Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190809


Dossier : IMM‑4368‑18

Référence : 2019 CF 1064

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 août 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOSEPHINE OSARI EDOBOR,

EXCELLENT OSAGU EDOBOR ET

DIVINE OGHOSA EDOBOR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse principale, Josephine Osari Edobor, prétend être une citoyenne du Nigéria qui craint la persécution aux mains de la famille de son époux dans ce pays‑là. En particulier, elle prétend qu’elle s’est enfuie du Nigéria en octobre 2014 avec sa fille, Excellent Osagu Edobor, alors âgée de près de six ans, et son fils âgé de quatre ans, Divine Oghosa Edobor, après avoir subi des menaces répétées proférées par des membres de sa famille élargie de faire exciser sa fille. Selon Mme Edobor, ses enfants et elle ont voyagé du Nigéria vers l’Italie, munis de faux passeports obtenus grâce à l’aide d’un agent. Ils sont restés en Italie pendant moins d’un mois avant de venir au Canada. Ils ont présenté des demandes d’asile immédiatement après leur arrivée au Canada.

[2]  Les demandes d’asile ont été entendues par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] sur deux jours, le 17 août et le 8 septembre 2017. Par des motifs datés du 20 octobre 2017, les demandes d’asile ont été rejetées, au motif que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité, et en raison de doutes concernant la crédibilité de Mme Edobor.

[3]  Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. Par des motifs datés du 9 août 2018, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR.

[4]  Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Ils soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle ils n’ont pas établi leur identité est déraisonnable.

[5]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis en désaccord. Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[6]  Les principes juridiques régissant la présente demande ne sont pas contestés. Les décisions de la SAR portant sur des questions de fait et sur des questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35 [Huruglica]). Cela comprend la conclusion relative à l’identité, une décision fondée sur les faits (Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182, au par. 5 [Denis]; voir aussi la jurisprudence antérieure à la création de la SAR, comme les décisions Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au par. 48, et Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 743, au par. 5 [Su]).

[7]  Dans le contrôle judiciaire effectué selon cette norme de contrôle, il ne rentre pas dans les attributions de la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 59 et 61). La Cour devrait plutôt examiner « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel », et déterminer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[8]  Il est indubitable que la preuve de l’identité est un préalable pour tout demandeur d’asile. En l’absence d’une telle preuve, « il ne peut y avoir de fondement solide permettant de vérifier les allégations de persécution, ou même d’établir la nationalité réelle d’un demandeur » (Jin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 126, au par. 26; voir aussi Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 831, au par. 18 [Lui], et Behary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au par. 61). L’omission de prouver l’identité entraîne le rejet de la demande; il n’est pas nécessaire de poursuivre l’examen quant au fondement de la demande d’asile (Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 FC 773, au par. 4; Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 878, au par. 3; Liu, au par. 18; Ibnmogdad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 321, au par. 24).

[9]  L’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-256 [les Règles], traduit l’importance d’établir l’identité du demandeur d’asile :

11 Le demandeur d’asile transmet à la Section des documents acceptables pour établir son identité et les autres éléments de sa demande. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour s’en procurer.

11 The claimant must provide acceptable documents establishing identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they were not provided and what steps were taken to obtain them.

[10]  L’article 106 de la LIPR crée un lien direct entre cette obligation de produire des documents acceptables pour établir l’identité (ou de justifier pourquoi ils n’ont pas été produits) et la crédibilité du demandeur d’asile. Il est libellé ainsi :

106 La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

106 The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

[11]  Lorsqu’ils sont lus ensemble, les articles 11 des Règles et 106 de la LIPR disposent clairement qu’il incombe au demandeur d’asile de prendre les mesures nécessaires pour obtenir les documents acceptables afin d’établir son identité. Si le demandeur ne peut pas obtenir de tels documents, il doit présenter une justification au défaut de production de documents. Un tel fardeau est lourd (Su, au par. 4; Malambu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 763, au par. 41; Tesfagaber c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 988, au par. 28). Ce qui constitue des « papiers d’identité acceptables » n’est défini ni dans la LIPR ni dans les Règles; il incombe à la SPR de le déterminer au cas par cas (il existe une possibilité d’interjeter appel à la SAR et de demander un contrôle judiciaire). En outre, la SPR « prend » cela en compte, « s’agissant de [la] crédibilité » du demandeur. Si le demandeur ne produit pas les papiers d’identité acceptables pour établir son identité et ne donne pas la raison justifiant le défaut de production de documents, cela peut entraîner une grave inférence défavorable quant à sa crédibilité.

