il n’a aucun détail, sauf le fait qu’il y a 30 boîtes au bureau de Burlington. Selon le demandeur, les défendeurs refusent de collaborer depuis qu’il leur a demandé de fournir les documents pour la première fois en mai 2014, d’où le besoin d’obtenir, en fin de compte, non seulement l’ordonnance de communication, mais aussi les ordonnances pour outrage au tribunal et de détermination de la peine qui ont été rendues, et maintenant, de déposer la présente requête.

[21]  Le demandeur a cité, à titre d’exemple, d’autres cas où la Cour a ordonné à un contribuable de livrer ses documents à l’ARC. Dans Minister of National Revenue c Keytech Water Management Ltd et al, dossier de la Cour T‑213‑12, ordonnance et motifs datés du 22 mars 2012 (onglet 10C du dossier de requête du demandeur) [Keytech], de même que dans Minister of National Revenue c Beima, dossier de la Cour T‑2047‑15, ordonnance datée du 12 août 2015, aux par. 19 à 25 (onglet 10B du dossier de requête du demandeur) [Beima], le demandeur soutient que l’entrave était le fondement sur lequel la Cour a ordonné la livraison matérielle des documents. Le demandeur prétend que la même conclusion devrait être tirée dans la présente affaire, compte tenu des similitudes avec l’impasse actuelle.

[22]  Dans ses observations après l’audience, le demandeur s’appuie sur le récent arrêt Canada (National Revenue) c Cameco Corporation, 2019 FCA 67 [Cameco], qui offre des indications sur la portée et la conduite d’une vérification, bien que ses faits diffèrent considérablement. Néanmoins, le demandeur exhorte la Cour à tenir compte de deux facteurs clés mentionnés dans Cameco qui, selon lui, sont applicables à la présente requête : (i) l’état des documents et (ii) les antécédents fiscaux des contribuables.

[23]  Les défendeurs s’opposent à toute interprétation de l’ordonnance de communication qui exige la livraison des documents. Ils soutiennent que la grande majorité des vérifications se font dans les locaux des entreprises des contribuables ou chez leurs représentants. Ils soutiennent qu’ils ont fourni les documents comme il leur a été demandé, et que toute faute incombe aux vérificateurs de l’ARC qui refusent de se présenter au bureau de Burlington où les documents sont facilement accessibles. Ils soutiennent qu’en aucune circonstance, dans le cadre de la présente affaire, la présence des vérificateurs de l’ARC au bureau de Burlington ne serait inappropriée ou ne différerait de la pratique normale : une fois que les agents de l’ARC se présenteront au bureau de Burlington, ils pourront inspecter et examiner l’état de tous les documents.

[24]  Pour ce qui est de la jurisprudence soulevée par le demandeur, les défendeurs font une distinction d’avec ces cas. Contrairement à la décision de la Cour dans Beima, les défendeurs font valoir qu’ils n’ont pas fait obstacle, et ne feront pas obstacle, à la capacité de l’ARC de s’acquitter de son devoir de vérification prévu par la loi. Les défendeurs affirment en outre que Keytech se distingue de la présente affaire, étant donné que la livraison des documents aux bureaux de l’ARC n’a été ordonnée qu’après que les défendeurs dans Keytech eurent refusé de mettre les documents à la disposition du demandeur pour inspection à un endroit convenable. Selon les défendeurs, ce n’est tout simplement pas le cas en l’espèce.

