Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 1997/12/16


Dossier : T-2381-96

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 1997

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE WETSTON

ENTRE :


GEORGE EARL STORRY,


Requérant,


- et -


MICHAEL GALLAGHER, DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT WILLIAM HEAD,

DOUGLAS MACGREGOR, DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE MISSION,

et LE SOUS-COMMISSAIRE, RÉGION DU PACIFIQUE,

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

Intimés.


ORDONNANCE

     La décision du sous-commissaire, région du Pacifique, en date du 18 décembre 1995, est annulée et renvoyée pour nouvel examen en conformité avec les motifs de l'ordonnance.

Howard I. Wetston

Juge

Traduction certifiée conforme                 

François Blais LL.L



Date : 1997/12/16


Dossier : T-2381-96

ENTRE :


GEORGE EARL STORRY,


Requérant,


- et -


MICHAEL GALLAGHER, DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT WILLIAM HEAD,

DOUGLAS MACGREGOR, DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE MISSION,

et LE SOUS-COMMISSAIRE, RÉGION DU PACIFIQUE,

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA,

Intimés.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE WETSTON

[1]      Le requérant demande le contrôle judiciaire d'une recommandation formulée par Michael Gallagher, directeur de l'établissement William Head, en date du 25 avril 1995, et, plus particulièrement, de la décision du sous-commissaire, région du Pacifique, en date du 18 décembre 1995, laquelle a entraîné le transfèrement imposé du requérant, de l'établissement William Head à l'établissement de Mission.

[2]      Condamné pour meurtre à l'emprisonnement à perpétuité, le requérant purge actuellement sa peine. Il en est à sa quatrième période d'incarcération dans un établissement fédéral. Au mois d'août 1993, le requérant est admis à l'établissement William Head, pénitencier à sécurité moyenne situé sur l'île de Vancouver. Par trois côtés, l'établissement donne sur l'eau, ce qui le rend quelque peu moins sûr que d'autres établissements fédéraux à sécurité moyenne de Colombie-Britannique. Son transfèrement à l'établissement de Mission n'a entraîné, pour le requérant, aucune modification de son classement de sécurité. Aux environs du mois d'août 1993, le requérant avait été transféré à l'établissement William Head depuis l'établissement de Mission.

[3]      Vers la fin du mois de janvier 1995, Michael Gallagher et l'agent de sécurité préventive dans l'établissement William Head (le ASPE) reçoit un renseignement du détachement de la GRC de Chilliwack, l'informant que le requérant et un autre détenu projettent de s'évader. Le renseignement avait été transmis à la GRC par un informateur jugé fiable par celle-ci. Le requérant se voit signifier un rapport récapitulatif sur l'évolution du cas, en date du 6 avril 1995, dans lequel il est allégué qu'il participe à un complot en vue de s'évader de l'établissement William Head, et qu'il se livre, dans cet établissement, à la contrebande de bijoux et de drogue. On lui signifie un avis de recommandation de transfèrement imposé, en date du 18 avril 1995, lequel reprend les mêmes allégations. Le requérant répond par écrit à ces allégations, le 18 avril 1995.

[4]      Michael Gallagher recommande que l'on procède au transfèrement imposé, et un avis d'examen de la recommandation prônant le transfèrement imposé est signifié au requérant le 25 avril 1995. Le 30 avril 1995, le requérant transmet de nouvelles observations au sous-commissaire intimé. L'avocat du requérant a, lui aussi, transmis, le 11 mai 1995, des observations écrites à l'intimé. Le sous-commissaire rend une décision, en date du 31 mai 1995, approuvant le transfèrement imposé du requérant. Cette décision est suivie de nouvelles démarches effectuées dans le cadre des procédures prévues par le système correctionnel en matière de transfèrement imposé mais, le 18 décembre 1995, intervient la décision définitive de procéder au transfèrement imposé de M. Storry.

[5]      Par le biais d'une requête en habeas corpus, le requérant demande à la Cour suprême de Colombie-Britannique d'infirmer le transfèrement imposé. Le 22 juillet 1996, la requête est entendue par la Cour suprême de Colombie-Britannique, qui la rejette pour défaut de compétence. Le juge Baker estime, en effet, que la Cour suprême de Colombie-Britannique n'a pas compétence pour délivrer un bref d'habeas corpus accompagné d'un bref de certiorari étant donné l'absence de toute atteinte à la liberté résiduelle du requérant, critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans son arrêt Dumas c. Centre de détention Leclerc (1986), 34 D.L.R. (4th.) 427 (C.S.C.). Autrement dit, le transfèrement s'effectuait entre établissements d'un même niveau de sécurité.

