Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20010212

Dossier : IMM-1470-00

      Citation neutre : 2001 CFPI 52

ENTRE :

                          SIVAKUMARAN SINNADURAI

demandeur

                                                    et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]    Ces motifs trouvent leur source dans une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, dans laquelle la SSR concluait que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention défini au paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration[1]. La décision de la SSR est datée du 29 février 2000.


LE CONTEXTE

[2]    Le demandeur est un Tamoul en provenance du nord du Sri Lanka. Il n'a pas fait d'études et il est illettré. Il vivait dans le nord du Sri Lanka avec son épouse et ses enfants. C'était un agriculteur, mais il semble qu'il était aussi un bon réparateur de bicyclettes et de motocyclettes. À l'automne de 1998, les Tigres tamouls l'ont prévenu qu'ils avaient l'intention de le recruter à plein temps. Il s'est alors enfui à Colombo avec l'aide d'un agent. Le demandeur avait une autorisation de demeurer à Colombo qui n'était valable que pour une semaine et il avait été bien averti de ne pas rester plus longtemps. En conséquence, il a vite quitté le pays pour se rendre au Canada, en laissant son épouse et ses enfants au nord du Sri Lanka.

[3]    Le demandeur raconte l'histoire habituelle de problèmes éprouvés dans le nord du Sri Lanka. De 1986 à 1988, il a été arrêté trois fois par les forces de sécurité. Il a chaque fois été détenu, interrogé et battu. À ces occasions, il a dû verser au moins deux fois un pot-de-vin pour être remis en liberté.


[4]                Lorsque la Force indienne de maintien de la paix a quitté le nord du Sri Lanka, les Tigres ont commencé à exercer des pressions sur le demandeur. Il a été pressuré et on lui a fait creuser des abris, remplir des sacs de sable et faire d'autres travaux forcés. À partir de 1995, la pression des Tigres s'est accentuée. Ils avaient eu connaissance de ses capacités en tant que réparateur de bicyclettes et de motocyclettes et ils désiraient en tirer parti. Le demandeur a témoigné qu'entre 1995 et l'époque où il a quitté le Nord, il avait régulièrement été obligé d'aider les Tigres. On trouve l'échange suivant dans la transcription de son témoignage au dossier :

[traduction]

Q.            Travaillez-vous la plupart du temps sur la ferme?

R.            Oui, mais durant cette période [1995 à 1998], chaque fois qu'ils exigeaient que je vienne les aider il fallait que j'y aille.

Q.            Combien de fois vous ont-ils demandé de les aider au cours de ces trois années, à peu près?

R.            Environ de 20 à 25 fois.

...

Q.            Vous y alliez alors pendant deux ou trois jours, pour creuser des abris et réparer leurs motocyclettes?

R.            Oui, c'est bien cela. C'est tout à fait cela[2].

[5]                Lorsque le demandeur s'est enfui au Sud en compagnie de son agent, il a été arrêté à un poste de contrôle des forces de sécurité, détenu, interrogé et battu. Voici son témoignage à ce sujet :

[traduction]


Il [l'interrogateur] m'a demandé si j'avais des liens avec les TLET. Je lui ai répondu : « Non, je suis un agriculteur » . C'est parce qu'en inscrivant mon nom, j'ai donné comme occupation celle de réparateur de bicyclettes. Ils ont donc dit qu'ils me soupçonnaient d'avoir aidé les TLET en réparant leurs bicyclettes. J'ai déclaré : « Je n'ai rien à voir avec les TLET. Je n'ai jamais aidé les TLET » . Il a déclaré : « Non, non, vous ne dites pas la vérité. Vous me mentez. » , et il m'a visé avec l'arme à feu et a dit : « Vous savez ce que je peux vous faire avec ceci. Il faut que vous me disiez la vérité » . Il a demandé que je lui dise la vérité. Il insistait pour que je lui dise la vérité. J'ai essayé au mieux de lui dire que je n'avais rien à voir avec les TLET. Il y avait une arme sur son bureau; il l'a prise et m'a frappé avec. Lorsque j'ai voulu me protéger avec la main, il m'a frappé au dos. Il répétait que, « Si vous ne me dites pas la vérité, vous ne sortirez pas d'ici » [3].

LES MOTIFS DE DÉCISION DE LA SSR

[6]                Dans des motifs assez brefs, on trouve la relation suivante des difficultés que le demandeur a connues aux mains des forces de sécurité durant les années 80. Voici ce qu'écrit la SSR :

Sa seule autre rencontre avec les forces gouvernementales s'est produite 10 ans plus tard en 1998 lorsqu'il s'est rendu du nord au sud du Sri Lanka afin de se préparer à quitter ce dernier pour le Canada. Il a été traité comme tous les gens venant du Nord le sont par les forces de sécurité, toujours à l'affût de terroristes essayant de s'infiltrer à Colombo, où les actes de terrorisme des Tigres, comme les attentats suicides à la bombe qui sont survenus à la fin de 1999 et lors desquels la présidente du pays a été blessée et 33 civils innocents ont été tués, sont choses courantes

Étant donné la gravité de la situation qui règne dans le nord du Sri Lanka et la menace terroriste que posent en permanence les Tigres à et autour de Colombo, le tribunal considère que l'interrogatoire, l'arrestation et la détention de suspects sont des actes légitimes de la part des forces de sécurité. Même si un tel interrogatoire est parfois dur, il n'équivaut pas en l'espèce à la persécution suivant les dispositions de la Convention de 1951.                                                        [c'est moi qui souligne]

En l'instance, le qualificatif de « dur » s'applique à la menace d'utiliser une arme à feu et à une raclée administrée avec cette arme.