[25]  Dans leur réponse après l’audience, les défendeurs ne sont pas d’accord pour dire que Cameco s’applique, et se fient plutôt aux lignes directrices de l’ARC énoncées dans le communiqué AD‑19‑02 : Obtention de renseignements aux fins de vérification [le communiqué], daté du 21 mars 2019. Le communiqué, qui a depuis été révisé, réitère que l’ARC est autorisée à se rendre à l’établissement du contribuable pour effectuer son examen. Par conséquent, les défendeurs prétendent qu’il n’y a aucune raison pour laquelle les agents de l’ARC ne peuvent pas se présenter au bureau de Burlington, où ils seront libres d’examiner, d’inspecter et vérifier tous les documents. En outre, les défendeurs font valoir que le demandeur n’a pas respecté les lignes directrices de l’ARC, telles qu’elles sont énoncées dans le communiqué, selon lesquelles l’ARC doit prendre des mesures raisonnables pour limiter le fardeau de l’observation imposé au contribuable.

V.  Analyse

[26]  Le paragraphe 231.7(1) de la LIR est ainsi libellé :

231.7 (1) Sur demande sommaire du ministre, un juge peut, malgré le paragraphe 238(2), ordonner à une personne de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu des articles 231.1 ou 231.2 s’il est convaincu de ce qui suit :

231.7 (1) On summary application by the Minister, a judge may, notwithstanding subsection 238(2), order a person to provide any access, assistance, information or document sought by the Minister under section 231.1 or 231.2 if the judge is satisfied that

 

a) la personne n’a pas fourni l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents bien qu’elle en soit tenue par les articles 231.1 ou 231.2;

 

(a) the person was required under section 231.1 or 231.2 to provide the access, assistance, information or document and did not do so; and

b) s’agissant de renseignements ou de documents, le privilège des communications entre client et avocat, au sens du paragraphe 232(1), ne peut être invoqué à leur égard.

 

(b) in the case of information or a document, the information or document is not protected from disclosure by solicitor-client privilege (within the meaning of subsection 232(1)).

[Je souligne]

[Emphasis added]

 

[27]  Selon le libellé de la loi, et étant donné que le mot « fournir » n’est pas défini dans la LIR, le mot « fournir » pourrait inclure divers moyens appropriés de « fournir » des renseignements et des documents à l’ARC, selon les circonstances.

[28]  En outre, les vérifications prennent différentes formes. Il peut s’agir de processus moins intrusifs, ou de ce qu’on appelle communément des « vérifications à distance », qui visent habituellement un particulier à qui l’ARC demande d’envoyer des documents précis par voie électronique ou par la poste à des fins de vérification. À l’opposé, il y a les « vérifications sur place » qui, dans le cas de vérifications d’entreprises, peuvent être menées par un ou des vérificateurs qui se rendent au bureau du contribuable pour examiner les livres, les dossiers, les documents et les renseignements relatifs à un ensemble particulier d’années d’imposition (vérification sur place), ou qui peuvent être menées dans un bureau de l’ARC dans le cadre desquelles le ou les vérificateurs demanderont au contribuable d’apporter ou d’envoyer tout document à l’appui nécessaire pour centraliser la gestion de certains dossiers de vérification (vérification au bureau).

[29]  Le communiqué révisé de l’ARC, qui remplace celui cité ci‑dessus, a été publié très récemment sous le titre de Communiqué AD‑19‑02R : Obtention de renseignements aux fins de vérification, daté du 3 juin 2019. La partie pertinente des deux communiqués est ainsi libellée :

La portée d’une vérification ou d’un examen a une incidence sur le type et le volume de registres requis et peut prendre de l’ampleur ou être réduite, selon les faits établis et les renseignements fournis au cours du processus. Plus précisément, au cours d’une vérification, les personnes autorisées de l’ARC peuvent commencer à effectuer une vérification restreinte ou limitée, mais peuvent aussi déterminer en cours de route que la portée de la vérification doit être élargie pour englober d’autres enjeux ou encore qu’une vérification complète de l’observation est nécessaire. Une vérification limitée donnera lieu à un examen moins approfondi de la documentation qu’une vérification complète. Lorsque la portée des activités d’observation prend de l’ampleur ou est réduite, les personnes autorisées de l’ARC doivent communiquer clairement la portée élargie ou réduite de la vérification au contribuable.

