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Date : 20190711


Dossier : T-1831-18

Référence : 2019 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2019

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ARAVINTHAN PARANTHAMAN

demandeur

et

ROGERS COMMUNICATION INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Aravinthan Paranthaman, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 septembre 2018 par la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission]. La Commission a rejeté la plainte du demandeur, dans laquelle il se disait victime de discrimination fondée sur la déficience de la part de son employeur, au motif que la plainte n’avait pas été présentée dans l’année suivant le dernier acte discriminatoire à l’origine de la plainte.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.  Contexte

[3]  M. Paranthaman a travaillé pour la défenderesse, Rogers Communication Inc. [Rogers], de l’an 2000 jusqu’à son congédiement le 5 janvier 2016. Selon Rogers, M. Paranthaman a été congédié pour un motif valable parce qu’il avait une conduite imprévisible, perturbatrice, violente, menaçante et dangereuse et faisait preuve d’insubordination. M. Paranthaman nie ces allégations. Il soutient avoir connu des épisodes de dépression, une information qui était connue de Rogers, et qu’il a été victime de harcèlement de la part de ses collègues de travail en raison de ses problèmes de santé mentale, ce que Rogers n’a pas tenté de régler.

[4]  M. Paranthaman et son syndicat ont déposé un grief concernant son congédiement. Rogers et le syndicat ont réglé le grief et signé le procès-verbal du règlement le 10 mars 2017. Toutefois, M. Paranthaman a refusé de le signer, car selon lui, l’offre d’une indemnité de départ de cinq mois de salaire ne répondait pas adéquatement à sa plainte.

[5]  Le 13 février 2017, M. Paranthaman a communiqué avec la Commission pour la première fois afin de s’informer de la façon de déposer une plainte pour violation des droits de la personne. Il confirme avoir parlé à un représentant, qui a déclaré que sa plainte ne serait pas nécessairement rejetée même si elle était présentée en dehors du délai prescrit, puisqu’il existe des exceptions, en particulier parce que sa plainte était liée à une déficience mentale.

[6]  Au début de mars 2017, M. Paranthaman a déposé une plainte. Le 9 mars 2017, un représentant de la Commission a remarqué que sa plainte présentait des lacunes et qu’il devait notamment retirer les allégations contre son syndicat. Le 13 mars 2017, M. Paranthaman a déposé de nouveau sa plainte. Le 5 mai 2017, il a communiqué avec la Commission pour obtenir des nouvelles, et il a encore une fois été avisé qu’il devait retirer les allégations contre son syndicat et soumettre à nouveau la plainte. Le 12 mai 2017, M. Paranthaman a reçu une autre trousse du plaignant de la part de la Commission.

A.  La plainte

[7]  Le 15 mai 2017, la Commission a accepté la plainte de M. Paranthaman. Dans son résumé de la plainte, elle a indiqué que M. Paranthaman alléguait que Rogers avait fait preuve de discrimination envers lui sur le fondement de la déficience en le traitant d’une manière préjudiciable, en mettant fin à son emploi et en ne lui procurant pas un lieu de travail exempt de harcèlement.

B.  Les observations

[8]  À la fin de juin 2017, la Commission a envoyé aux deux parties des lettres soulignant que l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP], pourrait s’appliquer parce que la plainte n’avait pas été présentée dans l’année suivant le dernier acte de discrimination allégué. La Commission a souligné qu’un agent des droits de la personne [l’agent] rédigerait un rapport fondé sur les articles 40 et 41 [le rapport] afin d’aider la Commission à prendre sa décision de donner suite ou non à la plainte. Les deux parties ont été invitées à formuler des observations.

[9]  M. Paranthaman a affirmé qu’il avait communiqué avec la Commission avec seulement un mois et une semaine de retard. Il a expliqué qu’il ne l’avait pas fait plus tôt parce que, à son détriment, il s’était fié à son syndicat pour que celui‑ci règle le problème, et parce que le retard était indépendant de sa volonté.

