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Date : 20190809


Dossiers : T-1549-18

T-1550-18

Référence : 2019 CF 1065

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 août 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

CORNING CABLE SYSTEMS LLC

Appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Intimé

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Corning Cable Systems LLC (Corning) interjette appel, en vertu de l’article 41 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 (la Loi), de deux décisions, rendues par le commissaire aux brevets (le commissaire), rejetant chacune une demande de brevet pour cause d’évidence. Le commissaire a rejeté les deux demandes de brevet en vertu de l’article 40 de la Loi, suivant les recommandations d’un comité de la Commission d’appel des brevets (la Commission) constitué de trois membres. Ces décisions sont conjointement portées en appel devant la Cour.

[2]  Les décisions du commissaire portent sur la validité de deux demandes de brevet respectivement désignées par les numéros de demande 2 679 996 (la demande 996; dossier T‑1549‑18) et 2 754 149 (la demande 149; dossier T‑1550‑18). Le commissaire a rejeté les deux demandes sur le fondement de l’article 28.3 de la Loi, compte tenu de sa conclusion selon laquelle, dans les deux cas, l’objet défini par les revendications aurait été évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relevait l’objet.

[3]  Dans leurs observations formulées de vive voix, les parties ont présenté des arguments concernant les deux appels pris conjointement, et ont convenu qu’une seule décision serait rendue pour ceux-ci. Corning sollicite une ordonnance annulant les décisions du commissaire et déclarant que l’objet des revendications n’est pas évident et que les demandes 996 et 149 devraient être accueillies; ou, à titre subsidiaire, une ordonnance obligeant le commissaire à poursuivre les demandes 996 et 149.

[4]  Je rejette les deux appels pour les motifs suivants.

II.  Les demandes de brevet et les revendications

[5]  Les demandes de brevet en cause portent sur l’utilisation de points de convergence locaux (PCL) adaptés de manière à pouvoir distribuer un signal fourni par un fournisseur de services réseau à des immeubles à logements multiples (« ILM »). Un PCL est essentiellement un boîtier ou une « boîte » contenant un module répartiteur et des fibres optiques. Le PCL accueille, en tant que fibres d’entrée, un câble fourni par un fournisseur de services Internet, et répartit et distribue ce câble à plusieurs unités d’un immeuble d’habitations en copropriété, d’un immeuble de bureaux, d’un hôtel (ou de tout autre ensemble d’emplacements où les abonnés sont relativement proches les uns des autres) pour fournir un accès Internet à chacune d’elles.

[6]  Les deux inventions proposées utilisent des « fibres optiques résistantes à la courbure », qui peuvent servir dans des applications à rayon de courbure plus petit que les fibres optiques de l’art antérieur, tout en évitant les pertes importantes dans la qualité du signal. Ces fibres optiques résistantes à la courbure, qui sont de taille réduite, permettent l’utilisation d’un module répartiteur plus petit, et le PCL peut ainsi distribuer un plus grand nombre de fibres et atteindre plus d’abonnés.

[7]  L’invention revendiquée dans la demande 996 s’intitule « Points de convergence locaux de fibres optiques pour de multiples unités d’habitation ». Essentiellement, la demande 996 porte sur la taille réduite du boîtier contenant le module répartiteur par rapport aux boîtiers de l’art antérieur. Comme les fibres optiques résistantes à la courbure ont un rayon de courbure plus petit, la demande 996 envisage l’utilisation de cette technologie avec un boîtier de taille réduite pour loger le module répartiteur.

[8]  La demande 996 comprenait au départ 19 revendications. Toutefois, entre mai 2011 et décembre 2014, Corning a apporté plusieurs modifications à la demande 996 en réponse aux demandes de l’examinateur de brevets (l’examinateur) fondées sur le paragraphe 30(2) des Règles sur les brevets, DORS/96-423 (les Règles). Au final, la demande 996 se composait de 22 revendications, dont les revendications 20 à 22 étaient, au moment de la décision du commissaire, considérées comme des « revendications proposées ».

[9]  Au moment de la décision du commissaire, la revendication indépendante 1 de la demande 996 était notamment décrite comme suit :

[traduction]

1. Un module répartiteur de fibres optiques comprenant :

un boîtier d’un certain volume, dont les dimensions extérieures sont inférieures à environ 3,07 pouces x 4,85 pouces x 0,92 pouce;

un répartiteur optique, qui est logé dans ce boîtier et configuré de manière à connecter optiquement au moins une fibre optique d’entrée résistante à la courbure avec une pluralité de fibres optiques de sortie résistantes à la courbure, et dans lequel un signal optique acheminé par au moins une fibre optique d’entrée résistante à la courbure est divisé puis transmis par les multiples fibres optiques de sortie résistantes à la courbure.

[Non souligné dans l’original.]

[10]  Toutes les autres revendications de la demande 996 dépendaient de la revendication 1 ou d’autres revendications elles-mêmes dépendantes de la revendication 1. Il convient de noter que les revendications 15 à 19 établissaient des paramètres liés au rendement en matière de qualité du signal (c.‑à‑d. des pertes situant entre 0,01 dB/point et 1 dB/point).

[11]  L’invention revendiquée dans la demande 149 s’intitule « Modules répartiteurs pour points de convergence locaux de fibres optiques à densité d’épissure améliorée ». Cette invention proposée désigne un module répartiteur optique qui présente une « densité d’épissure supérieure à celle du module conventionnel ». Une densité d’épissure supérieure renvoie à un nombre accru de fibres dans un espace donné, ce qui permet de distribuer un plus grand nombre d’entre elles aux abonnés. Au départ, la demande comprenait 12 revendications. Cette demande a été modifiée à deux reprises, mais elle visait 12 revendications lorsqu’elle a été présentée au commissaire.

[12]  Au moment de la décision du commissaire, la revendication indépendante 1 de la demande 149 se lisait notamment comme suit :

[traduction]

1.  Module répartiteur optique adapté pour être logé dans un [PCL] de fibre optique, soit le module répartiteur, qui comprend :

un boîtier d’un certain volume présentant une ouverture;

un répartiteur optique logé dans le boîtier, dans lequel le répartiteur optique est configuré de manière à recevoir au moins une fibre optique d’entrée résistante à la courbure acheminant un signal optique et à répartir ce signal optique en de multiples signaux, chacun d’entre eux étant transmis respectivement par une fibre optique de sortie résistante à la courbure,

et dont le boîtier supporte une densité d’épissure de signal optique d’environ 4 épissures par pouce cube à 10 épissures par pouce cube.

[Non souligné dans l’original.]

[13]  Toutes les autres revendications de la demande 149 étaient dépendantes de la revendication 1 ou d’autres revendications elles-mêmes dépendantes de la revendication 1.

[14]  Dans les demandes de brevet, Corning a déclaré (au par. 0030) que les modules répartiteurs de l’art antérieur avaient des dimensions générales de 3,07 pouces de largeur, de 4,58 pouces de longueur et de 0,92 pouce de profondeur, et comportaient 32 épissures de sortie. La densité des épissures par volume unitaire devenait alors d’environ 2,34 épissures par pouce cube.

[15]  Par ailleurs, de façon particulièrement importante pour les fins du présent appel, les deux demandes de brevet énoncent, sous les rubriques [traduction] « CONTEXTE DE L’INVENTION : Description de la technique connexe » les problèmes ci-après que les inventions proposées visaient à résoudre :

[traduction]

[0004] La taille des PCL conventionnels pour de tels ILM est généralement proportionnelle au nombre d’abonnés qui seront desservis par l’entremise du PCL, et bon nombre des ILM où il y a beaucoup d’abonnés exigent des PCL massifs, coûteux et difficiles à installer et à transporter. De plus, les PCL conventionnels nécessitent souvent l’intervention de techniciens qualifiés pour leur installation et pour l’acheminement des câbles d’abonnés connexes. De plus, des techniciens hautement qualifiés doivent raccorder optiquement, souvent par épissage, le câble de distribution au PCL et raccorder et acheminer optiquement les câbles des abonnés au PCL. Par conséquent, il existe une nécessité de PCL rentables et relativement petits, pouvant être installés et entretenus par des techniciens relativement peu qualifiés.