[30]  Dans chacune des vérifications, qu’elles soient de portée restreinte ou complète, le contribuable « fournit » à l’ARC les renseignements pertinents.

[31]  Bien qu’il n’y ait pas de jurisprudence pour interpréter la signification du terme « fournir » au sens de l’article 231.7 de la LIR (et de l’article 289.1 de la LTA), le libellé du paragraphe 231.7(1) de la LIR parle de la capacité d’un juge d’ordonner à une personne de « fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir » dans l’exercice de ses pouvoirs en vertu des articles 231.1 ou 231.2.

[32]  Si, comme le soutient le défendeur, seul l’« accès » devait être fourni, le législateur n’aurait pas ajouté « l’aide, les renseignements ou les documents ». Le législateur voulait manifestement donner au mot « fournir » un sens souple. Pour ce qui est des lois sur ces points, aucune ne s’applique directement. Les deux parties présentent des arguments valides et citent correctement les lois et les politiques existantes.

[33]  D’une part, l’ARC détient de vastes pouvoirs de vérification en vertu de la LIR, qui sont reconnus dans les jugements faisant autorité (voir, par exemple, R c McKinlay Transport Ltd [1990] 1 RCS 627, à la p. 648, R c Jarvis, 2002 CSC 73, au par. 53, et Redeemer Foundation c Canada (Revenu national), 2008 CSC 46, aux par. 12 et 25). D’autre part, la jurisprudence récente a imposé des restrictions aux pouvoirs de vérification exercés par l’ARC, y compris dans BP Canada Energy Company c Canada (Revenu national), 2017 CAF 61, au par. 80, Canada (Revenu national) c Lin, 2019 CF 646, aux par. 31 et 32, et récemment dans Cameco, concernant le pouvoir de l’ARC de contraindre des personnes à subir des entrevues au cours d’une vérification, de même que la décision connexe de la Cour canadienne de l’impôt, concernant d’autres questions relatives aux règles sur les prix de transfert, dans l’affaire Cameco Corporation c The Queen, 2018 TCC 195.

[34]  Le demandeur souligne à juste titre qu’en règle générale, les vérifications sont habituellement menées dans les locaux du contribuable. Toutefois, comme en fait foi l’historique de la présente affaire, cette dernière ne peut être considérée comme une affaire ordinaire. Cinq ans se sont maintenant écoulés depuis que l’ARC a tenté de commencer les vérifications, et il a été conclu que les contribuables ne respectaient pas la LIR, ce qui a donné lieu à l’ordonnance de communication délivrée par le juge Brown, puis en situation de non‑respect persistant de cette ordonnance, au moyen des ordonnances subséquentes pour outrage au tribunal et de détermination de la peine rendues par le juge Phelan.

[35]  Malgré l’issue de Cameco en faveur du contribuable, je suis néanmoins d’accord avec le demandeur pour dire que certains facteurs soulevés dans cette décision concernant la [traduction« portée et les modalités » d’une vérification s’appliquent à l’affaire en l’espèce. Le juge Rennie, s’exprimant pour la majorité, a déclaré ce qui suit au paragraphe 43 :

[traduction]

Le ministre a le droit de déterminer la portée et les modalités d’une vérification, son déroulement et son orientation. Comme il a été constaté dans BP Canada, au paragraphe 82 : « les vérificateurs doivent procéder à une foule de contrôles et ne peuvent compter essentiellement que sur leur propre initiative lorsqu’ils vérifient les sommes déclarées par le contribuable ». Les vérificateurs ne sont pas assujettis aux restrictions des actes de procédure ou de la pertinence. Le déroulement d’une vérification est dicté par une multitude de facteurs, notamment l’expérience des vérificateurs, leur formation, l’état des dossiers, les antécédents fiscaux du contribuable ainsi que des considérations extérieures à ce dernier.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  Je ne suis pas d’accord avec l’argument contraire des défendeurs selon lequel la livraison des documents aux bureaux de l’ARC ne fait pas partie de la [traduction] « portée et [d]es modalités » d’une vérification, mais plutôt que la [traduction] « portée et les modalités » traitent du moment où commence une vérification. Au contraire, lorsque l’affaire Cameco énonce clairement que le ministre a le droit de déterminer la [traduction« portée et les modalités » d’une vérification, la préparation et la planification de la façon dont la vérification sera menée relèvent clairement de ce domaine.