[6]      Examinons les faits de façon plus détaillée. L'informateur avait fait savoir à la GRC que le requérant et un autre détenu projetaient de s'évader de l'établissement William Head par la mer puis de trouver hébergement, aux États-Unis, auprès d'indiens Haidas. L'informateur prétendait également que les frères du requérant, des pêcheurs, faciliteraient l'évasion et que le requérant était en trait d'accumuler l'argent nécessaire à la mise en oeuvre de ce projet en vendant de la drogue et en se livrant à la contrebande de bijoux. Selon l'informateur, cette évasion devait avoir lieu lorsque les conditions atmosphériques s'y prêteraient davantage, vraisemblablement au printemps ou au début de l'été.

[7]      Cet informateur était tenu pour fiable par la GRC, mais Michael Gallagher a néanmoins essayé de recouper ce renseignement avec les rapports transmis à l'ASPE. Selon ces rapports, au moins deux autres sources indépendantes et fiables indiquaient que le requérant se livrait à un trafic de drogue au sein de l'établissement. M. Gallagher avait également demandé à Mary Ferneyhough, agent correctionnel, de contrôler l'épouse du requérant lors de la prochaine visite de celle-ci à l'établissement, afin de savoir si le requérant tentait effectivement de faire sortir des bijoux de l'établissement.

[8]      Le 2 février 1995, Mme Ferneyhough était de service à l'entrée principale, dans le but précis de contrôler Marlon Storry lors de son entrée et de sa sortie de l'établissement. Mme Ferneyhough était là lorsqu'un autre agent correctionnel a passé un détecteur à métaux sur la personne de Mme Storry à son entrée dans l'établissement, et elle a pu noter que ce détecteur ne s'était pas déclenché. Mme Ferneyhough a également pris note des bijoux portés par Mme Storry lors de son entrée dans l'établissement. À la sortie de cette dernière, Mme Ferneyhough l'a à nouveau passée au détecteur à métaux, mais cette fois-ci le détecteur s'est déclenché. C'est alors qu'elle a trouvé un bracelet d'argent que Mme Storry portait, sous sa manche, en haut du bras.


[9]      Au début du mois de mars, Michael Gallagher et l'ASPE ont demandé à la GRC des renseignements complémentaires, l'agent McCarl de la GRC révélant à M. Gallagher le nom de l'informateur. Ce renseignement a été fourni à M. Gallagher à condition que le nom de l'informateur ne soit pas divulgué, car ce dernier craignait des représailles.

[10]      Le 21 mars 1995, l'agent McCarl de la GRC fait savoir à Michael Gallagher et à l'ASPE que l'informateur a bien confirmé que le requérant projetait toujours de s'évader bientôt et que les frères de ce dernier allaient se procurer un bateau pour l'aider dans sa fuite. Selon l'agent McCarl, la source de renseignement était fiable, comme l'avait été les renseignements fournis dans le passé par cette même source. Le 26 avril 1995, Michael Gallagher recommande que le requérant soit transféré à l'établissement de Matsqui. La décision de M. Gallagher se fondait notamment sur les considérations suivantes.

[11]      À l'exception du nom des informateurs, le requérant a reçu les renseignements suivants : le type d'évasion dont on lui prêtait le projet, l'identité des personnes censées l'accompagner dans sa fuite, les liens entre le trafic de drogue et de bijoux qu'on lui reprochait et le projet d'évasion. Le requérant a eu l'occasion de répondre longuement à ces allégations, personnellement ainsi que par l'intermédiaire de son avocat.