[Non souligné dans l’original.]

III.  Historique des procédures

[16]  Le 10 mars 2008, Corning a déposé la demande 996 auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada et la demande 149 en tant que demande complémentaire de la demande originale 996. Les demandes 996 et 149 ont été rendues publiques le 18 septembre 2008. Des demandes de brevet concernant chacune de ces inventions proposées avaient déjà été déposées aux États-Unis le 12 mars 2007.

[17]  Aux fins du présent appel, le 12 mars 2007 est la date de dépôt de chaque demande au sens l’article 28.1 de la Loi. Il n’est pas contesté que la date pertinente pour l’analyse de l’évidence des inventions proposées est le 12 mars 2007.

[18]  Après une série de demandes de l’examinateur, suivie des réponses et modifications apportées aux demandes de brevet par Corning, l’examinateur a produit, le 7 juin 2013, un rapport dans lequel il a soulevé une objection fondée sur l’évidence à l’égard de la validité des deux demandes de brevet en s’appuyant à cet égard sur le document d’antériorité D2 : CN 1300607 C CHENG [D2], un brevet chinois intitulé « Bending insensitive optical fiber and preparing method thereof » et daté du 14 février 2007. Le 9 septembre 2013, Corning a présenté des documents et des modifications en réponse à cette objection concernant les demandes 996 et 149.

[19]  Le 15 novembre 2013, l’examinateur a établi une décision finale rejetant la demande 149 en vertu du paragraphe 30(4) des Règles. Dans la décision finale, l’examinateur a appliqué le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Synthélabo Canada Inc., 2008 CSC 61 [Sanofi] et a déclaré que la demande était irrégulière parce que les revendications en instance étaient évidentes au sens de l’article 28.3 de la Loi. La décision finale indiquait en outre que les revendications ne se fondaient pas entièrement sur la description, contrairement à l’article 84 des Règles. Le 9 juin 2014, l’examinateur a établi une autre décision finale rejetant la demande 996 pour les mêmes raisons.

[20]  Le 14 mai 2014, Corning a répondu à la décision finale rejetant la demande 149, soumis des revendications finales modifiées (faisant passer le nombre de revendications de 11 à 12) et soutenu que le brevet 149 proposé n’était pas évident. Le 4 décembre 2014, Corning a présenté une réponse à la décision finale concernant la demande 996, soumis des revendications finales modifiées (faisant passer le nombre de revendications de 19 à 22) et soutenu que le brevet 996 proposé n’était pas évident. Dans les deux réponses, Corning a soutenu que l’examinateur avait rendu la décision finale prématurément.

[21]  Étant donné que la décision finale sur la demande 149 avait été rendue avant que le paragraphe 30(6) des Règles ne subisse des modifications, le commissaire a fait remarquer que les modifications prévues dans cette réponse relativement aux revendications de la demande 149 étaient considérées comme ayant été apportées. En revanche, l’examinateur a rendu la décision finale concernant la demande 996 après l’introduction des modifications dans le paragraphe 30(6) de la Loi; ainsi, les modifications prévues dans la réponse de Corning, notamment l’ajout des revendications 20 à 22, n’étaient pas considérées comme ayant été apportées, et constituaient des « revendications proposées » qui seraient examinées si les revendications 1 à 19 étaient jugées irrégulières.

[22]  En mai et en juin 2015, respectivement, l’examinateur a transmis chacune des deux demandes de brevet à la Commission pour révision, conformément à l’alinéa 30(6)c) des Règles, compte tenu de sa conclusion selon laquelle elles étaient non conformes. Dans les deux cas, l’examinateur a produit un résumé des motifs pour expliquer chaque décision de refus. Dans une lettre datée du 27 juillet 2015, la Commission a fait parvenir une copie de chaque résumé des motifs à Corning, et lui a donné l’occasion de présenter d’autres arguments et de participer à une audience. Le 27 octobre 2015, Corning a sollicité la tenue d’une audience à l’égard des deux demandes.

[23]  Le 9 décembre 2016, la Commission a envoyé à Corning une lettre d’examen préliminaire (« lettre d’EP »), indiquant que les revendications se fondaient vraisemblablement sur la description des deux demandes de brevet, mais que les revendications étaient probablement évidentes. Le 16 février 2017, Corning a présenté des observations écrites en réponse relativement aux deux demandes de brevet. À l’époque, Corning avait soutenu que les décisions finales étaient inappropriées parce qu’elle n’avait pas eu suffisamment de temps pour répondre à certaines des observations de l’examinateur. Corning a également présenté un certain nombre d’observations en ce qui a trait à la question de l’évidence.

[24]  Comme les demandes 996 et 149 étaient étroitement liées, la Commission a choisi de tenir une audience conjointe le 27 avril 2017. Sur la recommandation de la Commission, le commissaire, en vertu de l’article 40 de la Loi, a rejeté les deux demandes de brevet dans des décisions rendues le 16 février 2018 pour des motifs essentiellement similaires. Corning a reçu ces deux décisions le 21 février 2018, et elle en a interjeté appel devant la Cour le 21 août 2018.

IV.  Questions en litige

[25]  Les trois questions suivantes doivent être traitées dans le cadre du présent appel :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable à l’égard des décisions du commissaire rejetant les demandes 996 et 149 pour cause d’évidence?

  2. La décision du commissaire était-elle raisonnable?

  3. Si l’intervention de la Cour est justifiée, quelle est la mesure de redressement appropriée?

V.  Le droit applicable

[26]  Le critère pertinent pour décider s’il y a évidence a été énoncé comme suit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sanofi :

1)  a)  identifier la « personne versée dans l’art »;

b)  déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

2)  définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

3)  recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

4)  se demander si, abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent-elles quelque inventivité?

[27]  En outre, l’article 28.3 de la Loi dispose que l’objet défini par une revendication ne doit pas être évident :

28.3 L’objet que définit la revendication d’une demande de brevet ne doit pas, à la date de la revendication, être évident pour une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet, eu égard à toute communication :

28.3 The subject-matter defined by a claim in an application for a patent in Canada must be subject-matter that would not have been obvious on the claim date to a person skilled in the art or science to which it pertains, having regard to

a) qui a été faite, plus d’un an avant la date de dépôt de la demande, par le demandeur ou un tiers ayant obtenu de lui l’information à cet égard de façon directe ou autrement, de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs;

(a) information disclosed more than one year before the filing date by the applicant, or by a person who obtained knowledge, directly or indirectly, from the applicant in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere; and

b) qui a été faite par toute autre personne avant la date de la revendication de manière telle qu’elle est devenue accessible au public au Canada ou ailleurs.

(b) information disclosed before the claim date by a person not mentioned in paragraph (a) in such a manner that the information became available to the public in Canada or elsewhere.

[28]  Si une invention revendiquée est évidente au sens de l’article 28.3 de la Loi, elle n’est pas brevetable puisqu’elle ne répond pas à la définition d’une « invention » prévue à l’article 2 de la Loi (« [t]oute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité »). (Voir Allergan Inc. c Apotex Inc., 2016 CF 344, au par. 17 [Allergan].)