[37]  En l’espèce, l’historique joue contre les défendeurs, étant donné le long contexte des présentes affaires, marquées par les débats procéduraux survenus à chaque étape du processus, qui se sont traduits par une relation empreinte d’une animosité particulière, alors que l’ARC tentait d’effectuer une vérification qui est toujours en suspens en raison des obstacles érigés par les défendeurs en matière de procédure. Ainsi, même si je devais souscrire aux arguments des défendeurs concernant le fait qu’ils ont récemment mis les documents à la disposition de l’ARC et qu’ils continuent de le faire, le facteur des [traduction« antécédents fiscaux » énoncé dans Cameco joue fortement en faveur de l’ARC en l’espèce. En fait, le ministre demande les documents depuis mai 2014 et a échoué dans toutes ses tentatives de seulement entreprendre les vérifications des défendeurs. Il n’a donc eu d’autre choix que de demander et d’obtenir les trois ordonnances contre les défendeurs. Tout au long des instances qui ont mené à la délivrance des ordonnances, la Cour a critiqué en termes sévères le manque de collaboration des défendeurs avec l’ARC ainsi que leurs arguments persistants visant à défendre ce manque de collaboration.

[38]  Par exemple, le juge Brown note dans son ordonnance de communication une [traduction] « absence de réponse réelle » dans la correspondance des défendeurs avec l’ARC [traduction] « calculée pour retarder » le traitement des demandes du ministre. De plus, le juge Phelan conclut dans son ordonnance pour outrage au tribunal que la défense des défendeurs selon laquelle l’ordonnance de communication [traduction« n’était pas claire » était [traduction] « absurde », et il confirme la conclusion du juge Brown selon laquelle les défendeurs avaient utilisé des [traduction] « tactiques dilatoires ».

[39]  Enfin, l’ordonnance de détermination de la peine du juge Phelan a conclu que l’outrage des défendeurs perdurait, qu’ils avaient « contrevenu, de façon éhontée », à l’ordonnance de communication et au maintien par la Cour d’appel fédérale de cette ordonnance et de l’ordonnance pour outrage au tribunal. Il a ajouté que les défendeurs avaient « des antécédents de non‑conformité, n’ayant pas produit de déclarations de revenus depuis 1998 », n’ont présenté aucun facteur atténuant à l’égard de leur non‑respect des ordonnances judiciaires, et n’ont non plus fourni aucune « preuve tendant à démontrer la bonne foi ou l’inadvertance » ni « d’excuses ou de moyens de se disculper de l’outrage au tribunal ».

[40]  De toute évidence, dire qu’il y a eu des antécédents de non‑collaboration est un euphémisme. Le demandeur essaie maintenant de mener la vérification des défendeurs depuis plus de cinq ans, mais les défendeurs résistent à chaque occasion. Par exemple, plus récemment, les défendeurs ont rejeté la solution apparemment simple du demandeur qui consistait à envoyer un messager au bureau de Burlington pour ramasser les boîtes. Encore une fois, les tentatives faites de bonne foi par le demandeur pour entreprendre sa vérification ont été contrecarrées. Encore une fois, la conduite des défendeurs n’est que le plus récent élément qui vient s’ajouter à un long historique d’absence de collaboration visant à empêcher le demandeur de s’acquitter adéquatement de ses obligations imposées par les dispositions législatives qui le régissent, ce qui a donné lieu à cette dernière requête devant la Cour.

