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Date : 20190725


Dossier : IMM-966-18

Référence : 2019 CF 1000

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

BARAKAT KABASHI MOHAMMED DAFALLA AL-ABBAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un citoyen du Soudan qui a demandé l’asile au Canada. Sa demande a été renvoyée à la Section de la protection des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] le 6 juillet 2012. Pour les motifs rendus en date du 2 octobre 2017 (publiés le 4 janvier 2018), la SPR a rejeté sa demande.

[2]  Le 22 janvier 2018, le demandeur a déposé un avis d’appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. Toutefois, le 30 janvier 2018, la SAR a rejeté l’appel pour défaut de compétence. Plus précisément, la SAR a fait observer que le paragraphe 36(1) de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, LC 2010, c 8 [la LMRER], prévoit que n’est pas susceptible d’appel devant la SAR la décision de la SPR rendue sur une question renvoyée à la SPR avant la date d’entrée en vigueur de cet article. Or, le paragraphe 36(1) de la LMRER est entré en vigueur le 15 août 2012. Comme son dossier a été renvoyé à la SPR le 6 juillet 2012, le demandeur ne pouvait interjeter appel à la SAR.

[3]  Bien que la date limite du 15 août 2012 pour interjeter appel à la SAR ne soit pas entièrement pertinente en l’espèce vu la date du renvoi, elle est le fruit d’une erreur qui s’était glissée dans le texte législatif et était en fait antérieure à la date prévue par le législateur. Les dispositions de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17, qui ont créé et mis en place la SAR, n’étaient pas encore en vigueur à l’époque. Elles ne sont entrées en vigueur que le 15 décembre 2012. L’erreur a été corrigée par l’article 167 de la Loi no 1 sur le plan d’action économique de 2013, LC 2013, c 33, qui prévoit qu’il ne peut être interjeté appel à la SAR sur toute question renvoyée à la SPR entre le 15 août 2012 et le 14 décembre 2012 inclusivement. Ainsi, la loi prévoit maintenant que toutes les demandes d’asile en cours de traitement avant le 15 décembre 2012 doivent être examinées selon l’ancien système et ne sont pas susceptibles d’appel devant la SAR.

[4]  Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR en application du paragraphe 74(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].  Le seul argument qu’il invoque dans sa demande est que le paragraphe 36(1) de la LMRER est inconstitutionnel parce qu’il constitue une restriction injustifiée des droits qui lui sont garantis par l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette question n’avait pas été soulevée devant la SAR.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande devait être rejetée. Le défendeur a soulevé une exception préliminaire, affirmant que le demandeur ne devrait pas être autorisé à soulever cette question constitutionnelle maintenant, puisqu’il ne l’a pas soulevée devant la SAR. Même si je n’interdirais pas au demandeur de formuler sa contestation constitutionnelle pour ce motif, j’ai néanmoins conclu qu’il ne conviendrait pas de statuer sur les questions constitutionnelles soulevées par le demandeur. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[6]  Je tiens tout d’abord à signaler qu’il a été quelque peu difficile de commencer l’instruction de cette demande en raison du défaut initial du demandeur de signifier et de déposer un avis de question constitutionnelle conformément au paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Lorsque l’affaire a finalement été reportée au 7 février 2019, l’avis de question constitutionnelle avait été signifié, mais pas au moins dix jours à l’avance comme l’exige le paragraphe 57(2) de la Loi sur les Cours fédérales. J’ai dû exercer le pouvoir que me confère cette même disposition d’abréger le délai de signification pour pouvoir entamer l’instruction de l’affaire. En l’occurrence, aucun procureur général provincial ou territorial n’a manifesté d’intérêt dans cette affaire. Bien que le procureur général du Canada n’ait pas participé directement non plus à la présente affaire, le défendeur était bien entendu représenté par un avocat du ministère de la Justice qui avait – du moins en théorie – été mandaté par le procureur général du Canada.

[7]  Pour ce qui est de la contestation constitutionnelle elle-même, le principe général prévoit que, sauf en cas d’urgence, « les questions constitutionnelles ne peuvent être soulevées pour la première fois devant la juridiction de révision si le décideur administratif avait le pouvoir et la possibilité pratique de les trancher » (Erasmo c Canada (Procureur général), 2015 CAF 129, au par. 33).

[8]  Rien ne permet de penser qu’il y a urgence en l’espèce. La question déterminante est celle de savoir si la SAR peut connaître des questions constitutionnelles que le demandeur souhaite soulever. À mon avis, elle ne le peut pas.

