Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050707

Dossier : IMM-6841-04

Référence : 2005 CF 955

ENTRE :

                                                        RICA VERGINA GRANT

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON               

INTRODUCTION

[1]                Ces motifs se rapportent à une demande de contrôle judiciaire, qui a été entendue le 6 juillet 2005, à l'encontre de la décision par laquelle un agent de Citoyenneté et Immigration (l'agent) avait conclu qu'il n'y avait pas suffisamment de raisons d'ordre humanitaire pour justifier le traitement de la demande d'établissement de la demanderesse depuis le Canada. La décision contrôlée est datée du 15 juillet 2004.


HISTORIQUE

[2]                La demanderesse est citoyenne de St-Vincent. Elle est célibataire; en effet, elle s'est séparée de son conjoint de fait avec qui elle vivait à la Barbade. La demanderesse est entrée au Canada à titre de visiteuse à la fin du mois d'août 1996 pour aider sa fille à élever sa petite-fille qui venait de naître. La fille de la demanderesse réside en permanence au Canada. La petite-fille de la demanderesse, qui est née au Canada, est citoyenne canadienne. La demanderesse a apparemment au moins un autre enfant qui vit au Canada, mais fort peu de choses étaient révélées à ce sujet dans la documentation mise à la disposition de l'agent. La mère de la demanderesse, et peut-être un autre enfant au moins, vivent apparemment à St-Vincent. La demanderesse n'a pas vécu à St-Vincent depuis 1979.

[3]                La demanderesse allègue avoir été victime de violence conjugale pendant qu'elle vivait à la Barbade. La fille de la demanderesse avec qui cette dernière vit maintenant a également été victime apparemment de violence conjugale. Elle est séparée de son mari. La petite-fille de la demanderesse vit avec sa mère et la demanderesse.

[4]                La demanderesse affirme être bien établie au Canada. Elle travaille à son compte comme domestique, elle a accumulé des économies, elle fait du bénévolat, elle a toujours respecté la loi depuis qu'elle vit au Canada; elle a été, et continue apparemment à être, un grand réconfort pour sa fille et sa petite-fille et elle n'a jamais eu recours à l'assistance sociale. Sa fille veut la parrainer.

[5]                Dans une lettre non datée rédigée à la main que l'agent avait à sa disposition, la fille de la demanderesse fait remarquer ce qui suit :

[TRADUCTION] Il y a un peu plus de sept ans et demi, ma mère est arrivée au Canada deux semaines après la naissance de ma fille. J'étais soulagée de la voir; en effet, je comptais sur les conseils et sur les paroles sages que seule pouvait m'offrir une personne comme elle qui a bon coeur et qui a de l'expérience.

L'expérience de ma mère en tant que travailleuse dans le domaine des soins de santé est également un atout, étant donné que je traverse une dépression. Avec les médicaments que je prends, l'aide additionnelle qu'elle m'apporte favorise mon rétablissement.

Ma mère contribue énormément à la vie de mon enfant et à ma vie. Je suis une mère célibataire à revenu faible. Je travaille la nuit alors que ma mère travaille pendant la journée; je n'ai pas les moyens de payer une gardienne. Elle s'occupe de mon enfant. Sa contribution financière lorsqu'il s'agit de payer une note ou le loyer est également un grand bienfait. Sans elle, je me verrai obligée d'avoir recours à l'assistance sociale.[1]

[6]                Dans la lettre en date du 12 avril 2004 que l'agent avait à sa disposition, la demanderesse dit ce qui suit :

[TRADUCTION] Je suis venue au Canada pour deux raisons, pour quitter mon mari violent et pour aider pendant quelque temps ma fille avec son nouveau-né. Je me suis vite rendu compte jusqu'à quel point ma fille était maltraitée verbalement et parfois même physiquement. Je ne pouvais absolument pas songer à la laisser seule avec l'enfant. Je suis restée avec elle jusqu'à maintenant.

Ma fille et son mari se sont séparés à plusieurs reprises depuis lors et ils se sont réconciliés plusieurs fois également, jusqu'à récemment, lorsque ma fille a décidé qu'elle en avait assez et qu'elle est revenue à la maison avec moi. Elle est depuis longtemps atteinte d'une grave dépression et elle prend des médicaments. Elle parle parfois de suicide et je crains que si je n'étais pas là, elle pourrait se faire du mal et faire du mal à son enfant.

