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Date : 20190626


Dossier : T-541-18

Référence : 2019 CF 869

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

RECOURS COLLECTIF AUTORISÉ

ENTRE :

EUGENE KELLY TIPPETT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente décision concerne une requête déposée le 26 novembre 2018 par le demandeur en vue d’obtenir une ordonnance autorisant la présente action comme recours collectif en vertu de l’article 334.16 des Règles des Cours fédérales (les Règles), DORS/98‑106, de même qu’une ordonnance visée à l’article 334.17 des Règles.

[2]  Comme il est expliqué de façon détaillée ci-dessous, la requête du demandeur est accueillie parce que j’ai conclu qu’il avait rempli les conditions prévues à l’article 334.16 des Règles. Les présents motifs expliquent le contenu de l’ordonnance qui est rendue en vertu de l’article 334.17 des Règles.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur réside actuellement dans la province de l’Ontario. Il a intenté la présente action contre la défenderesse, Sa Majesté la Reine, à la suite d’événements qui se seraient produits en Colombie-Britannique au début des années 1980.

[4]  À l’époque pertinente, les Forces armées canadiennes (les Forces armées) dirigeaient un centre d’entraînement des cadets de la Marine connu sous le nom de NCSM Quadra et situé près de Comox, sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique (Quadra). Au début des années 1980 ou avant, le ministère de la Jeunesse et du Développement de l’enfant de la Colombie-Britannique a établi un partenariat avec les Forces armées en vue d’offrir au Quadra un programme intitulé « Developing Adolescence Strengthening Habits » [TRADUCTION : « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents »], aussi connu sous l’appellation de « programme DASH ». Le programme DASH se voulait une solution de rechange à l’incarcération des jeunes contrevenants, dans le cadre de laquelle certains d’entre eux étaient envoyés au Quadra pour travailler sur une réplique d’un grand bateau qui devait être utilisée comme navire-école pour les cadets. L’intention était que les jeunes contrevenants acquièrent des compétences et contribuent ainsi de manière significative à la société. Les jeunes contrevenants n’étaient pas eux-mêmes des cadets.

[5]  Le 15 décembre 1981, après avoir fait l’objet d’accusations d’introduction par effraction et vol, le demandeur a été déclaré jeune délinquant (selon l’expression en usage à l’époque). Il a fait l’objet d’une ordonnance de probation de 12 mois et était tenu de participer au programme DASH. Le demandeur, alors âgé de 15 ans, avait auparavant vécu dans la rue et dans divers foyers de groupe dans la région de Courteney, en Colombie-Britannique.

[6]  Le demandeur et deux autres participants au programme DASH à la même époque (ensemble, les participants résidents) vivaient sur la base du Quadra avec des membres des Forces armées, alors que les autres étaient essentiellement des participants « de jour » (les participants de jour) et résidaient à l’extérieur de la base. Le demandeur allègue qu’un des officiers des Forces armées qui supervisait le programme DASH, et qui vivait dans le même dortoir que lui, lui a infligé des violences sexuelles, physiques et psychologiques (l’agresseur allégué).

[7]  Environ huit mois après avoir intégré le programme DASH, le demandeur s’est échappé de la base et a recommencé à vivre dans la rue. Toutefois, il affirme que, approximativement six mois plus tard, l’agresseur allégué l’a retrouvé et l’a emmené dans une maison à Royston, en Colombie-Britannique, où il a vécu pendant plusieurs mois avec l’agresseur allégué et les deux autres participants résidents, avant de partir pour de bon. Le demandeur soutient que les agressions se sont poursuivies pendant cette période.

[8]  Le demandeur allègue également que des programmes similaires au programme DASH ont été mis en œuvre en Colombie-Britannique et dans d’autres provinces canadiennes en collaboration avec les Forces armées, programmes qui étaient dirigés par les Forces armées et ses membres. Le demandeur a déposé sa déclaration sous forme de recours collectif envisagé, afin d’intenter une action au nom d’un groupe envisagé auquel il appartient, et dont la définition actuellement proposée est la suivante :

[traduction]

Toutes les personnes au Canada (y compris, comme sous-groupe, les résidents du Québec) ayant participé à des programmes de peines pour les jeunes délinquants dirigés par les Forces armées canadiennes ou en collaboration avec elles (notamment le programme « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » au NCSM Quadra, en Colombie-Britannique) et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient auxdits programmes de peines pour les jeunes délinquants.

[9]  Dans sa déclaration, le demandeur affirme qu’il y a eu négligence de la part de la défenderesse et des membres des Forces armées, et que, selon la Loi sur la responsabilité civile de l’État, LRC 1985, c C‑50, une responsabilité du fait d’autrui incombe à la défenderesse pour des délits civils commis par des membres des Forces armées. Le demandeur allègue également une violation de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte), et, dans le cas où les actes des membres concernés des Forces armées et de la défenderesse ont eu lieu au Québec, il allègue des causes d’action relevant du Code civil du Québec, LQ 1991, c 64 et de la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C‑12. La déclaration vise l’obtention de dommages-intérêts, y compris de dommages-intérêts punitifs.

[10]  La présente requête vise à obtenir une ordonnance autorisant la présente action comme recours collectif et contenant certains éléments liés à une telle autorisation, conformément à l’article 334.17 des Règles. Selon la défenderesse, la demande d’autorisation devrait être refusée. La défenderesse convient que, sur les conditions qui doivent être remplies pour l’obtention d’une autorisation (comme il est décrit en détail plus bas), la déclaration du demandeur révèle certes une cause d’action valable, mais elle soutient qu’aucune des autres conditions n’est respectée.

III.  Question en litige

[11]  La seule question en litige dans le cadre de la présente requête est celle de savoir s’il convient d’autoriser l’action comme recours collectif en vertu de l’article 334.16 des Règles et, le cas échéant, quels sont les éléments que devra contenir l’ordonnance d’autorisation en application de l’article 334.17 des Règles.

IV.  Analyse

A.  Principes généraux

[12]  La présente requête est régie principalement par les paragraphes 334.16(1) et (2) des Règles, qui sont ainsi libellés :

Autorisation

Certification

Conditions

Conditions

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

e) il existe un représentant demandeur qui :

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

Facteurs pris en compte

Matters to be considered

(2) Pour décider si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs de façon juste et efficace, tous les facteurs pertinents sont pris en compte, notamment les suivants :

(2) All relevant matters shall be considered in a determination of whether a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact, including whether

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

(a) the questions of law or fact common to the class members predominate over any questions affecting only individual members;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

(b) a significant number of the members of the class have a valid interest in individually controlling the prosecution of separate proceedings;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

(c) the class proceeding would involve claims that are or have been the subject of any other proceeding;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

(d) other means of resolving the claims are less practical or less efficient; and

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

(e) the administration of the class proceeding would create greater difficulties than those likely to be experienced if relief were sought by other means.

[13]  Avant que d’entreprendre l’analyse de chacune des conditions prévues par les Règles, il est utile d’examiner certains des principes généraux qui régissent les requêtes en autorisation. En guise d’énoncé général concernant les objectifs des dispositions législatives régissant les recours collectifs, la juge en chef McLachlin a fourni, dans l’arrêt Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 [Hollick], au paragraphe 15, l’explication suivante :

15  La Loi traduit la reconnaissance croissante des avantages importants qu’offre le recours collectif comme instrument de procédure. J’explique en détail dans Western Canadian Shopping Centres (par. 27-29) que le recours collectif a trois avantages majeurs sur les poursuites individuelles multiples. Premièrement, par le regroupement d’actions individuelles semblables, le recours collectif permet de faire des économies de ressources judiciaires en évitant la duplication inutile de l’appréciation des faits et de l’analyse du droit. Deuxièmement, en répartissant les frais fixes de justice entre les nombreux membres du groupe, le recours collectif assure un meilleur accès à la justice en rendant économiques des poursuites que les membres du groupe auraient jugées trop coûteuses pour les intenter individuellement. Troisièmement, le recours collectif sert l’efficacité et la justice en faisant en sorte que les malfaisants actuels ou éventuels prennent pleinement conscience du préjudice qu’ils infligent ou qu’ils pourraient infliger au public et modifient leur comportement en conséquence. En proposant l’adoption d’une loi sur les recours collectifs, la Commission de réforme du droit de l’Ontario a fait ressortir chacun de ces avantages : voir Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Class Actions (1982), vol. I, p. 117-145; voir aussi ministère du Procureur général, Report of the Attorney General’s Advisory Committee on Class Action Reform, février 1990, p. 16-18. Il est donc essentiel, selon moi, que les tribunaux n’interprètent pas la loi de manière trop restrictive, mais qu’ils adoptent une interprétation qui donne pleinement effet aux avantages escomptés par les rédacteurs.

[Non souligné dans l’original.]