[12]      Dans le rapport récapitulatif en date du 6 avril 1995, le projet d'évasion est décrit et il est signalé que cela doit se faire avec l'aide de Wayne et Ross, les frères du requérant. Ce renseignement provient d'une source fiable qui n'est pas identifiée. Aucun détail n'est fourni concernant les allégations de trafic de drogue et de bijoux au sein de l'établissement. L'avis de recommandation de transfèrement imposé, en date du 18 avril 1995, contient des allégations semblables à celles qui figuraient dans le rapport récapitulatif. Il y était, en plus, précisé que deux sources non identifiées avaient informé l'ASPE de ce que le requérant se livrait au trafic de drogue. Aucun détail de ces allégations n'a été fourni au requérant, ni aucune précision qui aurait raisonnablement permis de conclure que, de prime abord, les informateurs étaient effectivement fiables. À l'époque, le seul nouveau renseignement qui ait été fourni au requérant était le fait que son épouse avait été fouillée à l'entrée et à la sortie de l'établissement William Head, le 2 février 1995, et qu'on avait découvert sur sa personne un bracelet qu'elle ne portait pas lorsqu'elle était entrée.

[13]      En somme, les éléments fournis au requérant, et auxquels il était tenu de répondre, étaient les suivants : a) on tenait de deux sources un renseignement selon lequel le requérant se livrait à un trafic de drogue; b) selon une source jugée fiable par la GRC, le requérant préparait une tentative d'évasion avec un autre détenu, cette fuite devant être financée par le produit d'un trafic de bijoux et de drogue; c) l'évasion devait se faire avec le concours des frères du requérant, lesquels étaient chargés de fournir un bateau; d) l'évasion devait avoir lieu après la fin de l'hiver, et le requérant entendait s'enfuir aux États-Unis; e) le requérant se livrait à la contrebande, faisant sortir des bijoux de l'établissement; et f) l'épouse du requérant avait été fouillée une fois, aussi bien à son entrée qu'à sa sortie de l'établissement, et on avait trouvé sur elle, à sa sortie, un bracelet qu'elle ne portait pas lors de son entrée.

[14]      Le requérant a nié qu'il préparait un projet d'évasion et déclaré que, selon lui, le renseignement émanant d'une source fiable venait en fait de l'ancienne amie de Frank Mooney, un détenu qui est en même temps son cousin et qui était censé, lui aussi, participer à la tentative d'évasion. Cela a été par la suite confirmé lorsque l'intimé, Michael Gallagher, a décidé que le renseignement concernant M. Mooney n'était pas fiable, ce dernier ne faisant plus dès lors l'objet d'un transfèrement imposé. Les frères du requérant n'ont jamais été interrogés par la GRC ou par d'autres autorités concernant le rôle qu'on leur imputait dans le prétendu complot. Il convient de noter que l'auteur du rapport récapitulatif a conclu que, malgré ces diverses allégations, les membres de son équipe de gestion des cas n'ont pas demandé le transfèrement imposé de l'intéressé. Le requérant a nié avoir essayé de faire sortir le bracelet de l'établissement en contrebande, comme il a nié toutes les allégations de trafic de drogue. Pour étayer ses dires, il a offert de se soumettre à une fouille personnelle et de laisser fouiller sa cellule. Pour ce qui est du prétendu complot d'évasion, le requérant a encore une fois relevé que l'informateur fiable ne s'était pas révélé digne de foi, du moins en ce qui concerne Frank Mooney, et il a à nouveau proposé de confirmer ses dires en se soumettant à un détecteur de mensonge.

[15]      Dans sa recommandation, Michael Gallagher disait considérer comme fiables les renseignements reçus de trois sources concernant le fait que le requérant se livrait à un trafic de drogue. Il n'a pas, cependant, précisé quels étaient les renseignements qui lui avaient été fournis, ni pourquoi il estimait que ces renseignements étaient fiables. Le requérant a proposer de subir une analyse d'urine, ainsi que de se soumettre à une fouille et de laisser fouiller sa cellule. Sa proposition a été rejetée au motif qu'elle ne permettrait nullement de réfuter les renseignements provenant des diverses sources.

[16]      M. Gallagher a également conclu que les allégations de contrebande de bijoux étaient fondées, malgré l'explication donnée par le requérant du fait que sa femme s'était trouvée en possession d'un bracelet. M. Gallagher a également estimé que les allégations concernant le projet d'évasion étaient fiables et crédibles.