[29]  Chaque demande concerne une seule revendication indépendante et une série de revendications dépendantes. Il est important de souligner que « [l]'examen portant sur l’évidence doit être entrepris pour chaque revendication [renvoi omis]. Si une revendication indépendante n’est pas jugée évidente, les revendications dépendantes qui en découlent ne peuvent pas l’être. En revanche, si une revendication indépendante est jugée évidente, la Cour doit examiner chaque revendication dépendante pour déterminer si elle est évidente » (Tensar Technologies Ltd c Enviro-Pro Geosynthetics Ltd, 2019 CF 277, au par. 129 [renvois omis]). Cela dit, cette déclaration s’appliquait à une action en contrefaçon, et non à un appel de décisions du commissaire; dans le présent appel, seule la revendication indépendante est en cause.

VI.  Analyse

[30]  Les observations de Corning et de l’intimé sont essentiellement similaires en ce qui concerne les appels des décisions rendues sur la demande 996 [T-1549-18] et sur la demande 149 [T-1550-18]. Sauf indication contraire, les arguments ci-dessous sont soulevés dans les deux appels.

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable à l’égard des décisions du commissaire rejetant les demandes 996 et 149 pour cause d’évidence?

[31]  La norme de contrôle sera celle de la décision raisonnable, ainsi que la Cour d’appel fédérale l’avait déterminé dans l’arrêt Newco, pour les motifs énoncés ci-dessous.

[32]  Corning soutient que les appels doivent être examinés selon la norme de la décision correcte, parce que le commissaire a mal appliqué les étapes 1(b) et 4 du critère établi dans Sanofi, ce qui soulève une question de droit isolable (citant Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748, aux p. 768-769, 144 DLR (4th) 1). Corning explique que la question de savoir si le paragraphe [0004] (voir le paragraphe 15, ci-dessus) des demandes de brevet équivaut à une [traduction] « reconnaissance des connaissances générales courantes » est une question d’interprétation des brevets susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada Inc., 2012 CAF 109, au par. 20). Corning est d’avis que le commissaire n’est pas mieux placé que la Cour pour déterminer si une déclaration figurant dans le mémoire descriptif constitue une reconnaissance, et qu’il n’y a lieu de faire preuve d’aucune déférence à son égard.

[33]  Le fait que Corning se soit fondée sur le paragraphe 20 de l’arrêt Mylan ne lui est d’aucune utilité, puisque ce paragraphe traite en fait de la norme de contrôle que la Cour d’appel fédérale (CAF) avait appliquée à la décision du juge, et non de la norme de contrôle que le juge de première instance avait utilisée à l’égard d’une demande d’avis de conformité (Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133). D’après les faits dont nous sommes saisi, cet arrêt ne nous est donc d’aucun secours.

[34]  L’intimé a soutenu que la conclusion d’évidence du commissaire devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’elle ne soulève pas de questions de droit ou d’interprétation des brevets (citant Newco Tank Corp. c Canada (Procureur général), 2015 CAF 47, au par. 12 [Newco CAF]; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). L’évaluation de l’évidence est plutôt une question mixte de fait et de droit.

[35]  Je reconnais que la question de savoir si le commissaire a retenu le critère juridique approprié est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Stukanov c Canada (Procureur général), 2018 CF 1264, au par. 8 [Stukanov]; Blair c Canada (Procureur général), 2010 CF 227, aux par. 48-51 [Blair 2010]). À cet égard, si le commissaire interprète mal une ou plusieurs étapes du critère établi dans Sanofi en ce qui a trait à l’évidence, la Cour doit examiner cette question en fonction de la norme de la décision correcte (Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited's c SNF Inc., 2017 CAF 225, aux par. 45-47 et 69 [Ciba]; dans cette affaire, la comparaison erronée entre l’idée originale et les connaissances générales courantes à la troisième étape, plutôt qu’une comparaison entre l’idée originale et l’art antérieur, était une question susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte).

[36]  Par ailleurs, lorsqu’une erreur est attribuable à l’application d’une norme incorrecte, à l’omission de prendre en considération un élément obligatoire d’un critère juridique ou à une erreur de principe semblable, elle peut être qualifiée d’erreur de droit et sanctionnée selon la norme de la décision correcte (Wenzel Downhole Tools Ltd. c National-Oilwell Canada Ltd., 2012 CAF 333, au par. 114).

[37]  Mais rien de tel ne s’est produit dans la présente affaire.

[38]  Corning conteste la décision du commissaire quant aux connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art et, en particulier, l’utilisation qu’il a faite des renseignements contenus dans les demandes 996 et 149 pour prendre cette décision. Corning a également tenté d’établir une distinction avec l’affaire Newco, en disant que dans cet arrêt, le commissaire avait déterminé les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art en se fondant sur les renseignements contenus dans le mémoire descriptif du brevet en plus de multiples références d’antériorité. Pour cette raison, l’appelante affirme que l’arrêt Newco diffère de l’espèce, dans laquelle le commissaire s’est principalement fondé sur les renseignements contenus dans les mémoires descriptifs des demandes de brevet. À cet égard, Corning soutient essentiellement que le commissaire a commis une erreur de droit en associant la notion d’antériorité à celle des connaissances générales courantes.

[39]  Corning a affirmé qu’il était significatif que le commissaire, en l’espèce, ait dit du passage contesté du paragraphe [0004] du brevet qu’il s’agissait d’une « reconnaissance », à la différence de l’arrêt Newco, où il s’agissait d’un énoncé d’analyse; donc, il y avait lieu de faire une distinction d’avec l’arrêt Newco.

[40]  Dans l’arrêt Newco, l’appelante avait soutenu que le fait de s’appuyer sur un problème mis en évidence dans le mémoire descriptif d’une demande de brevet pour déterminer ce qui relevait des connaissances générales courantes constituait une question d’interprétation des brevets susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Newco, aux par. 6-9). La CAF a rejeté ces arguments. Elle a estimé que la conclusion tirée par le commissaire au sujet de ce qui faisait partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, conclusion fondée sur les renseignements contenus dans le mémoire descriptif du brevet, était une conclusion de fait susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable et ne constituait pas un exercice d’interprétation du brevet (Newco, aux par. 10‑13).

[41]  Dans l’arrêt Newco, la CAF n’a pas non plus souscrit à l’affirmation selon laquelle le conseil s’était livré à un exercice d’interprétation du brevet lorsqu’il avait considéré le mémoire descriptif du brevet comme une reconnaissance du fait que la personne versée dans l’art saurait en quoi consistait le problème, et qu’il avait conclu que ce problème appartenait aux connaissances générales courantes de la « personne versée dans l’art ». La CAF a déterminé qu’il s’agissait d’une conclusion de fait, et que la Cour fédérale avait choisi la bonne norme de contrôle lorsqu’elle avait examiné la décision selon la norme de la décision raisonnable (Newco CAF, au par. 12).

[42]  Qui plus est, Corning a soutenu que dans l’arrêt Newco, la CAF avait fait référence à un problème inhérent, donc à une chose qui était déjà connue, ce qui se distinguait de la présente affaire. La position de Corning était que, dans l’affaire Newco portée devant la CAF, l’appelante avait reformulé la question en tant que question de droit, alors qu’en l’espèce, il avait toujours été affirmé qu’il s’agissait d’une question de droit.

[43]  S’il est vrai que, dans l’arrêt Newco, l’appelante a reformulé la question devant la CAF, celle-ci n’a pas estimé que cela influait sur la norme de contrôle à appliquer, ainsi que l’a indiqué le juge Ryder :

[8] Devant la Cour fédérale, l’appelante a soutenu que cette conclusion était une conclusion de fait déraisonnable. Devant notre Cour, l’appelante a formulé l’argument différemment en disant qu’il s’agissait d’une interprétation erronée du brevet ayant donné lieu à une erreur de droit qui est susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.

[…]

[10] Nous estimons que ces arguments ne sont pas fondés. Nous ne souscrivons pas à la thèse selon laquelle, en tirant sa conclusion au sujet de ce qui faisait partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, le conseil s’est livré à un exercice d’interprétation du brevet.