Patrice [la fille] est une personne admirable et très intelligente, mais les actes de violence qu'elle a endurés ont ruiné sa vie. Sans mon aide, elle ne peut pas subvenir seule à ses besoins et à ceux de son enfant et elle ne peut s'en sortir seule sur le plan émotif, à cause de la dépression.[2]

[7]                La mention de la dépression de la fille de la demanderesse n'est étayée que d'une façon marginale par une preuve indépendante. Dans une lettre datée du 15 avril 2003[3], un médecin atteste avoir traité la fille de la demanderesse pendant environ quatre mois pour une dépression. Le médecin note en outre que la fille de la demanderesse prend des médicaments tous les jours pour [TRADUCTION] « [...] des problèmes d'insomnie, un manque d'appétit, une humeur dépressive » et qu'elle continue à être surveillée tous les mois. À coup sûr, la lettre du médecin n'atteste pas l'allégation de la demanderesse selon laquelle sa fille est atteinte d'une grave dépression [TRADUCTION] « depuis longtemps » .

LA DÉCISION VISÉE PAR L'EXAMEN

[8]                Dans un document intitulé [TRADUCTION] « Formulaire circonstancié concernant les raisons d'ordre humanitaire » qui a été produit à l'appui de la décision ici en cause[4] et sous le titre [TRADUCTION] « Décision et motifs » , l'agent note qu'il a tenu compte du fait que la demanderesse était au Canada depuis huit ans au moment où la décision a été prise. L'agent note également ce qui suit :

[TRADUCTION] Patrice, la fille [de la demanderesse] a présenté une demande de parrainage et a indiqué les raisons pour lesquelles sa mère doit rester au Canada avec sa fille, Smyrma Jennifer, et elle. Rica [la demanderesse] et Patrice affirment toutes deux avoir été dans une relation de violence. Rica a quitté son conjoint de fait à la Barbade pour éviter d'être maltraitée. Elle est venue au Canada et s'est rendue compte que sa fille, qui avait été parrainée au Canada en 1998 par son mari, était en fin de compte dans la même situation qu'elle.

[9]                L'agent note que ni la demanderesse ni sa fille n'ont fourni de documents en preuve des actes de violence dont elles affirment avoir été victimes, hormis la lettre susmentionnée du médecin concernant la fille de la demanderesse. L'agent note qu'à son avis, la lettre du médecin n'est pas intéressée.

[10]            L'agent motive sa décision dans trois brefs paragraphes, dont l'un porte sur l'intérêt supérieur de la petite-fille de la demanderesse, alors que les deux autres portent, l'un sur les conséquences si la demanderesse doit retourner à St-Vincent, et l'autre sur les conséquences du refus d'accorder l'autorisation de demander l'établissement depuis le Canada pour la demanderesse elle-même - étant donné la mesure dans laquelle elle est établie­­ - et pour la fille de cette dernière. Ces paragraphes sont rédigés comme suit :

[TRADUCTION] J'ai examiné la question de l'intérêt supérieur de la petite-fille qui a maintenant huit ans. Je sais bien que la grand-mère de cette enfant [...] fait depuis longtemps partie de sa vie. Toutefois, l'enfant a encore sa mère pour la guider et lui apporter un soutien émotif. Dans notre société, nombreux sont les parents célibataires et MmePatrice Wright n'est pas la seule. On ne sait pas trop si le père a un rôle dans la vie de sa fille étant donné qu'il réside en permanence au Canada.

[...]

Rica Vergina Grant affirme ne pas pouvoir retourner à la Barbade parce qu'elle craint d'y retourner, comme il en est fait mention ci-dessus, et qu'elle est citoyenne de St-Vincent et non de la Barbade. Elle affirme qu'il n'y a rien qui la ramènerait à cet endroit. Toutefois, je note que sa mère, qui est âgée, vit à St-Vincent. Je note également qu'elle est en contact avec sa mère; en effet, dans ses observations, elle déclare lui envoyer de l'argent.

