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Date : 20190816


Dossier : IMM‑663‑19

Référence : 2019 CF 1080

[TRADUCTION FRANÇAISE NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 août 2019

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ALI AGHAALIKHANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Ali Aghaalikhani, est un citoyen iranien de 30 ans. En 2018, il a été accepté au Langara College au Canada, où il devait obtenir un diplôme d’études supérieures en administration des affaires. Il a versé une avance de près de 6 000 $ sur les frais de scolarité, et la Otagh Asnaf Iran (la « Chambre des corporations de l’Iran ») lui a offert un emploi dans son pays de résidence lorsqu’il terminerait ses études.

[2]  En décembre 2018, M. Aghaalikhani a présenté, depuis l’Iran, une demande de permis d’études pour pouvoir poursuivre ses études au Langara College. Sa demande a été refusée en janvier 2019 par un agent des visas [l’agent] à l’ambassade canadienne d’Ankara (Turquie), sans qu’une entrevue soit menée [la décision]. L’agent n’était pas convaincu que M. Aghaalikhani quitterait le Canada pour retourner en Iran à la fin de ses études. M. Aghaalikhani a présenté une demande de réexamen du refus et a été informé à la fin de janvier 2019 que la décision ne serait pas réexaminée.

[3]  M. Aghaalikhani demande à présent le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Il prétend que la décision est déraisonnable, car elle repose sur des conclusions de fait qui ne sont pas étayées par la preuve, que les motifs de la décision sont vagues, incompatibles avec la jurisprudence de cette Cour ou avec les politiques et directives de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC]. Il soutient par ailleurs que les principes de l’équité procédurale n’ont pas été respectés. Il demande à cette Cour d’infirmer la décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il la réexamine.

[4]  La présente demande soulève deux questions : 1) La décision par laquelle l’agent a refusé le permis d’études demandé par M. Aghaalikhani était-elle déraisonnable? 2) L’agent a‑t‑il contrevenu aux principes de la justice naturelle en ne donnant pas à M. Aghaalikhani l’occasion de répondre à ses préoccupations avant de refuser la demande de permis d’études?

[5]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Aghaalikhani sera accueillie. Après avoir examiné l’ensemble de la preuve dont disposait l’agent ainsi que le droit applicable, je conclus que la décision est déraisonnable, car l’agent a ignoré des éléments qui contredisaient directement ses conclusions et qu’aucune preuve n’appuyait un certain nombre de ses principales conclusions factuelles. Dans les circonstances, cela suffit à exclure la décision de l’agent des issues possibles acceptables au regard des faits et du droit, et justifie l’intervention de la Cour. Je dois donc renvoyer l’affaire pour réexamen. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à me pencher sur les arguments de M. Aghaalikhani concernant les problèmes d’équité procédurale.

II.  Contexte

A.  La décision

[6]  La décision de l’agent est succincte. Il s’agit d’une lettre standard de CIC dans laquelle les agents des visas cochent simplement les cases pertinentes. D’après la décision, M. Aghaalikhani s’est vu refuser un permis d’études en application du paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et de l’alinéa 216(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], parce qu’il n’a pas convaincu l’agent qu’il [traduction] « quitterait le Canada à la fin de [son] séjour ».

[7]  L’agent a indiqué les facteurs ayant motivé son refus en cochant les cases pertinentes dans le formulaire prédéfini, signalant ainsi qu’il n’était pas convaincu que M. Aghaalikhani quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de trois facteurs : ses [traduction] « antécédents de voyage », ses [traduction] « liens familiaux au Canada et dans le pays de résidence » et le [traduction] « but de la visite ». L’agent n’a coché aucun autre motif dans la décision.

[8]  Les notes de l’agent consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui forment une partie de la décision, expliquent davantage les raisons pour lesquelles la demande de M. Aghaalikhani a été refusée. Les extraits pertinents des notes en question (qui constituent la quasi-totalité des motifs de l’agent) indiquent ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu de ses liens familiaux ou des raisons économiques qui le pousseraient à rester au Canada, les facteurs qui l’inciteraient à rester ici pourraient l’emporter sur les liens avec son pays natal.

