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Date : 20190802


Dossier : IMM‑6400‑18

Référence : 2019 CF 1041

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 août 2019

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SARATHRAJBABU KUMARARAJAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] à l’égard d’une mesure d’exclusion prise par un délégué du ministre à l’encontre du demandeur le 6 décembre 2018.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen sri lankais âgé de 34 ans.

[3]  Le demandeur soutient qu’il a été emmené de force par l’armée à deux reprises en 2017, et qu’il a été battu et a subi des traitements dégradants au cours de sa détention. Il n’a été libéré qu’après avoir promis de payer une somme d’argent précise. On lui a fait comprendre qu’il serait battu à nouveau s’il ne fournissait pas l’argent.

[4]  Incapable de réunir la somme demandée et craignant pour sa vie et sa sécurité, le demandeur a décidé de prendre des dispositions en vue de quitter le Sri Lanka avec l’aide d’un passeur.

[5]  Le 6 décembre 2018, le demandeur est arrivé au Canada en passant par les États‑Unis et a demandé l’asile à son arrivée. Dans ses observations écrites et pendant son entrevue, le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas de « membre de [s]a famille » au Canada au sens de l’article 159.1 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement ou le RIPR]. Pendant l’entrevue, l’agent a énuméré les différents liens de parenté compris dans la définition de « membre de la famille ». Le demandeur a répondu « non » à chacun d’entre‑eux, notamment lorsqu’on lui a demandé s’il avait un oncle ou une tante au Canada. Le demandeur soutient que le passeur qui l’a aidé à quitter le Sri Lanka lui avait conseillé de ne mentionner personne d’autre que sa belle‑sœur; il n’a donc pas répondu honnêtement à la question de l’agent d’immigration.

[6]  Comme le demandeur est arrivé au Canada en passant par les États‑Unis, un pays signataire de l’Entente sur les tiers pays sûrs, il ne pouvait pas demander l’asile au Canada à moins d’avoir un membre de sa famille au pays, conformément à l’exception énoncée à l’article 159.5 du Règlement.

[7]  Puisque le demandeur avait déclaré qu’aucun membre de sa famille ne se trouvait au Canada, et comme il ne détenait pas un visa ou un autre document requis en vertu du Règlement, un rapport dans lequel il est indiqué que le demandeur est interdit de territoire  au titre de l’article 41 de la LIPR a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. Cette situation a amené le demandeur à modifier ses réponses et à déclarer qu’il avait en fait un oncle et une tante au Canada. L’agent a affirmé que ces renseignements avaient été fournis trop tard et qu’un délégué du ministre avait pris une mesure d’exclusion contre lui.

[8]  Le demandeur a été renvoyé aux États‑Unis, mais il est revenu au Canada le 13 décembre 2018 sans se présenter à la frontière. Il a été arrêté et détenu pour avoir enfreint les lois canadiennes en matière d’immigration.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[9]  Le demandeur conteste la mesure d’exclusion prise par le délégué du ministre. La délivrance de la mesure d’exclusion est fondée sur le défaut du demandeur de se conformer à la LIPR, plus précisément 1) aux exigences de l’alinéa 20(1)a), qui prévoit qu’un étranger non visé à l’article 19 de la LIPR est tenu de prouver qu’il détient un visa ou d’autres documents comme l’exige le RIPR pour entrer au Canada ou y séjourner; 2) aux exigences de l’article 6 du RIPR, aux termes duquel « [l’]étranger ne peut entrer au Canada pour s’y établir en permanence que s’il a préalablement obtenu un visa de résident permanent ».

IV.  Positions des parties

A.  Les arguments du demandeur

[10]  Le demandeur soutient qu’en raison de la gravité des conséquences de la prise d’une mesure de renvoi, le devoir d’agir équitablement est plus important lorsqu’il est question de  personnes qui viennent au Canada depuis les États‑Unis pour demander l’asile.