[17]      D'autres observations ont été transmises au sous-commissaire du Service correctionnel du Canada. En ce qui concerne le prétendu complot d'évasion, le sous-commissaire a déclaré ne pas être convaincu qu'il y aurait lieu de mettre en doute la crédibilité que la GRC accordait à l'informateur. Il a en outre relevé que l'information fournie par le détachement de Chilliwack de la GRC était fiable concernant une question à laquelle il s'intéressait à juste titre. Il a dit cela, bien que la " source fiable " se soit rétractée au sujet de la participation qu'on imputait à M. Mooney; malgré le fait qu'un des frères du requérant resterait en prison jusqu'au mois de juillet 1995; et malgré le fait que le requérant et ses frères avaient proposé de se soumettre à un détecteur de mensonge.

[18]      En ce qui concerne la prétendue contrebande de bijoux, le sous-commissaire a conclu que l'épouse du requérant avait effectivement essayé de faire subrepticement sortir de l'établissement un bijou, et ce, malgré l'explication détaillée que Mme Storry avait donnée de cet incident par l'intermédiaire de l'avocat de M. Storry. Ce simple incident, venant s'ajouter aux allégations de trafic de drogue, suffisait, aux yeux du sous-commissaire, à corroborer le renseignement fourni par la GRC concernant le prétendu projet d'évasion.


[19]      Deux grandes questions se posent dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire. D'abord, le requérant a-t-il eu suffisamment l'occasion de se faire entendre? En d'autres termes, a-t-on fourni à M. Storry une occasion effective et raisonnable de répondre aux allégations fondant la décision de transfèrement imposé. Deuxièmement, à supposer que les exigences de l'équité procédurale aient effectivement été respectées, la décision demeure-t-elle néanmoins manifestement déraisonnable?

[20]      D'abord, je conviens avec l'intimé que la décision de transférer le requérant de l'établissement William Head à l'établissement de Mission n'a entraîné, pour le requérant, aucun changement de régime de sécurité. Ainsi, le requérant n'a subi aucune perte de sa liberté résiduelle et il n'y a donc pas lieu de faire jouer l'article 7 de la Charte. M. Storry a été transféré d'un pénitencier à sécurité moyenne à un autre pénitencier à sécurité moyenne. En rejetant la requête en habeas corpus du requérant -- requête fondée sur les mêmes faits que la présente demande de contrôle judiciaire -- le juge Baker de la Cour suprême de Colombie-Britannique, a jugé que :

[Traduction]

         En l'espèce, le requérant a été soumis à un certain désagrément en raison de ce transfèrement. Cela est indéniable. Mais, ce désagrément est principalement lié à des facteurs qui lui sont personnels et qui, dans une certaine mesure, permettraient, certes, de le distinguer des autres détenus mais non pas en raison de la nature même de sa détention. J'estime qu'il a eu en espèce une diminution de certains privilèges en raison du transfèrement et du changement de circonstances personnelles, mais qu'il n'y a pas eu atteinte à la liberté du prisonnier.                 

[21]      L'affaire a été réglée par la Cour suprême de Colombie-Britannique au regard de sa compétence en matière d'habeas corpus, mais la Cour a, elle, compétence pour se prononcer, par voie de certiorari, sur la question de savoir si la décision était manifestement déraisonnable et/ou si l'équité procédurale a été respectée. Je conviens que la Cour doit hésiter à s'immiscer dans les décisions administratives prises par les autorités carcérales en vue de transférer un détenu d'un établissement à un autre, ou d'un régime de sécurité à un autre. Tant que ces décisions administratives ne sont pas manifestement déraisonnables, il convient de laisser faire les personnes qui exercent la lourde responsabilité de maintenir l'ordre et la discipline parmi la population carcérale : Donald Alexander Hay c. Commission nationale des libérations conditionnelles (1985), 21 C.C C. (3d) 408 et à la p. 415 (C.F. 1re inst.).

[22]      Si j'estime qu'en espèce il n'y a pas lieu d'invoquer l'article 7, il n'en reste pas moins que la common law impose à toute autorité publique prenant une décision administrative l'obligation de se plier aux exigences de l'équité procédurale. Si cette obligation n'a pas été définie par le législateur, elle touche aux droits, privilèges et intérêts de la personne. L'équité procédurale exige ainsi qu'un détenu soit informé des raisons pour lesquelles on entend prendre telle ou telle décision et qu'il ait l'occasion, même informelle, de présenter ses observations concernant ces raisons ainsi que la question, plus large, de savoir si la décision en question est souhaitable ou nécessaire au maintien de l'ordre et de la discipline dans l'établissement : Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent (1985), 23 C.C.C. (3d) 118 aux p. 130-131 (C.S.C.).