Il est admirable que Mme Grant ait pu subvenir à ses besoins pendant tout le temps où elle a travaillé, aider sa famille et faire du bénévolat pendant les huit années où elle a séjourné au Canada. Je suis d'avis qu'elle s'est dans une certaine mesure établie. Toutefois, je ne suis pas convaincu que, si on lui demandait de partir, cela créerait des difficultés si elle devait retourner à St-Vincent.

[11]            Il est important de noter que lorsqu'il évalue l'intérêt supérieur de la petite-fille de la demanderesse, l'agent semble accorder peu d'importance au rôle de la demanderesse dans la vie de sa petite-fille et qu'il ne tient pas compte du fait que la fille de la demanderesse est apparemment atteinte depuis longtemps d'une dépression, non plus que du fait que son revenu serait apparemment peu élevé. Il importe également de noter qu'il n'a pas été fait mention du fait que la fille de la demanderesse compte apparemment sur sa mère. Enfin, eu égard à toute la preuve documentaire dont l'agent disposait, je puis uniquement conclure que l'agent a accordé peu d'importance à l'établissement de la demanderesse au Canada.

ANALYSE

[12]            Il est de droit constant qu'en ce qui concerne une demande d'établissement présentée depuis le Canada, la charge de la preuve incombe au demandeur et qu'il s'agit d'une lourde obligation. Compte tenu des documents dont l'agent disposait, on ne peut pas dire que la demanderesse a fait de son mieux pour s'acquitter de cette obligation.


[13]            Ceci dit, l'agent donne des motifs remarquablement brefs à l'appui de sa décision de rejeter la demande d'établissement que la demanderesse a présentée depuis le Canada. L'agent ne semble faire aucun cas d'une bonne partie du fondement de la demande de la demanderesse et il ne fournit aucune explication au sujet de la raison pour laquelle il a ignoré ou rejeté les documents mis à sa disposition en disant qu'ils n'étaient pas dignes de foi ou que rien ne justifiait par ailleurs qu'on en tienne compte. Cela est particulièrement évident dans les motifs fort brefs qu'il a énoncés au sujet de l'intérêt supérieur de la petite-fille de la demanderesse née au Canada.

[14]            Eu égard aux faits de l'affaire, la phrase suivante tirée du paragraphe 7 des motifs que le juge McKeown a prononcés dans l'arrêt Delfinado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5] s'applique directement si le mot « mère » est remplacé par les mots « fille et petite-fille » :

Mon inquiétude à ce sujet, c'est que l'agente, ayant admis que la demanderesse jouait un rôle clé dans le soutien affectif et financier de sa mère, affirme ensuite qu'elle pourrait être remplacée dans ce rôle clé, et cela sans tenir compte de la preuve dont elle disposait.

[15]            Il était peut-être loisible à l'agent de prendre avec raison la décision à laquelle il est arrivé, eu égard à l'ensemble de la documentation dont il disposait, mais je suis convaincu que les motifs de l'agent, en particulier pour ce qui est de l'intérêt supérieur de la petite-fille de la demanderesse, ne peuvent tout simplement pas justifier la décision examinée. L'agent n'a pas tenu compte d'éléments de preuve importants dont il disposait, ou encore il les a rejetés. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision contestée est annulée et l'affaire est renvoyée au défendeur pour qu'un agent différent prenne une nouvelle décision.

[16]            Sur consultation, aucun des deux avocats n'a recommandé la certification d'une question. La Cour est convaincue qu'il ne se pose aucune question grave de portée générale. Aucune question ne sera certifiée.

            « Frederick E. Gibson »          

   Juge

Le 7 juillet 2005

Toronto (Ontario)

Traduction certifiée conforme

Julie Poirier, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-6841-04

INTITULÉ :                                        RICA VERGINA GRANT

demanderesse

                                                            et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 6 JUILLET 2005                                        

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                       LE 7 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :                        

Leigh Salsberg                           POUR LA DEMANDERESSE

A. Leena Jaakkimainen              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Avocat

Toronto (Ontario)                                  POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada



[1]Dossier du Tribunal, page 48.

[2]Dossier du Tribunal, page 27.

[3]Dossier du Tribunal, page 51.

[4]Dossier du Tribunal, pages 2 à 4.

[5][2001] A.C.F. no 1720 (QL).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.