[14]  Comme je l’exposerai plus en détail ci-après, dans mon analyse des éléments de preuve, les arguments des parties en l’espèce mettaient fortement l’accent sur le principe selon lequel la norme de preuve à respecter pour satisfaire aux conditions d’une autorisation consiste en l’établissement d’« un certain fondement factuel » qui appuie l’octroi d’une ordonnance d’autorisation. La juge en chef McLachlin a expliqué ce principe dans Hollick, au paragraphe 25, de la manière suivante :

25  Je conviens que le représentant du groupe défini doit établir un certain fondement factuel pour la demande de certification. Comme le dit la cour dans Taub, cela ne signifie pas qu’il faut des affidavits des membres du groupe ou qu’il faut un examen au fond des demandes d’autres membres du groupe. Cependant, le rapport précité du comité consultatif du procureur général envisageait manifestement que le représentant du groupe serait tenu d’étayer sa demande de certification (à la p. 31) : ([traduction] « la preuve à l’appui de la demande devrait se limiter aux critères [de certification] »). De toute évidence, c’est ce que prévoit la Loi au par. 5(4) (« [l]e tribunal peut ajourner la motion en vue de faire certifier le recours collectif afin de permettre aux parties de modifier leurs documents ou leurs actes de procédure ou d’autoriser la présentation d’éléments de preuve supplémentaires »). À mon sens, le représentant du groupe doit établir un certain fondement factuel pour chacune des conditions énumérées à l’art. 5 de la Loi, autre que l’exigence que les actes de procédure révèlent une cause d’action. Cette dernière exigence est régie bien sûr par la règle qu’un acte de procédure ne devrait pas être radié parce qu’il ne révèle pas de cause d’action à moins qu’il soit [traduction] « manifeste et évident » qu’il n’y a lieu à aucune réclamation : voir Branch, op. cit., par. 4.60.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Il est clairement établi en droit que la norme relative à l’existence d’un « certain fondement factuel » n’exige pas que la partie qui cherche à obtenir l’autorisation établisse selon la prépondérance des probabilités que les conditions relatives à l’autorisation sont respectées (voir Pro-Sys Consultants c Microsoft Corp, 2013 CSC 57 [Pro-Sys], aux paragraphes 101 et 102). Une analyse approfondie de la signification de cette norme ainsi que des principes applicables à repecter pour y satisfaire, notamment au moyen du dépôt d’éléments de preuve, suivra plus bas, dans mon examen des éléments de preuve dont dispose la Cour à l’égard de chacune des conditions. Il convient de commencer par expliquer la nature des éléments de preuve sur lesquels les parties appuient leurs positions respectives dans la présente requête.

B.  Éléments de preuve produits dans la présente requête en autorisation

[16]  La requête du demandeur est appuyée par un affidavit qu’il a souscrit, et dans lequel il expose en détail sa connaissance du programme DASH et les expériences qu’il a vécues dans le cadre de celui-ci, de même que les mauvais traitements qu’il allègue avoir subis et leurs effets sur lui. L’affidavit du demandeur comprend, en pièce jointe, un rapport annuel sur la direction des services correctionnels publié par le ministère du Procureur général de la province de la Colombie-Britannique pour la période allant du 1er janvier 1979 au 31 mars 1980 (le rapport sur les services correctionnels de la C.-B.), qui fait référence au programme DASH et à d’autres programmes administrés par la direction des services correctionnels de la Colombie‑Britannique. À l’affidavit sont également joints : un rapport d’audit intitulé Les comportements sexuels inappropriés – Forces armées canadiennes, qui fait partie des rapports de l’automne 2018 déposés au Parlement par le vérificateur général du Canada; un rapport daté de mars 2015 de la responsable de l’examen externe, qui s’intitule Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes; et plusieurs articles parus dans les médias concernant les inconduites sexuelles dans les Forces armées canadiennes. Le demandeur a été contre-interrogé sur son affidavit, et la transcription du contre‑interrogatoire a été versée au dossier de la présente requête.

[17]  La défenderesse n’a pas déposé d’affidavit en réponse à la requête en autorisation comme le permet le paragraphe 334.15(1) des Règles. À l’exception de l’affidavit du demandeur et de la transcription de son contre-interrogatoire, le seul élément de preuve dont dispose la Cour est un affidavit signé par Vivian Olatunji, une assistante juridique employée par l’avocat du demandeur, auquel sont jointes un certain nombre de pièces qui se trouvent dans les documents de l’avocat. La pièce la plus importante est une copie de documents obtenus par le demandeur ou son avocat en réponse à une demande, présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21, d’obtention d’une copie du document « PPE 835 Military Police Investigation Case File 2015-3556 » [TRADUCTION : « PPE 835 — dossier d’enquête de la police militaire 2015‑3556 »]. Ce document, que la défenderesse appelle le rapport du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (le rapport d’enquête), décrit en détail une enquête des Forces armées réalisée à la suite d’allégations communiquées aux Forces armées par le demandeur en 2015 au sujet d’une agression sexuelle qu’aurait commise l’agresseur allégué à l’époque où le demandeur participait au programme DASH.

[18]  Le rapport d’enquête compte environ 850 pages et comporte des renseignements obtenus lors d’entrevues menées avec un grand nombre de témoins en ce qui a trait au programme DASH au Quadra. Chacune des parties se fonde largement sur le contenu du rapport d’enquête à l’appui de ses observations relatives aux conditions d’autorisation prévues par l’article 334.16 des Règles. Les sections du rapport d’enquête mentionnées dans les observations des parties sont, dans une grande mesure, des notes d’entrevue prises par la capitaine Pamela Harris, qui a apparemment dirigé l’enquête, de même que des résumés dactylographiés d’entrevues et quelques pages résumant certaines conclusions de l’enquête.

[19]  À l’audience de la requête en autorisation, chacune des parties a déposé des observations relativement au rôle du rapport d’enquête à titre de moyen de preuve, et reconnu qu’aucun des enquêteurs ni aucun des témoins ayant été rencontrés en entrevue (à l’exception du demandeur) n’a déposé de preuve par affidavit en l’espèce. La défenderesse a reconnu que, comme elle avait consenti au dépôt du rapport d’enquête, celui‑ci faisait clairement partie du dossier soumis à la Cour. Toutefois, la défenderesse s’est dite d’avis que le dépôt du rapport d’enquête ne signifiait pas nécessairement qu’il était admissible à toutes les fins. Les témoignages des divers témoins rencontrés en entrevue dans le cadre de l’enquête constituent du ouï-dire et, même si le paragraphe 81(1) des Règles permet de déposer un affidavit dans le cadre d’une requête afin de fournir des éléments de preuve dont le déclarant n’a pas une connaissance personnelle, la même disposition exige quand même une déclaration fondée sur ce que le déclarant croit être les faits. Or l’affidavit de Mme Olatunji, auquel est joint le rapport d’enquête, ne contient pas une telle déclaration.

[20]  Néanmoins, même si elle a soutenu que le rapport d’enquête était inadmissible pour établir la véracité de son contenu, la défenderesse a reconnu que le rôle de la Cour saisie d’une requête en autorisation ne consiste pas à tirer des conclusions de fait, mais plutôt à évaluer si la demande comporte un certain fondement factuel eu égard aux conditions d’autorisation. Après avoir souligné que les deux parties se fondaient sur le contenu des déclarations des témoins figurant dans le rapport d’enquête pour étayer leurs positions respectives sur les conditions d’autorisation, la défenderesse a convenu que la Cour peut s’appuyer sur un tel élément de preuve en vue de déterminer si un certain fondement factuel a été démontré. Par ailleurs, la défenderesse a établi une distinction entre les déclarations des témoins contenues dans le rapport d’enquête et les avis des enquêteurs, en soutenant que les déclarations étaient en soi plus fiables que les avis des enquêteurs, et qu’il fallait accorder peu d’importance à ces derniers.

[21]  Le demandeur a adopté un point de vue relativement différent. Il a affirmé que, comme la défenderesse avait accepté le dépôt du rapport d’enquête, ce dernier était admissible dans son entièreté, à toutes les fins. Le demandeur a également relevé que, au cours des plaidoiries relatives à la requête en l’espèce, la défenderesse n’avait soulevé aucun avis précis figurant dans le rapport d’enquête qui, à son avis, ne pouvait être utilisé.

[22]  La défenderesse a renvoyé la Cour à la décision Sweetland c Glaxosmithkline Inc, 2014 NSSC 216 [Sweetland], dans laquelle la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse s’est penchée, aux paragraphes 13 à 15, sur la distinction entre le seuil de preuve peu élevé exigé pour une requête en autorisation, c’est‑à‑dire le seuil d’« un certain fondement factuel », et l’exigence reletive aux éléments de preuve admissibles :

[traduction]

13  Une requête en autorisation d’un recours collectif est considérée être de nature procédurale et, par conséquent, la preuve par ouï-dire est permise, pourvu que le déclarant établisse la source de l’information, mais aussi le fait que le témoin croit en la véracité de cette information.

14  Le fardeau de la preuve qui incombe aux demandeurs désirant obtenir l’autorisation d’un recours collectif n’est pas lourd. Il suffit qu’ils démontrent l’existence d’« un certain fondement factuel » pour chacune des conditions d’autorisation. En effet, dans les requêtes en autorisation, il n’est pas attendu des cours qu’elles statuent sur les éléments de preuve contradictoires ou qu’elles déterminent leur force probante.

15  Le seuil de preuve peu élevé exigé dans une requête en autorisation ne devrait pas être assimilé à un assouplissement des conditions relatives à l’admissibilité d’éléments de preuve. Une requête en autorisation, comme toute requête, peut seulement être tranchée à la lumière d’éléments de preuve qui sont validement portés devant la Cour. La requête doit être conforme aux règles de preuve. Pour les requêtes procédurales, cela inclut le ouï-dire, pourvu que la source de l’information soit déterminée et que les témoins soient en mesure d’établir qu’ils tiennent cette information pour véridique. Ces conditions permettent à la Cour d’évaluer la crédibilité et la fiabilité des déclarations par ouï-dire présentées.

[23]  Dans la décision Sweetland, aux paragraphes 16 et 17, la Cour a refusé d’admettre comme élément de preuve un rapport préparé par le personnel du Comité des finances du Sénat des États-Unis en ce qui concerne le médicament qui faisait l’objet du recours collectif envisagé, au motif que les demandeurs n’avaient pas établi que le rapport contenait des renseignements pertinents à l’égard des conditions d’autorisation. Cependant, cette décision peut être mise en contraste avec les explications données par la Cour au paragraphe 18 de la cette même décision Sweetland quant au fait que, dans l’arrêt Rumley c Colombie-Britannique, 2001, CSC 69 [Rumley], le rapport du conseiller juridique spécial nommé pour enquêter sur les agressions sexuelles commises dans un pensionnat pour enfants sourds avait été utilisé pour déterminer si les critères relatifs à l’autorisation du recours collectif étaient respectés. Dans l’arrêt Rumley, aucune des parties n’avait contesté l’admissibilité du rapport du conseiller juridique spécial.