[Non souligné dans l’original.]

[44]  Étant donné que l’évaluation de l’évidence est une enquête très factuelle et que le commissaire possède une expertise particulière dans ce domaine, la Cour reconnaît qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision, même s’il s’agit d’un appel prévu par la loi et non d’une demande de contrôle judiciaire (Blair 2010, au par. 51, citant Scott Paper Limited c Smart & Biggar, 2008 CAF 129, au par. 11).

[45]  Enfin, je suis d’accord avec l’intimé pour dire qu’il s’agit essentiellement d’une conclusion factuelle fondée sur la preuve présentée au commissaire, et qu’elle doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, au par. 104).

[46]  De même, les autres questions soulevées par Corning ont trait à l’application, par le commissaire, du critère juridique de l’évidence aux faits dont il était saisi, et il y a lieu de les examiner suivant la norme de la décision raisonnable (Stukanov, au par. 8; Blair c Canada (Procureur général), 2014 CF 861, aux par. 71-72).

B.  La décision du commissaire était-elle raisonnable?

A.  Connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art [critère établi dans Sanofi : étape 1(b)]

[47]  Pour les motifs ci-après, j’estime qu’il était raisonnable de la part du commissaire de conclure que les problèmes relevés par Corning dans les mémoires descriptifs des demandes 996 et 149 faisaient partie des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art.

[48]  Dans ses observations écrites, Corning a fait valoir que le commissaire avait commis une erreur en confondant la notion des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art avec la notion d’art antérieur. Elle a soutenu que, ce faisant, le commissaire avait commis un certain nombre d’erreurs susceptibles de révision au moment de déterminer si les différences entre l’art antérieur et les inventions revendiquées étaient des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art.

[49]  Dans ses arguments présentés de vive voix, Corning a indiqué que l’erreur commise par le commissaire était d’avoir considéré que Corning elle-même avait qualifié le problème comme faisant partie des connaissances générales courantes, alors que ce n’était pas le cas, pas plus qu’il n’existait dans l’art antérieur. Corning a convenu que les connaissances générales courantes pouvaient découler du brevet, mais que le problème à résoudre, lui, ne pouvait en être issu. Corning a indiqué que le problème provenait du paragraphe [0004] :

[traduction]

 [0004] La taille des PCL conventionnels pour de tels ILM est généralement proportionnelle au nombre d’abonnés qui seront desservis par l’entremise du PCL, et bon nombre des ILM où il y a beaucoup d’abonnés exigent des PCL massifs, coûteux et difficiles à installer et à transporter. De plus, les PCL conventionnels nécessitent souvent l’intervention de techniciens qualifiés pour leur installation et pour l’acheminement des câbles d’abonnés connexes. De plus, des techniciens hautement qualifiés doivent raccorder optiquement, souvent par épissage, le câble de distribution au PCL et raccorder et acheminer optiquement les câbles des abonnés au PCL. Par conséquent, il existe une nécessité de PCL rentables et relativement petits, pouvant être installés et entretenus par des techniciens relativement peu qualifiés.

[Non souligné dans l’original.]

[50]  Aux dires de Corning, le commissaire a dit des renseignements contenus au paragraphe [0004] du brevet qu’ils correspondaient à une reconnaissance et relevaient des connaissances générales courantes, ce qui constituait une interprétation du brevet et une erreur susceptible de révision.

[51]  Plus précisément, Corning a fait valoir que le commissaire s’était trompé en qualifiant de connaissances générales courantes les renseignements présentés à la section « Contexte » des demandes de brevet — au sujet des problèmes liés aux PCL relevés par les inventeurs — et qu’il avait donc mal appliqué l’étape 1(b) du critère défini dans l’arrêt Sanofi. Corning a fait valoir que, dans cette section sur le contexte, il n’était pas mentionné qu’une personne versée dans l’art pouvait avoir des connaissances ou des motivations similaires à celles des inventeurs. Au contraire, cette section exposait uniquement la conception que se faisait Corning de l’art en question, et non les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art (alinéa 80(1)c) des Règles). Autrement dit, selon Corning, le raisonnement du commissaire avait été influencé par une opinion formée après coup, car il présupposait que les problèmes décrits dans les demandes de brevet étaient des connaissances générales courantes.

[52]  De l’avis de Corning, le commissaire a conclu à tort que les renseignements tirés du contexte fourni dans les demandes de brevets (concernant les difficultés liées aux PCL conventionnels et la nécessité d’avoir des PCL plus petits, plus rentables et plus faciles à installer et à entretenir) faisaient partie des connaissances générales courantes. Corning a reconnu que les déclarations sur l’art antérieur pouvaient lier le demandeur, mais elle a ajouté que la mention d’un problème dans les renseignements présentés à titre de contexte ne constituait ni un énoncé de l’art antérieur, ni une reconnaissance des connaissances générales courantes qui la liait.

[53]  Corning a soutenu que le commissaire devait produire des éléments de preuve, au-delà de l’information contenue dans les demandes de brevet elles-mêmes, pour appuyer sa position selon laquelle l’invention proposée faisait partie des connaissances générales courantes. Elle a affirmé que le commissaire n’avait trouvé appui dans aucune référence d’art antérieur qui lui permettrait d’affirmer que les problèmes exposés par les inventeurs dans les demandes de brevet relevaient des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. Par conséquent, le commissaire ne pouvait se contenter de s’appuyer sur l’énoncé du problème formulé par les inventeurs dans la section sur le contexte pour conclure à l’appartenance dudit problème aux connaissances générales courantes. Car en l’absence de telles références objectives, le commissaire se trouverait à se fonder sur des données ou des déductions subjectives. Étant donné que la question des connaissances générales courantes était au cœur du litige, le commissaire devait présenter des éléments de preuve relatifs à de telles connaissances, outre les renseignements fournis à titre de contexte dans les demandes de brevet.

[54]  Corning a fait valoir que le commissaire avait commis une autre erreur susceptible de révision en déclarant qu’elle n’avait pas contesté sa définition d’une personne versée dans l’art ni celle des connaissances générales courantes d’une telle cette personne. Le commissaire s’était ensuite fondé sur cette conclusion pour déclarer que l’énoncé des problèmes existants figurant dans les demandes de brevet faisait partie des connaissances générales courantes. Corning affirme qu’en fait, dans sa réponse à la lettre d’EP, elle a contesté cette définition des renseignements contextuels en tant que connaissances générales courantes.

[55]  J’estime pour ma part que le commissaire n’a pas confondu les connaissances générales courantes d’une « personne versée dans l’art » avec l’antériorité de la technique ni utilisé les termes de façon interchangeable. Je souscris plutôt à l’argument de l’intimé selon lequel l’antériorité est une « catégorie générale regroupant tous les renseignements précédemment divulgués dans le domaine » que la personne versée dans l’art trouverait par une recherche raisonnable et diligente (citant Mylan Pharmaceuticals ULC c Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119, aux par. 23-24 [Mylan]). Les connaissances générales courantes constituent un sous-ensemble de l’antériorité; elles doivent être relevées selon une approche fondée sur le bon sens, et ne se trouvent pas toujours sous forme imprimée.

[56]  Étant donné que l’énoncé du contexte dans une demande de brevet peut lier un demandeur à titre d’antériorité, il est raisonnable de la part du commissaire de considérer que les assertions sur la pratique conventionnelle formulées en termes généraux lient le demandeur à titre de connaissances générales courantes (Newco Tank Corp c Canada (Procureur général), 2014 CF 287, au par. 40 [Newco CF], confirmé en appel dans l’arrêt Newco).

[57]  Or, c’est exactement ce qu’a fait le commissaire en l’espèce. Bien que Corning puisse ne pas être d’accord avec les conclusions du commissaire concernant les connaissances générales courantes, ce dernier a justifié sa définition des connaissances générales courantes, et ses conclusions étaient en définitive raisonnables.

