Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190730


Dossier : IMM‑610‑18

Référence : 2019 CF 1019

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

FERNANDO ALFREDO CEJUDO HERNANDEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, citoyen du Mexique, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 10 janvier 2018 par laquelle la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la décision de la SAR] a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, car il bénéficiait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Veracruz ou à Sinaloa.

[2]  Ni la Section de la protection des réfugiés [la SPR] ni la SAR n’ont tiré de conclusions relatives à la crédibilité à l’encontre du demandeur. La SAR a toutefois contredit la SPR et a conclu que le demandeur avait été victime d’un crime qui le visait en particulier.

[3]  La présente demande porte sur la question de savoir si la conclusion selon laquelle le demandeur bénéficiait d’une PRI est raisonnable.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR selon laquelle le demandeur bénéficiait d’une PRI est déraisonnable, en ce sens que le processus de raisonnement suivi n’est ni transparent ni intelligible.

II.  Le contexte factuel

[5]  Le demandeur est un ancien enseignant qui vivait à Guadalajara. Il dit que le bureau local du syndicat des enseignants a commencé à lui demander de l’argent provenant d’un compte bancaire scolaire qu’il contrôlait. Il lui a d’abord donné de l’argent, mais, au milieu de l’année 2012, il a refusé de le faire, car il avait besoin des fonds pour son laboratoire. Après cela, il a reçu un certain nombre de menaces verbales, mais il ne les a pas prises au sérieux, car il s’agissait d’une tactique à laquelle recourait souvent le syndicat pour faire des menaces. Quand son salaire a par la suite été coupé, il a pris les menaces plus au sérieux et a quitté son emploi. Il a plus tard été victime d’un cambriolage et d’extorsion et on l’a menacé de mort.

[6]  Il a lancé une entreprise d’entretien industriel mais, après quelques mois, des membres du syndicat l’ont menacé de nouveau et son entreprise a été la cible d’introductions par effraction. À plusieurs reprises, son entreprise a été fermée par le Service du travail, parce qu’il ne payait pas ses employés, même s’il n’en avait aucun. Il a dit croire que le syndicat produisait de faux rapports pour le harceler et l’intimider.

[7]  En septembre 2013, il a été victime d’enlèvement quand une camionnette dans laquelle prenaient place six enseignants qu’il connaissait l’ont menacé avec une arme et l’ont obligé à monter dans le véhicule. Il a été relâché quand, à un guichet automatique, sous la menace de l’arme à feu, il leur a donné tout l’argent qu’il avait en banque, soit 6 000 pesos. Quand les individus l’ont relâché, ils lui ont dit de ne pas aller à la police ou de quitter le secteur parce qu’ils le retrouveraient.

[8]  Le demandeur a fermé son entreprise et a trouvé un emploi dans un gymnase, où il vendait des abonnements. Des membres du syndicat l’ont suivi jusqu’à ce lieu de travail et il a dû verser de l’argent au syndicat pour éviter qu’on lui fasse du mal. Le gymnase l’a obligé à démissionner pour des raisons de sécurité, à la suite de menaces du syndicat.

[9]  Après avoir quitté l’emploi qu’il exerçait au gymnase, le demandeur a travaillé au noir et n’a pas été inscrit auprès du système de sécurité sociale. Il croyait que le syndicat pouvait le retrouver par l’entremise de ce système, grâce à ses nombreux contacts. Néanmoins, en mars 2016, il a été une fois de plus enlevé et contraint de payer 20 000 pesos pour qu’on le relâche. On lui a dit aussi qu’il aurait à faire des versements mensuels au syndicat, ce qu’il a fait en empruntant de l’argent à la banque.

[10]  En novembre 2016, le demandeur s’est caché en se déplaçant et en vivant à des endroits différents pour éviter d’avoir des problèmes. Il a mis de côté suffisamment d’argent pour pouvoir acheter un billet d’avion à destination du Canada et il a atterri à l’aéroport Pearson de Toronto le 28 décembre 2016.

[11]  Le demandeur a présenté sa demande d’asile à l’aéroport.

III.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12]  L’unique question à trancher consiste à savoir si la SAR a commis une erreur dans l’application du critère à deux volets qui permet de déterminer si le demandeur bénéficie d’une PRI viable. Cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité, et la SAR a droit à la déférence. Pour obtenir gain de cause, le demandeur se doit de montrer que la PRI proposée est déraisonnable, ce qui constitue un lourd fardeau : Ehondor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1143, au par. 10.

[13]  Une décision est raisonnable si le processus décisionnel est justifié, transparent et intelligible, ce qui donne lieu à une décision qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [arrêt Dunsmuir].

[14]  Selon l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 16 [arrêt Nfld Nurses], les motifs, lus dans leur ensemble, « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[15]  Un tribunal administratif n’est pas tenu d’examiner et de commenter dans ses motifs chacune des questions que soulèvent les parties. La question que la cour de révision doit trancher est celle de savoir si la décision, considérée dans son ensemble et dans le contexte du dossier, est raisonnable : arrêt Nfld Nurses, au par. 3.