[24]  Le demandeur s’est appuyé sur les précisions apportées aux paragraphes 54 à 67 de la décision rendue dans l’affaire Johnson c Ontario, 2016 ONSC 5314. On y expliquait qu’une requête en autorisation ne devait pas être considérée comme un [traduction] « fourre-tout d’éléments de preuve », et qu’il fallait tenir compte de la nature procédurale et de l’objet de la requête. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que, même si les éléments de preuve contenus dans les documents de l’enquête et des articles de journaux, ainsi qu’un rapport de l’ombudsman qui y était cité, n’étaient pas admissibles pour établir la véracité de leur contenu, ils pourraient être examinés et évalués, avec leurs éventuelles faiblesses, en vue de déterminer si le requérant s’était acquitté du fardeau d’établir un certain fondement factuel au regard des conditions d’autorisation.

[25]  Pour en revenir à l’espèce, je souscris à la position de la défenderesse selon laquelle les conditions techniques prévues au paragraphe 81(1) des Règles n’ont pas été respectées. Toutefois, compte tenu de la portée limitée de l’appréciation factuelle effectuée par la Cour dans le cadre d’une requête en autorisation, mais aussi du fait que le rapport d’enquête renferme clairement des renseignements pertinents à l’égard des conditions d’autorisation, et surtout, que les deux parties ont accepté qu’il soit utilisé pour déterminer si ces conditions sont remplies, j’examinerai le rapport d’enquête et les renseignements y contenus pour trancher la présente requête. Même si je note que le consentement de la défenderesse ne s’applique pas aux avis exprimés par les enquêteurs dans le rapport, je conviens avec le demandeur que la défenderesse n’a relevé, dans le rapport sur lequel s’appuie le demandeur, aucune partie de celui-ci qui représenterait un avis plutôt qu’un compte rendu des déclarations des témoins rencontrés en entrevue par les enquêteurs.

[26]  En ce qui concerne une question différente liée à la preuve, le demandeur soutient que la Cour devrait tirer des conclusions de fait défavorables de la décision de la défenderesse de ne pas présenter d’affidavit en réponse à la requête en autorisation. Comme il sera expliqué en plus grand détail ci-dessous, deux des principales questions en litige consistent à savoir s’il existe un certain fondement factuel permettant, d’une part, de conclure que des participants au programme DASH, autres que le demandeur, ont subi des agressions, et d’autre part, de conclure qu’il y avait d’autres programmes similaires au programme DASH auxquels les Forces armées participaient. Le demandeur avance que la défenderesse posséderait des renseignements liés à ces deux aspects et que, après avoir refusé de présenter des éléments de preuve, elle devrait faire l’objet de conclusions défavorables à ces égards.

[27]  Le demandeur s’appuie à cet égard sur la décision Piscitelli c Régie des alcools de l’Ontario, 2001 CFPI 868 [Piscitelli], dans laquelle la Cour fédérale, aux paragraphes 46 à 50, a tiré une conclusion défavorable du défaut de la défenderesse de fournir des détails relatifs à l’adoption et à l’emploi de la marque officielle en cause dans cette affaire. La Cour a conclu que le demandeur avait soulevé suffisamment de doutes au sujet de l’adoption et de l’emploi de la marque officielle par la défenderesse pour que, ainsi confrontée, la défenderesse, qui disposait de la preuve pertinente, ne puisse se contenter de s’appuyer sur une simple assertion relative à l’adoption et à l’emploi de la marque.

[28]  De même, dans la décision Jian Sheng Co c Great Tempo SA, [1998] 3 CF 418 (CAF) [Jian Sheng], aux paragraphes 39 et 40, la Cour d’appel fédérale s’est appuyée sur ce qu’elle a décrit comme un principe bien établi, selon lequel les tribunaux peuvent tirer des inférences négatives lorsqu’une partie omet de fournir des éléments de preuve dont elle a connaissance, et qui sont nécessaires au règlement d’un litige.

[29]  Le demandeur relève également que, même s’il apparaît clairement, à la lecture du paragraphe 314.15(4) des Règles, qu’un défendeur, dans le cadre d’une requête en autorisation, n’a pas l’obligation de déposer un affidavit, le paragraphe 314.15(5) des Règles prévoit quant à lui que, lorsqu’une personne dépose un affidavit, celui-ci doit inclure les faits substantiels sur lesquels cette personne entend se fonder; une affirmation selon laquelle il n’existe pas, à sa connaissance, de faits substantiels autres que ceux qui sont mentionnés dans son affidavit; et le nombre de membres du groupe envisagé, pour autant qu’elle le connaisse. Le demandeur soutient que l’imposition de telles obligations en matière de preuve à la partie défenderesse milite en faveur de conclusions défavorables lorsque la partie défenderesse refuse de présenter des éléments de preuve.

[30]  L’avocat du demandeur affirme en outre que, à sa connaissance, il s’agit de la première requête en autorisation d’un recours collectif où la partie défenderesse n’a pas déposé d’éléments de preuve à titre de réponse, de sorte qu’aucune jurisprudence ne vient appuyer la proposition de la défenderesse en l’espèce. La défenderesse conteste cette prétention — sans toutefois renvoyer la Cour à des affaires précises dans lesquelles aucun élément de preuve n’a été déposé par un défendeur — et soutient qu’il n’y a aucun fondement à l’argument du demandeur selon lequel le paragraphe 314.15(5) des Règles milite en faveur d’une conclusion défavorable lorsqu’aucun élément de preuve n’est présenté. La défenderesse fait remarquer que les décisions Jian Sheng et Piscitelli n’ont pas été rendues dans le contexte de recours collectifs, et affirme que les conclusions défavorables entrent en application dans des circonstances où il existe des éléments de preuve contradictoires, et où l’on sait que la partie visée par la conclusion défavorable possède des éléments de preuve qui pourraient résoudre la contradiction.

[31]  Le dossier dont dispose la Cour ne permet pas d’évaluer s’il s’agit du premier recours collectif dans lequel un défendeur a refusé de présenter des éléments de preuve. Même si les décisions Jian Sheng et Piscitelli n’ont pas été rendues dans le contexte d’une requête en autorisation d’un recours collectif, le demandeur a également attiré l’attention de la Cour sur la décision Lambert c Guidant Corporation, [2009] OJ No 1910 (ONSC) [Lambert], au paragraphe 81, dans laquelle le juge Cullity a dans une certaine mesure parlé de cette question comme suit :

[traduction]

81  Comme il a été souligné à maintes occasions auparavant, la requête en autorisation est essentiellement de nature procédurale. Bien sûr, rien n’empêche les défendeurs de procéder à une communication complète relativement aux faits qui aidera à limiter le groupe ou à formuler les questions. Il est tout aussi évident que les procédures sont de nature contradictoire, et que les défendeurs ne peuvent être contraints à agir de la sorte. Si, toutefois, ils choisissent de s’appuyer sur des assertions de faits qui relèvent surtout de leurs propres connaissances et qui ne peuvent pas être examinés correctement et adéquatement dans le cadre de la requête, ils ne peuvent pas, à mon avis, insister pour que leurs éléments de preuve soient considérés comme concluants. La Cour doit décider de l’importance qu’il y a lieu de leur accorder à la lumière de tous les éléments de preuve, en portant son attention strictement sur les réclamations présentées concrètement par les demandeurs au nom du groupe et sur la norme de preuve qui s’applique à leur égard.

[32]  Il est également précisé, dans la décision Lambert, au paragraphe 68, que le fardeau très léger de présentation d’un « certain fondement factuel » fait en sorte que, si un défendeur présente des éléments de preuve pour réfuter ceux du demandeur, il lui incombe le fardeau inversement lourd de démontrer que la preuve soumise ne présente « aucun fondement » susceptible d’appuyer une décision selon laquelle les conditions d’autorisation sont respectées (voir également Walter c Western Hockey League, 2017 ABQB 382, au paragraphe 14).

[33]  À mon avis, même si un défendeur a le droit de s’abstenir de présenter des éléments de preuve, une telle décision peut entraîner une conclusion défavorable, et les circonstances d’une affaire donnée détermineront en grande partie si la Cour peut ou devrait tirer une telle conclusion. Ces circonstances ont trait notamment aux éléments de preuve que le demandeur dépose relativement à une question donnée, et qui soulèvent un doute ou révèlent des aspects contradictoires dans la preuve sur cette question, et à la mesure dans laquelle on peut s’attendre à ce que le défendeur dispose d’éléments de preuve pertinents relativement à la question. Je reviendrai sur ces principes au moment d’examiner les éléments de preuve et les arguments du demandeur concernant certaines des conditions d’autorisation traitées plus bas.

C.  La cause d’action valable

[34]  La première condition de certification veut que les actes de procédure révèlent une cause d’action raisonnable. Un demandeur ne satisfait pas à cette condition si, en supposant que les faits invoqués soient véridiques, la demande ne pourra manifestement pas être accueillie (voir Pro‑Sys, au paragraphe 63). Il n’est par ailleurs pas nécessaire qu’un demandeur satisfasse à cette condition en ce qui concerne toutes les causes d’action invoquées. Il suffit que l’acte de procédure du demandeur révèle une cause d’action valable (voir Gay c Regional Health Authority 7, 2014 NBCA 10, au paragraphe 36).

[35]  En l’espèce, la défenderesse ne prétend pas que le demandeur n’a pas satisfait à cette condition. Elle convient qu’il y avait une obligation de diligence envers les jeunes participants au programme DASH au Quadra, et que la requête du demandeur révèle une cause d’action en négligence liée au manquement à cette obligation de diligence. Je précise que, d’après ce que je comprends, la défenderesse convient non pas qu’il y a eu manquement à l’obligation, mais seulement que cette obligation existe. Toutefois, il est évident que l’acte de procédure du demandeur révèle une cause d’action raisonnable en matière de négligence. Je reviendrai sur les autres causes d’action invoquées par le demandeur dans sa déclaration lorsque j’examinerai les points communs à certifier que propose celui-ci.