[23]      L'article 29 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en libération sous condition, L.C. 1992, ch. C-20, prévoit que le commissaire peut transférer un détenu d'un pénitencier à un autre en vertu de règlements pris au titre de l'alinéa 96d), sous réserve des dispositions de l'article 28. L'article 12 du Règlement, DORS/92-620, prévoit qu'en vue du transfèrement d'un détenu conformément à l'article 29 de la Loi, le directeur de l'établissement doit informer le détenu par écrit du transfèrement envisagé, et notamment : a) faire connaître les motifs du transfèrement proposé et le lieu de transfèrement; et b) après avoir fourni au détenu une occasion raisonnable de préparer ses observations au sujet du transfèrement proposé, rencontrer le détenu afin de lui expliquer les motifs du transfèrement envisagé et lui donner l'occasion de présenter ses observations à ce sujet, soit de vive voix, soit, si le détenu le préfère, par écrit.

[24]      La doctrine de l'équité procédurale est incorporée dans le Règlement puisque celui-ci prévoit que le détenu aura l'occasion raisonnable de préparer ses observations. Les intimés font valoir que le transfèrement devait se faire vers un établissement d'un même niveau de sécurité et qu'il n'y aurait donc aucun changement de régime disciplinaire. Ainsi, pour eux, la décision contestée en espèce était une décision encore plus purement administrative que la décision augmentant le classement de sécurité d'un détenu, ce qui justifiait à leurs yeux le caractère informel de l'occasion qui avait été donnée au détenu de présenter ses observations. L'intimé fait valoir que dans la mesure où le requérant a été informé du projet de décision, des raisons de celle-ci, et qu'il a eu l'occasion d'y répondre, l'équité procédurale a été respectée.

[25]      L'intimé invoque également la nécessité de préserver le secret de l'identité d'un indicateur de police, précisant qu'à cet égard il n'existe qu'une seule exception, l'identité d'un informateur ne pouvant être révélée que lorsque cela est nécessaire pour démontrer l'innocence d'un accusé. L'exception ne peut être invoquée qu'en matière pénale. Le principe du secret oblige un agent de police à préserver le caractère confidentiel de l'identité d'un informateur, sauf, dans le cadre d'une procédure judiciaire; Bisaillon c. Keable et autres (1983), 7 C.C.C. (3d) 385 aux p. 408 à 414 (C.S.C.). Il fait valoir qu'à l'exception du nom de l'informateur, le requérant a reçu tous les renseignements possibles. Le requérant a ainsi été informé de la nature du projet d'évasion qu'on lui prêtait, de l'identité des autres personnes censées y prendre part, et du lien censé exister entre le trafic de drogue et de bijoux qu'on lui imputait et la tentative d'évasion -- c'est-à-dire que l'évasion devait être financée à même le produit de ces activités. Il fait valoir que le requérant a effectivement répondu, et longuement, à la fois de vive voix et par l'intermédiaire de son avocat, à chaque étape du processus de décision.

[26]      On ne trouve, dans la Loi ou dans le Règlement, aucune distinction entre un transfèrement opéré entre deux établissements de niveaux de sécurité différents et un transfèrement entre établissements de même catégorie, qui permettrait de conclure à une différence au niveau des obligations qu'impose l'équité procédurale. Cela dit, le critère applicable en matière d'équité procédurale a une certaine souplesse. La jurisprudence citée en l'espèce porte invariablement sur des transfèrements vers des établissements à plus haute sécurité ou vers des établissements d'une catégorie supérieure. De tels transfèrements affectent à l'évidence les droits, les privilèges et les intérêts de l'intéressé, autrement que lorsqu'il s'agit d'un transfèrement entre établissements d'un même niveau de sécurité.