IV.  La conclusion de la SAR au sujet de la PRI

[16]  Pour la SAR, comme pour la SPR, la question déterminante était l’existence d’une PRI.

[17]  La SAR a passé en revue la jurisprudence applicable, signalant qu’une PRI doit être réaliste, abordable et accessible, de façon à ce que le demandeur n’ait pas à courir un grand danger ou à subir des difficultés indues pour s’y rendre ou pour y demeurer.

[18]  La SAR a également signalé qu’il incombe au demandeur de montrer que la PRI ne serait pas pour lui un lieu sûr.

[19]  Trois PRI possibles ont été proposées au demandeur : Veracruz, Sinaloa ou Baja California. Le demandeur a rejeté les deux premières à cause de la présence dans ces deux villes du plus grand cartel de la drogue du Mexique et parce que, de ce fait, ces lieux n’étaient généralement pas sûrs. La troisième option a été contestée parce qu’il s’agissait d’un État tout entier et que ce choix n’était pas suffisamment précis pour une PRI. La SAR a rejeté l’opposition fondée sur la présence du cartel de la drogue parce qu’il s’agissait d’un risque généralisé, et elle a examiné les deux premières PRI.

[20]  La SAR a mentionné et analysé le critère à deux volets : 1) elle doit être convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit personnellement exposé à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels ou inusités ou à un risque d’être soumis à la torture dans la région du pays où se trouve la PRI, et 2) la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont particulières, d’y chercher refuge.

[21]  Contrairement à la SPR, la SAR a jugé que le demandeur avait été personnellement ciblé, au sens de l’article 97 de la LIPR. Elle a conclu que cela voulait dire que chacune des deux premières PRI pouvait être douteuse et qu’il était nécessaire d’approfondir leur pertinence.

[22]  La SAR a admis que le demandeur s’exposait à des risques personnels à Guadalajara. Selon elle, il avait été pris pour cible parce qu’il avait directement accès aux fonds que le syndicat voulait subtiliser. Il n’y avait pas assez de raisons de croire que, sans cet accès spécial à une chose que les criminels voulaient, ces derniers l’auraient importuné.

[23]  La SAR a estimé que les syndiqués qui avaient pris le demandeur pour cible appartenaient tous au bureau local du syndicat à Guadalajara, dans l’État du Jalisco (Mexique). Elle a signalé que le demandeur avait déclaré que ce bureau local était affilié au syndicat fédéral et que, grâce à cette affiliation et aux faiblesses du système de sécurité sociale au Mexique, on pouvait aisément le retrouver.

[24]  La SAR a admis que le syndicat avait des bureaux à Veracruz et à Sinaloa, mais elle a conclu que le demandeur n’avait produit aucune preuve que le syndicat le recherchait ou le rechercherait. Elle a jugé qu’il n’y avait pas assez de preuves à l’appui de l’allégation selon laquelle le syndicat fédéral ou national s’intéresserait à lui, qui n’était plus syndiqué.

[25]  Par suite de ces conclusions, la SAR a exprimé l’avis que le demandeur n’avait pas montré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait exposé à un risque personnalisé à Veracruz ou à Sinaloa à cause du syndicat. Il y avait moins qu’une simple possibilité d’être personnellement exposé à un risque dans l’une ou l’autre des deux PRI proposées.

V.  Analyse

[26]  Plusieurs des conclusions de la SAR, comme celle que le demandeur ne serait exposé à des risques qu’à Guadalajara, ont été tirées sans procéder à une analyse claire ou complète des faits. De plus, des faits contredisant les conclusions de la SAR n’ont aucunement été mentionnés. La décision de la SAR est déraisonnable, car à cause de l’analyse sommaire il est impossible de déterminer si le résultat appartient aux issues possibles acceptables au vu des faits et du droit.

A.  Le syndicat continuerait‑il de rechercher le demandeur dans l’une des PRI proposées?

[27]  La SAR a conclu qu’une fois que le demandeur n’a plus été membre du syndicat, il n’a plus eu accès au compte bancaire et que, de ce fait, il n’y avait pas de « raisons de croire » que les membres du bureau local du syndicat des enseignants l’importuneraient dans l’une des PRI proposées.

[28]  De plus, l’observation de la SAR selon laquelle chaque incident ciblant le demandeur était survenu à Guadalajara ou dans les environs est un facteur important qui l’a amenée à conclure qu’il y avait moins qu’une simple possibilité que le demandeur soit personnellement exposé à un risque à cause du syndicat à Veracruz ou à Sinaloa, deux villes qui ne sont pas situées à proximité de Guadalajara.

[29]  En réponse à une question du tribunal, le demandeur a déclaré expressément qu’après avoir quitté le syndicat celui‑ci continuerait de s’intéresser à lui parce qu’il lui avait donné de l’argent les deux fois où on l’avait enlevé, après son départ du syndicat. Une première fois, à l’époque où il travaillait au gymnase et, plus tard, quand il lui avait remis la somme de 20 000 pesos après avoir pris du retard dans ses versements mensuels.