[10]  Rogers a demandé que la plainte soit rejetée en application des alinéas 41(1)a) et d) de la LCDP parce que l’affaire avait été réglée par arbitrage. En ce qui concerne l’alinéa 41(1)e), Rogers a soutenu que la plainte avait été déposée bien après le délai d’un an.

C.  Le rapport fondé sur les articles 40 et 41

[11]  Dans le rapport daté du 11 juin 2018, l’agent a résumé la plainte, la chronologie des communications de M. Paranthaman avec la Commission, ainsi que les observations des parties. Il a souligné que nul ne contestait que M. Paranthaman avait communiqué avec la Commission 13 mois après le dernier acte de discrimination allégué. (L’agent semble avoir retenu que la plainte a été formulée en février, et non en mai lorsqu’elle a fini par être reçue sous la forme appropriée.) Par conséquent, la seule question à trancher consistait à savoir si le retard était raisonnable. L’agent a mentionné que la jurisprudence a établi que les plaignants doivent communiquer avec la Commission dans un délai d’un an, et ce, même s’ils cherchent d’autres moyens d’obtenir réparation, et il a ajouté que le fait que M. Paranthaman se soit fié à son syndicat n’est pas un motif valable pour permettre à la Commission d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accepter la plainte au-delà du délai. L’agent a également indiqué que la jurisprudence prévoit que, généralement, la Commission devrait se demander si la déficience est un facteur ayant contribué au dépôt tardif de la plainte. L’agent a conclu que [traduction] « [b]ien que le plaignant souligne qu’il est atteint d’une déficience mentale, il n’a pas précisé que cette déficience, ou les symptômes de cette déficience, est un facteur justifiant pourquoi il n’a pas respecté le délai d’un an » [Non souligné dans l’original]. L’agent a recommandé à la Commission de ne pas examiner la plainte parce qu’elle avait été déposée plus d’un an après la date du dernier acte de discrimination allégué et que M. Paranthaman n’avait pas fourni d’explications raisonnables justifiant le retard. Là encore, les parties ont été invitées à présenter des observations en réponse au rapport au plus tard le 9 juillet 2018.

D.  Les observations présentées en réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41

[12]  Le 26 juin 2018, M. Paranthaman a formulé des observations par téléphone à l’agent, que ce dernier a transcrites dans une note au dossier. Il a déclaré qu’il était stressé et qu’il avait eu de la difficulté à composer avec [traduction] « l’affaire ». Il a souligné qu’il avait reçu un diagnostic de dépression 10 ans auparavant et qu’il continuait de prendre des médicaments pour son problème de santé, lequel, selon ses allégations, découlait de son environnement de travail. Il a affirmé que, parfois, son [traduction] « cerveau ne fonctionne pas comme il faut » et qu’il est ainsi difficile pour lui de [traduction] « comprendre et démêler les choses ». Il a souligné sa frustration à l’égard du processus de grief et a expliqué qu’il avait d’abord communiqué avec la Commission ontarienne des droits de la personne et qu’on avait fini par lui dire que son employeur relevait de la compétence fédérale.

[13]  Rogers a soutenu que M. Paranthaman invoquait son état de santé pour la première fois, sans fournir de détails, et qu’il n’avait pas déclaré que sa déficience était un facteur ayant contribué au dépôt tardif de la plainte.

[14]  Les 17, 18 et 19 août 2018, M. Paranthaman a présenté au moyen d’une série de courriels des observations supplémentaires en réponse à celles de Rogers. Dans son courriel daté du 17 août 2018, M. Paranthaman a déclaré ce qui suit : [traduction] « [L]’une des principales raisons pour lesquelles je n’ai pas présenté la plainte dans le délai d’un an tient au fait que je souffre de maladie mentale causée par Rogers Communications et par les menaces et le harcèlement continuels de sa part […] et au fait que je me suis fié à mon détriment au syndicat pour qu’il règle le problème, de sorte que je puisse reprendre mon poste et recevoir une rémunération rétroactive. » Dans ses courriels des 18 et 19 août, M. Paranthaman a déclaré que Rogers connaissait son état de santé, qu’il avait la preuve qu’il prend des médicaments pour l’anxiété et la dépression et que la raison du retard avait été [traduction] « bien expliquée à la CCDP ».