[9]  La compétence des tribunaux administratifs d’entendre des arguments constitutionnels et d’accorder des réparations en vertu de la Charte a évolué et a pris de l’ampleur au cours des dernières décennies. Pour décider si un tribunal administratif a compétence ou non, le critère applicable est maintenant celui qui a été énoncé dans l’arrêt R. c. Conway, 2010 CSC 22, aux par. 81 et 82. Il faut d’abord se demander si le tribunal administratif a le pouvoir exprès ou tacite de trancher des questions de droit. Dans l’affirmative, le tribunal en cause est un tribunal compétent qui peut examiner et appliquer la Charte, y compris les réparations qu’elle prévoit, sauf s’il est clairement démontré que le législateur voulait soustraire l’application de la Charte à sa compétence. Une fois tranchée cette question préliminaire et reconnue la compétence fondée sur la Charte, il reste à déterminer si le tribunal administratif peut accorder la réparation précise demandée, eu égard au régime législatif applicable.

[10]  Le paragraphe 162(1) de la LIPR prévoit que chacune des sections de la CISR « a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait — y compris en matière de compétence — dans le cadre des affaires dont elle est saisie ». Il est donc indéniable que la SAR, qui est l’une des sections de la CISR, a en règle générale le pouvoir de trancher des questions de droit. En outre, rien ne permet de penser que le législateur voulait soustraire la Charte à la compétence de la CISR à cet égard. Au contraire, l’article 25 des Règles de la section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257, prévoit la procédure que doit suivre la partie qui « veut contester la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, d’une disposition législative ». En fait, si l’on envisage la question sous un angle encore plus large, on constate que l’alinéa 3(3)d) de la LIPR prévoit que « l’interprétation et la mise en œuvre » de la Loi doivent avoir pour effet « d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés ». De toute évidence, lorsqu’elle agit comme tribunal d’appel, la SAR prend des décisions en vertu de la LIPR.

[11]  La question essentielle en l’espèce est celle de savoir si le législateur avait l’intention d’empêcher les personnes se trouvant dans la situation du demandeur de solliciter une réparation constitutionnelle auprès de la SAR. À mon avis, le législateur a exprimé clairement cette intention en édictant le paragraphe 36(1) de la LMRER. Cette disposition vise expressément à soustraire les personnes se trouvant dans la situation du demandeur à la compétence de la SAR. Même s’il peut sembler redondant d’invoquer la disposition dont la constitutionnalité est remise en question, ce qu’il nous faut établir à cette étape-ci de la procédure, c’est l’intention du législateur et la question de savoir si la présomption selon laquelle la SAR peut connaître des questions constitutionnelles que le demandeur souhaite soulever a été réfutée. J’estime que cette intention ressort du paragraphe 36(1) de la LMRER et que la présomption est par conséquent réfutée.

[12]  Bien que le législateur ait clairement conféré à la SAR la compétence pour trancher des questions relatives à la Charte, il est tout aussi clair qu’il voulait empêcher les personnes se trouvant dans la situation du demandeur de s’adresser à la SAR à quelque fin que ce soit, y compris pour formuler des arguments constitutionnels. Il s’agit là d’une nuance que l’on ne retrouve pas habituellement dans la jurisprudence relative à la compétence des tribunaux administratifs à l’égard de la Charte. Je constate toutefois que la Cour est parvenue à des conclusions analogues en ce qui concerne les restrictions du droit d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration (voir Kroon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 697, aux par. 32 et 33; Ferri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 RCF 53, 2005 CF 1580, aux par. 35-48 [Ferri]; Benavides Livora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 104, au par. 10; et Singh c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 455, aux par. 55 et 56). Bien que la remarque qui suit ne soit pas déterminante, il vaut aussi la peine de signaler que la SAR a elle‑même tiré une conclusion semblable en ce qui concerne son défaut de compétence pour trancher un appel visé par les restrictions du droit d’interjeter appel devant la SAR que l’on trouve au paragraphe 110(2) de la LIPR, même lorsque l’appel porte sur la contestation de la constitutionnalité de cette disposition (voir, par exemple, Re X, 2013 CanLII 76400, aux par. 14 à 18 (CA CISR) et Re X, 2016 CanLII 106279, aux par. 6 à 17 (CA CISR).

[13]  Même si l’on ne peut pas reprocher au demandeur de ne pas avoir formulé sa contestation fondée sur la Charte devant la SAR, il faut quand même décider s’il y a lieu pour la Cour de trancher cette contestation dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. À mon avis, il faut répondre par la négative à cette question.

