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Date : 20190725

Dossiers : IMM-6053-18

IMM-6054-18

Référence : 2019 CF 993

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

Dossier : IMM-6053-18

ENTRE :

OTHMAN HAMDAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-6054-18

ET ENTRE :

OTHMAN HAMDAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Othman Hamdan, est un citoyen de la Jordanie d’origine palestinienne qui est âgé de 37 ans. Il est arrivé au Canada en 2002. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention en août 2004.

[2]  Dans une décision en date du 18 octobre 2018, la SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile du demandeur présentée par le ministre parce que la raison pour laquelle le demandeur avait demandé l’asile avait cessé d’exister. Dans une autre décision en date du 18 octobre 2018, la Section de l’immigration [la SI] de la CISR a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada parce qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada au titre de l’alinéa 34(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et a pris une mesure d’expulsion à son encontre.

[3]  Environ trois semaines après ces deux décisions, le demandeur a demandé que l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] reporte son renvoi du Canada en attendant la conduite d’un examen des risques auxquels il serait exposé après son renvoi en Jordanie et l’issue des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire qu’il a présentées à l’égard des décisions d’interdiction de territoire et de perte de son statut. Dans une décision en date du 28 novembre 2018, un agent d’application de la loi dans les bureaux intérieurs a rejeté la demande de report du renvoi du demandeur. Ce dernier demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR (dans le dossier IMM‑6054-18). Il demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[4]  Le demandeur a aussi demandé (dans le dossier IMM-6053-18) que soient rendues des ordonnances sous forme de déclarations selon lesquelles, faute de la conduite d’un examen des risques conforme aux exigences de la justice fondamentale, son renvoi du Canada vers la Jordanie contrevient aux articles 7, 9 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], et selon lesquelles l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est nul et non avenu puisqu’il contrevient à ses droits au titre de l’article 7 de la Charte en lui refusant le droit à un examen des risques en temps opportun.

I.  Contexte

[5]  En septembre 1999, le demandeur est entré aux États‑Unis muni d’un visa d’étudiant. Pendant qu’il était aux États‑Unis, il s’est converti, de l’islam, au christianisme. Un avocat américain lui a fait savoir qu’il aurait une meilleure chance d’obtenir l’asile au Canada et, par conséquent, il est arrivé au Canada en 2002. La SPR a jugé qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention en août 2004.

[6]  Après deux attentats terroristes survenus sur le territoire canadien en 2014 (prétendument en soutien à l’État islamique), la Gendarmerie royale du Canada a lancé un examen des médias sociaux en ligne visant à dépister les personnes susceptibles de constituer un danger pour la sécurité nationale du Canada. La GRC a repéré le demandeur dans le cadre de cette démarche en raison de publications qu’il avait affichées sur Facebook entre septembre 2014 et juillet 2015.

[7]  La GRC a arrêté le demandeur le 10 juillet 2015. Celui-ci a été accusé de quatre infractions liées au terrorisme au titre du Code criminel. En septembre 2017, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a déclaré le demandeur non coupable des quatre accusations. Le jour où le demandeur a été acquitté des accusations, il a été mis en détention aux fins de l’immigration au titre de la LIPR.

[8]  Dans une décision en date du 18 octobre 2018, la SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre au titre du paragraphe 108(2) de la LIPR au motif que la raison pour laquelle le demandeur avait demandé l’asile avait cessé d’exister (le demandeur ne pratiquait plus le christianisme). Dans une autre décision en date du 18 octobre 2018, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire parce qu’il constituait un danger pour la sécurité nationale au titre de l’alinéa 34(1)d) de la LIPR et a pris une mesure d’expulsion à son encontre aux termes de l’alinéa 45d) et de l’alinéa 229(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[9]  Le 9 novembre 2018, le demandeur a demandé que l’ASFC reporte son renvoi du Canada en attendant la conduite d’un examen des risques auxquels il serait exposé après son renvoi en Jordanie et l’issue de ses demandes d’autorisation contestant les décisions d’interdiction de territoire et de perte de l’asile. La demande d’autorisation de contrôle judiciaire de ces décisions a été rejetée le 31 janvier 2019, mais la demande d’autorisation des présents contrôles judiciaires a été accueillie le même jour.