Je ne suis pas convaincu que l’objet des études soit raisonnable, étant donné que des programmes semblables sont offerts plus près du lieu de résidence du demandeur, moyennant des frais de scolarité compétitifs, et les avantages qu’il tirerait du programme ne semblent pas l’emporter sur les coûts.

Les antécédents de voyage du demandeur sont insuffisants pour peser favorablement dans mon évaluation.

Après avoir pondéré les facteurs dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que le demandeur quittera le Canada à la fin de la période autorisée de séjour.

[9]  Dans le cadre du processus ayant abouti à la décision, M. Aghaalikhani avait envoyé deux lettres de motivation aux fonctionnaires de l’ambassade canadienne, les 17 et 22 décembre 2018. Il y expliquait qu’il souhaitait étudier au Canada, car cela favoriserait sa carrière, mentionnait la bonne réputation des établissements d’enseignement au Canada et leur coût raisonnable comparativement à ceux des États-Unis et du Royaume-Uni, et mentionnait qu’une offre d’emploi de la Chambre des corporations de l’Iran l’attendait à la fin de ses études. M. Aghaalikhani a également indiqué qu’il n’était pas marié et qu’il n’avait pas d’enfant, que ses parents, ses quatre sœurs, ses deux frères, ses nièces et neveux ainsi que de nombreux oncles, tantes, parents éloignés et amis résidaient tous en Iran où il avait obtenu un baccalauréat en 2013 et une maîtrise en 2016 dans le domaine de la gestion.

B.  Les dispositions pertinentes

[10]  Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les paragraphes 11(1) et 22(2), qui prévoient que celui qui souhaite devenir résident temporaire au Canada doit convaincre un agent qu’il « se conforme à la présente loi » et que « [l’]intention qu’il a de s’établir au Canada n’empêche pas l’étranger de devenir résident temporaire sur preuve qu’il aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée ». L’alinéa 216(1)b) du Règlement oblige par ailleurs celui qui demande un permis d’études d’établir qu’il « quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable ». Il est donc clairement reconnu qu’il incombe à celui qui demande un permis d’études de convaincre l’agent des visas qu’il ne restera pas au Canada une fois le visa expiré (Kavugho-Mission c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 597 [Kavugho‑Mission], au para 7; Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 [Solopova], au para 10; Zuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 88, au para 12).

C.  La norme de contrôle

[11]  Il n’est pas contesté qu’au moment d’examiner l’évaluation factuelle par un agent des visas d’une demande de visa d’études et sa croyance qu’un demandeur ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour, la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Kavugho‑Mission, au para 8; Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 [Penez], au para 12; Solopova, aux para 12 et 13). Comme la jurisprudence a déjà établi la norme de contrôle applicable, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse plus approfondie de la question (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au para 62).

[12]  Suivant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision faisant l’objet du contrôle, pour autant qu’elle soit justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au para 47). En d’autres termes, les motifs d’une décision sont raisonnables s’ils « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au para 16).

[13]  La norme de la décision raisonnable exige de faire preuve de retenue à l’endroit du décideur, car elle « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, au para 33; Dunsmuir, aux para 48 et 49). Si un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable soulève une question de fait et de droit relevant directement de l’expertise du décideur, « la cour de révision a pour tâche d’exercer une surveillance à l’égard de l’approche utilisée par le tribunal dans le contexte de la décision prise dans son ensemble. Son rôle n’est pas d’imposer l’approche de son choix » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au para 57; Newfoundland Nurses, au para 17). Il faudra faire preuve d’une retenue considérable lorsque, comme en l’espèce, la décision administrative relève bien des connaissances spécialisées de l’agent et a été prise dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, sur la base de conclusions factuelles (My Hong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 463, au para 10; Kwasi Obeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 754, au para 21).