[11]  Le demandeur soutient en outre que l’agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’agent de l’ASFC] et le délégué du ministre ont [traduction« enfreint ses droits en matière d’équité procédurale en l’empêchant d’expliquer clairement qu’il avait en fait des membres de sa famille [au Canada], tels que définis à la règle 159.1 du RIPR ». Le demandeur fait valoir qu’on aurait dû lui permettre d’inclure son oncle et sa tante dans sa demande après qu’il eut compris les conséquences de son omission.

[12]  Dans son affidavit, le demandeur indique également qu’il n’a pas été autorisé à solliciter les conseils d’un avocat (affidavit du demandeur, au paragraphe 25); toutefois, ce point n’a pas été débattu dans son exposé des arguments.

B.  Les arguments des défendeurs

[13]  Les défendeurs soutiennent qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale : le demandeur a été avisé qu’il devait répondre aux questions honnêtement et on l’a clairement interrogé au sujet des membres de sa famille. Toutefois, il a choisi de suivre le conseil du passeur qui l’a aidé à fuir le Sri Lanka plutôt que de répondre avec franchise aux questions. Lorsqu’il a finalement dit la vérité, après avoir réalisé les conséquences d’avoir omis de déclarer qu’il avait de la famille au Canada, il était trop tard.

[14]  En ce qui a trait à l’argument du demandeur selon lequel il a été privé du droit de consulter un avocat à la frontière, bien que cet argument n’ait pas été évoqué dans son exposé des arguments, les défendeurs ont néanmoins soutenu que [traduction« la jurisprudence établit clairement que les demandeurs n’ont pas droit à l’assistance d’un avocat pendant l’entrevue » (exposé des arguments des demandeurs, p. 5; en référence à Mbulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1994, 94 FTR 81, au par. 5).

V.  Questions en litige et norme de contrôle

[15]  Le présent contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. L’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont‑ils enfreint les droits du demandeur en matière d’équité procédurale?

  2. Le délégué du ministre a‑t‑il commis une erreur en prenant une mesure d’exclusion?

[16]  La question de l’équité procédurale est examinée selon la norme de contrôle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, 2009 CSC 12, au par. 43 et Kone c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 845, au par. 27).

[17]  En ce qui concerne la norme de contrôle applicable à la seconde question, la Cour est d’accord avec le juge Simon Noël pour dire que la norme de la décision raisonnable s’applique :

La décision d’un agent d’immigration de déclarer une demande d’asile irrecevable parce que le demandeur est arrivé au Canada par un tiers État sûr est une question mixte de fait et de droit qui doit être examinée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; voir par exemple Mutende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1423, [2011] ACF no 1732). La Cour devra limiter son intervention aux seules situations où la décision de l’agent d’immigration n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au para 47).

(Biosa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 431, au par. 17 [Biosa])

VI.  Dispositions pertinentes

[18]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes en l’espèce :

Obligation à l’entrée au Canada

Obligation on entry

20 (1) L’étranger non visé à l’article 19 qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner est tenu de prouver :

20 (1) Every foreign national, other than a foreign national referred to in section 19, who seeks to enter or remain in Canada must establish,

a) pour devenir un résident permanent, qu’il détient les visa ou autres documents réglementaires et vient s’y établir en permanence;

(a) to become a permanent resident, that they hold the visa or other document required under the regulations and have come to Canada in order to establish permanent residence; and

Demande d’autorisation

Application for judicial review

72 (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est, sous réserve de l’article 86.1, subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

72 (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is, subject to section 86.1, commenced by making an application for leave to the Court.