D.  Groupe identifiable formé d’au moins deux personnes

[36]  La condition selon laquelle le demandeur doit démontrer l’existence d’un certain fondement factuel permettant de conclure qu’il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes est un des principaux aspects en litige entre les parties.

[37]  Selon l’affidavit du demandeur et le contre-interrogatoire qui s’y rattache, il est clair que mis à part ses propres expériences, le demandeur ne connaît directement aucun participant au programme DASH ayant été victime de violences. Dans son affidavit, il affirme croire que les deux autres participants résidents ont probablement subi eux aussi des mauvais traitements de la part de l’agresseur allégué, d’autres membres des Forces armées ou des membres du personnel du programme DASH. Cependant, il a reconnu en contre-interrogatoire qu’il ne détenait aucune information lui indiquant si d’autres participants résidents avaient été agressés physiquement ou sexuellement pendant qu’ils participaient au programme DASH. Il n’a pas été témoin de telles agressions, et n’a jamais discuté d’agressions avec les autres participants résidents. Il mentionne que l’agresseur allégué aurait dit, en faisant référence au demandeur et aux deux autres participants résidents, que personne ne les croirait, [traduction] « [eux], les jeunes » plutôt qu’un officier militaire.

[38]  Pour appuyer sa position quant à l’existence d’un certain fondement factuel permettant de conclure qu’il n’était pas la seule victime d’agression, le demandeur se fonde sur l’expression [traduction] « vous, les jeunes » employée par l’agresseur allégué, ainsi que sur les renseignements qui se trouvent dans le rapport d’enquête entourant les circonstances ayant mené à la libération de l’agresseur allégué de son service militaire dans les années 1980. Bon nombre des témoins rencontrés en entrevue en rapport avec l’enquête ont été questionnés sur leur connaissance de ces circonstances. Les renseignements contenus dans le rapport d’enquête ayant fait suite aux entrevues avec les témoins révèlent un incident au cours duquel un officier supérieur aurait vu l’agresseur allégué endormi dans une chambre de la caserne du Quadra, en sous-vêtements, alors qu’au moins un jeune y était également endormi. L’officier qui a fait cette observation a ouvert une enquête sur ce qu’il croyait être une situation inappropriée, et l’agresseur allégué a ensuite été libéré des Forces armées.

[39]  Comme on peut s’y attendre d’entrevues menées au moins 30 ans après l’incident, on trouve un certain nombre d’incohérences dans les renseignements obtenus des divers témoins. Le témoin qui semble avoir la plus grande connaissance directe des faits, c’est-à-dire le commandant Leitch (décrit comme le commandant du Quadra de l’automne 1978 à 1982), a affirmé que, tôt le matin entre l’automne 1981 et le printemps 1982, il avait vu l’agresseur allégué endormi, assis sur une chaise, à l’intérieur d’une des chambres, ne portant que ses sous‑vêtements, et un jeune qui dormait sous les couvertures du lit dans la même pièce. Le commandant Leitch n’a pas été en mesure de décrire le jeune. Il a signalé au capitaine Clark ce qu’il croyait être une situation inappropriée, et il se souvient que, peu de temps après, l’agresseur allégué a été libéré de l’armée.

[40]  Un autre témoin, le major Letson (décrit comme le cadet-officier régional pour la région du Pacifique de 1978 à 1983), a expliqué qu’il demeurait sur la Base des Forces canadiennes Esquimalt, mais qu’il effectuait des visites au Quadra. Dans sa déclaration à titre de témoin, le major Letson indique que, vers la fin de 1982 et au début de 1983, il se souvient d’avoir entendu parler d’un incident, dans lequel un certain capitaine de corvette Hunt avait surpris l’agresseur allégué dans une position compromettante dans une chambre d’une caserne, en présence de deux jeunes. Le major Letson ne connaissait pas les détails de l’incident, puisque c’était le capitaine Clark qui était chargé de l’enquête, et qu’il n’avait jamais vu le rapport résultant de l’enquête. Toutefois, le capitaine Clark l’a avisé que l’agresseur allégué ne travaillait plus au Quadra. L’explication du major Letson quant à la réponse qu’il a reçue du capitaine Clark après lui avoir demandé qui étaient les personnes impliquées dans l’incident semble contenir des parties caviardées, et se lit ainsi : [traduction] « Le capitaine CLARK a répondu que c’était [PARTIE CAVIARDÉE], le jeune qui avait été envoyé par le juge pour effectuer des travaux communautaires qui [PARTIE CAVIARDÉE] travaille sur le bateau; ».

[41]  Un troisième témoin, M. Taylor (aucun rang n’est indiqué, mais il est décrit comme un élève‑officier assigné au Quadra approximativement de septembre 1981 à juin 1982), explique qu’il vivait dans les quartiers des officiers supérieurs avec les participants résidents et l’agresseur allégué, et qu’il se souvient d’un soir où le capitaine de corvette Hunt s’était rendu à la chambre de l’agresseur allégué, et paraissait très mécontent. Monsieur Taylor a vu le capitaine de corvette Hunt s’adresser à l’agresseur allégué, qui était en sous-vêtements. Monsieur Taylor a parlé plus tard au commandant Leitch et appris que le capitaine de corvette Hunt avait vu le demandeur dans le lit de l’agresseur allégué. Monsieur Taylor a affirmé que l’agresseur allégué avait été libéré de l’armée peu de temps après l’incident.

[42]  Aucune des déclarations de témoins mentionnées plus haut, ni aucune déclaration figurant dans le rapport d’enquête portant sur le même sujet, ne fait référence à des allégations ou des conclusions selon lesquelles l’agresseur allégué aurait agressé le jeune ou les jeunes dont il est question dans les déclarations. Cependant, le demandeur affirme que, mis ensemble, son témoignage concernant l’agression qu’il a subie par l’agresseur allégué, les témoignages selon lesquels l’agresseur allégué aurait été observé avec un ou deux jeunes dans ce que l’on a considéré comme une situation inappropriée, et le témoignage selon lequel l’agresseur allégué avait été libéré de l’armée à la suite de l’incident, suffisent à former un certain fondement factuel permettant de conclure que le demandeur n’était pas le seul participant au programme DASH à avoir été agressé.

[43]  Je ne crois pas que la défenderesse s’oppose particulièrement à la proposition voulant qu’en eux-mêmes, les témoignages sur lesquels s’appuie le demandeur puissent respecter la norme peu rigoureuse relative à l’existence d’un certain fondement factuel permettant de conclure que le groupe est formé de plus d’un membre. La défenderesse affirme plutôt que, lorsque les éléments de preuve qui figurent dans le rapport d’enquête sont examinés dans leur entièreté, en combinaison avec les déclarations des deux autres participants résidents contenues dans le rapport d’enquête, il est évident que l’incident qui a entraîné la libération de l’agresseur allégué de l’armée mettait en cause le demandeur, et non d’autres participants au programme DASH. Par conséquent, selon elle, cela ne permet pas de conclure qu’il existe un groupe identifiable d’au moins deux personnes.

[44]  La défenderesse souligne que chacun des deux autres participants résidents a été rencontré en entrevue dans le cadre de l’enquête, et que leurs déclarations à titre de témoins, qui ont été incluses dans le rapport d’enquête, ne font mention d’aucune agression commise sur leur personne par l’agresseur allégué. En outre, la défenderesse fait valoir que M. Taylor a précisé, dans sa déclaration, que le jeune mis en cause dans l’incident ayant entraîné la libération de l’agresseur allégué de l’armée était en fait le demandeur.

[45]  Il y a évidemment des incohérences entre les déclarations des témoins dans le rapport d’enquête, par exemple en ce qui a trait au nombre de jeunes se trouvant dans la chambre dans laquelle l’agresseur allégué avait été observé par un des officiers supérieurs, à l’officier supérieur qui a fait cette observation et à l’identification ou non du jeune comme étant le demandeur. En effet, l’avocat du demandeur soutient que ces incohérences donnent à penser qu’il y a eu plus d’un incident et que, même si l’un de ces incidents mettait en cause le demandeur, ce n’était peut-être pas le cas de l’autre. Le demandeur, pour sa part, nie avoir été mêlé à un tel incident. Il a également mentionné, au cours de son contre-interrogatoire, qu’il avait discuté avec son agent de libération conditionnelle de l’époque, M. Hillian, après le début de l’enquête de 2015, et que celui‑ci avait déjà dit avoir discuté avec le demandeur et sa mère des inconduites sexuelles commises par l’agresseur allégué. Or le demandeur a indiqué qu’il n’était plus en contact avec sa mère depuis de nombreuses années, ce qui l’amenait à conclure que M. Hillian devait se souvenir d’une discussion tenue avec un autre jeune.

[46]  En raison de leurs positions divergentes quant à la façon dont les témoignages devraient être interprétés, chacune des parties a présenté des observations portant sur la question de savoir si la Cour devrait entamer un processus de pondération des éléments preuve pertinents aux conditions d’autorisation et, dans l’affirmative, dans quelle mesure elle devrait le faire. Le demandeur soutient qu’aucune pondération n’est autorisée. La défenderesse, pour sa part, fait valoir qu’il y a place à une pondération limitée de la preuve.

[47]  Comme la Cour suprême du Canada l’explique dans l’arrêt Pro-Sys, au paragraphe 102 :

102  [...] La norme fondée sur l’existence d’« un certain fondement factuel » n’exige pas que le tribunal se prononce sur les éléments de fait et les éléments de preuve contradictoires à l’étape de la certification. Elle tient plutôt compte du fait que, à cette étape, [traduction] « le tribunal n’est pas en mesure de statuer sur les éléments contradictoires de la preuve non plus que de déterminer sa valeur probante à l’issue d’une analyse nuancée » (Cloud, par. 50; Irving Paper Ltd. c. Atofina Chemicals Inc. (2009), 99 O.R. (3d) 358 (C.S.J.), par. 119, citant Hague c. Liberty Mutual Insurance Co. (2004), 13 C.P.C. (6th) 1 (C.S.J. Ont.)).