III.  Analyse

[14]  Le ministre soutient qu’en l’espèce, le refus de l’agent faisait partie des issues possibles acceptables, défendables au regard des faits et du droit, compte tenu, en particulier, de la nature discrétionnaire des décisions relatives aux visas. Selon lui, même s’ils sont limités, les motifs de l’agent sont adéquats et suffisants lorsqu’ils sont considérés dans leur ensemble et l’agent a raisonnablement conclu que les antécédents de voyage de M. Aghaalikhani étaient insuffisants. Quant à l’objet des études, le ministre prétend que l’agent était en droit de conclure que les avantages qu’en tirerait M. Aghaalikhani n’étaient pas suffisants pour justifier leur coût, compte tenu de l’impact financier que son programme d’études était censé avoir. Enfin, citant la décision Chhetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 872, au paragraphe 14, le ministre soutient qu’il était loisible à l’agent de considérer que les liens de M. Aghaalikhani avec l’Iran étaient insuffisants pour l’emporter sur les facteurs économiques qui l’inciteraient à rester au Canada.

[15]  Je ne suis pas d’accord avec le ministre et ne partage pas son interprétation de la preuve au dossier.

[16]  Je ne conteste pas que cette Cour n’a pas pour rôle de procéder à une nouvelle pondération de la preuve au dossier ni de substituer ses propres conclusions à celles des agents des visas (Solopova, au para 33; Babu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 690, aux para 20 et 21). Ces derniers jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils rendent des décisions au titre de l’article 216 du Règlement, et la Cour doit faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de leurs décisions compte tenu de leurs connaissances spécialisées. Cependant, même si une cour de révision doit résister à la tentation d’intervenir et d’usurper la compétence spécialisée que le Parlement a décidé de conférer à un décideur administratif comme l’agent, la Cour ne peut « respecter aveuglément » son interprétation et son évaluation de la preuve (Dunsmuir, au para 48). Considérés dans leur intégralité, les motifs doivent être suffisamment étayés et clairs pour permettre à la Cour de conclure qu’ils présentent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité que doit posséder une décision raisonnable (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au para 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au para 3; Dunsmuir, au para 47).

[17]  Je reconnais par ailleurs que le décideur n’est pas tenu de mentionner chacun des détails qui appuient sa conclusion. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été prise et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au para 16). Mais la norme de la décision raisonnable exige également que les constatations et la conclusion globale du décideur résistent à un examen assez poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 63). Lorsque des parties de la preuve n’ont pas été considérées ou qu’elles ont été mal comprises, que les constatations ne découlent pas de la preuve et que l’issue n’est pas défendable, la décision ne résistera pas à un tel examen poussé (Kavugho-Mission, au para 14; Penez, au para 12). Même suivant la norme déférente de la décision raisonnable, la Cour a pour rôle de déceler les conclusions qui présentent « un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée », comme en cas de « caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou d’« absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au para 99, infirmée pour d’autres motifs, CSC 2015 61; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, au para 23).

[18]  Cette situation est normalement rare et exceptionnelle, mais tel est malheureusement le cas de la décision de l’agent en l’espèce. Je parviens à cette conclusion pour trois raisons principales.