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[15]  La Commission a rendu sa décision au moyen d’une brève lettre adressée à M. Paranthaman et datée du 12 septembre 2018. Dans sa lettre, la Commission indiquait qu’elle avait examiné le rapport ainsi que [traduction] « les observations présentées en réponse au rapport » et exposait la conclusion suivante :

[traduction]

Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en application de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de ne pas donner suite à la plainte parce qu’elle est fondée sur des actes qui ont eu lieu plus d’un an avant le dépôt de la plainte et que le plaignant n’a pas fourni d’explication raisonnable justifiant le retard.

III.  Les questions en litige

[16]  M.  Paranthaman soutient que la décision de la Commission de rejeter sa plainte constituait un manquement à l’obligation d’équité procédurale pour deux raisons. Premièrement, les motifs de la Commission sont inadéquats et ne tiennent pas compte de ses observations selon lesquelles sa déficience mentale était une des causes du retard dans le dépôt de sa plainte. Deuxièmement, il n’a pas eu la possibilité d’expliquer en quoi ses problèmes de santé mentale avaient contribué au dépôt tardif de sa demande et de fournir la preuve de sa médication.

[17]  M. Paranthaman soutient également que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de ses observations et qu’il est donc impossible pour lui et pour la Cour de déterminer pourquoi la Commission a conclu que son explication justifiant le retard était déraisonnable. Autrement dit, la décision n’est ni transparente, ni intelligible.

IV.  La norme de contrôle

[18]  Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme non déférente de la décision correcte, laquelle est axée sur la question de savoir si le processus suivi par le décideur était équitable (Khapar c Air Canada, 2014 CF 138, au par. 45, 449 FTR 1 [Khapar]; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au par. 53, [2006] 3 RCF 392 [Sketchley]; Société canadienne des postes c Association canadienne des maîtres de poste et adjoints, 2016 CF 882, au par. 30, 269 ACWS (3d) 134).

[19]  La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission de ne pas donner suite à une plainte est celle de la décision raisonnable (Richard c Canada (Procureur général), 2010 CAF 292, au par. 9, [2010] ACF no 1370 (QL); Berberi c Canada (Procureur général), 2013 CF 99, au par. 10, [2013] ACF no 113 (QL)). Ces décisions sont discrétionnaires et appellent la déférence (Conroy c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2012 CF 887, au par. 16, 415 FTR 179 [Conroy]; Khapar, aux par. 46-47). Dans l’éventualité où la Cour estime qu’une telle décision n’est pas raisonnable, la plainte serait renvoyée à la Commission afin d’être examinée de nouveau.

[20]  Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour évalue si la décision de la Commission « [appartient] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Ainsi, la Cour doit se pencher sur « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, au par. 47).

[21]  Bien que M. Paranthaman ait soutenu que le caractère adéquat des motifs était une question d’équité procédurale, la jurisprudence a établi que le caractère adéquat des motifs devrait être examiné dans le cadre de l’évaluation du caractère raisonnable de la décision. Le caractère inadéquat des motifs ne constitue pas non plus un motif indépendant de contrôle judiciaire.

[22]  Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a donné des détails sur les exigences établies dans l’arrêt Dunsmuir, soulignant aux paragraphes 14 à 16 qu’il n’est pas obligatoire que les motifs fassent référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que la cour de révision aurait voulu y lire. Le décideur n’est pas tenu non plus de formuler des constatations explicites sur chaque élément qui mène à la conclusion finale. Les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland Nurses, au par. 14). De plus, au besoin, les tribunaux peuvent consulter le dossier afin d’apprécier le caractère raisonnable du résultat (Newfoundland Nurses, au par. 15). La Cour a résumé le principe clé au paragraphe 16, où elle déclare que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

V.  La Commission n’a pas manqué à l’équité procédurale

[23]  M. Paranthaman soutient que la Commission ne lui a pas fourni de motifs qui tenaient compte de ses observations, ce qui contrevient à l’exigence législative de fournir des motifs. M. Paranthaman ajoute que la Commission ne lui a pas donné la possibilité faire valoir son point de vue concernant l’incidence qu’a eue sa santé mentale sur sa capacité de déposer sa plainte à temps. Dans les observations supplémentaires qu’il a envoyées par courriel, il mentionnait qu’il pourrait fournir à la Commission des éléments de preuve d’ordre médical; toutefois, cette dernière n’a pas répondu à cette offre ni tenu compte des problèmes de santé mentale.