[27]      Mais, étant donné qu'il s'agit d'un transfèrement imposé, j'estime que l'obligation de fournir à l'intéressé l'occasion d'être entendu, c'est-à-dire de veiller à l'équité procédurale s'applique et doit être effectivement respectée. Dans l'affaire Demaria c. Comité régional de classement des détenus, [1987] 1 C.F. 74, le détenu avait fait l'objet d'un transfèrement imposé d'un établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité maximum. Dans cette affaire, le juge Hugessen avait déclaré, à la page 77 :

         Il ne fait aucun doute que les autorités étaient justifiées de ne pas divulguer des sources de renseignement confidentielles. Un pénitencier n'est pas un établissement pour enfants de choeur et, si certains renseignements provenaient d'indicateurs (le dossier en l'espèce ne permet de tirer aucune conclusion à ce sujet), il est important que ces derniers soient protégés. Mais, même si cela était le cas, il devrait toujours être possible de transmettre l'essentiel des renseignements tout en ne dévoilant pas l'identité de l'indicateur. Il incombe toujours aux autorités d'établir qu'elles n'ont refusé de transmettre que les renseignements dont la non-communication était strictement nécessaire à de telles fins. Outre son caractère invraisemblable, une affirmation générale comme celle en l'espèce, voulant que " tous les renseignements concernant la sécurité préventive " soient " confidentiels et (ne puissent) être communiqués ", est tout simplement trop large pour être acceptée par un tribunal chargé de protéger le droit d'une personne à un traitement équitable. En dernière analyse, il s'agit de déterminer non pas s'il existe des motifs valables pour refuser de communiquer ces renseignements mais plutôt si les renseignements communiqués suffisent à permettre à la personne concernée de réfuter la preuve présentée contre elle. Mais quelle que soit la façon dont ce critère est énoncé, on n'y a pas satisfait en l'espèce.                 

Précédemment, dans le même arrêt, et toujours à la p. 77, le juge Hugessen rappelait que :

         Si on exige qu'un avis soit donné à une personne contre laquelle on se propose d'agir, c'est pour permettre à celle-ci d'y répondre intelligemment. Lorsque la mesure projetée est contestée, une telle réponse consiste habituellement soit à nier ce qui est allégué soit à alléguer d'autres faits complétant le tableau ou les deux. Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, on n'entend pas tenir une audience ni conférer à la personne en cause le droit d'être mis directement en présence de la preuve présentée contre elle, il est particulièrement important que l'avis soit le plus détaillé possible; sinon le droit d'y répondre devient tout à fait illusoire. L'espèce illustre parfaitement de quelle façon un avis insuffisant peut rendre un tel droit inopérant. On fait savoir à l'appelant qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'il a introduit du cyanure dans la prison, Aucune indication ne lui est fournie sur la nature de ces motifs. Les allégations formulées à son sujet ne comportent aucun détail significatif. Où? Quand? Comment? Pour quelles fin? Quelle en était la quantité? Les allégations sont censées être fondées sur des renseignements obtenus du personnel de Millhaven et de la Sûreté de l'Ontario. Quels renseignements proviennent de quelle source? Y a-t-il un indicateur en cause? Si tel est le cas, quelle partie de sa déclaration peut-on dévoiler tout en gardant son identité secrète? La police a-t-elle procédé à des arrestations? Les questions s'enchaînent presque à l'infini.                 

ANALYSE

[28]      Ma lecture du Règlement me porte à penser que l'équité procédurale s'impose qu'un détenu soit transféré d'un établissement à sécurité moyenne à un établissement à sécurité maximum, ou qu'il soit transféré d'un établissement à sécurité moyenne à un autre établissement à sécurité moyenne. Presque toutes les décisions antérieures invoquées devant la Cour ne portent que sur des transfèrements entre établissements de niveaux différents, mais cela ne justifie pas à mes yeux que l'on interprète le Règlement comme imposant un moindre degré d'équité procédurale. Certes, l'équité procédurale est un principe ayant une certaine souplesse, mais j'estime que l'occasion de répondre à l'avis de transfèrement imposé doit être effective. L'intimé ne conteste guère cette approche. Son avocat estime que le principe est souple et qu'en espèce il est moins exigeant. Dans d'autres affaires, l'intéressé avait reçu l'occasion effective de répondre.

[29]      Rappelons la thèse de l'intimé, selon laquelle, à l'exception du nom des informateurs, le requérant a reçu tous les renseignements possibles. On lui a communiqué la nature même du projet d'évasion qu'on lui imputait, les détails concernant les autres personnes censées participer à ce projet, et le lien entre la contrebande de bijoux et la tentative d'évasion. (Paragraphe 20 de l'affidavit de Michael Gallagher). Dans ce dernier paragraphe de son affidavit, M. Gallagher n'évoque pas explicitement le trafic de drogue, mais il ressort implicitement de sa déclaration qu'il a tenu compte du renseignement concernant ce trafic pour recommander le transfèrement.