[10]  Au moment où il a présenté sa demande de report, le demandeur n’était pas admissible à un examen des risques avant renvoi [ERAR] au titre de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR parce qu’il ne s’était pas écoulé douze mois depuis l’audience relative au constat de perte de l’asile. En dépit du fait que le demandeur était prêt à être renvoyé, il a refusé de rencontrer l’agent des renvois pour les démarches nécessaires en vue de l’obtention d’un titre de voyage jordanien.

[11]  Le 5 février  2019, la juge Gagné a sursis au renvoi du demandeur du Canada en attendant l’issue des présentes demandes de contrôle judiciaire.

[12]  Le 4 avril 2019, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada a établi une politique d’intérêt public [la Politique] au titre de l’article 25.2 de la LIPR permettant la dispense de la non-admissibilité à un ERAR pendant douze mois des personnes, comme le demandeur, qui ont perdu leur statut de réfugié au titre de l’alinéa 108(1)e). La politique en question figure à l’Annexe A du présent jugement (elle n’a pas de date d’expiration, mais elle peut être annulée en tout temps).

[13]  Le demandeur a appris, au moyen d’une lettre de l’ASFC datée du 8 avril 2019, qu’il pouvait présenter une demande de protection au titre du programme d’ERAR. La Cour a appris dès le début de l’audition de la présente affaire que le demandeur avait présenté une demande d’ERAR le 23 avril 2019.

II.  La décision de l’agent

[14]  Au début de la lettre rejetant la demande de report du demandeur, l’agent a invoqué les arrêts Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009CAF 81 [Baron] et Shpati c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286 [Shpati], qui établissent le cadre pour l’examen des demandes de report. L’agent a décrit le critère en ces termes :

[traduction]

Pour satisfaire au critère Baron/Shpati concernant un report fondé sur les risques, l’agent des renvois doit être convaincu qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve alléguant que le client serait exposé à des risques. Le demandeur doit être exposé à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain; il doit s’agir d’un nouveau risque ou de nouveaux éléments de preuve de risques, et le client doit y être exposé personnellement.

Si je conclus que M. Hamdan serait exposé à ces éléments de risque sérieux, je me dois de reporter le renvoi pour que vous puissiez demander que le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (IRC) procède à un examen des risques avant renvoi (ERAR).

Le cas échéant, cela met en échec l’application du paragraphe 48(2) de la LIPR selon lequel le renvoi doit avoir lieu le plus tôt possible et la mesure de renvoi doit être exécutée dès que possible.

[Caractères gras dans l’original.]

[15]  L’agent a divisé son analyse des risques recensés par le demandeur en dix éléments : 1) apostasie, 2) opinion politique / soutien du terrorisme, 3) risques posés par le gouvernement de la Jordanie, 4) risques posés par des groupes extrémistes, 5) respect des libertés 6) préoccupations liées aux médias, 7) torture, 8) peine de mort, 9) possibilité de persécution, 10) autres facteurs.

[16]  L’agent a examiné chacun de ces risques séparément. Il a conclu que, malgré l’importante documentation qui a été produite en ce qui concerne les risques auxquels serait exposé le demandeur, l’information ne démontrait pas comme il se devait que celui-ci serait exposé à un risque personnalisé équivalant à la mort, à des sanctions extrêmes ou à des traitements inhumains. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande de report.