[...]

[48]  Par ailleurs, l’arrêt Pro-Sys a également confirmé, au paragraphe 103, ce qui suit :

103  De toute manière, plus d’une décennie s’est écoulée depuis Hollick et il convient de confirmer l’importance que revêt la procédure de certification comme mécanisme de filtrage efficace. La norme de preuve appliquée au stade de la certification n’emporte pas de [traduction] « conclusion sur le bien‑fondé de l’instance » (CPA, par. 5(7)); elle ne donne pas lieu non plus à un examen du caractère suffisant de la preuve qui soit superficiel au point d’être strictement symbolique.

[49]  De même, la décision Hollick traite du caractère suffisant de la preuve à l’appui de la demande de certification. À mon avis, il existe une différence entre l’évaluation du caractère suffisant de la preuve et le fait de statuer sur les éléments contradictoires de celle-ci. La première relève tout à fait du mandat de la Cour saisie d’une requête en autorisation, et est nécessaire afin de déterminer si le demandeur a établi un certain fondement factuel à l’égard des conditions d’autorisation. Habituellement, le deuxième ne relève pas du mandat de la Cour qui examine une demande d’autorisation.

[50]  Pour autant, je ne conclurais pas nécessairement qu’une cour qui examine une demande d’autorisation ne peut jamais procéder, de manière limitée, à une appréciation de la preuve pertinente pour déterminer si la norme applicable a été respectée. En effet, dans l’arrêt Fischer c IG Investment Management Ltd, 2013 CSC 69 [Fischer], au paragraphe 43, la Cour suprême a déclaré qu’à cette étape, « le tribunal ne peut procéder à une appréciation détaillée de la preuve et doit plutôt se borner à vérifier si les critères de certification reposent sur un certain fondement factuel » [non souligné dans l’original]. Je relève également la mise en garde formulée dans l’arrêt Pro-Sys, au paragraphe 104, selon laquelle il serait peu utile de tenter de définir « un certain fondement factuel » dans l’abstrait. À mon avis, il m’est inutile de trancher définitivement la question de savoir si la Cour peut apprécier la preuve pertinente aux conditions d’autorisation, ou dans quelle mesure elle peut le faire. Il est plutôt clair que l’examen de la preuve que la défenderesse demande à la Cour d’effectuer en l’espèce va au-delà d’évaluer son caractère suffisant, et que cet exercice représenterait un degré d’appréciation et de décision quant aux éléments contradictoires de la preuve qui n’est pas approprié pour une requête en autorisation.

[51]  Je comprends l’argument de la défenderesse selon lequel la preuve concernant la libération de l’agresseur allégué de l’armée pourrait être interprétée comme découlant d’un incident ayant mis en cause seulement le demandeur, de sorte qu’il n’y aurait aucun autre témoignage de quelque autre membre du groupe. Cette interprétation est également cohérente avec l’absence d’allégation d’agression par les autres participants résidents. Toutefois, il est loin d’être évident qu’il s’agit de la seule interprétation possible de la preuve. Qui plus est, pour arriver à une telle interprétation, la Cour aurait à se prononcer sur les éléments contradictoires de la preuve et à effectuer un type d’appréciation détaillée qui outrepasse les limites de l’évaluation visant à déterminer s’il existe un certain fondement factuel. Je prends également note de l’observation du demandeur voulant que les deux autres participants résidents ne soient peut-être pas les seules personnes visées par les faits ayant mené à la libération de l’agresseur allégué, dans la mesure où, selon le témoignage du demandeur, quelque 20 à 40 participants de jour auraient également pris part au programme DASH.

[52]  Je conclus, après avoir appliqué les principes décrits plus haut, que le demandeur a satisfait à la norme peu stricte qui consiste à établir un certain fondement factuel pour pouvoir remplir la condition relative au groupe identifiable formé d’au moins deux personnes. Il est donc inutile, pour cette conclusion, d’examiner l’argument du demandeur voulant qu’une conclusion défavorable doive être tirée de la décision de la défenderesse de ne pas déposer d’affidavit dans le cadre de la présente requête.

[53]  Cependant, le demandeur avance également l’argument relatif à la conclusion défavorable en ce qui concerne la définition du groupe. Comme il a déjà été noté, le demandeur cherche à obtenir l’autorisation pour un groupe qui s’étend au-delà des participants au programme DASH de manière à inclure les participants d’autres [traduction] « programmes de peines pour les jeunes délinquants dirigés par les Forces armées canadiennes ou en collaboration avec elles ». La défenderesse soutient que rien ne prouve l’existence d’autres programmes similaires au programme DASH auxquels auraient participé des jeunes pour se conformer aux conditions d’une peine imposée par un tribunal de la jeunesse.

[54]  Le demandeur a reconnu, pendant son contre-interrogatoire, qu’il ne connaissait pas personnellement d’autres programmes similaires gérés par les Forces armées. Le demandeur ne cherche pas non plus à inclure des participants aux programmes des cadets des Forces armées. Le principal élément de preuve que mentionne le demandeur pour étayer l’existence d’autres programmes similaires est le rapport sur les services correctionnels de la C.-B., qui date des années 1970 à 1980, et fait référence au programme DASH et à d’autres programmes de la direction des services correctionnels de la Colombie-Britannique. Le demandeur note que ce rapport indique que le programme DASH était offert dans la région de Fraser Sud, en Colombie-Britannique, à un endroit appelé le camp Pierce Creek. On y trouve également une autre référence à un certain camp Metchosin, situé dans la région de l’île de Vancouver, qui offrait un programme nautique dans le cadre duquel les participants recevaient une formation sur la sécurité maritime, acquéraient des compétences en matière de navigation et de navires à vapeur et utilisaient un vieux navire à moteur du nom de Freedom Found. Le rapport indique que le Freedom Found a été utilisé à deux reprises dans le cadre du programme DASH, une fois par le centre Creek, et une autre par le camp Porteau Cove.

[55]  Le demandeur relève également, dans le rapport d’enquête, une référence à un programme offert dans une exploitation agricole. Cette référence figure dans les notes prises par l’enquêteur à l’occasion d’une entrevue réalisée avec M. O’Donnell, le juge à la retraite qui a condamné le demandeur à participer au programme DASH en décembre 1981. Les notes mentionnent un programme offert dans une exploitation agricole et un programme se déroulant à [traduction] « la flèche », ce qui correspond, si j’ai bien compris, au Quadra.

[56]  Le demandeur renvoie également la Cour à l’affidavit de Mme Olatunji, qui comprend en pièce jointe une capture d’écran de la description d’un programme intitulé : [traduction« Canada. Min. de la Défense nationale. Programme d’instruction et d’emploi pour les jeunes. » Ce document décrit l’historique du programme ainsi :

[traduction]

Le Programme d’instruction et d’emploi pour les jeunes (PIEJ), lancé en 1983, était conçu pour aider à remédier au problème du chômage chez les jeunes au Canada. Les objectifs précis du programme étaient de fournir une formation concrète et exigeante, de permettre aux participants d’acquérir des compétences professionnelles qui leur seraient utiles à leur retour dans la population civile active et de contribuer au degré de préparation et de durabilité des Forces canadiennes (FC). Dans le cadre d’un contrat d’un an, les participants recevaient une formation de base et une formation professionnelle, suivies d’une affectation en milieu de travail au ministère de la Défense nationale (MDN).

[57]  À mon avis, aucun de ces éléments de preuve n’est suffisant pour constituer un certain fondement factuel relativement à l’existence de programmes de peines pour les jeunes délinquants, gérés par les Forces armées ou en collaboration avec elles, autres que le programme DASH offert au Quadra. Le rapport sur les services correctionnels de la C.‑B. laisse entendre que le programme DASH n’était pas offert qu’au Quadra. Il indique également qu’il existait un certain nombre d’autres programmes, qui peuvent peut-être aussi être décrits comme des programmes de peines pour les jeunes délinquants. La déclaration de M. O’Donnell à propos d’un programme offert dans une exploitation agricole est peut-être une référence à un tel programme. Toutefois, rien ne permet de conclure que ces programmes étaient gérés par les Forces armées ou en collaboration avec elles. Le Programme d’instruction et d’emploi pour les jeunes semble effectivement être un programme géré par les Forces armées, mais rien, dans la description, n’indique qu’il s’agit d’un programme de peines pour les jeunes délinquants.

[58]  Il ne s’agit pas en l’espèce d’une situation où la Cour doit statuer sur des éléments contradictoires de la preuve. Les éléments de preuve sont simplement insuffisants pour établir l’existence d’un certain fondement factuel relatif à l’existence de programmes de peines pour les jeunes délinquants, gérés par les Forces armées ou en collaboration avec elles, autres que le programme DASH offert au Quadra.

[59]  La Cour doit donc examiner l’argument du demandeur selon lequel une conclusion défavorable devrait être tirée du défaut de la défenderesse de déposer un affidavit à cet égard, car la défenderesse sait vraisemblablement si les Forces armées géraient des programmes autres que le programme DASH ou encore avaient établi un partenariat pour ce type de programmes. J’accepte l’observation du demandeur selon laquelle il s’agit d’une information qui serait connue de la défenderesse. Néanmoins, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’une circonstance appropriée pour tirer la conclusion demandée. Nous n’avons pas affaire à une situation où la preuve présentée par le demandeur soulève un doute ou des éléments contradictoires en ce qui a trait aux éléments de preuve concernant l’existence d’autres programmes. Il n’y a absolument rien qui prouve que les Forces armées ont pris part à d’autres programmes de peines pour les jeunes délinquants, outre le programme DASH au Quadra.

[60]  Je conclus donc que le groupe devrait être défini comme les participants au programme DASH offert au Quadra qui ont subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes.