[58]  Le commissaire a défini la « personne versée dans l’art » comme étant « un ingénieur en optique/télécommunications ou une équipe participant à la conception d’un réseau de composantes, y compris des modules pour fibres optiques », et a souligné que Corning n’avait pas contesté cette définition.

[59]  En ce qui concerne les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne versée dans l’art, le commissaire a adopté la déclaration suivante, tirée de la décision finale :

[la personne versée dans l’art] connaîtrait et comprendrait les modèles et le rendement des modules optiques et de leurs composantes, surtout avec les technologies accessibles relatives au type de fibres optiques utilisées. Plus précisément, une personne versée dans l’art connaîtrait les répartiteurs optiques équipés d’un boîtier contenant suffisamment d’espace pour abriter les fibres. Une personne versée dans l’art comprendrait la nature des répartiteurs optiques, qui consiste à diviser des fibres en plusieurs fibres. En outre, une personne versée dans l’art connaîtrait bien les technologies relatives aux fibres, comme les « fibres optiques résistantes à la courbure » ainsi qu’avec les avantages de leur utilisation. 

[60]  Le commissaire a également fait sienne la déclaration du comité qui « soulign[ait] les points suivants des [connaissances générales courantes] antérieures, tels qu’ils sont énoncés dans la section Contexte de la demande », ainsi que les observations suivantes du comité tirées des demandes de brevet :

[traduction]

  • les PCL conventionnels étaient massifs, coûteux, et difficiles à installer et à transporter;

  • on savait que des PCL rentables et relativement petits, pouvant être installés et entretenus par des techniciens relativement peu qualifiés, étaient nécessaires.

[61]  Enfin, le commissaire a fait siennes les observations additionnelles suivantes du comité concernant l’interprétation de l’expression « fibres résistantes à la courbure » :

[…] nous considérons que le terme désigne une fibre résistante au pliage pouvant être utilisée dans un module répartiteur pour fibres optiques, tel que celui revendiqué, ayant des propriétés, comme la densité d’épissure, spécifiées dans certaines revendications dépendantes, imposant d’autres restrictions pratiques sur le type de fibre utilisée.

[62]  Corning invoque l’affaire Newco pour soutenir qu’un problème exposé dans une demande de brevet ne peut être interprété comme faisant partie des connaissances générales courantes parce que, contrairement à ce qui est le cas en l’espèce, d’autres preuves externes d’antériorité avaient été examinées dans le cadre de cette instance sous-jacente de réexamen de brevet. Toutefois, dans l’affaire Newco, la Cour fédérale a fait remarquer que, bien que « le Conseil n’ait cité aucune autre preuve que le brevet pour soutenir que le problème [...] était connu », il était raisonnable de sa part d’estimer que la personne versée dans l’art aurait été au fait de ce problème et que celui-ci faisait partie de l’antériorité et des connaissances générales courantes (Newco CF, aux par. 13, 39-40). En appel, la CAF a confirmé la décision de la Cour fédérale et a conclu que « le conseil pouvait conclure qu’il était raisonnable de décrire les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art par renvoi aux renseignements présentés à titre de contexte dans le brevet » (Newco CAF, au par. 13).

[63]  La Cour a depuis généralement fait remarquer que « [l]es connaissances usuelles peuvent s’entendre des renseignements présentés comme faisant partie des connaissances de base dans le brevet lui-même » (Valeant Canada LP/Valeant Canada S.E.C. c Generic Partners Canada Inc., 2019 CF 253, au par. 47 [Valeant], citant Newco CAF; voir aussi Allergan, au par. 22).

[64]  Cela ne veut pas dire qu’il est toujours approprié, pour le commissaire, de conclure que les renseignements présentés dans le mémoire descriptif d’une demande de brevet représentent les connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art. Bien que je ne sois pas d’accord avec Corning pour dire que le fait de conclure que ces renseignements font partie des connaissances générales courantes — sans autre preuve à l’appui — équivaut nécessairement à une erreur susceptible de révision, il peut assurément y avoir des cas où une telle conclusion est déraisonnable.

[65]  En fin de compte, il faut se rappeler que les connaissances générales courantes se composent des connaissances que possède la personne versée dans l’art à l’époque considérée, y compris ce que celle-ci aurait raisonnablement dû savoir; qu’elles doivent être établies à l’aide de faits et d’éléments probants selon la prépondérance des probabilités; et qu’elles ne peuvent être tenues pour acquises (Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, au par. 74; Valeant, au par. 47; Uponor AB c Heatlink Group Inc. 2016 FC 320, aux par. 46-47). Le mémoire descriptif d’un brevet qui énoncerait un problème relativement inconnu ou obscur touchant des dispositifs existants ne relèverait probablement pas des connaissances générales de la personne versée dans l’art à l’époque considérée.

[66]  Toutefois, en l’espèce, je ne puis accepter l’argument de Corning voulant que le commissaire ait essentiellement retenu les déclarations contenues dans les demandes de brevet pour formuler des hypothèses non fondées au sujet des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, ou que le commissaire ait procédé à une évaluation des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art en se fiant à une opinion formée a posteriori.

[67]  Le commissaire a plutôt accepté la déclaration faite par Corning elle-même dans les demandes 996 et 149, selon laquelle les PCL conventionnels sont massifs, coûteux, difficiles à transporter et doivent être installés et entretenus par des techniciens qualifiés. Il n’était pas déraisonnable de conclure de cet élément de preuve que, selon la prépondérance des probabilités, les problèmes en question faisaient partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date considérée.

[68]  J’ajouterais que, outre les problèmes énoncés dans le mémoire descriptif du brevet, le commissaire a également conclu que les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art comprenaient une bonne connaissance des modules optiques et de leurs composantes, ainsi que des technologies relatives aux fibres optiques, y compris les fibres optiques résistantes à la courbure. Ces aspects des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art ne semblent pas être contestés.

[69]  Bien qu’il ne fasse aucun doute que les connaissances générales courantes et l’antériorité (ou l’état de la technique) ne sont pas une seule et même chose, je ne crois pas que le commissaire ait confondu ces notions. Bien qu’ils ne soient pas interchangeables ni mutuellement inclusifs, les éléments d’information présents dans l’art antérieur peuvent faire partie des connaissances générales courantes si une personne versée dans l’art en est informée et reconnaît cette information comme constituant un bon fondement pour les actions à venir (Mylan, aux par. 23-25; Les Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2019 CF 616, au par. 249). Autrement dit, les connaissances générales courantes constituent un sous-ensemble plus étroit de l’art antérieur, mais les deux ne s’excluent pas mutuellement (Ciba, aux par. 47 et 50). Il est vrai que Corning a traité de ces « PCL conventionnels » dans une section sur le contexte portant sur les inventions de l’art antérieur en général.

[70]  Toutefois, compte tenu de la manière générale dont elle avait décrit ces inventions, il était loisible au commissaire de conclure que les déclarations en cause liaient Corning à titre d’antériorité (Shire Biochem Inc. c Canada (Santé), 2008 CF 538, au par. 24; AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2010 CF 714, au par. 40) et qu’elles démontraient les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date considérée (Newco CAF; Valeant).

B.  La question de savoir si les différences entre l’art antérieur et l’invention alléguée constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art (critère établi dans l’arrêt Sanofi : étape 4)

[71]  Enfin, comme nous le verrons plus loin, il semble que le commissaire ait bien défini le critère de l’évidence, et qu’il n’ait pas commis d’erreur de principe. Après avoir conclu que les problèmes mis en évidence dans les demandes de brevet seraient de l’ordre des connaissances générales courantes pour la personne versée dans l’art, le commissaire a entrepris l’analyse correspondant à la quatrième étape du critère de l’arrêt Sanofi en se demandant si les différences entre l’art antérieur et l’idée originale auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art (et ce, après avoir déterminé les connaissances générales courantes).