III.  Réparation demandée

[17]  La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relative au dossier IMM-6053-18 demande les réparations suivantes :

  1. Une ordonnance sous forme d’une déclaration selon laquelle, nonobstant l’alinéa 112(2)b.l) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le renvoi du demandeur du Canada vers la Jordanie, pays où le demandeur prétend être exposé à des risques, en vue duquel l’ASFC a entamé des démarches et en vue duquel le demandeur est maintenu en détention au titre de l’art. 58 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la « LIPR »), contrevient aux art. 7, 9 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, aux objectifs et à l’application projetée des lois aux termes de l’art. 3 de la LIPR et aux obligations du Canada aux termes du droit international, faute de la conduite d’un examen des risques conforme aux exigences de la justice fondamentale et dont l’issue est l’absence de risques;

  2. Une ordonnance sous forme d’une déclaration selon laquelle l’al. 112(2)b.1) est nul et non avenu au titre de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, dans les circonstances de la présente affaire – lorsqu’il y a eu perte de l’asile au titre de l’al. 108(l)e) parce que la raison pour laquelle l’intéressé a demandé l’asile a cessé d’exister et que l’intéressé est maintenu en détention en vue de l’exécution du renvoi – parce qu’il contrevient aux droits du demandeur au titre de l’art. 7 de la Charte, en ce sens qu’il refuse au demandeur le droit à un examen des risques quant aux facteurs de risques qui n’ont pas été examinés par un décideur indépendant, ce qui expose le demandeur au risque d’être soumis à la torture, à des traitements cruels, inhumains et dégradants, et à un risque à sa vie après son renvoi en Jordanie, et le fait d’avoir tardé à entreprendre ce processus protégé par la Constitution contrevient aux droits à la liberté du demandeur;

  3. Une ordonnance de mandamus obligeant le défendeur à permettre au demandeur de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (« ERAR ») immédiatement et ordonnant que ladite demande soit tranchée par le défendeur avant l’exécution de la mesure de renvoi qui a été prise contre le demandeur;

  4. Une ordonnance sous forme d’interdiction interdisant au défendeur de procéder à l’exécution de la mesure de renvoi tant que l’examen des risques avant renvoi du demandeur n’a pas été dûment pris en compte et qu’un examen des risques conforme aux exigences de la justice fondamentale n’a pas été mené à bien.

[18]  Le demandeur ne sollicite plus les réparations décrites aux alinéas c) et d) plus haut, mais sollicite toujours les déclarations demandées aux alinéas a) et b).

[19]  La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-6054-18 demande à la Cour de casser la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen conformément aux motifs de la Cour. Le demandeur sollicite aussi les ordonnances demandées dans le dossier IMM-6053-18 comme il est mentionné plus haut dans un mémoire des arguments supplémentaire.

[20]  Le défendeur estime que les réparations demandées sont désormais théoriques parce que le ministre a établi la Politique, qui rend le demandeur admissible à un ERAR.

IV.  Les demandes sont-elles théoriques?

[21]  Quelque deux semaines avant l’audition de l’affaire, le défendeur a présenté deux requêtes pour l’obtention d’ordonnances rejetant les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes au motif que celles-ci étaient devenues théoriques. Il a aussi sollicité une ordonnance pour l’ajout, indépendamment de toute décision rendue quant au caractère théorique, d’un affidavit de Samantha Goriak, souscrit le 9 avril 2019, dans le dossier IMM-6053-18. Ces requêtes ont été entendues au début de l’audition de l’affaire avant les observations sur le fond des demandes.

V.  Les observations des parties

[22]  Le défendeur soutient que les demandes sont théoriques parce que le demandeur a obtenu la réparation qu’il sollicitait, soit la possibilité de demander un ERAR. Il estime que le demandeur remplit les conditions d’admissibilité prévues dans la Politique, puisqu’il est au Canada et qu’il a perdu son statut de personne protégée au titre de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR parce que la raison pour laquelle il a demandé l’asile a cessé d’exister.

[23]  En appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], le défendeur soutient que les demandes sont théoriques. Le fait de résoudre le litige qui oppose les parties n’aurait, à son avis, aucun effet pratique puisque la Politique prévoit une dispense pour les personnes qui ne sont pas admissibles pendant douze mois à un ERAR parce qu’elles ont perdu leur statut de personne protégée au titre de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR.