[30]  Le fait que le syndicat était parvenu à extorquer de l’argent du demandeur après que celui‑ci n’avait plus accès au compte bancaire spécial a été accepté par la SAR, en ce sens qu’elle n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité. Elle a conclu que le risque auquel s’exposait le demandeur était de nature personnelle parce que les enlèvements n’avaient pas été un geste gratuit; il était ciblé.

[31]  La conclusion selon laquelle il n’y avait pas de « raisons de croire » que le syndicat ne s’intéresserait pas au demandeur juste parce que celui‑ci n’avait plus accès au compte bancaire du syndicat va à l’encontre des conclusions de la SAR et de la preuve. Il fallait une explication, qui n’a pas été donnée.

B.  Le demandeur n’a pas entendu parler des criminels après le mois de novembre 2016

[32]  La SAR a fait remarquer que le demandeur « n’a plus entendu parler, de quelque façon que ce soit de ces [criminels] du syndicat local depuis novembre 2016, lorsqu’il a payé l’extorsion pour la dernière fois ». Ce commentaire implique que ces criminels avaient décidé de laisser le demandeur tranquille.

[33]  Cependant, la SAR omet de mentionner qu’une raison importante pour laquelle le demandeur n’avait pas eu de nouvelles de ces criminels était qu’il se trouvait au Canada depuis le 28 décembre 2016; ils ne savaient peut‑être pas comment entrer en contact avec lui au Canada. La déclaration de la SAR selon laquelle le demandeur n’avait pas entendu parler des criminels depuis novembre 2016 n’amène pas forcément à conclure que ceux‑ci ne le relanceraient pas s’il retournait au Mexique.

[34]  Pour que les choses soient claires, je ne me prononce d’aucune façon sur cette question. La SAR avait peut‑être bien une raison pour faire abstraction de la distance géographique entre le Canada et le Mexique comme étant une raison pour laquelle le syndicat n’était pas entré en contact avec le demandeur. Si c’est le cas, l’explication n’est pas transparente, car elle ne ressort pas clairement des motifs donnés ni d’un examen du dossier sous‑jacent.

C.  Les faiblesses du système de sécurité sociale permettraient aux criminels de retrouver le demandeur

[35]  La SAR avait fait mention plus tôt de l’observation du demandeur selon laquelle, en raison de la présence de bureaux du syndicat dans tout le Mexique et des faiblesses du système de sécurité sociale national, il serait facile pour n’importe qui de le retrouver à un endroit quelconque au Mexique et que, de ce fait, il ne serait nulle part en sécurité dans ce pays, ce qui incluait, bien sûr, les deux PRI proposées.

[36]  À part cette brève mention, la SAR n’a pas traité de la question de savoir si l’on pouvait retrouver le demandeur dans l’une ou l’autre des deux PRI proposées en recourant au système de sécurité sociale. Il s’agissait toutefois de sa crainte principale et de la raison pour laquelle il ne considérait pas que la PRI était viable.

[37]  Le dossier sous‑jacent étaye la thèse du demandeur. Ce dernier avait fourni une preuve de la facilité avec laquelle il était possible de retrouver quelqu’un au Mexique en exploitant le système de sécurité sociale nationale. Il avait présenté des états imprimés et des copies d’écran montrant qu’il avait pu obtenir par Internet le numéro de sécurité sociale de sa cousine. Il s’en était ensuite servi pour obtenir le nom de son employeur. Il en a déduit que si lui pouvait le faire, le syndicat le pouvait aussi.

[38]  La SAR n’a ni accepté ni rejeté cette preuve, mais il était toutefois nécessaire d’en traiter. Elle indique que si le demandeur avait un emploi et ne travaillait pas au noir dans l’une des PRI proposées, le syndicat pourrait le retrouver. Travailler au noir aurait été la seule façon d’éviter d’être retrouvé par l’entremise du système de sécurité sociale.

D.  Conclusion

[39]  Les motifs que la SAR a donnés ne permettent pas à la Cour, même après avoir pris en compte le dossier sous‑jacent et avoir tenu compte de la décision dans son ensemble, de comprendre pourquoi elle a tiré ses conclusions cruciales au sujet du premier volet de la PRI. Le processus décisionnel n’est ni transparent ni intelligible et la Cour n’est pas en mesure de déterminer si le résultat appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En conséquence, la décision de la SAR est déraisonnable, car elle ne répond pas aux critères de l’arrêt Dunsmuir.

[40]  La demande est accueillie et la décision de la SAR est infirmée. L’affaire sera renvoyée pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision.

[41]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question grave de portée générale à certifier et, au vu des faits de l’espèce, il n’en existe aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑610‑18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de façon à indiquer que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est le défendeur.

  2. La demande est accueillie.

  3. La décision de la SAR est infirmée et renvoyée pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour d’août 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑610‑18

 

INTITULÉ :

FERNANDO ALFREDO CEJUDO HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AOÛT 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Ashley Fisch

 

POUR Le demandeur

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.