[72]  La présente affaire dépendra donc de la question de savoir si le commissaire a ou non appliqué raisonnablement le critère de l’évidence établi dans l’arrêt Sanofi aux faits dont il était saisi.

[73]  Corning a soutenu que, puisque le commissaire avait mal défini les connaissances générales courantes, il n’avait pas pu procéder adéquatement à l’analyse fondée sur la quatrième étape du critère établi dans Sanofi, car il lui aurait été impossible de déterminer l’écart entre l’art antérieur et l’idée originale sans avoir d’abord cerné les connaissances générales courantes. S’il n’avait pas présumé que le problème soulevé dans les demandes de brevet faisait partie des connaissances générales courantes, le commissaire n’aurait pas été en mesure de « combler l’écart » entre les références d’antériorité concernant les câbles à fibres optiques et les inventions revendiquées.

[74]  Corning rejette l’affirmation du commissaire selon laquelle « [c]e sont précisément les propriétés des fibres résistantes à la courbure de l’art antérieur qui permettent de les utiliser dans des espaces plus restreints, comme il est suggéré, à titre d’exemple, dans le document D2, lequel fait référence [à] la miniaturisation des appareils optiques ». Corning soutient que, bien que D2 mentionne que la fibre optique pourrait être utilisée dans un dispositif optique miniaturisé intégré, il n’explique pas comment un module répartiteur optique serait adapté pour accueillir de telles fibres. Étant donné que D2 était loin de se rapprocher de la solution d’un module répartiteur optique muni d’un boîtier comme celui revendiqué dans les demandes de brevet, cela donnait à penser que les inventions proposées n’étaient pas évidentes. Corning a fait remarquer que le commissaire n’avait pas cité une seule référence d’antériorité décrivant de quelle manière  une personne versée dans l’art concevrait un module répartiteur pour fibres optiques, de sorte qu’il avait commis une erreur à la quatrième étape du critère d’analyse établi dans l’arrêt Sanofi.

[75]  Corning s’est dite d’avis que, dans le cadre de son analyse fondée sur la quatrième étape du critère de l’arrêt Sanofi, le commissaire avait commis une erreur en concluant qu’il existait une motivation à créer l’invention. Car s’il existait en effet une motivation pour arriver à l’invention, l’on s’attendrait à ce que des personnes versées dans l’art parviennent à cette invention directement et sans difficulté, dans un court délai. Toutefois, le commissaire a reconnu qu’il s’était écoulé plus de deux ans entre la disponibilité de la fibre à haut rendement de l’art antérieur (janvier 2005) et la date pertinente pour évaluer l’évidence (mars 2007). Corning a fait remarquer que le commissaire n’avait pas cité un seul document qui, au cours de cette période, démontrait une motivation à parvenir à l’invention.

[76]  Enfin, Corning a fait valoir que le commissaire avait commis une erreur en omettant de tenir compte des facteurs d’optimisation soulevés devant lui. En effet, lors de la conception du module répartiteur, des difficultés et des obstacles inattendus avaient dû être surmontés pour aboutir à l’invention revendiquée, ce qui avait nécessité des essais et des expérimentations. De l’avis de Corning, le commissaire avait eu tort de ne pas tenir compte du fait que la conception d’un module répartiteur équipé d’un boîtier nécessitait habituellement l’optimisation de nombreux facteurs, qui avaient été présentés au cours de l’audience et du processus de demande. Corning a affirmé que le commissaire avait erré en qualifiant ces questions de « considérations générales liées à la conception » applicables à n’importe quel module, sans citer de références à des antériorités susceptibles de décrire comment une personne versée dans l’art s’y prendrait pour concevoir un module répartiteur pour fibres optiques, ou de démontrer que ces questions sont évidentes.

[77]  Corning a déclaré qu’à l’audience, l’examinateur avait admis qu’il serait inhabituel pour un concepteur de fabriquer un système acceptable et fonctionnel dès le premier essai, et qu’il devrait d’abord construire des prototypes et procéder à des tests. Corning a soutenu que les demandes de brevet enseignaient à la personne versée dans l’art comment éviter ce travail.

[78]  De l’avis de Corning, il n’est pas nécessaire qu’une demande de brevet indique comment surmonter les problèmes; elle doit seulement préciser en quoi consiste l’invention et comment la mettre en pratique. Étant donné que le commissaire a conclu que les revendications étaient étayées par la description prévue au paragraphe 27(3) de la Loi, il n’y avait aucune raison de rejeter les facteurs d’optimisation. Selon Corning, le commissaire a rejeté à tort les facteurs d’optimisation en concluant qu’ils ne figuraient pas dans le mémoire descriptif, car cette conclusion était contraire à l’article 27 de la Loi.

[79]  Il m’est impossible de souscrire aux conclusions de Corning. Rappelons que la quatrième composante du critère d’analyse consiste à déterminer si les différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications constituent des étapes qui auraient été évidentes aux yeux de la personne versée dans l’art, d’après les connaissances générales courantes de cette personne ainsi que l’art antérieur qui peut être repéré lors d’une recherche raisonnablement diligente (Ciba, aux par. 62 et 68; Société Bristol-Myers Squibb Canada c Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76, au par. 65). L’antériorité à laquelle l’invention proposée est comparée aux troisième et quatrième étapes du critère établi dans l’arrêt Sanofi renvoie à « l’art antérieur qu’invoque la partie qui prétend qu’il y avait évidence » et non à « l’état de la technique en général » (Ciba, au par. 60).

[80]  Par conséquent, la question est la suivante : était-il raisonnable pour le commissaire de conclure que les différences entre les références d’antériorité sur lesquelles il s’était fondé et le concept inventif des revendications en cause auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art?

[81]  J’ai déjà conclu que le commissaire n’avait pas commis d’erreur susceptible de révision en concluant que les problèmes exposés dans les renseignements sur le contexte figurant dans le mémoire descriptif de la demande de brevet faisaient partie des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art. Pour les raisons suivantes, je conclus également que l’évaluation relative à la quatrième étape réalisée par le commissaire est raisonnable, et que l’intervention de la Cour n’est donc pas justifiée.

[82]  Essentiellement, le commissaire a conclu que la personne versée dans l’art en serait venue directement et sans difficulté à la solution énoncée dans les revendications des demandes de brevet, principalement pour les raisons suivantes :

  • la personne versée dans l’art saurait que les PCL conventionnels s’accompagnaient de certaines difficultés (taille, coût, difficulté d’installation et d’entretien, nécessité de techniciens hautement qualifiés), tirées du mémoire descriptif des demandes de brevet de Corning;

  • les avantages de la fibre optique résistante à la courbure étaient connus à la période pertinente (d’après D2, qui traite de la fabrication des fibres optiques résistantes à la courbure, et le document Corning);

  • la demande 149 ne précisait aucun paramètre lié au rendement du signal, tandis que la demande 996 précisait des paramètres liés au rendement qui étaient compatibles avec l’art antérieur (D2 et document Corning);

  • il existait une motivation pour trouver un moyen de réduire la taille de l’unité, d’après le problème mentionné dans les demandes de brevet de Corning et certains commentaires dans D2.

[83]  Autre élément important dans le présent appel, la principale référence à l’art antérieur sur laquelle le commissaire s’est appuyé (D2) est la description d’un brevet étranger qui traite de la fabrication d’une « fibre optique résistante à la courbure ». En plus d’exposer la méthode de préparation des fibres, la déclaration suivante (traduite en anglais) revêtait un intérêt particulier pour le commissaire :

[traduction]

Ces dernières années, la miniaturisation d’un dispositif optique intégré et l’essor des techniques de fabrication de fibres optiques ont nécessité des pertes supplémentaires relativement faibles dans la fibre optique à faible rayon de courbure. Par conséquent, un grand diamètre de champ de mode, une perte de flexion moindre, une faible atténuation et une grande résistance à la courbure de la fibre optique pourront bien répondre à ce besoin.