[61]  Je note que la défenderesse est d’avis que la définition du groupe devrait se limiter aux participants ayant été agressés sexuellement précisément par l’agresseur allégué. Je reconnais que la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant qu’une agression a été commise par un membre des Forces armées autre que l’agresseur allégué. Cependant, j’estime convaincant l’argument du demandeur selon lequel la Cour devrait faire preuve de prudence avant d’autoriser la définition d’un groupe qui nomme expressément l’agresseur allégué, ce qui entraînerait une large diffusion de son nom dans les avis de recours collectif, surtout dans la mesure où il n’est pas une partie à l’action et où les allégations contre lui n’ont pas été prouvées. Parmi les nombreuses décisions citées devant la Cour dans la présente requête, il semble que la seule affaire qui comporte des allégations d’agressions ou d’autres actes répréhensibles de la part d’une institution, et dans laquelle l’auteur présumé était expressément identifié dans la définition du groupe, est la décision Doucet c The Royal Winnipeg Ballet, 2018 ONSC 4008 [Doucet], dans laquelle l’auteur des actes reprochés agissait également comme défendeur.

[62]  Selon moi, les objectifs d’une définition appropriée du groupe sont atteints sans qu’il soit nécessaire d’identifier expressément l’agresseur allégué. Cette approche ne rend pas le groupe inutilement large (voir Hollick, au paragraphe 21) et, comme l’a affirmé le demandeur, des membres potentiels du groupe ne devraient pas avoir de difficulté à savoir si le groupe s’applique à eux. Je reformulerais donc la définition du groupe proposée par le demandeur ainsi :

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » offert au NCSM Quadra en Colombie‑Britannique et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient audit programme de peines pour les jeunes délinquants.

E.  Points de droit ou de fait communs

[63]  La condition suivante consiste à ce que le demandeur démontre l’existence d’un certain fondement factuel relativement aux réclamations des membres du groupe qui soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre. Le demandeur propose les points communs suivants :

  • a) La défenderesse avait-elle une obligation de diligence envers le demandeur et le groupe et, le cas échéant, quelle était la nature de cette obligation?

  • b) Si la réponse à la question a) est affirmative, la défenderesse a-t-elle manqué à son obligation de diligence?

  • c) La défenderesse a-t-elle été négligente ou a-t-elle fait preuve de négligence systémique dans l’administration du programme DASH ou de programmes similaires ailleurs au Canada?

  • d) Les actions ou les omissions de la défenderesse ont-elles violé les droits conférés au demandeur par les articles 7, 12 ou 15 de la Charte?

  • e) Si la réponse à la question d) est affirmative, la défenderesse est-elle responsable des dommages-intérêts à titre de réparation au sens de l’article 24 de la Charte?

  • f) Pour ce qui est des résidents du Québec :

  • (i) les actions ou les omissions de la défenderesse constituent-elles une violation de l’article 1457 du Code civil du Québec?

  • (ii) les actions ou les omissions de la défenderesse constituent-elles une violation des articles 1, 4, 10, 10.1 ou 25 de la Charte des droits et libertés de la personne?

  • (iii) si la réponse aux questions f)(i) ou f)(ii) est affirmative, la défenderesse est-elle responsable des dommages-intérêts qui en découlent?

  • g) La défenderesse est-elle passible de dommages-intérêts punitifs envers le groupe? Dans l’affirmative, le montant peut-il être déterminé de façon globale avant ou après qu’il soit tranché sur chaque point, et distribué de manière proportionnelle?

[64]  Selon la défenderesse, la condition de démontrer que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points communs n’a pas été respectée. L’observation principale de la défenderesse est qu’il est impossible de répondre aux questions soulevées dans les points communs proposés sans d’abord tirer des conclusions de fait concernant chaque demandeur. En se concentrant sur les allégations de négligence systémique faites par le demandeur, la défenderesse, dans son mémoire des faits et du droit, formule son argument ainsi :

[traduction]

41  Aux fins de l’évaluation de la question de la négligence systémique, les procédures de gestion et de fonctionnement de l’organisation de la défenderesse doivent être analysées dans le contexte précis des incidents allégués. Un tel examen porterait notamment sur le caractère adéquat et raisonnable des procédures en matière de gestion et d’opérations appliquées à l’égard de la conduite d’un superviseur des Forces armées comme [l’agresseur allégué], de même que sur l’endroit et le moment où l’agression présumée a été commise; la façon dont elle a été commise; son signalement ou non et, le cas échéant, la personne à qui elle a été signalée; et les mesures, s’il y a lieu, qui ont été prises à cet égard. Une analyse des faits liés aux procédures en matière de gestion et d’opérations qui étaient en place à l’époque des faits allégués est nécessaire. Cette analyse doit également s’attacher aux circonstances de chaque demandeur afin de déterminer si l’organisation défenderesse aurait dû prévenir toute agression dont il a été conclu qu’elle a été commise, ou si la réponse à toute agression signalée ou découverte aurait dû être différente.

[65]  Je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle le fait d’accepter un tel argument irait à l’encontre de nombreuses décisions dans lesquelles des recours collectifs ont été autorisés dans le contexte d’allégations d’agressions par une institution, en plus d’être contraire aux conclusions tirées dans certaines décisions de premier plan. Dans l’arrêt Rumley, aux paragraphes 28 à 30, la Cour suprême du Canada a examiné des arguments similaires et conclu qu’il était possible de statuer sur les allégations de négligence systémique indépendamment de la situation individuelle des membres du groupe, mais qu’il demeurerait nécessaire que chaque membre démontre le lien de causalité dans la composante individuelle de l’instance, c’est‑à‑dire que la négligence a causé l’agression que la personne a subie. En s’appuyant sur l’arrêt Rumley, la Cour d’appel de l’Ontario a tiré des conclusions similaires dans l’affaire Cloud c Canada (Attorney General), [2004] OJ No 4924 (C.A. Ont.), aux paragraphes 59 à 65, en examinant divers arguments selon lesquels les différences entre chaque réclamation individuelle empêchaient l’établissement de points communs.

[66]  J’estime que le demandeur a rempli la condition de démontrer que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points communs. Cependant, certains des points à examiner se chevauchent, et le demandeur n’a pas établi un certain fondement factuel pour tous les points qu’il propose.

[67]  Les trois premiers points proposés concernent tous des allégations de négligence. Dans les deux premiers points, la question est de savoir si la défenderesse a une obligation de diligence envers le demandeur et le groupe, quelle est la portée de cette obligation, le cas échéant, et s’il y a eu manquement à cette obligation. Au troisième point, la question consiste à savoir si la défenderesse a été négligente ou fait preuve de négligence systémique dans l’administration du programme DASH. (Le troisième point concerne également les programmes similaires offerts ailleurs au Canada pour lesquels, comme je l’ai conclu plus haut, le demandeur n’a pas établi un certain fondement factuel.) À l’audience de la présente requête, le demandeur a reconnu qu’il y a un certain chevauchement entre ces points, mais il a invité la Cour à laisser le juge de première instance statuer sur le chevauchement de ces points communs. Le demandeur soutient qu’il existe un recoupement similaire entre les points communs certifiés dans d’autres affaires d’agression par une institution.

[68]  Je ne suis pas d’avis que les décisions citées par le demandeur appuient cette affirmation. Dans ces affaires, il y a eu certification de points communs qui soulevaient plus d’une cause d’action, car, par exemple, elles comportaient des allégations relatives à la fois à un manquement à l’obligation de diligence et à un manquement à une obligation fiduciaire. Toutefois, aucune ne se rapporte à l’autorisation de causes d’action en matière de négligence qui se chevauchent. À mon avis, il est possible de reformuler les trois premiers points proposés en éliminant le chevauchement, sans s’éloigner du contenu des points proposés, lesquels se liraient ainsi :

  • a) La défenderesse avait-elle une obligation de diligence envers le demandeur et le groupe, y compris une obligation de diligence dans l’administration du programme DASH et, le cas échéant, quelle était la nature de cette obligation de diligence?

  • b) Si la réponse à la question a) est affirmative, la défenderesse a-t-elle manqué à cette obligation de diligence en étant négligente ou en faisant preuve de négligence systémique?

[69]  Les deux points suivants proposés par le demandeur concernent des violations de la Charte et une réclamation en dommages-intérêts qui en découle. À l’audience de la présente requête, le litige entourant ces points portait sur les dates des événements qui ont donné lieu au recours collectif envisagé. Le demandeur reconnaît que, comme ses allégations sont antérieures à l’entrée en vigueur de la Charte le 17 avril 1985, il n’a aucune cause d’action sous le régime de celle-ci. Cependant, il fait valoir que les éléments de preuve révèlent un certain fondement factuel permettant de conclure que le programme DASH s’est poursuivi jusqu’en 1986, et qu’il existe donc un fondement pour l’inclusion des réclamations en vertu de la Charte au bénéfice des autres membres du groupe.

[70]  Tout d’abord, je souligne qu’il n’y a aucun élément de preuve qui montre que des participants au programme DASH ont été victimes d’agression en 1985 ou en 1986, même si le programme s’est prolongé jusqu’à cette période. Cependant, dans la décision P(W) c Alberta, 2013 ABQB 296, au paragraphe 27, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta a examiné un argument selon lequel la Cour devrait restreindre la définition du groupe aux années pour lesquelles le demandeur avait produit des éléments de preuve d’agression. Le juge en chef adjoint Rooke a rejeté cet argument, estimant qu’il n’était pas nécessaire qu’il y ait un fondement factuel pour chaque année dans la définition du groupe. Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer ce raisonnement à la détermination des points communs également.