[12]  Quand les demandeurs sont arrivés au Canada, les seules pièces d’identité qu’ils ont transmises étaient les documents nigérians suivants : l’attestation de naissance de Mme Edobor, datée du 4 janvier 2012, et les actes de naissance des enfants (tous les deux également datés du 4 janvier 2012). Les demandeurs n’avaient pas de passeports. Mme Edobor a déclaré qu’elle avait donné ceux qu’ils avaient utilisés à l’embarquement en Italie – lesquels étaient frauduleux, de toute façon – à un agent qui a voyagé dans l’avion avec eux.

[13]  La SPR a décidé que l’attestation de naissance et les actes de naissance n’étaient pas suffisants pour établir l’identité des demandeurs en tant que Nigérians, parce que ce n’étaient pas des « pièce[s] d’identité[s] principale[s] ». Comme les documents étaient dépourvus de caractéristiques de sécurité, la SPR a conclu qu’il était « difficile de confirmer leur authenticité ». Lors de l’audience à la SPR, les demandeurs ont aussi produit d’autres documents (p. ex. des dossiers médicaux et des déclarations solennelles concernant l’âge) afin de corroborer leur identité, mais la SPR y a accordé « peu de poids », parce que ces documents « ne correspond[ent] pas à [des] pièce[s] d’identité principale[s] », et que, quoi qu’il en soit, ils ne permettent pas d’établir la citoyenneté des demandeurs.

[14]  La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité et que le récit que Mme Edobor a livré sur son périple du Nigéria au Canada n’était pas crédible. Mme Edobor a affirmé qu’à ce moment‑là, elle ne savait rien des passeports que ses enfants et elle avaient utilisés pour leur voyage; la SPR a conclu qu’une telle affirmation n’était pas crédible, étant donné qu’il était probable que des questions lui ont été posées lorsque ses enfants et elle sont arrivés en Italie ou à leur départ de ce pays. Des éléments de preuve donnaient à penser qu’ils avaient utilisé des passeports italiens. Mme Edobor a reconnu que, lorsqu’elle a quitté l’Italie, elle a été interrogée en italien. Elle prétend qu’elle fut en mesure de répondre en italien, parce que l’agent lui avait appris les phrases nécessaires pendant les quelques jours où elle avait séjourné dans ce pays, et qu’il l’avait aussi formée, au téléphone, alors qu’elle était interrogée à l’aéroport. La SPR a conclu que cela n’était pas crédible. Il y avait d’autres éléments de preuve donnant à penser que Mme Edobor parlait « couramment » l’italien, lorsqu’elle a été interviewée en Italie, et que, alors que les demandeurs attendaient le traitement de leur demande après leur arrivée au Canada, les enfants se parlaient en italien. Cela donnait à penser qu’ils avaient vécu en Italie plus longtemps que Mme Edobor ne l’affirmait.

[15]  Dans le cadre de l’appel à la SAR, les demandeurs ont voulu se fonder sur des documents additionnels censés établir leur identité. En application du paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a conclu que la nouvelle preuve n’était pas admissible. Cette conclusion n’est pas contestée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[16]  En ce qui concerne les documents d’identité examinés par la SPR, les demandeurs ont soutenu devant la SAR que la SPR avait commis une erreur en omettant de les examiner dans le contexte de l’ensemble de la preuve et avait violé les principes de justice naturelle dans son appréciation de ceux-ci. Aucune de ces observations n’a convaincu la SAR.

[17]  En l’espèce, les demandeurs ne contestent pas le rejet par la SAR du motif d’appel en ce qui concerne les principes de justice naturelle, mais ils affirment que l’appréciation de la question de l’identité par la SAR est déraisonnable. Ils soutiennent que la SAR n’a pas procédé à une analyse indépendante des éléments de preuve documentaire qu’ils ont présentés à la SPR pour établir leur identité, comme elle devait le faire.

[18]  Pendant l’examen de l’appel, la commissaire de la SAR s’est rappelé correctement les règles applicables, conformément à l’arrêt Huruglica de la Cour d’appel fédérale. Selon la compréhension qu’elle avait de son rôle, la commissaire devait examiner la décision de la SPR en fonction de la norme de la décision correcte en ce qui concerne les questions de droit, les conclusions de fait ainsi que les conclusions mixtes de fait et de droit. La commissaire a reconnu qu’il peut être opportun de s’en remettre aux conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité du témoignage des demandeurs si la SPR jouit d’un avantage certain par rapport à la SAR, mais, en l’espèce, la commissaire a plutôt conclu que la SPR ne jouissait pas d’un tel avantage et qu’il n’était pas justifié de faire preuve de retenue à cet égard. Aussi, il ressort clairement des motifs de la SAR que l’issue de l’appel ne dépend pas de la retenue que commande l’appréciation, par la SPR, des éléments de preuve documentaire présentés pour établir l’identité des demandeurs.