[Non souligné dans l’original.]

[84]  D’après ce passage, le document D2 traite effectivement de l’utilisation de fibres optiques résistantes à la courbure et d’un appareil optique intégré de taille réduite. À partir de ces renseignements et des difficultés que posaient apparemment les PCL conventionnels, le commissaire a déclaré que la solution énoncée dans les revendications serait évidente aux yeux de la personne versée dans l’art.

[85]  La principale objection de Corning à ces conclusions est que, même si l’art antérieur semble envisager l’utilisation de la technologie de la fibre optique résistante à la courbure au moyen d’un appareil optique intégré miniaturisé, il ne traite pas de la façon de parvenir à créer un plus petit module répartiteur équipé d’un boîtier pour abriter des fibres optiques. Par conséquent, selon elle, il était déraisonnable pour le commissaire de conclure que les revendications étaient évidentes.

[86]  À cet égard, je ne puis souscrire à l’argument de Corning.

[87]  Pour conclure à l’évidence, le commissaire n’aurait pas nécessairement à soulever des références d’antériorité indiquant explicitement la façon d’utiliser la technologie de la fibre optique résistante à la courbure dans un boîtier plus petit ou dans un module présentant une forte densité d’épissage (c.-à-d. la façon dont le module répartiteur serait adapté pour abriter les fibres). C’est là exactement ce que les demandes 996 et 149 revendiquent en tant qu’inventions proposées. Si l’art antérieur révélait le processus permettant d’atteindre le résultat final des revendications, les revendications proposées en cause seraient rejetées pour des raisons d’antériorité (absence de nouveauté) et non d’évidence. Autrement dit, pour conclure à l’évidence, il n’est pas nécessaire que l’art antérieur expose le processus auquel ont abouti les revendications proposées; il suffit que l’écart entre l’art antérieur divulgué et le concept inventif proposé soit évident pour la personne versée dans l’art.

[88]  Comme l’a fait remarquer le commissaire (en citant en particulier les revendications 15 à 19 de la demande 996), l’art antérieur et les inventions proposées présentaient des paramètres équivalents en matière de rendement. En d’autres termes, les fibres résistantes à la courbure divulguées dans l’art antérieur étaient essentiellement équivalentes à celles utilisées dans les inventions proposées, et dans les deux cas, elles n’ont pas permis d’améliorer la qualité du signal et ont entraîné une atténuation minime de la qualité du signal dans une mesure comparable. Autrement dit, les inventions proposées semblaient essentiellement se rapporter aux résultats obtenus, qui avaient déjà été envisagés dans l’art antérieur. L’objectif même du développement de fibres optiques résistantes à la courbure semblait être la « miniaturisation » du répartiteur pour fibres optiques, l’amélioration de la densité du répartiteur, le tout avec une réduction relativement minime de la qualité du signal. Bien qu’à la date considérée, l’art antérieur n’avait pas encore atteint ce résultat ni précisé la marche à suivre pour y parvenir, je ne crois pas qu’il ait été déraisonnable de la part du commissaire de conclure que ces étapes étaient évidentes.

[89]  Je pense que la conclusion du commissaire selon laquelle la personne versée dans l’art aurait comblé cet écart était justifiée, transparente et intelligible. Elle était en outre étayée par une preuve au dossier (D2) indiquant que l’on pouvait se fier à la technologie de la fibre optique résistante à la courbure pour la [traduction] « miniaturisation d’un appareil optique intégré » (Jean Pierre c Canada (Immigration et Statut de réfugié), 2018 CAF 97, aux par. 51-53).

[90]  Cette conclusion est suffisante pour trancher les appels; toutefois, j’aimerais formuler d’autres remarques afin de traiter les arguments restants de Corning, qui portent essentiellement sur les « indices secondaires » soulevés dans l’examen de la question de l’évidence. Habituellement, ces facteurs secondaires peuvent être pertinents pour l’évaluation de l’évidence; ils sont rarement déterminants lorsqu’ils sont pris isolément, bien qu’on puisse examiner leur effet cumulatif (Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 455, au par. 352).

[91]  Essentiellement, afin d’étayer sa conclusion d’évidence, le commissaire s’est fondé sur la « motivation » présumée de la personne versée dans l’art à produire les inventions proposées. En revanche, Corning a invoqué l’écoulement du temps entre l’art antérieur allégué (document Corning, janvier 2005) et la date de la revendication (mars 2007), de même que le succès commercial des inventions proposées et les difficultés et obstacles imprévus ayant dû être surmontés pendant leur conception, pour appuyer son affirmation de non-évidence.

[92]  Corning a contesté la conclusion du commissaire selon laquelle l’existence d’une motivation renforçait sa conclusion d’évidence, et a ajouté que l’écoulement du temps et les difficultés imprévues rencontrées confirmaient l’inventivité des revendications proposées. Autrement dit, Corning a soutenu que, à la lumière de ces indices secondaires, il n’était pas raisonnable de conclure que les inventions proposées étaient évidentes.

[93]  Je ne puis adhérer aux arguments de Corning.

[94]  En ce qui concerne d’abord la question de la motivation, j’observerai qu’il s’agit d’un facteur parmi d’autres qui peut aider à évaluer l’évidence des revendications (Novopharm Ltd. c Janssen-Ortho inc., 2007 CAF 217, aux par. 23-28 [Novopharm]; ABB Technology AG c Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2013 CF 947, au par. 50). En définitive, la motivation peut expliquer « la raison pour laquelle on pouvait légitimement s’attendre à ce que la personne hypothétique normalement versée dans l’art associât des éléments de l’état de la technique pour aboutir à l’invention supposée » (Novopharm, au par. 25). Ou, en d’autres termes, l’invention proposée est évidente « si la personne versée dans l’art est justifiée de rechercher des solutions "prévisibles" ou des solutions qui comportent "des chances raisonnables de succès" » (Pfizer Canada Inc. c Novopharm Limited, 2009 CF 638, au par. 56; confirmé par Novopharm Limited c Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 242).

[95]  Bien que la motivation ne semble pas avoir été un élément déterminant dans l’évaluation faite par le commissaire, ce dernier a essentiellement conclu que « la personne versée dans l’art était motivée à réduire la taille de l’équipement et à assurer la rentabilité de celui-ci, ce qui aurait constitué des avantages évidents de l’utilisation des fibres optiques résistantes à la courbure connues. » Le commissaire s’est également fondé sur D2 qui, selon lui, « expliqu[ait] le désir de miniaturiser les appareils optiques nécessitant des fibres optiques offrant une faible perte de signal sur un rayon de courbure petit, cette explication étant un prétexte pour la description de la fibre optique résistante à la courbure de D2. »

[96]  Si je suis bien le raisonnement du commissaire, il existait un problème connu lié à la technologie conventionnelle, et l’art antérieur faisait apparemment état d’une solution à ce problème, ce qui aurait alors motivé la personne versée dans l’art à le résoudre. J’en conclus que cette constatation sert de fondement raisonnable à la décision du commissaire quant à l’évidence : si tant est que le problème venait des PCL et que la solution faisait partie de l’art antérieur, alors même la personne versée dans l’art dite « dépourvue d’esprit inventif » pourrait avoir été motivée à créer l’invention proposée pour mettre en application une telle solution.