[24]  Le défendeur affirme qu’il importe de formuler la question en litige en analysant ce que le demandeur a demandé initialement. Dans sa demande de report, le demandeur a demandé que son renvoi soit reporté en attendant la conduite d’un examen des risques et l’issue de ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le défendeur souligne que le demandeur peut désormais demander un ERAR et que son renvoi est reporté jusqu’à l’appréciation de sa demande d’ERAR. À son avis, il n’existe plus de rapports d’opposition d’importance entre les parties parce que le demandeur peut maintenant, en date du 4 avril 2019, demander un ERAR.

[25]  En vertu du second volet du critère Borowski, le défendeur affirme que trois principes guident l’examen par la Cour de la question de savoir si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher une affaire qui est par ailleurs théorique : 1) l’existence d’un contexte ou d’un rapport contradictoire; 2) la nécessité de favoriser l’économie des ressources judiciaires; 3) la nécessité que la Cour reste sensible à sa fonction juridictionnelle au sein de notre système politique.

[26]  Le défendeur estime qu’il n’y a aucune circonstance spéciale justifiant l’utilisation de ressources judiciaires limitées pour entendre l’affaire. Il croit qu’il y aura sans nul doute d’autres contestations de décisions en matière de report de renvoi, et que les questions soulevées dans les présentes demandes sont, en grande partie, particulières et propres aux faits en l’espèce.

[27]  Le défendeur déclare qu’il n’y a pas de « coût social de laisser une question sans réponse » (Borowski, au par. 39). Il précise que cette affaire est différente de la décision Feher c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 335, dans le cadre de laquelle les demandes ont été entendues même si elles étaient théoriques parce que les questions constitutionnelles qui y étaient soulevées auraient, dans le cas contraire, été soustraites au contrôle judiciaire. Il souligne que si la Cour entendait l’affaire, malgré son caractère théorique, elle s’écarterait de son rôle habituel consistant à trancher des litiges réels entre des parties ayant un intérêt dans l’issue d’une affaire.

[28]  Le défendeur rappelle à la Cour que la Cour suprême a statué que les tribunaux ne devraient pas entendre des décisions se rapportant à la Charte dans un vide factuel et que les tentatives en ce sens auraient pour effet de banaliser la Charte et donneraient lieu à des opinions malavisées. Il soutient que la Cour ne devrait pas trancher des questions constitutionnelles qui ne sont pas nécessaires à la résolution d’une demande.

[29]  Le demandeur affirme que les demandes ne sont pas théoriques parce qu’il subsiste un litige actuel qui est encore susceptible d’avoir un effet sur ses droits et qu’elles soulèvent des questions d’intérêt public qui doivent être tranchées. Il estime que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre les demandes parce que celles-ci peuvent avoir des conséquences accessoires pour des demandeurs dans d’autres procédures.

[30]  Le demandeur estime que la Cour devrait apprécier la constitutionnalité du processus dont il a fait l’objet, malgré le caractère théorique, puisque le processus restera une considération pertinente dans des contrôles des motifs de détention ou d’autres procédures ultérieurs. Il précise que les déclarations qu’il sollicite présentent toujours un intérêt personnel pour lui quand il s’agit d’établir le caractère inconstitutionnel du processus.

VI.  Analyse

[31]  La Cour suprême du Canada a affirmé dans l’arrêt Borowski que la doctrine relative au caractère théorique « s’applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire » (au par. 15). Le critère de la question théorique comporte une analyse en deux temps. En premier lieu, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique et, en second lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire (au par. 16).