[41]  Enfin, je conviens avec les défendeurs que les faits sous‑jacents diffèrent dans les affaires Beima et Keytech. Toutefois, les scénarios présentent également des similitudes en ce sens que, dans chaque cas, le contribuable a omis de respecter une ordonnance de communication que le ministre avait été obligé de demander à des fins de vérification et qu’il a obtenue dans les deux cas. Comme c’est presque toujours le cas, les trames factuelles concernant les contribuables différaient, mais l’élément sous‑jacent d’entrave à l’égard du processus de vérification de la part des contribuables se retrouve dans chacune de ces situations. Comme la CAF l’a déclaré dans l’arrêt Beima c Canada (Revenu national), 2017 CAF 85, au paragraphe 8 :

[…] La juge a également conclu que l’appelant, en tant que contribuable, ne pouvait pas dicter la façon dont l’ARC devait effectuer la vérification ni empêcher l’intimé d’exercer les fonctions que lui confère la loi en refusant l’accès à un second vérificateur ou en insistant pour enregistrer le travail de vérification sur bande vidéo : motifs, par. 21 et 23. Il nous est impossible de relever une erreur susceptible de contrôle dans les conclusions de la juge. […]

[42]  En conclusion, le libellé de l’arrêt Tower c Ministre du Revenu national, 2003 CAF 307, au paragraphe 20, est pertinent :

Correctement interprété, l’alinéa 231.2(1)a) investit le ministre du pouvoir de contraindre un contribuable à fournir tout « renseignement » ce qui veut dire les éléments d’information dont il a connaissance et les éléments de fait. Pour exercer ce droit, le ministre doit être habilité à poser des questions pour obtenir et connaître les faits et chiffres. Les mots « une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire », à l’alinéa a) n’enlèvent rien à cette interprétation du fait que le terme « y compris » qui le précède signifie que la phrase ne restreint pas le sens du mot « information ». Ces termes permettent au ministre non seulement d’obtenir les renseignements concernant le revenu d’un contribuable, mais aussi de déterminer la forme que doivent revêtir ces renseignements, c’est‑à‑dire une déclaration de revenu contenant les renseignements prescrits, plutôt qu’une lettre. À mon avis, le ministre est par conséquent en droit d’exiger la production de documents en application de l’alinéa 231.2(1)b) et de poser des questions pour s’informer et connaître les faits en vertu de l’alinéa 231.2(1)a).

[43]  L’avocat des défendeurs allègue que le demandeur s’est livré à [traduction« une tactique d’intimidation et une pratique déloyale » et affirme qu’il déposera une plainte contre l’avocate du demandeur auprès du Barreau de l’Ontario. Aucune preuve d’une telle plainte n’a été fournie à la Cour.

VI.  Conclusion

[44]  Étant donné (i) les facteurs mentionnés dans Cameco concernant l’état inconnu des documents et les longs antécédents fiscaux des contribuables, de même que le droit du ministre de déterminer la portée, les modalités, le déroulement et l’orientation d’une vérification, et (ii) les ordonnances précédentes de la Cour dans Keytech et Beima, précisant que « fournir » les documents du contribuable peut signifier leur livraison à l’ARC, la requête du demandeur visant à modifier l’ordonnance de communication est accueillie en conséquence. Bien qu’il faille reconnaître que l’affaire Cameco diffère des faits en l’espèce, y compris quant à son issue, la décision en question examine les dispositions législatives applicables du paragraphe 231.1(1) de la LIR concernant les pouvoirs du ministre d’effectuer une vérification. La Cour fait remarquer qu’on peut s’attendre à ce que les vérificateurs de l’ARC se présentent dans les locaux de l’entreprise. En effet, s’il s’agissait d’une vérification menée dans son cours normal, il faudrait s’attendre à ce que les vérificateurs se présentent au bureau de Burlington pour inspecter et examiner l’état des 30 boîtes de documents. Mais la présente affaire ne relève pas de l’ordinaire, elle est complètement à l’opposé de l’ordinaire.