[19]  Les demandeurs affirment que la décision de la SAR est déraisonnable, parce que la commissaire n’a d’aucune façon examiné la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve présentée quant à l’identité était insuffisante. En effet, la commissaire de la SAR a simplement déclaré que « la SPR avait raison de conclure que la preuve présentée par les appelants pour établir leur identité était insuffisante ». La SAR ne s’est d’aucune façon penchée sur la conclusion de la SPR selon laquelle l’attestation de naissance et les actes de naissance ne permettaient pas d’établir l’identité des demandeurs, car aucun de ces documents « ne correspond à une pièce d’identité principale » et ils « ne comportaient aucune caractéristique de sécurité ». De plus, la SAR n’a pas tenu compte des autres documents que les demandeurs ont soumis à la SPR pour établir leur identité. Selon les demandeurs, la décision de la SAR manque de transparence, d’intelligibilité et de justification, parce que la SAR n’a pas effectué une analyse indépendante des éléments de preuve documentaire qu’ils avaient présentés à la SPR pour établir leur identité.

[20]  Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la décision de la SAR est viciée à cet égard, lorsqu’elle est examinée isolément. Il existe en effet de véritables questions litigieuses relativement à la validité juridique des conclusions de la SPR en ce qui concerne les éléments de preuve documentaire qui ont été présentés pour établir l’identité des demandeurs et qui auraient dû être abordés par la SAR dans ses motifs (voir Denis, aux par. 41 à 49). Il ne suffisait pas à la SAR de simplement déclarer que « la SPR avait raison de conclure que la preuve présentée par les appelants pour établir leur identité était insuffisante », sans pousser l’analyse plus loin. J’estime néanmoins que cela ne rend pas déraisonnable la décision dans son ensemble. Les motifs de la commissaire répondaient aux observations écrites dans lesquelles ces questions n’avaient été mentionnées que d’une manière incidente. Pour l’essentiel, ces observations mettaient en évidence la nécessité d’examiner les éléments de preuve documentaire présentés pour établir l’identité des demandeurs au regard du contexte global de l’ensemble de la preuve. La SAR a tranché l’appel en conséquence. Malheureusement pour les demandeurs, la décision de la SAR n’était pas favorable à leur demande d’asile.

[21]  La SPR a demandé à Mme Edobor pourquoi elle n’avait pas fourni d’autres éléments de preuve pour établir son identité (comme une carte d’identité nationale ou un permis de conduire). Après avoir elle‑même analysé les réponses de Mme Edobor, la SAR a conclu que les explications de cette dernière n’étaient pas crédibles. Cette conclusion n’est pas contestée en l’espèce. En outre, au cours de l’audience devant la SPR, Mme Edobor a convenu qu’elle pouvait présenter une demande pour obtenir un passeport nigérian à partir du Canada, mais elle n’a effectué aucune démarche en ce sens après la première journée d’audience, et ce, malgré le fait qu’elle savait que des questions avaient été soulevées au sujet de son identité et de sa nationalité. S’appuyant sur ce fait, la SAR a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité de Mme Edobor, laquelle conclusion n’est pas contestée dans le cadre de la présente demande. De plus, la SAR a conclu que la SPR a eu raison de mettre en doute la crédibilité du récit de Mme Edobor au sujet de son voyage au Canada. Mme Edobor savait que la durée de son séjour en Italie serait mise en doute devant la SPR, parce que le ministre est intervenu sur cet aspect pour des motifs de crédibilité, en s’appuyant sur des éléments de preuve qui donnaient à penser que les demandeurs étaient restés en Italie plus longtemps qu’ils ne l’avaient admis. Pourtant, Mme Edobor n’a produit aucune preuve pour corroborer son récit (comme des billets pour leur vol du Nigéria à l’Italie). Qui plus est, Mme Edobor n’a pas non plus contesté devant la SAR les doutes fondamentaux de la SPR quant à la véracité du récit de son voyage du Nigéria au Canada.

[22]  Compte tenu de tout ce qui précède, la faille entachant l’appréciation qu’a faite la SAR des pièces d’identité dont disposait la SPR est sans importance. Il était raisonnablement loisible à la SAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité, comme ils devaient le faire. Dans son ensemble, la décision de la SAR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[23]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[24]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4368-18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande judiciaire est rejetée;

  2. qu’aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de septembre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4368-18

 

INTITULÉ :

JOSEPHINE OSARI EDOBOR ET AUTRES c LE ministre de la citoyenneté et de l’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MARS 2019

 

Jugement et motifs :

Le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 9 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

XianChen An (Richard)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Mahan Keramati

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.