[24]  Contrairement à ce que soutient M. Paranthaman, la Commission s’est pleinement acquittée de son obligation d’équité procédurale. M. Paranthaman a été avisé suffisamment à l’avance de la preuve à réfuter et a eu plusieurs occasions de formuler des observations, même après la date limite du 9 juillet 2018. Avant de rédiger le rapport, la Commission lui a envoyé une feuille d’information concernant les délais à respecter pour présenter une plainte et une liste de questions qu’il devait aborder dans sa réponse. Après que l’agent ait rédigé le rapport, celui-ci a été remis à M. Paranthaman, qui a eu la possibilité d’y répondre par des observations. M. Paranthaman a formulé des observations par téléphone le 26 juin 2018. Il en a présenté d’autres par courriel après avoir reçu les observations de la défenderesse. De plus, la Commission l’a incité à aborder les questions auxquelles il devait répondre dans ses observations, notamment en ce qui concerne les raisons qui permettraient d’excuser son retard.

[25]  Rien n’obligeait la Commission à demander à M. Paranthaman de fournir la preuve des médicaments qu’il prenait. Par ailleurs, elle n’a pas semblé fonder sa décision sur une absence de preuve concernant le fait qu’il prenait des médicaments.

[26]  La Commission n’a pas manqué à l’exigence prévue au paragraphe 42(1) de la LCDP d’envoyer au plaignant un avis écrit exposant les motifs de sa décision de ne pas donner suite à la plainte. La Commission a envoyé le rapport à M. Paranthaman et, après la décision définitive, elle lui a envoyé une brève lettre qui exposait sa décision. La question du caractère adéquat des motifs est abordée plus bas, dans l’évaluation du caractère raisonnable de la décision.

VI.  La décision n’est pas raisonnable

[27]  M. Paranthaman soutient que le fait que la Commission ne mentionne pas ses observations dans sa décision, lesquelles soulignaient l’incidence qu’a eue sa déficience sur le dépôt tardif de sa plainte, les empêche lui et la Cour de comprendre pourquoi la Commission a jugé que son explication n’était pas raisonnable.

[28]  M. Paranthaman se fonde sur la décision Conroy, dans laquelle la Cour a conclu que la plaignante avait formulé des arguments qui étaient suffisamment sérieux pour mériter à tout le moins qu’on les mentionne dans la décision de la Commission (Conroy, au par. 40). La juge Bédard a déclaré que la Commission doit donner à l’auteur de la plainte le sentiment qu’elle a considéré les observations, surtout lorsqu’elles ne sont présentées qu’en réponse au rapport fondé sur les articles 40 et 41 (Conroy, au par. 41).

[29]  À titre subsidiaire, M. Paranthaman soutient que comme le retard à présenter sa plainte était relativement court et compte tenu de l’effet débilitant de sa déficience mentale, la décision de la Commission de rejeter sa plainte n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[30]  Rogers soutient que même si la décision a été communiquée au moyen d’une lettre type, il n’y a aucune raison de douter que les observations formulées après la rédaction du rapport ont été prises en compte. La jurisprudence a établi que la Commission est présumée avoir tenu compte des observations, et Rogers souligne que la lettre de décision indique que la Commission l’a fait. Rogers affirme que rien n’oblige le décideur à citer tous les arguments formulés.

[31]  Rogers soutient également que la décision et le rapport permettent tous deux de conclure que la Commission a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire parce que M. Paranthaman n’avait pas donné d’explication raisonnable justifiant le dépôt tardif de sa plainte.