[97]  Corning a soutenu que le temps écoulé entre la divulgation de l’art antérieur de janvier 2005 et la date de revendication de mars 2007 sans autre divulgation de l’antériorité concernant la motivation à en arriver à l’invention proposée — contredit la conclusion du commissaire selon laquelle la personne versée dans l’art aurait été motivée à parvenir à l’invention. Je reconnais que « la motivation précise va sans doute dans les deux sens » : la motivation peut appuyer une conclusion selon laquelle « elle était probablement évidente pour une personne qui y arriverait éventuellement, sans esprit inventif ». Cela dit, si la motivation existait avant la date de la revendication, on pourrait être porté à se poser la question suivante : « si c’était évident — et qu’il y avait une motivation précise de l’essayer — pourquoi ne l’a[‑t‑on] pas fait? » (Astrazeneca Canada Inc. c Mylan Pharmaceuticals ULC, 2017 CF 142, au par. 159, citant Beloit Canada Ltée/Ltd c Valmet Oy, 64 NR 287, au par. 21, 8 RPC (3e) 289 (CAF) [Beloit], au par. 21).

[98]  Le commissaire a reconnu qu’il s’était écoulé deux ans entre la divulgation de l’antériorité et la date de la revendication, mais il a conclu que l’écoulement du temps constituait un facteur neutre dans son évaluation de l’évidence des revendications de la demande 996, car il n’existait aucune preuve « de tentatives vaines réalisées par d’autres » pour parvenir à l’invention au cours de cette période.

[99]  Il était loisible au commissaire d’en arriver à cette conclusion, lorsque l’on considère que la demande 996 porte sur un boîtier pour le module répartiteur utilisant des fibres optiques résistantes à la courbure, et que le document d’art antérieur D2, qui concerne une demande de brevet publiée en février 2007 (avant la date de revendication), fait référence à la [traduction« miniaturisation d’un appareil optique intégré » dans les [traduction] « dernières années » et à [traduction] « l’essor des techniques de fabrication des fibres optiques ». En d’autres termes, la réduction des dimensions des composantes intégrant des fibres résistantes à la courbure avait été envisagée avant la date de la revendication, mais pas comme quelque chose de particulièrement difficile à réaliser.

[100]  La Cour a tenu compte des réponses à la question posée dans l’arrêt Beloit : [traduction] « pourquoi ne l’a-t-on pas fait? ». En fin de compte, l’omission de fournir une réponse satisfaisante a été jugée importante dans certaines affaires, en particulier en présence d’une preuve de tentatives infructueuses par d’autres scientifiques engagés dans le même travail ou dans un travail similaire (Apotex Inc. c Bayer AG, 2007 CAF 243, aux par. 43 et 48; Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2007 CF 971, aux par. 65-66; confirmé par Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2009 CAF 8). Néanmoins, la Cour a également examiné les réponses possibles à cette question. Par exemple, il est concevable que d’autres personnes aient travaillé sur la technologie, mais ne l’aient pas divulguée au public ou n’aient pas déposé de demande de brevet avant la date de revendication (Pollard Banknote Limited c BABN Technologies Corp., 2016 CF 883, aux par. 210-220). Quoi qu’il en soit, la CAF a récemment statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de poser expressément la question énoncée dans l’arrêt Beloit à savoir pourquoi l’invention n’a pas été réalisée plus tôt (Packers Plus Energy Services Inc. c Essential Energy Services Ltd., 2019 CAF 96, aux par. 25, 39-40).

[101]  En fin de compte, le commissaire n’avait pas d’information à sa disposition concernant les efforts déployés par d’autres pour tenter d’en arriver à un boîtier répartiteur pour fibres optiques plus petit. Pareille preuve irait certainement dans le sens d’une conclusion de non‑évidence. Toutefois, je ne puis conclure qu’à défaut de cette preuve, il était déraisonnable de la part du commissaire de considérer l’écoulement du temps (deux ans) comme un facteur neutre dans son évaluation de l’évidence.

[102]  Le dernier argument soulevé par Corning était que le commissaire n’avait pas tenu compte d’un certain nombre de [traduction] « facteurs d’optimisation » qu’il avait soulevés (c.‑à‑d. que, pendant la conception du module répartiteur, des difficultés et des obstacles imprévus avaient dû être surmontés, ce qui avait nécessité la réalisation d’essais et d’expériences). Tout comme la motivation, le temps et les efforts nécessaires pour parvenir à l’invention proposée peuvent être un facteur pertinent pour évaluer l’évidence. Un accroissement du temps et des dépenses consacrés à la conception de l’invention proposée peut jouer en défaveur d’une conclusion d’évidence, bien qu’une telle conclusion ne soit pas déterminante (Novopharm, au par. 25).

[103]  Je suis d’accord avec Corning pour dire qu’il ne semble pas y avoir de fondement juridique à l’appui de la conclusion du commissaire (dans sa décision sur la demande de brevet 996) selon laquelle le mémoire descriptif aurait dû comprendre des remarques concernant les difficultés particulières rencontrées pendant le processus de conception pour être conforme au paragraphe 27(3) de la Loi. Selon Corning, un mémoire descriptif a pour objectif de s’assurer que la personne versée dans l’art serait en mesure de « confectionner, construire, composer ou utiliser » l’invention proposée (alinéa 27(3)b) de la Loi).

[104]  Le commissaire a estimé que les mémoires descriptifs relatifs aux deux demandes de brevet étaient suffisants à cet égard : « [n]ous sommes d’avis que la personne versée dans l’art serait en mesure de fabriquer un module répartiteur pour fibres optiques qui serait conforme aux exigences énoncées dans les revendications. » Il y a une distinction évidente à faire entre le contenu des mémoires descriptifs, qui indiquent comment créer l’invention proposée, et le processus de recherche qui aboutit à l’invention proposée.

[105]  Cela étant dit, toutefois, je ne crois pas que cette déclaration en soi constitue une erreur susceptible de révision justifiant l’intervention de la Cour. D’après ce que j’ai compris de la conclusion du commissaire, il ne suffisait pas que l’avocat de Corning expose, pendant le processus de demande et à l’audience, un certain nombre de difficultés expérimentales alléguées, sans en apporter de preuve concrète. Dans d’autres affaires, même le témoignage de l’inventeur concernant ces difficultés, bien qu’utile, a déjà été jugé non déterminant (Tensar Technologies, Limited c Enviro-Pro Geosynthetics Ltd., 2019 CF 277, au par. 158). En l’espèce, le commissaire n’a été saisi d’aucune preuve de ce genre.

[106]  En dernière analyse, la conclusion du commissaire, selon laquelle les difficultés qui auraient été rencontrées lors de la conception de l’invention revendiquée n’étayaient pas une conclusion de non‑évidence, se fondait sur des constatations factuelles appuyées par la preuve (ou son absence, en l’occurrence). À cet égard, l’intervention de la Cour n’est donc pas justifiée.

[107]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision du commissaire de refuser, au titre de l’article 28.3 de la Loi, les demandes de brevet 996 et 149 au motif de l’évidence était raisonnable. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner la question du redressement. Les appels de Corning sont rejetés.

VII.  Dépens

[108]  Le procureur général ne sollicite pas de dépens dans la présente affaire et, conformément à l’article 25, aucuns ne seront adjugés aux parties (Blair 2010, au par. 67; Procter & Gamble Co. c Canada (Commissaire aux brevets), 2006 CF 976, au par. 36; Micromass UK Ltd. c Canada (Commissaire aux brevets), 2006 CF 117, au par. 17).


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS T-1549-18 & T-1550-18

LA COUR STATUE que :

  1. Les appels sont rejetés.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de septembre 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1549-18

 

INTITULÉ :

CORNING CABLE SYSTEMS LLC c LE PROCUREUR GENERAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-1550-18

 

INTITULÉ :

CORNING CABLE SYSTEMS LLC c LE PROCUREUR GENERAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 mai 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 août 2019

 

COMPARUTIONS :

Christopher C Van Barr

Will Boyer

 

Pour l’appelantE

 

Hélène Robertson

Gabrielle White

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelantE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimé

 

 

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