[30]      J'ai soigneusement examiné le dossier, et en particulier l'affidavit de M. Gallagher, et j'estime ne pas pouvoir admettre la thèse de l'intimé, selon laquelle on aurait fourni au requérant suffisamment de renseignements pour justifier la recommandation de transfèrement, et cela pour les motifs suivants.

[31]      La question de savoir quels renseignements, au juste, doivent être fournis à l'intéressé lorsqu'il s'agit de protéger l'identité d'un informateur a été tranchée dans l'affaire Gallant c. Canada [1989] 3 C.F. 331, affaire dans laquelle trois juges de la Cour d'appel ont chacun exposé des motifs différents (le juge Desjardins exposant des motifs dissidents, les juges Pratte et Marceau étant d'accord entre eux, mais pour des motifs différents). Les tribunaux ont souvent eu à examiner la question de savoir quels sont les renseignements devant être fournis à l'intéressé lorsqu'il s'agit de protéger l'identité d'un informateur : Gallant, supra et Demaria c. Comité régional de classement des détenus, [1987] 1 C.F. 74. La réponse est qu'il y a lieu de fournir tous les renseignements possibles, sous réserve du seul besoin légitime de protéger l'identité de l'informateur.

[32]      Dans son affidavit, M. Gallagher déclare que les renseignements en question ont été fournis à l'agent McCarl à condition que ne soit pas révélé le nom de l'informateur. L'informateur, semble-t-il, craignait des représailles éventuellement violents. Plus tard, on a appris qu'il s'agissait en fait de l'amie de M. Mooney. Plus loin, dans son affidavit, M. Gallagher déclare que le renseignement voulant que M. Storry ait participé à un trafic de drogue -- afin de financer son évasion -- était confirmé par trois sources indépendantes, selon lesquelles M. Storry se livrait effectivement à un trafic de drogue au sein de l'établissement. On ne sait pas si ces informateurs sont des détenus, mais un peu plus loin, au paragraphe 20 de son affidavit, M. Gallagher déclare estimer, en tant que chef d'établissement, qu'on ne pouvait pas révéler le nom de ces informateurs sans les mettre en danger.

[33]      Il est clair que l'information concernant le projet d'évasion a été jugée fiable par M. Gallagher et confirmée par des sources indépendantes. Mais, M. Gallagher n'a pas donné la moindre indication permettant de savoir pourquoi il avait jugé que le renseignement était fiable, si ce n'est que la GRC avait, elle aussi, décidé que l'information était digne de foi. De plus, s'il est évident qu'il n'y avait pas lieu de révéler le nom des informateurs, étant donné qu'il s'agit d'indicateurs de police, rappelons qu'aucun détail n'a été donné concernant les délits imputés à M. Storry (et en particulier le trafic de drogue). Autre que les déclarations quant à la fiabilité des renseignements en question, aucun élément n'a été porté devant la Cour pour démontrer que cette fiabilité avait été confirmée par une enquête indépendante ou un recoupement avec des renseignements provenant de sources indépendantes.

[34]      Le requérant fait également valoir que la décision en question est manifestement déraisonnable. La recommandation du directeur se fondait sur le fait que l'établissement William Head paraissait inadapté, car il fallait assurer à M. Storry un cadre plus structuré et plus sûr, comme permettait de le faire l'établissement de Matsqui. Rappelons que M. Storry avait demandé à être envoyé à l'établissement de Mission plutôt qu'à celui de Matsqui. Les motifs invoqués à l'appui du transfèrement font état d'une contrebande de bijoux et d'un trafic de drogue, mais le principal motif de ce transfèrement imposé semble avoir été la crainte de voir M. Storry s'évader de l'établissement William Head.