[45]  Compte tenu des circonstances en l’espèce, de même que de l’offre antérieure du demandeur de prendre des dispositions pour le ramassage des documents par service de messagerie, les documents seront livrés par service de messagerie aux frais du demandeur, comme il est énoncé dans l’ordonnance ci‑dessous.


ORDONNANCE dans les dossiers T‑1147‑16 et T‑1148‑16

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. L’ordonnance de communication du 9 août 2016 est modifiée pour y ajouter, en vertu du paragraphe 231.7(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu et du paragraphe 289.1(3) de la Loi sur la taxe d’accise, la condition selon laquelle les documents soient livrés aux agents de l’ARC, au bureau de l’ARC, de la façon suivante :

  • a) Conformément à la demande présentée par le ministre au titre de l’article 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu et de l’article 289.1 de la Loi sur la taxe d’accise :

  • (i) une ordonnance est rendue en vertu des paragraphes 231.7(1) et (3) de la Loi de l’impôt sur le revenu et des paragraphes 289.1(1) et (3) de la Loi sur la taxe d’accise, portant que les défendeurs doivent fournir en livrant, dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance, par service de messagerie aux frais du demandeur, aux soins de Victor Tobar, agent autorisé de l’Agence du revenu du Canada, du bureau des services fiscaux de Toronto‑Centre, chargé des vérifications ou des mesures de recouvrement respectives, au bureau des services fiscaux de Toronto‑Centre (situé au 1, rue Front Ouest, Toronto, ON, M5J 2X6), l’accès, l’aide, les renseignements et les documents qui leur sont demandés, énoncés dans l’annexe 1 (appendices « A », « B », « C » et « D ») des présents motifs, qui contient les tableaux joints à l’affidavit de Kumar Coomarasamy sous la cote « E », à l’affidavit d’Ajay Kumar sous la cote « C » et à l’affidavit de Victor Tobar sous les cotes « C » et « F », dans le dossier Montana, et dans l’annexe 2 (appendices « A », « B », « C », « D » et « E ») des présents motifs, qui contient les tableaux joints à l’affidavit de Kumar Corasomaamy sous la cote « B », à l’affidavit d’Ajay Kumar sous la cote « B » et à l’affidavit de Victor Tobar sous les cotes « C », « E » et « G », dans le dossier Ciciarelli;

  • (ii) une ordonnance est rendue autorisant le ministre à effectuer la signification la présente ordonnance aux défendeurs aux termes de l’article 139 des Règles des Cours fédérales;

  • (iii) les dépens afférents à la présente demande sont adjugés.

  1. Les conditions de l’ordonnance de détermination de la peine du 3 juillet 2018 qui détermine la peine imposée aux défendeurs pour leur outrage à l’ordonnance de communication sont par ailleurs maintenues.

  2. Les dépens afférents à la présente requête sont adjugés au demandeur.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour d’août 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


ANNEXE 1

Documents concernant Montana

[traduction]


 






Annexe 2

Documents concernant Ciciarelli

[TRADUCTION]

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1147‑16

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c LUCA M. CICIARELLI, alias LUCA CICARELLI, 1585677 ONTARIO LTD

 

ET DOSSIER :

T‑1148‑16

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. GIUSEPPE MONTANA, alias GIUSEPPI MONTANA ET JOE MONTANA, 15856777 ONTARIO LTD, PRIVATE DISPOSAL SYSTEMS LTD

 

REQUÊTE INSTRUITE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 15 MAI 2019, D’OTTAWA, CANADA, ET DE TORONTO (ONTARIO)

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

LE 8 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Alisa Apostle

Brendan Tait

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Tony De Bartolo

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

The Law Office of Antonio De Bartolo

Avocat

Mississauga (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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