[32]  Rogers souligne que l’arrêt Newfoundland Nurses et la jurisprudence subséquente ont établi clairement qu’il faut interpréter les motifs, lesquels comprennent le rapport en l’espèce, conjointement avec le dossier pour savoir si la décision est raisonnable. Rogers fait valoir que le dossier étaye pleinement la conclusion de la Commission, soulignant entre autres que M. Paranthaman a déclaré à maintes reprises qu’il n’avait pas déposé la plainte dans le délai d’un an parce qu’il se fiait au processus de grief de son syndicat. Rogers fait remarquer que M. Paranthaman reconnaît, dans la plainte qu’il a présentée à la Commission, qu’il n’a déposé sa plainte qu’après l’issue du processus de grief, dont il n’était pas satisfait. Rogers ajoute que M. Paranthaman n’a pas expliqué en quoi la déficience qu’il pourrait avoir l’a empêché de présenter sa plainte dans le délai d’un an.

[33]  Rogers souligne également que M. Paranthaman a participé au processus de grief sans alléguer qu’il était incapable de le faire et soutient qu’il était tout aussi capable de présenter la plainte dans le délai d’un an suivant l’acte de discrimination allégué, ce qu’il n’a pas fait. Rogers ajoute que, depuis 2017, M. Paranthaman a continué de montrer qu’il est apte à aller de l’avant avec sa plainte.

[34]  Si la Commission adopte les recommandations d’un rapport fondé sur les articles 40 et 41 et qu’elle ne motive pas sa décision ou ne la motive que brièvement, le rapport fondé sur les articles 40 et 41 constitue généralement les motifs de la décision (Sketchley, au par. 37; Anderson c Canada (Procureur général), 2018 CF 834, au par. 39, 299 ACWS (3d) 382).

[35]  En l’espèce, la décision de la Commission est exposée sous forme d’une brève lettre type, dans laquelle la Commission indique avoir examiné [traduction] « toute observation » présentée en réponse au rapport et conclut que le [traduction] « plaignant n’a pas fourni d’explication raisonnable justifiant le retard ». La lettre ne fait pas référence aux observations formulées par M. Paranthaman en réponse au rapport, selon lesquelles ses problèmes de santé mentale étaient un facteur ayant contribué au retard. La déclaration de la Commission selon laquelle [traduction] « toute » observation avait été prise en compte n’aide pas la Cour à comprendre si cette dernière a tenu compte de cette explication et qu’elle l’a rejetée et, le cas échéant, pourquoi, ou bien si la Commission n’a pas du tout tenu compte de l’observation contenue dans la chaîne de courriels.

[36]  Selon le principe général établi depuis longtemps, le décideur est présumé avoir tenu compte de tous les éléments de preuve, même si chacun de ces éléments n’est pas abordé dans les motifs, à moins qu’il soit fait preuve du contraire : Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL), 1993 CarswellNat 3983 (CA). Il n’y a habituellement aucune raison de douter d’une déclaration selon laquelle les observations ont été prises en considération. Toutefois, en l’espèce, il est impossible de concilier les observations qui ont été formulées par M. Paranthaman en réponse au rapport et le rapport lui-même, lequel constitue généralement les motifs de la décision.

[37]  Lorsqu’une plainte est présentée, la Commission doit décider si elle y donnera suite ou si elle la rejettera pour au moins un des motifs établis au paragraphe 41(1). En l’espèce, il ne fait aucun doute que la plainte a été déposée après le délai d’un an. Compte tenu de cette conclusion, il faut se demander si la décision de la Commission de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder un délai plus long pour présenter la plainte est raisonnable (Bredin c Canada (Procureur général), 2007 CF 1361, aux par. 27 et 28, 332 FTR 145 [Bredin CF], conf. par 2008 CAF 360, 383 NR 192). Dans le rapport, la Commission a mentionné les facteurs dont elle a tenu compte pour décider si elle devait exercer ou non son pouvoir discrétionnaire.

[38]  La Commission a précisément indiqué que selon la jurisprudence, si une déficience a contribué au dépôt tardif de la plainte, cet élément devrait être pris en compte (voir, par exemple, Bredin CF, au par. 31; Hicks c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2015 CAF 109, au par. 13, 253 ACWS (3d) 423 [Hicks]).