[32]  Par conséquent, dans une affaire où « il n'y a plus de litige actuel ni de différend concret », le tribunal peut déterminer qu’elle est théorique (Borowski, au par. 26). En dépit du fait qu’une affaire peut être théorique parce qu’il n'y a plus de litige actuel ni de différend concret, il n’en est pas moins nécessaire d’établir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre et de trancher l’affaire sur le fond si les circonstances le justifient.

[33]  Trois principes primordiaux doivent être pris en compte dans la seconde étape de l’analyse relative au caractère théorique : 1) la présence d’un débat contradictoire (Borowski au par. 31); 2) la nécessité de favoriser l'économie des ressources judiciaires (au par. 34); 3) la nécessité pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique (au par. 40). La Cour devrait examiner la mesure dans laquelle chacun de ces facteurs peut être présent dans une affaire, et l’absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement (au par. 42).

[34]  La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Borowski, a recensé plusieurs cas où le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre et trancher une affaire qui pourrait par ailleurs s’avérer théorique. Par exemple : 1) malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure (au par. 36); 2) la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties (au par. 35); 3) l’affaire est de nature répétitive et de courte durée, de sorte que des questions importantes pourraient échapper à l’examen judiciaire (au par. 36); ou 4) des questions d’importance nationale sont en jeu de sorte que l’issue en est d’intérêt public, même si la présence d'une question d'importance nationale ne suffit pas (au par. 39).

[35]  J’estime que les demandes en l’espèce sont devenues théoriques parce que le demandeur a obtenu la réparation qu’il demandait; nommément la possibilité de demander un examen des risques. Une décision de la Cour à l’égard des demandes n’aurait aucun effet pratique sur la capacité du demandeur d’obtenir un ERAR et, en fait, le demandeur s’est prévalu de cette possibilité la veille de l’audition de la présente affaire.

[36]  La contestation par le demandeur de la constitutionnalité de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR ne soulève plus un débat contradictoire ou un litige actuel parce que la Politique élimine la non-admissibilité pendant douze mois à demander un ERAR des personnes qui, comme le demandeur, ont perdu leur statut de personne protégée. Le demandeur a demandé à l’agent de reporter son renvoi en attendant la conduite d’un examen des risques auxquels il serait exposé à son renvoi en Jordanie, et il a obtenu ce qu’il demandait en étant désormais autorisé à demander un ERAR conformément à la Politique et, par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[37]  Il ne convient pas en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur le fond d’une demande pour plusieurs motifs. En premier lieu, une décision de la Cour sur le fond de ces demandes, de nature déclaratoire ou autre, n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties. En deuxième lieu, le rapport contradictoire n’existe plus, et le demandeur a déjà présenté une demande d’ERAR. En troisième lieu, les questions qui sont soulevées par les présentes demandes ne sauraient être décrites comme étant de nature à soulever des questions importantes qui, par ailleurs, pourraient échapper à l’examen judiciaire. Enfin, la présente demande ne soulève pas des questions d’une telle importance publique que l’issue en serait d’intérêt public.

VII.  Conclusion

[38]  Les demandes de contrôle judiciaire sont théoriques, et il ne convient pas en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour examiner le fond ou les questions de fond soulevées par les parties à l’égard de ces demandes.

[39]  L’autorisation est accordée de produire l’affidavit de Samantha Goriak, souscrit le 9 avril 2019, dans le dossier IMM-6053-18.

[40]  La demande du défendeur que la Cour modifie l’intitulé de manière à refléter le véritable défendeur dans le dossier IMM-6053-18 est accueillie. L’intitulé du présent jugement est modifié avec effet immédiat de manière à ne désigner comme défendeur que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

[41]  Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-6053-18 et IMM-6054-18

LA COUR STATUE que : les demandes de contrôle judiciaire sont théoriques; l’autorisation est accordée de produire l’affidavit de Samantha Goriak, souscrit le 9 avril 2019, dans le dossier IMM-6053-18; l’intitulé du présent jugement est modifié avec effet immédiat de manière à ne désigner comme défendeur que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration; et aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de septembre 2019