[14]  La raison d’être du principe général voulant que les questions constitutionnelles ne puissent pas être soulevées pour la première fois dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire a été analysée par le juge Stratas dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), [2015] 4 RCF 75, 2014 CAF 245, aux par. 42 à 47; voir également Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux par. 22 à 26). Le respect du rôle que le législateur a confié aux tribunaux administratifs est au cœur de ce principe. Pour les motifs que j’ai déjà exposés, ce principe ne s’applique cependant pas à la SAR en l’espèce. Au contraire, il est évident que le législateur souhaitait manifestement que la SAR ne traite pas des questions soulevées par des personnes se trouvant dans la situation du demandeur. Le fait de trancher cette question dans le cadre de la présente instance ne constituerait pas une façon inacceptable de court-circuiter le décideur à qui a été confiée la tâche de trancher la question en premier lieu.

[15]  J’ai néanmoins conclu qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le bien-fondé des arguments constitutionnels du demandeur en raison de l’insuffisance du dossier qui m’a été soumis.

[16]  Suivant un autre principe général, le dossier qui est soumis au tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier dont disposait le tribunal administratif (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au par. 19). Puisque les questions constitutionnelles n’ont pas été soulevées devant la SAR, on ne m’a pas soumis de dossier de preuve pertinent dont cet organisme aurait disposé. Le demandeur n’a pas tenté de présenter à la Cour de nouveaux éléments de preuve pour étayer sa contestation. Le défendeur a retracé de façon utile l’évolution de la date limite fixée pour interjeter appel devant la SAR dans le contexte d’un historique législatif plutôt enchevêtré, mais il n’a fourni aucun élément de preuve pour défendre la constitutionnalité de la disposition contestée.

[17]  La Cour suprême du Canada a souligné l’importance de présenter un dossier de preuve suffisant lorsqu’il s’agit de trancher des questions constitutionnelles. Comme le juge Cory l’a dit dans un passage souvent cité de l’arrêt MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357, p. 361 et 362 :

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas, comme l’a dit l’intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte. Un intimé ne peut pas, en consentant simplement à ce que l’on se passe de contexte factuel, attendre ni exiger d’un tribunal qu’il examine une question comme celle‑ci dans un vide factuel. Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

[18]  Je constate que le demandeur semble avoir formulé sa demande comme une contestation du paragraphe 36(1) de la LMRER et que le défendeur a répondu dans le même esprit. Je ne suis cependant pas convaincu que cette contestation puisse à bon droit être examinée dans un vide factuel total. Par exemple, il y a sérieusement lieu de s’interroger sur l’applicabilité de l’article 7 de la Charte et sur la façon dont il s’applique, le cas échéant. On ne peut trancher ces questions essentielles sans disposer d’un minimum d’éléments de preuve. L’insuffisance de la preuve en l’espèce contraste nettement avec les dossiers exhaustifs qui avaient été constitués pour étayer des demandes de contrôle judiciaire dans lesquelles était contestée la constitutionnalité d’autres restrictions au droit d’interjeter appel devant la SAR (voir YZ c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2016] 1 RCF 575, 2015 CF 892, et Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 481).

[19]  Le juge en chef Lamer a fait observer dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, p. 28 et 29, que, même si un plaideur a le droit de solliciter un contrôle judiciaire devant la Cour, il ne s’ensuit pas nécessairement que la Cour doit procéder à ce contrôle. Les juges de la Cour fédérale « jouissent d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer s’il y a lieu à contrôle judiciaire ». À mon avis, compte tenu de l’état du dossier, il ne conviendrait pas de statuer sur la constitutionnalité du paragraphe 36(1) de la LMRER dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[20]  Cette décision ne laisse pas le demandeur sans recours pour contester la constitutionnalité du paragraphe 36(1) de la LMRER s’il le juge à-propos. Il lui a toujours été loisible de saisir la Cour d’une action en vue d’obtenir un jugement déclarant la disposition contestée inconstitutionnelle (cf. Ferri, au par. 48).

[21]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[22]  Les parties ont demandé qu’on leur offre l’occasion d’envisager la possibilité de demander à la Cour de certifier une question grave de portée générale en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR après avoir pris connaissance des motifs du jugement de la Cour. Elles sont priées de fournir leur position respective dans les sept jours suivant la réception des présents motifs. Si elles ont besoin de plus de temps, elles peuvent s’adresser à la Cour.


JUGEMENT dans le dossier IMM-966-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour d’août 2019

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-966-18

 

INTITULÉ :

BARAKAT KABASHI MOHAMMED DAFALLA AL‑ABBAS c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Mohamed Mahdi

 

pour le demandeur

 

Michael Butterfield

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mahdi Weinstock, srl

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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