[35]      Pour dire si cette décision était manifestement déraisonnable, la Cour doit examiner les allégations formulées à l'encontre du requérant et la nature et qualité des éléments fondant ces allégations. Au paragraphe 14 de son affidavit, M. Gallagher déclare que :

[Traduction]

         Le 26 avril 1995, après un examen attentif de l'ensemble du dossier, y compris de la réponse fournie par M. Storry, j'ai décidé de recommander que M. Storry soit transféré à l'établissement de Matsqui. J'ai pris en compte tous les éléments du dossier. Je savais que l'informateur s'était rétracté au sujet du cousin de M. Storry, M. Mooney. Je savais également qu'en raison de cette rétractation, la GRC avait été contactée à nouveau et que, malgré la rétractation, elle continuait à trouver cet informateur entièrement digne de foi. D'après moi, le fait que l'informateur ait maintenant mis M. Mooney hors de cause n'affectait en rien la fiabilité du renseignement qu'il avait transmis.                 

[36]      M. Gallagher n'a pas fourni la moindre explication sur la question de savoir pourquoi une personne qui est manifestement revenue sur son récit antérieur, principalement, semble-t-il, parce qu'elle souhaitait se venger de M. Mooney, pourrait continuer à être considérée comme une informatrice digne de foi : Gallant c. Canada, supra, page 351 (opinion dissidente). La seule informatrice ayant fourni des renseignements concernant un projet d'évasion était l'ancienne amie de Frank Mooney. Elle s'est rétractée en ce qui concerne M. Mooney, et pourtant, comme nous l'avons vu, les intimés ont continué à trouver digne de foi ce qu'elle avait affirmé au sujet du requérant. Elle avait affirmé que les frères de celui-ci devaient l'aider à s'évader en lui fournissant un bateau, mais ce renseignement a été réfuté par les informations fournies par les frères du requérant. Un des frères, censé prêter son concours à l'évasion, était en fait sous les verrous à l'époque en question, et incapable de faire quoi que ce soit avant au moins le mois de juillet 1995. Aucun des frères n'a été interrogé par la GRC, ni par les autorités pénitentiaires, bien qu'ils se soient proposés à cette fin. L'évasion d'un établissement fédéral est effectivement une chose grave. Étant donné que l'informatrice s'était rétractée, il n'aurait pas été déraisonnable de s'attendre à ce que les autorités soumettent les faits à une enquête indépendante afin de confirmer ses dires.

[37]      Rappelons que la décision de transférer le requérant de l'établissement William Head à l'établissement de Mission était, entre autres, fondée sur un renseignement que la GRC tenait de l'amie de M. Mooney, informatrice jugée digne de foi par la police. On a continué à lui faire confiance sans expliquer pourquoi, et cela, comme nous l'avons indiqué plus haut, malgré le fait qu'elle semblait en vouloir à M. Mooney, et malgré le fait aussi qu'elle était revenue sur ses déclarations. L'affidavit de M. Gallagher ne permet pas de conclure que la GRC disposait d'éléments indépendants qui confirmaient l'existence d'un projet d'évasion. On a trouvé un bijou sur la personne de l'épouse de M. Storry, lorsque celle-ci quittait l'établissement, et au moins deux informateurs ont confirmé que M. Storry se livrait à un trafic de drogue au sein de l'établissement. Mais, ces éléments ne suffisent pas à démontrer l'existence d'un lien rationnel entre lesdites activités et un projet d'évasion. Nous ne disposons que de la conviction de M. Gallagher qui, au vu du renseignement fourni par l'amie de M. Mooney, estimait que le produit de ces trafics devait permettre de financer le projet d'évasion.

[38]      Compte tenu de tout cela, j'estime que la recommandation formulée par M. Gallagher, et qui a servi de base à la décision du sous-commissaire, région du Pacifique, était manifestement déraisonnable.

[39]      Il n'y a pas lieu pour la Cour de délivrer en l'espèce un bref d'habeas corpus mais la décision du sous-commissaire, région du Pacifique, en date du 18 décembre 1995, est annulée et renvoyée pour nouvel examen en conformité avec les présents motifs.


Howard I. Wetston

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 16 décembre 1997

Traduction certifiée conforme                 

François Blais, LL.L

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :      T-2381-96

INTITULÉ :      George Earl Storry c.

     Michael Gallagher et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :      Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 25 novembre 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE M. LE JUGE WETSTON

DATE :      le 16 décembre 1997

ONT COMPARU :

Me Paul S. McMurray              POUR LE REQUÉRANT

Me Simon Fothergill              POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Paul S. McMurray              POUR LE REQUÉRANT

Burnaby (C.-B.)

George Thompson              POUR L'INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.