Isabelle Mathieu, traductrice


ANNEXE A

Politique d’intérêt publique permettant la réalisation d’une évaluation des risques pour les personnes dont le statut de personne protégée a été retiré au moyen de la perte de statut

Généralement lorsqu’il y a perte de l’asile, une personne protégée pose volontairement un geste qui démontre qu’elle ne requiert plus la protection du Canada, conformément à l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

Dans le cadre d’une décision de perte d’asile, ni les agents d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada ni les commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ne doivent aller au-delà des motifs précis énoncés à l’article 108 de la Loi. Les personnes dont le statut de personne protégée a été retiré en raison de la perte de l’asile ne sont pas admises à demander la protection (examen des risques avant renvoi) pour une période de douze mois.

L’interdiction vise à empêcher que les demandeurs déboutés utilisent les examens des risques avant renvoi comme recours postérieur à la demande d’asile, retardant ainsi le renvoi de ceux qui font des demandes sans fondement. Bien qu’il y ait plusieurs exceptions à l’interdiction liée à l’examen des risques avant renvoi, y compris les décisions d’annulation, il n’existe aucune exception de la sorte clans les cas de perte de l’asile. Étant donné que majorité des motifs qui mènent à la perte de statut requièrent une action, de la part du demandeur, qui indique que le demandeur n’a plus besoin de protection, il n’y a pas d’exception similaire pour les cas de perte de statut. Pour les cas où les raisons pour lesquelles la personne a demandé le statut de réfugié n’existent plus (108(l)(e)), ceci n’est peut-être pas toujours le cas.

La présente politique d’intérêt public aidera à veiller à ce que toute personne dont le statut de personne protégée est retiré par suite d’une procédure relative à la perte de l’asile parce que les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus (108(l)(e)) ait accès à un examen des risques avant renvoi. Les personnes qui répondent aux critères seront exemptés de l’article 112(2)(b.1) de la Loi. Ceci aura pour effet de rendre ces personnes admissibles à un examen des risques avant leur renvoi du Canada.

J’établis donc par la présente, conformément au pouvoir qui m’est conféré en vertu de l’article 25.2 de la Loi sur l‘immigration et la protection des réfugiés (la Loi), que l’intérêt public justifie l’octroi d’une dispense des dispositions sur l’interdiction relative à l’examen des risques avant renvoi de la Loi aux étrangers qui respectent les critères d’admissibilité et les conditions ci-après.

Critères d’admissibilité et conditions

Pour des raisons d’intérêt public, les agents délégués peuvent accorder une dispense des dispositions ci-après de la Loi aux personnes qui respectent tous les critères d’admissibilité et toutes les conditions suivants :

  • Le statut de personne protégée de la personne doit avoir été rejeté au titre de l’article 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (perte de l’asile) parce que les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus (108(l)(e)).

Dispositions de la Loi aux termes desquelles il est possible d’accorder une dispense

  • L’alinéa 112(2)(b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ˗ sous réserve du paragraphe (2.1), moins de douze mois ou, clans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de sa demande d’asile ˗ sauf s’il s’agit d’un rejet prévu au paragraphe 109(3) ou d’un rejet pour un motif prévu à la section E ou F de l’article premier de la Convention ˗ ou le dernier prononcé du désistement ou du retrait de la demande par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés.

Date d’entrée en vigueur

La présente politique d’intérêt public entre en vigueur à la date de ma signature.

Date de fin

Elle n’a aucune date de fin, mais elle pourrait être annulée en tout temps.

L’honorable Ahmed Hussen

Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada

Fait à Ottawa, le 4 avril 2019


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6053-18

 

INTITULÉ :

OTHMAN HAMDAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-6054-18

 

INTITULÉ :

OTHMAN HAMDAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BritANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVril  2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET  2019

 

COMPARUTIONS :

Peter Edelman

Erica Olmstead

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Cheryl Mitchell

Aman Sanghera

 

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelman & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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