[71]  Cependant, il n’est pas du tout évident que le programme DASH s’est prolongé jusqu’en 1985 ou en 1986. Les éléments de preuve dont dispose la Cour, lesquels sont issus du rapport d’enquête, n’indiquent pas expressément le moment où le programme a pris fin. Les témoignages d’un certain nombre de témoins rencontrés en entrevue indiquaient que l’incident (ou peut-être les incidents), lors duquel l’agresseur allégué a été vu dans une chambre avec un jeune (ou peut-être des jeunes), a entraîné la libération de l’agresseur allégué de l’armée peu de temps après, et que le programme DASH a pris fin après son départ. Même s’il y a des incohérences entre les dates utilisées par les témoins, elles tournent autour de 1982 ou de 1983; il semble donc peu probable que le programme ait été encore offert en 1985 ou en 1986. En effet, le témoignage du demandeur, bien qu’il ne soit pas parfaitement clair et qu’il soit possiblement fondé sur une analyse rétrospective, paraît indiquer que l’agresseur allégué n’était plus dans l’armée lorsqu’il a trouvé le demandeur et l’a emmené dans une maison à Royston (cet événement semble s’être déroulé vers la fin de 1982 ou au début de 1983).

[72]  L’exception parmi les témoins est M. O’Donnell (le juge à la retraite). Les notes de l’enquêteur contiennent l’entrée suivante :

[traduction]

Croit que le programme durait d’environ neuf mois à un an et comportait des nombres différents. Le programme de construction de navires peut avoir été offert vers 1983 ou 1984, jusqu’en 1986. Environ six jeunes participaient possiblement au programme à l’époque.

[73]  La défenderesse soutient que le souvenir de M. O’Donnell selon lequel le programme DASH s’était peut-être poursuivi jusqu’en 1986 était tout simplement erroné. Cette conclusion pourrait facilement être tirée, particulièrement en tenant compte du fait que M. O’Donnell a dit que le programme durait de neuf mois à un an, et qu’il y a des éléments de preuve documentaire clairs au dossier selon lesquels le demandeur a été condamné à participer au programme en décembre 1981. Par ailleurs, il est possible que M. O’Donnell, dans son témoignage, se soit trompé quant à la durée du programme (de neuf mois à un an), et non pas quant à l’année où il a pris fin (1986), et l’on pourrait soutenir qu’un juge qui condamnait de jeunes contrevenants à participer au programme se rappelle peut-être mieux de sa durée que des membres des Forces armées, qui étaient affectés selon une rotation au Quadra et ailleurs. Cependant, je crains qu’une telle analyse, qui compare le souvenir incertain, certes, de M. O’Donnell aux souvenirs des autres témoins, y compris le demandeur, ne représente un effort pour concilier des éléments de preuve contradictoires sur lesquels, comme il a déjà été discuté, la Cour ne devrait pas statuer dans le cadre d’une requête en autorisation.

[74]  Par conséquent, en appliquant les principes décrits en détail plus haut dans les présents motifs, je ne puis conclure qu’il n’existe aucun fondement factuel relativement à la prolongation du programme DASH jusqu’en 1986. Quoi qu’il en soit, cette analyse a pour seule conséquence l’inclusion, dans la liste des points communs, des points liés à la Charte proposés par le demandeur. S’il est subséquemment déterminé qu’il n’y a aucun membre du groupe dont les réclamations sont ultérieures à l’entrée en vigueur de la Charte, le juge de première instance qui examinera les points communs pourra simplement répondre aux points relatifs à la Charte par la négative.

[75]  Les prochains points proposés concernent les causes d’action alléguées fondées sur le droit québécois. Comme j’ai déjà conclu à l’absence de fondement factuel pour l’existence de programmes de peines pour les jeunes délinquants, gérés par les Forces armées ou en collaboration avec elles, autres que le programme DASH offert au Quadra en Colombie‑Britannique, il n’est pas justifié que les points communs incluent des points découlant des lois du Québec.

[76]  Enfin, le dernier ensemble de points communs proposés par le demandeur concerne la responsabilité en dommages-intérêts punitifs et la possibilité que ces dommages-intérêts soient évalués de manière globale. Les arguments qu’a avancés de la défenderesse en réponse portent sur l’aspect des dommages-intérêts globaux. En effet, la décision Doucet, sur laquelle s’appuie la défenderesse, a certifié les points communs relatifs à la possibilité d’accorder des dommages‑intérêts punitifs (au paragraphe 110), mais rejeté les points proposés liés à l’évaluation des dommages-intérêts de manière globale (aux paragraphes 107 à 109). Nombre des décisions concernant des agressions par une institution citées par le demandeur ont également certifié des points consistant à déterminer si l’octroi de dommages-intérêts punitifs était justifié. Je ne vois aucun fondement justifiant de ne pas autoriser ce point.

[77]  Toutefois, la défenderesse soutient que des dommages-intérêts globaux ne peuvent être accordés, à moins que la responsabilité puisse être déterminée à l’échelle du groupe, sans qu’il y ait d’autres points de droit ou de fait. Si la responsabilité ne peut être établie dans les points communs, un point commun de dommages-intérêts globaux ne peut davantage être certifié (voir Doucet, aux paragraphes 107 et 108). La défenderesse affirme également qu’un montant global de dommages-intérêts ne peut être déterminé sans un examen des circonstances individuelles de chaque membre potentiel du groupe (voir McCrea c Canada (Procureur général), 2015 CF 592, au paragraphe 377).

[78]  En revanche, le demandeur renvoie la Cour aux décisions en matière d’agression par une institution sur lesquelles il s’appuie, dont plusieurs ont certifié la question de savoir si la Cour pouvait effectuer une évaluation globale des dommages-intérêts dans le cadre de l’instruction des points communs, dans l’éventualité où il serait déterminé, au cours de cette instruction, que le défendeur a manqué à une obligation applicable. En effet, dans l’arrêt Pro-Sys, aux paragraphes 132 à 134, notant que les dommages-intérêts globaux s’appliquent seulement une fois la responsabilité établie, le juge Rothstein a déclaré que la question de savoir si l’octroi de dommages-intérêts globaux constituait une réparation appropriée pouvait être certifiée en tant que question commune, et devait être tranchée au procès, une fois la responsabilité établie.

[79]  Selon moi, il n’y a aucune contradiction entre ces décisions. L’établissement de la responsabilité d’un défendeur envers un groupe est une condition préalable à l’octroi de dommages-intérêts globaux. Il se peut également que, dans certains cas, l’évaluation des dommages-intérêts de manière globale ne puisse pas être effectuée sans un examen des circonstances individuelles de chaque membre du groupe. Toutefois, le point proposé, tel qu’il est formulé par le demandeur, prévoit ces nuances, car il demande à la cour qui examine les points communs d’évaluer si le montant des dommages-intérêts peut être déterminé de manière globale, avant ou après qu’il soit statué sur les questions individuelles. J’estime qu’il est approprié de certifier cette question.

F.  Meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs

[80]  La condition suivante a trait à la question de savoir si le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs. En évaluant cette condition, la Cour doit prendre en compte tous les facteurs pertinents, y compris ceux expressément énoncés au paragraphe 334.16(2) des Règles.

[81]  Les observations de la défenderesse à cet égard portent en particulier sur l’argument selon lequel les points individuels relatifs à la responsabilité, aux préjudices, au lien de causalité et aux dommages-intérêts, propres à chaque demandeur, prédominent sur les points communs. Je conviens que, comme le prévoit expressément l’alinéa 334.16(2)a) des Règles, la prédominance des points communs ou individuels est un facteur à examiner pour évaluer si le recours collectif est le meilleur moyen. Je tiens compte également des paramètres énoncés au paragraphe 27 de l’arrêt Hollick, dans lequel il est affirmé que la question du meilleur moyen est fonction des trois principaux avantages du recours collectif : l’économie de ressources judiciaires, l’accès à la justice et la modification des comportements.

[82]  La défenderesse soutient que l’allégation du demandeur concernant la négligence systémique sous-jacente au recours collectif envisagé exigera une importante production de documents avant le procès et un grand nombre d’interrogatoires préalables, ce qui ne sera pas nécessaire si son allégation porte plutôt sur les actions de l’agresseur allégué et la responsabilité du fait d’autrui qui incombe à la demanderesse pour ces actions. La défenderesse soutient en outre que cette analyse est particulièrement convaincante dans le cas d’un petit groupe, ce qui sera, selon elle, probablement le cas en l’espèce.

[83]  Toutefois, il ne faut pas oublier que, comme le prévoit expressément l’alinéa 334.16(1)d) des Règles, la question est de savoir si le recours collectif est le meilleur moyen « de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs » [non souligné dans l’original]. Le demandeur a le droit de formuler sa réclamation comme il le souhaite et de faire valoir la négligence systémique comme cause d’action. Même si la réclamation peut donner lieu à un litige plus complexe et plus long que s’il l’avait formulée différemment, ce n’est pas ce qui importe. Ce qui compte est de savoir s’il y a un meilleur moyen de régler les points communs soulevés par la réclamation telle qu’elle a été formulée par le demandeur.

[84]  J’estime qu’il n’y a pas grand-chose, dans les observations de la défenderesse, pour me convaincre que le demandeur n’a pas démontré que le recours collectif était le meilleur moyen de régler ces points communs. En effet, je considère que les arguments de la défenderesse relatifs à la complexité de l’allégation de négligence systémique militent contre sa position, car il est probablement plus efficace de plaider une seule fois une allégation complexe dans le cadre d’un recours collectif plutôt que dans des actions individuelles. J’admets qu’il y aura des points individuels à trancher après qu’il aura été statué sur les points communs, mais j’estime que l’analyse exposée au paragraphe 36 de l’arrêt Rumley s’applique en l’espèce. Si la Cour tranche en faveur du demandeur et des autres membres du groupe pour ce qui est des points communs concernant l’obligation qu’a la défenderesse envers eux, y compris le possible manquement à cette obligation en raison d’une négligence systémique ou autrement, chaque demandeur devra tout de même plaider les points relatifs aux préjudices et au lien de causalité. Cependant, il me semble que ces points individuels ne sont pas susceptibles de prédominer sur les points communs.