Irrecevabilité

Ineligibility

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

(e) the claimant came directly or indirectly to Canada from a country designated by the regulations, other than a country of their nationality or their former habitual residence; or

Règlements

Regulations

102 (1) Les règlements régissent l’application des articles 100 et 101, définissent, pour l’application de la présente loi, les termes qui y sont employés et, en vue du partage avec d’autres pays de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile, prévoient notamment :

102 (1) The regulations may govern matters relating to the application of sections 100 and 101, may, for the purposes of this Act, define the terms used in those sections and, for the purpose of sharing responsibility with governments of foreign states for the consideration of refugee claims, may include provisions

a) la désignation des pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture;

(a) designating countries that comply with Article 33 of the Refugee Convention and Article 3 of the Convention Against Torture;

Les dispositions suivantes du RIPR sont également pertinentes :

Définitions

Definitions

159.1 Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article et aux articles 159.2 à 159.7.

159.1 The following definitions apply in this section and sections 159.2 to 159.7.

membre de la famille À l’égard du demandeur, son époux ou conjoint de fait, son tuteur légal, ou l’une ou l’autre des personnes suivantes : son enfant, son père, sa mère, son frère, sa sœur, son grand‑père, sa grand‑mère, son petit‑fils, sa petite‑fille, son oncle, sa tante, son neveu et sa nièce.

family member, in respect of a claimant, means their spouse or common‑law partner, their legal guardian, and any of the following persons, namely, their child, father, mother, brother, sister, grandfather, grandmother, grandchild, uncle, aunt, nephew or niece.

Non‑application — demandeurs aux points d’entrée par route

Non‑application — claimants at land ports of entry

159.5 L’alinéa 101(1)e) de la Loi ne s’applique pas si le demandeur qui cherche à entrer au Canada à un endroit autre que l’un de ceux visés aux alinéas 159.4(1)a) à c) démontre, conformément au paragraphe 100(4) de la Loi, qu’il se trouve dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

159.5 Paragraph 101(1)(e) of the Act does not apply if a claimant who seeks to enter Canada at a location other than one identified in paragraphs 159.4(1)(a) to (c) establishes, in accordance with subsection 100(4) of the Act, that

[…]

VII.  Analyse

A.  L’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont‑ils enfreint les droits du demandeur en matière d’équité procédurale?

[19]  Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. Le demandeur devait répondre honnêtement aux questions qui lui étaient posées au sujet des membres de sa famille au Canada. Ce n’est pas ce qu’il a fait.

[20]  « Les principes de justice fondamentale ne comprennent pas le droit à l’assistance d’un avocat quand il s’agit de recueillir des renseignements de routine » (Dehghani c Canada (Emploi et Immigration), 1995, 94 FJR 81, au par. 50).

B.  Le délégué du ministre a‑t‑il commis une erreur en prenant une mesure d’exclusion?

[21]  La décision précitée du juge Noël dans l’affaire Biosa démontre clairement qu’il est raisonnable, comme le soulignent les demandeurs, de prendre une mesure d’exclusion dans des circonstances ordinaires. En l’espèce, toutefois, il semble que le demandeur a finalement précisé sa réponse au cours de la conversation. Par conséquent, les réponses fournies par le demandeur vers la fin de l’entrevue n’ont pas été pris en compte. Ainsi, en conclusion, le demandeur a bel et bien fait état de proches parents qui, selon la loi, aurait permis au demandeur de demander l’asile au Canada La Cour estime que le dossier doit être instruit de nouveau puisqu’en dernière analyse, le demandeur a précisé, bien que tardivement, qu’un membre de sa famille se trouvait au Canada comme l’exige la loi. (Les liens de parenté au Canada évoqués par le demandeur peuvent être vérifiés par le délégué du ministre)

VIII.  Conclusion

[22]  Pour tous les motifs qui précèdent, la Cour ordonne que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit instruite à nouveau eu égard aux renseignements fournis au sujet de la famille du demandeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6400‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit être instruite à nouveau. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour d’août 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6400‑18

 

INTITULÉ :

SARATHRAJBABU KUMARARAJAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 AOÛT 2019

 

COMPARUTIONS :

Dan Bohbot

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Zoé Richard

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dan M. Bohbot, avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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