[19]  Premièrement, l’agent a conclu que [traduction] « compte tenu de ses liens familiaux ou des raisons économiques qui le pousseraient à rester au Canada », les facteurs qui inciteraient M. Aghaalikhani à rester au Canada pourraient l’emporter sur ses liens avec l’Iran. Le problème avec cette conclusion tient au silence assourdissant du dossier sur les liens de M. Aghaalikhani avec le Canada. Je conviens que l’agent des visas doit se livrer à un exercice de pondération entre les liens du demandeur (qu’ils soient économiques, familiaux ou émotifs) avec le Canada et ceux qu’il a avec son pays de résidence. En l’espèce toutefois, la preuve n’atteste que des liens avec l’Iran. Toujours d’après la preuve, M. Aghaalikhani n’a pas de liens avec le Canada; inversement, il a des liens très solides avec l’Iran étant donné que tous ses parents et amis vivent dans ce pays, qu’il fait partie de la Société du Croissant-Rouge et qu’il a obtenu une offre d’emploi en Iran à la fin de ses études. Face à cette preuve, je ne vois pas quel raisonnement logique ou rationnel aurait pu amener l’agent à conclure que les liens familiaux de M. Aghaalikhani ou que des raisons économiques pourraient l’attirer au Canada et pourraient supporter sa crainte qu’il ne quitte pas le pays à la fin de ses études. C’est en fait la situation totalement inverse (c.‑à‑d., des liens limités avec le pays de résidence et des liens avec le Canada) qui amène habituellement les agents des visas à remettre en cause l’intention véritable qui motive une demande de permis d’études.

[20]  Deuxièmement, lorsqu’il a analysé l’objet des études de M. Aghaalikhani, l’agent a souligné que des programmes d’études semblables étaient offerts plus près de son lieu de résidence à un coût plus compétitif, et que les avantages que tirerait M. Aghaalikhani du programme d’études semblaient peser davantage que les coûts. Encore une fois, le problème tient à la pénurie de la preuve qui appuie la conclusion factuelle de l’agent. Le dossier ne contient aucun renseignement sur l’existence de programmes prétendument semblables en Iran, et mentionne uniquement l’affirmation de M. Aghaalikhani selon laquelle les études au Canada sont plus abordables qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni. De plus, ses lettres de motivation contiennent des explications détaillées sur l’objet des études de gestion qu’il envisage de faire au Canada, et qui s’inscrivent dans la continuité de ses études précédentes. Dans les circonstances, il n’était, à mon avis, pas raisonnable de la part de l’agent de conclure que M. Aghaalikhani n’était pas un étudiant sincère en invoquant d’obscurs programmes dans son pays et en ignorant la preuve attestant qu’il voulait venir au Canada pour obtenir un diplôme dans un domaine d’études qu’il connaît déjà. Dans les lettres de motivation qu’il a adressées à CIC, M. Aghaalikhani expliquait pourquoi  les études envisagées favoriseraient sa carrière et complèteraient sa formation en gestion industrielle. Dans les circonstances, il était déraisonnable de refuser la demande de permis d’études de M. Aghaalikhani en raison d’options de rechange dont l’existence n’était même pas attestée par la preuve.

[21]  Troisièmement, la conclusion générale de l’agent selon laquelle M. Aghaalikhani ne quitterait pas le Canada contredit la preuve directe fournie par ce dernier. Rien dans les faits dont disposait l’agent ne laissait même entendre que M. Aghaalikhani resterait au Canada illégalement à la fin de sa période d’études autorisée. Encore une fois, la preuve signalait plutôt le contraire et attestait d’ailleurs exactement l’inverse. M. Aghaalikhani a explicitement déclaré qu’un emploi l’attendait en Iran, ce qui était étayé et corroboré par une lettre de la Chambre des corporations de l’Iran. L’agent a ignoré cet élément de preuve dans son évaluation, et n’y a même pas fait allusion. Tout dans les documents de M. Aghaalikhani attestait expressément son désir, son intention et son projet de quitter le Canada à la fin de ses études. En l’absence d’une preuve suggérant ou insinuant un risque qu’il ne quitte pas le Canada, et comme la preuve au dossier indique exactement le contraire, la conclusion inverse de l’agent devait être justifiée. Elle ne l’a pourtant pas été.

[22]  En d’autres mots, le dossier ne comporte aucune preuve appuyant deux des trois facteurs expressément cités par l’agent dans la décision ni sa conclusion globale quant à la crainte que M. Aghaalikhani ne quitte pas le Canada à la fin de son séjour.