[85]  Après avoir tenu compte des principes de l’économie des ressources judiciaires, de l’accès à la justice et de la modification des comportements, aucun argument ne me convainc de l’existence d’un moyen de régler les points communs qui permettrait d’atteindre ces objectifs plus efficacement que le recours collectif. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Fischer, au paragraphe 49, un demandeur doit établir l’existence d’un certain fondement factuel permettant de conclure que le recours collectif serait préférable aux autres voies judiciaires et, si un défendeur produit une preuve relative à un autre moyen, le fardeau de prouver qu’il satisfait au critère du meilleur moyen repose sur le demandeur. Cependant, un défendeur ne peut se contenter d’affirmer que d’autres moyens sont préférables sans fondement probatoire.

[86]  La défenderesse soutient que d’autres moyens de parvenir à un règlement peuvent comprendre la jonction ou la réunion d’instances, la cause type et tout autre moyen de régler le litige, y compris le fait de ne pas autoriser la réclamation comme recours collectif et de permettre au demandeur de présenter sa réclamation de la façon habituelle. Cependant, la défenderesse n’a déposé aucun élément de preuve à l’appui de sa position selon laquelle ces autres moyens serviraient mieux les intérêts de l’économie de ressources judiciaires, de l’accès à la justice et de la modification des comportements, ou qu’ils seraient autrement préférables au recours collectif. Après avoir examiné les divers éléments énoncés au paragraphe 334.16(2) des Règles et les arguments des parties sur cette question, et m’être fondé sur les éléments de preuve qui définissent la nature de la réclamation et du groupe en l’espèce, je suis convaincu qu’il y a un certain fondement factuel me permettant de conclure que le recours collectif est le meilleur moyen de parvenir à un règlement du litige en l’espèce.

G.  Représentant demandeur

[87]  Selon la dernière condition d’autorisation, il doit exister un représentant demandeur qui satisfait à certains critères prévus à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles. Selon la défenderesse, le demandeur n’est pas un représentant approprié. Elle s’appuie sur le contre-interrogatoire du demandeur pour indiquer qu’il est motivé à intenter une poursuite civile parce qu’il a appris que des accusations criminelles ne seraient pas portées contre l’agresseur allégué. La défenderesse affirme également que le contre-interrogatoire du demandeur montre qu’il ne comprend pas son rôle de représentant envisagé dans le cadre d’un recours collectif, et soutient que le plan de déroulement de l’instance envisagé présenté dans les documents de la requête est inadéquat.

[88]  Je conviens qu’un certain nombre de réponses qu’a données le demandeur aux questions posées durant son contre-interrogatoire montrent qu’il comprend peu le processus judiciaire. Toutefois, je considère que cela ne l’empêche pas d’agir comme représentant demandeur, puisqu’il a l’avantage d’avoir un avocat compétent spécialisé en matière de recours collectif. Dans la décision Pederson c Saskatchewan (Minister of Social Services), 2016 SKCA 142, aux paragraphes 95 à 106, la Cour d’appel de la Saskatchewan a soutenu que le juge qui avait entendu la requête en autorisation avait commis une erreur en concluant que les représentants demandeurs envisagés étaient non admissibles en raison de motivations personnelles et d’un manque de compréhension du recours. La Cour d’appel a indiqué qu’il n’était pas surprenant que les parties au litige ne connaissent pas le droit ou les procédures judiciaires, car ils se fiaient à un avocat compétent pour obtenir des conseils à cet égard. Un examen détaillé de la compétence et de la situation d’un représentant envisagé n’est pas conforme au seuil relativement peu élevé de cette condition. Un représentant demandeur ne devrait être rejeté que lorsqu’il est évident qu’il ne représentera pas, ou qu’il ne peut représenter un groupe.

[89]  De même, dans la décision Shah c LG Chem Ltd, 2015 ONSC 6148 [Shah], aux paragraphes 292 à 302, la Cour a examiné l’observation des défendeurs selon laquelle les demandeurs avaient très mal répondu, lors du contre-interrogatoire, aux questions concernant le rôle et les responsabilités d’un représentant demandeur. La Cour a rejeté cette observation en affirmant que, malgré les mauvaises réponses qu’ils avaient données pendant le contre‑interrogatoire, les demandeurs avaient plaidé une cause d’action valable et démontré un certain fondement factuel relativement à l’existence d’un groupe identifiable ayant des points communs et au fait que le recours collectif était le meilleur moyen de régler l’action.

[90]  Je souscris à l’observation de l’avocat du demandeur quant au fait que ces décisions appuient l’allégation selon laquelle un demandeur a le droit de s’attendre à ce que son avocat l’informe sur le processus judiciaire, et un manque de compréhension à cet égard ne l’empêche pas d’être un représentant compétent.

[91]  Les observations de la défenderesse concernant le plan de déroulement de l’instance envisagé portent sur l’absence de plan pour recueillir des documents pertinents au sujet de la création et du fonctionnement du programme DASH, et sur le fait que l’échéancier pour l’achèvement des interrogatoires préalables est beaucoup trop serré. Ces commentaires sur le plan sont peut-être justes. Cependant, selon les exigences en la matière, le représentant demandeur doit élaborer un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement. À mon avis, le plan dans son ensemble respecte cette condition, et je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle le plan peut être modifié et complété au besoin, au fur et à mesure du déroulement de l’action (voir Shah, au paragraphe 301).

[92]  À l’audience de la présente requête, les parties ont convenu que, si la Cour accueille la requête et rend une ordonnance qui autorise la présente affaire comme recours collectif, l’ordonnance reportera à plus tard les détails relatifs à l’envoi d’un avis aux membres du groupe, y compris en ce qui concerne la procédure d’exclusion. La présente affaire fait l’objet d’une gestion de l’instance, et les parties ont proposé conjointement que les détails relatifs à l’avis soient rédigés dans le cadre du processus de gestion de l’instance qui fera suite à la décision sur l’autorisation. Je souscris à cette approche. Après que la présente ordonnance et les présents motifs auront été rendus, une conférence sur la gestion de l’instance pourra être organisée afin qu’il soit discuté des prochaines étapes de l’instance, y compris le processus d’avis et d’autres détails du plan de déroulement de l’instance.

[93]  Après avoir examiné brièvement les autres conditions prévues à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles, j’estime que rien, dans le dossier, n’indique qu’il existe un conflit entre les intérêts du demandeur et ceux d’autres membres du groupe, et je constate que l’affidavit du demandeur fournit des détails sur la convention relative aux honoraires conditionnels qu’il a conclue avec son avocat. Je conclus que les conditions énoncées à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles sont remplies.

V.  Conclusion

[94]  En conclusion, j’estime que les conditions d’autorisation sont remplies. L’ordonnance rendue avec les présents motifs tiendra compte des points prévus au paragraphe 334.17(1) des Règles, conformément aux conclusions des présents motifs, sous réserve du respect des instructions quant à la façon dont les membres du groupe peuvent s’exclure du recours collectif et à la date limite pour le faire, comme il est mentionné plus haut.

VI.  Dépens

[95]   Suivant l’article 334.39 des Règles, il n’y a habituellement pas de dépens adjugés dans le cadre d’une requête en autorisation. Aucune des parties n’a demandé les dépens, et il n’y a aucune raison de les adjuger dans la présente requête.


ORDONNANCE dans T‑541‑18

LA COUR ORDONNE que :

  1. La présente action est par la présente autorisée comme recours collectif.

  2. Eugene Kelly Tippett est nommé comme représentant demandeur.

  3. La définition du groupe (le groupe) est la suivante :

Toutes les personnes ayant participé au programme de peines pour les jeunes délinquants « Acquisition d’habitudes de renforcement chez les adolescents » offert au NCSM Quadra en Colombie‑Britannique et ayant subi des préjudices en raison d’agressions sexuelles, de violences physiques ou de harcèlement de la part de membres des Forces armées canadiennes pendant qu’ils participaient audit programme de peines pour les jeunes délinquants.

  1. La nature des réclamations faites au nom du groupe est la suivante :

Les réclamations visent la négligence, y compris la négligence systémique, et la violation de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

  1. La réparation demandée par le groupe et au nom du groupe est la suivante :

Les réclamations visent l’obtention de dommages-intérêts généraux, particuliers et punitifs.

  1. Les questions suivantes sont certifiées comme points communs :

  • a) La défenderesse avait-elle une obligation de diligence envers le demandeur et le groupe, y compris une obligation de diligence dans l’administration du programme DASH et, le cas échéant, quelle était la nature de cette obligation de diligence?

  • b) Si la réponse à la question a) est affirmative, la défenderesse a-t-elle manqué à cette obligation de diligence en étant négligente ou en faisant preuve de négligence systémique?

  • c) Les actions ou les omissions de la défenderesse ont-elles violé les droits conférés au demandeur et au groupe par les articles 7, 12 ou 15 de la Charte?

  • d) Si la réponse à la question c) est affirmative, la défenderesse est-elle responsable des dommages-intérêts à titre de réparation au sens de l’article 24 de la Charte?

  • e) La défenderesse est-elle passible de dommages-intérêts punitifs envers le groupe? Dans l’affirmative, le montant peut-il être déterminé de façon globale avant ou après qu’il soit tranché sur chaque point, et distribué de manière proportionnelle?

  1. Les instructions quant à la façon dont les membres du groupe peuvent s’exclure du recours collectif et à la date limite pour le faire seront données ultérieurement, dans le cadre du processus de gestion de l’instance.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés relativement à la présente ordonnance.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour d’août 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-541-18

INTITULÉ :

EUGENT KELLY TIPPETT c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

REGINA (SASKATCHEWAN)

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 27 au 29 mai 2019

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 26 juin 2019

COMPARUTIONS :

Anthony E.F. Merchant

Iqbal Barr

Anthony A. Tibbs

POUR LE DEMANDEUR

Cynthia Dickens

Sean Sass

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Merchant Law Group LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta) et

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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