[39]  Il incombait à M. Paranthaman d’offrir une explication satisfaisante pour justifier son retard (Bredin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 360, au par. 5, 383 NR 192), et la Commission avait le pouvoir discrétionnaire de décider si cette explication était raisonnable. Toutefois, comme elle n’a pas fait référence à l’explication offerte, il n’est pas possible de savoir si la décision de la Commission est raisonnable.

[40]  Les motifs exposés dans le rapport sont incompatibles avec le dossier dont disposait la Commission. Au paragraphe 31 du rapport, il est énoncé que M. Paranthaman n’avait pas précisé que sa déficience avait contribué à son défaut de respecter le délai d’un an. Dans ses observations envoyées par courriel le 17 août 2018, M. Paranthaman affirme ce qui suit : [traduction] « [L]’une des principales raisons pour lesquelles je n’ai pas présenté la plainte dans le délai d’un an tient au fait que je souffre de maladie mentale causée par Rogers Communication et par les menaces et le harcèlement continuels de sa part. » Non seulement la lettre de décision n’abordait pas ces observations, mais elle était fondée sur le rapport, lequel énonce que de telles observations n’avaient pas été formulées.

[41]  Contrairement à l’observation de Rogers selon laquelle la Commission avait tenu compte de la possibilité que la déficience de M. Paranthaman ait contribué au retard avant qu’il ne formule ses observations à cet égard, l’agent a simplement mentionné qu’il s’agissait d’un facteur, mais qu’il n’avait pas été soulevé. L’agent ne pouvait pas tenir compte « de façon préventive » d’observations qui n’avaient pas encore été formulées.

[42]  La situation qui nous occupe ne s’insère pas bien dans la jurisprudence établie selon laquelle les rapports fondés sur les articles 40 et 41 constituent les motifs de la décision qui est transmise sous forme de brève lettre type. La lettre de décision ne reflète pas le rapport, et il est impossible de concilier les deux. Par conséquent, en l’espèce, le rapport ne peut être considéré comme constituant les motifs de la décision, ce qui ne laisse que la brève lettre type comme motifs de la Commission.

[43]   Dans l’arrêt Hicks, la Cour d’appel fédérale a conclu que la décision de la Commission, qui avait rejeté la plainte de discrimination fondée sur la déficience présentée par M. Hicks au motif qu’elle avait été déposée plus d’un an après le dernier acte de discrimination allégué, était déraisonnable. Parmi les motifs sur lesquels cette conclusion était fondée, la Cour d’appel a souligné ce qui suit au paragraphe 13 :

[13]  Premièrement, la Commission était tenue d’établir si l’omission de l’appelant de déposer sa plainte dans le délai de prescription d’un an applicable, suivant sa rencontre avec le Dr Sutton en février 2006, ou suivant l’épuisement des recours internes vers la fin du mois d’octobre 2009, était attribuable à l’invalidité de l’appelant. Le juge est arrivé à la conclusion, à laquelle je souscris, que la Commission n’a pas abordé la question de l’invalidité de l’appelant ni celle de l’incidence possible de cette invalidité sur le dépôt tardif de la plainte.

[44]  En ce qui concerne l’absence de rapports médicaux officiels pour étayer la déficience, la Cour d’appel a conclu que les éléments de preuve à l’appui pouvaient se trouver dans le dossier, et elle a souligné ce qui suit au paragraphe 14 :

[14]  Selon l’intimée, l’omission de la Commission d’examiner cette question est sans conséquence vu l’absence de preuve médicale susceptible d’étayer la conclusion selon laquelle l’invalidité de l’appelant l’avait empêché de déposer sa plainte dans le délai prescrit. À mon avis, la Commission disposait d’éléments de preuve, bien que non sous forme de rapports médicaux officiels, mais sous forme de documents et d’observations, attestant du traitement suivi par l’appelant pour ses problèmes de santé mentale. Il y a aussi les nouveaux éléments de preuve présentés en appel qui n’ont pas été soumis à la Cour fédérale et qui indiquent que l’appelant avait subi une intervention chirurgicale pour un anévrisme en 2009. En somme, la Commission disposait d’éléments de preuve, auxquels s’ajoutent les nouveaux éléments de preuve présentés en l’espèce, lesquels, s’ils avaient été pris en considération, auraient permis à la Commission de conclure que l’omission de déposer la plainte dans le délai prescrit était attribuable à une invalidité.