[23]  Je reconnais que les motifs d’une décision rendue par un tribunal administratif n’ont pas à être exhaustifs, mais seulement compréhensibles. Il n’est pas nécessaire que ces motifs soient complets ou parfaits. Cependant, les décisions doivent être compréhensibles. Pour qu’une décision appartienne aux issues raisonnables, elle doit présenter les attributs de l’intelligibilité et de la transparence et les motifs doivent permettre à la cour de révision « de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses, au para 16).

[24]  Je reconnais aussi qu’un décideur rendant une décision finale n’est généralement pas tenu de tirer une conclusion explicite à l’égard de chacun des éléments constitutifs d’une question. Néanmoins, il est clair aussi que la preuve contradictoire ne doit pas être ignorée. Cela est particulièrement vrai pour ce qui est des éléments clés invoqués par le décideur pour tirer sa conclusion (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez], aux para 16 et 17). Il est vrai que le décideur est présumé avoir pondéré et considéré l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au para 1). Et le défaut de mentionner un élément de preuve particulier dans le cadre d’une décision ne signifie pas qu’il a été ignoré et ne constitue pas une erreur (Newfoundland Nurses, au para 16; Cepeda-Gutierrez, aux para 16 et 17). Toutefois, lorsque le tribunal administratif passe sous silence une preuve qui tend clairement à établir une conclusion opposée et contredit carrément ses constatations de fait, la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas tenu compte de la preuve contradictoire pour en arriver à sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331, aux para 9 et 10; Cepeda-Gutierrez, au para 17). Le défaut de considérer un élément de preuve particulier doit être examiné dans le contexte de l’affaire et entraînera l’annulation de la décision lorsque la preuve passée sous silence est critique, qu’elle contredit la conclusion du tribunal et que la cour de révision détermine que son omission signifie que ledit tribunal n’a pas tenu compte des documents dont il disposait. C’est le cas en l’espèce.

[25]  La jurisprudence reconnaît d’ailleurs qu’une conclusion à l’égard de laquelle le tribunal ne dispose d’aucune preuve sera infirmée lors du contrôle, car elle aura été tirée sans égard aux éléments dont disposait le tribunal en question (Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380, au para 25). De telles conclusions à l’égard desquelles le tribunal ne dispose d’aucune preuve sont incompatibles avec l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux para 34 à 40).

[26]  À mon avis, les erreurs relevées précédemment suffisent à exclure la décision des issues possibles acceptables. Aussi large que puisse être le spectre des issues possibles acceptables en question ou la marge d’appréciation de l’agent, j’estime que la conclusion de ce dernier concernant le permis d’études de M. Aghaalikhani en est éliminée. Les motifs de l’agent sont incompréhensibles car ils ne sont étayés par aucune preuve au dossier et semblent être complètement arbitraires au regard de la preuve soumise. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 27, la décision de l’agent comporte de nombreux « traits distinctifs du caractère déraisonnable ».

[27]  Compte tenu de ma conclusion sur le caractère déraisonnable de la décision de l’agent, il n’est pas nécessaire que je statue sur la question de l’équité procédurale soulevée par M. Aghaalikhani.

IV.  Conclusion

[28]  Pour tous ces motifs, le refus par l’agent de la demande de permis d’études de M. Aghaalikhani ne constitue pas une issue raisonnable, compte tenu du droit et de la preuve dont il disposait. Suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour intervient si la décision visée par le contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. C’est le cas ici. Par conséquent, je dois faire droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Aghaalikhani et la renvoyer à un autre agent des visas pour qu’il la réexamine.

[29]  Aucune partie n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑663‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 17 janvier 2019 par laquelle l’agent d’immigration a rejeté la demande de permis d’études de M. Ali Aghaalikhani est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’un autre agent des visas la tranche sur le fond.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑663‑19

INTITULÉ :

ALI AGHAALIKHANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-bRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 AOÛT 2019

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 16 AOÛT 2019

COMPARUTIONS :

Samin Mortazavi

POUR LE DEMANDEUR

 

Simon Meijers

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pax Law Corporation

Vancouver Ouest (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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