[7]                Dans l'arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)[4], M. le juge Linden déclare ceci, à la page 601 :

L'appelant soutient que l'état d'urgence au Sri Lanka ne peut justifier ni l'arrestation et la détention arbitraire, d'un civil innocent, ni les coups et la torture dont il est victime aux mains du gouvernement même à qui le demandeur est censé demander la protection.

Bien que je considère que ce qui précède est un exposé exact du droit applicable en ce moment, je ne crois pas qu'il permette de trancher l'affaire en l'instance. Le critère pour déterminer le statut de réfugié au sens de la Convention est prospectif. Que le demandeur ait été persécuté par le passé par les forces de sécurité, ou qu'il ne l'ait pas été, la question fondamentale dont la SSR était saisie, qui est la même dans toutes les affaires de ce genre, consistait à savoir si le demandeur serait exposé à un risque au cas où il serait renvoyé dans le pays où il déclare craindre d'être persécuté.

[8]                Les conclusions qui ont amené la SSR à sa décision portent sur les allégations du demandeur qu'il avait reçu un avis de deux semaines des Tigres qu'ils viendraient le chercher, délai qui lui permettrait de régler ses affaires, et qu'il avait quitté les membres de sa famille sans prendre de mesures pour assurer leur sécurité. Voici ce qu'écrit la SSR :

Le tribunal considère que l'histoire du revendicateur au sujet de sa crainte des Tigres est peu plausible pour un certain nombre de raisons.

Il n'est, premièrement, pas plausible que les Tigres auraient invité le revendicateur à fuir. C'est à coup sûr exactement ce à quoi équivalait leur proposition ... [telle que décrite par le demandeur]

Les Tigres ne sont pas stupides. Ils n'auraient pas donné au revendicateur un avis de deux semaines. Ils l'auraient emmené immédiatement s'ils avaient eu besoin d'effectifs.


[9]                La SSR ajoute ceci :

En plus, le tribunal ne trouve pas plausible le récit du revendicateur selon lequel ce dernier aurait laissé derrière lui les membres de sa famille sans prendre de dispositions pour assurer leur sécurité. ...

...

Finalement, le tribunal ne croit simplement pas l'histoire du revendicateur à propos de sa crainte des Tigres et trouve qu'il s'agit là d'une fable fabriquée pour formuler une demande d'asile au Canada.

[10]            Dans le raisonnement qui l'a mené à la conclusion précitée, la SSR ne fait aucun cas du témoignage du demandeur quant à sa compétence particulière en tant que réparateur de bicyclettes et de motocyclettes, non plus qu'à l'intérêt que pourraient porter les Tigres à cette compétence dans le contexte de leur combat et dans les conditions environnementales où il se situe. Il ne parle pas non plus des soupçons des forces de sécurité au sujet du demandeur, étant donné l'existence de cette compétence particulière et le fait qu'ils savaient qu'elle présentait un intérêt particulier pour les Tigres.


[11]            Bien que la SSR aurait pu raisonnablement arriver à sa conclusion après s'être livrée à une analyse plus complète, je conclus qu'en l'absence d'une telle analyse la décision soumise au présent contrôle ne peut être maintenue. Si l'on songe au retour du demandeur au Sri Lanka, la question se pose avec évidence : étant donné sa compétence particulière, son témoignage au sujet de l'utilisation de cette compétence par les Tigres, et le fait que les forces de sécurité étaient au courant qu'il avait cette compétence, le demandeur serait-il exposé à une persécution aux mains des Tigres ou des forces de sécurité, ou des deux? En l'absence d'une telle analyse, je conclus que la SSR a commis une erreur ouvrant droit au contrôle en arrivant à sa décision sans tenir compte de toute la preuve pertinente relative aux circonstances de l'affaire qui lui était soumise.

[12]            Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la SSR présentée au contrôle est annulée. La revendication de statut de réfugié du demandeur est renvoyée à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen et décision par une formation différente.

[13]            À la fin de l'audience, j'ai fait savoir aux avocats que je présenterais mes motifs et leur donnerais l'occasion de me soumettre leurs prétentions quant à la certification d'une question sérieuse de portée générale. Je m'attends à recevoir leurs prétentions à ce sujet avant la fermeture du Greffe de la Cour à Toronto, ce vendredi 16 février 2001.

         FREDERICK E. GIBSON         

     J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

Le 12 février 2001

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                IMM-1470-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                Sinnadurai c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                   le 31 janvier 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE M. le juge Gibson

EN DATE DU :                                     12 février 2001

ONT COMPARU

M. Crane                                                                      POUR LE DEMANDEUR

M. Tyndale                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

M. Crane                                                                      POUR LE DEMANDEUR

M. Morris Rosenberg                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]         L.R.C. (1985), ch. I-2.

[2]         Dossier du tribunal, pages 425 et 426.

[3]         Dossier du tribunal, pages 455 et 456.

[4]         [1994] 1 C.F. 589 (C.A.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.