[45]  Dans son courriel du 17 août 2018, M. Paranthaman a clairement indiqué que son état de santé mentale justifiait son retard, en plus qu’il s’était fié à son syndicat. Même si Rogers fait remarquer que ce motif diffère de celui qui avait été donné précédemment, il faut se rappeler que M. Paranthaman avait été invité à formuler des observations en réponse au rapport, et ses observations ont soulevé une question que la Commission est tenue de prendre en considération (Bredin CF, au par. 31).

[46]  Il est vrai qu’au départ, M. Paranthaman avait expliqué le dépôt tardif de sa plainte en affirmant qu’il s’était fié à son propre détriment à son syndicat. Il n’a soulevé ses problèmes de santé mentale comme motif pour justifier son retard à déposer sa plainte qu’après avoir été alerté dans le rapport qu’il s’agissait d’un facteur pertinent. Toutefois, une fois que M. Paranthaman a fourni ce motif, la Commission aurait dû en tenir compte eu égard à l’ensemble des renseignements figurant au dossier.

[47]  Même si aucun rapport médical n’avait été présenté, comme dans l’affaire Hicks, le dossier dont disposait la Commission, y compris la plainte initiale et les observations formulées avant et après le rapport, fait état des épisodes de dépression et d’anxiété qu’a connus M. Paranthaman. Ses observations postérieures au rapport soulignent son stress et sa confusion, lesquels ont été exacerbés après le rejet de sa plainte. Contrairement à l’affaire Hicks, il n’y a aucun nouvel élément de preuve. Toutefois, lorsqu’une plainte repose sur des allégations de discrimination fondée sur une déficience mentale, les observations qui concernent les problèmes de santé mentale devraient être examinées avec soin, y compris la question de savoir si ces problèmes ont contribué au dépôt tardif de la plainte. La Commission a reconnu ce fait dans le rapport, mais elle n’a pas tenu compte de ces observations dans sa décision finale.

[48]  Rogers soutient que la Commission avait le loisir de conclure, au vu de l’ensemble de la preuve au dossier, que l’explication de M. Paranthaman n’était pas raisonnable, puisque son affirmation a été faite après une certaine incitation de la part de la Commission, qu’il n’a pas donné de détails concernant la façon dont son problème de santé mentale l’avait amené à présenter la plainte en retard, qu’il n’avait fourni aucun élément de preuve à l’appui et qu’il avait déjà déclaré que son retard était dû au fait qu’il s’était fié au syndicat pour faire progresser son grief. Toutefois, ces motifs sont donnés par Rogers et ne sont pas ceux qui ont été formulés par la Commission.

[49]  La brève lettre de décision de la Commission ne permet pas à la Cour de déterminer si cette dernière a fait fi des observations de M. Paranthaman ou si elle en a tenu compte, et de quelle façon elle l’a fait, et a conclu que l’explication n’était pas raisonnable. Par conséquent, la décision ne peut pas être jugée raisonnable, conformément aux lignes directrices énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, car elle n’est ni transparente ni intelligible. La Commission doit à nouveau décider si elle donnera suite ou non à la plainte de M. Paranthaman en tenant compte de l’ensemble de la preuve au dossier.


JUGEMENT dans le dossier T-1831-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire doit être renvoyée à la Commission canadienne des droits de la personne afin qu’elle rende une nouvelle décision.

« Catherine Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de septembre 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1831-18

 

INTITULÉ :

ARAVINTHAN PARANTHAMAN c ROGERS COMMUNICATION INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Amy Brubacher

pour le demandeur

 

Howard A. Levitt

Allyson Lee

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Community Legal Clinic of York Region

Avocats

Richmond Hill (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Levitt LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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