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Date : 20190730


Dossier : IMM‑3701‑18

Référence : 2019 CF 1018

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

YEMARIA SHERNA TONEY

CLEVAL TIMARA JONESIA TONEY

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demanderesses, Mme Yemaria Sherna Toney et Mme Cleval Timara Jonesia Toney, demandent le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) d’un agent d’exécution de la loi de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) rejetant leur demande de reporter leur renvoi à Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines. Cette demande de contrôle judiciaire est présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, la demande sera accueillie.

I.  Contexte

[3]  Mme Yemaria Toney est la demanderesse principale dans la présente demande. Elle est venue au Canada pour la première fois en 2001 avec sa fille en bas âge, Cleval. Elles sont retournées brièvement à Saint‑Vincent en 2006 et elles sont entrées à nouveau au Canada le 22 décembre 2006 en qualité de résidentes temporaires.

[4]  Le 21 novembre 2007, les demanderesses ont déposé une demande d’asile en invoquant la violence conjugale à Saint‑Vincent. La demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) le 19 août 2009 et la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR présentée par les demanderesses a été rejetée le 3 février 2010.

[5]  Le 8 mars 2010, la demande d’évaluation des risques avant renvoi (l’ERAR) des demanderesses a été rejetée. En avril 2010, les demanderesses ont été mises au courant de la décision qui leur était défavorable quant à l’ERAR et elles ont été invitées à quitter le Canada.

[6]  Les demanderesses ne se sont pas présentées à leur entrevue préalable à leur renvoi avec l’ASFC le 3 juin 2010 et des mandats d’arrestation ont été délivrés à leur endroit.

[7]  En mars 2016, la demanderesse principale a fait appel aux services d’un consultant en immigration pour qu’il l’aide à régulariser sa situation au Canada. La demanderesse principale et le consultant ont préparé une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH), mais la demande n’a pas été déposée.

[8]  Le 15 avril 2017, la demanderesse principale a épousé son mari, Douglas Patterson, qui est également originaire de Saint‑Vincent. M. Patterson avait été déclaré réfugié au sens de la Convention en 2004.

[9]  En août 2017, la demanderesse principale a retenu les services d’un deuxième consultant en vue de préparer et de déposer sa demande CH. En dépit des garanties données par le deuxième consultant, la demande CH n’a pas été déposée.

[10]  En novembre 2017, Cleval a été arrêtée pour vol à l’étalage. Les demanderesses ont attiré l’attention de l’ASFC et elles ont été mises en état d’arrestation en exécution des mandats de 2010 qui étaient toujours en suspens. Elles ont été remises en liberté sous réserve de l’obligation de se présenter aux autorités.

[11]  Le 28 mars 2018, la demanderesse principale s’est présentée à une entrevue avec l’ASFC. Le deuxième consultant a rempli un formulaire de renseignements sur le client au nom de la demanderesse principale et il a indiqué sur le formulaire que la demande CH avait été déposée, alors qu’elle ne l’avait pas été en réalité.

[12]  La demanderesse principale a allégué la négligence de la part des consultants auxquels elle avait fait appel en 2016 et 2017. Son dossier de demande contient des lettres que son avocat actuel a envoyées à chacun des consultants en question. Avant l’audition de la présente affaire, la demanderesse principale a officiellement retiré les allégations d’incompétence et de négligence qu’elle avait formulées à l’endroit de son premier consultant en immigration.

[13]  En juin 2018, la demanderesse principale et M. Patterson ont retenu les services d’un troisième consultant, M. Sikhram Ramkissoon. Le 11 juin 2018, M. Ramkissoon a déposé une demande de résidence permanente au nom de M. Patterson en invoquant sa qualité de réfugié au sens de la Convention (la demande de 2018). Les demanderesses étaient incluses dans la demande à titre de personnes à charge. Le 25 juin 2018, une lettre a été envoyée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour lui demander d’intervenir; la lettre décrivait le contexte de la demande de 2018 ainsi que les problèmes auxquels la demanderesse principale avait été confrontée quand elle a tenté de déposer sa demande CH. Une copie de la lettre a été transmise au défendeur le 4 juillet 2018.

[14]  Une convocation a été délivrée aux demanderesses le 18 juillet 2018 en vue de leur renvoi à Saint‑Vincent le 4 août 2018. Les demanderesses ont immédiatement demandé un report de leur renvoi. Le rejet de cette demande est la décision contestée en l’espèce.

[15]  Le 2 août 2018, les demanderesses ont demandé une autorisation en vue du contrôle judiciaire de la décision. Le 3 août 2018, les demanderesses ont déposé une requête en report de leur renvoi. La Cour a accueilli leur requête dans une ordonnance datée du 3 août 2018 (l’ordonnance de report).

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[16]  La décision est datée du 2 août 2018. L’agent d’exécution de la loi de l’ASFC (l’agent) a étudié la demande de report du renvoi des demanderesses en deux volets : (1) la demande en suspens de 2018; (2) l’intérêt supérieur de Cleval, alors âgée de 17 ans. L’agent a conclu que ni l’un ni l’autre de ces motifs ne justifiaient de reporter l’exécution de la mesure de renvoi.

[17]  L’agent a pris note du dépôt récent de la demande de 2018 et il a statué qu’une preuve corroborante insuffisante avait été produite pour permettre de conclure qu’une décision sur la demande était soit en retard, soit imminente. L’agent a fait mention de l’explication de la demanderesse principale dans la demande de report au sujet du dépôt de sa propre demande CH, mais il a indiqué qu’elle était responsable de toute omission d’agir de la part de ses représentants choisis. L’agent a ajouté que la demanderesse principale ne s’était pas présentée à son entrevue de suivi avant renvoi en 2010 et qu’elle avait esquivé l’ASFC jusqu’à ce qu’elle attire son attention par suite d’une enquête policière. L’agent a conclu que la présentation de la demande de 2018 sept ans après que la demanderesse principale eut sciemment esquivé la procédure d’immigration était hors délai.

[18]  L’agent a ensuite apprécié les CH présentées par les demanderesses dans leur demande de report, y compris l’intérêt supérieur de Cleval, et il a fait remarquer que même si une évaluation des CH ne relevait pas du pouvoir d’un agent, les motifs particuliers formulés dans la demande avaient été pris en considération. L’agent a insisté sur le fait qu’un report du renvoi est une mesure temporaire qui a pour but d’atténuer les situations exceptionnelles.

[19]  L’agent a admis que le fait que les demanderesses allaient être séparées de M. Patterson et de son fils serait difficile, mais il a affirmé que des séparations de cette nature font partie inhérente du processus de renvoi. L’agent a en outre fait remarquer que M. Patterson pouvait continuer de parrainer les demanderesses de l’étranger.

[20]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur à court terme de Cleval, l’agent a reconnu qu’elle vivait au Canada depuis l’âge d’à peu près 6 ans et qu’elle n’était pas retournée à Saint‑Vincent depuis. L’agent a admis que Cleval vivrait une période d’ajustement difficile à Saint‑Vincent, mais il a ajouté qu’elle retournerait avec sa mère qui allait être en mesure de lui fournir de l’amour et du soutien. L’agent a également statué qu’une preuve insuffisante avait été présentée pour établir que Cleval ne pourrait pas poursuivre ses études à Saint‑Vincent ou qu’elle serait incapable de s’adapter à sa nouvelle situation à brève échéance.

III.  Question préliminaire : la présente demande devrait‑elle être rejetée en raison du fait que la demanderesse principale ne s’est pas présentée à la Cour avec une conduite irréprochable?

[21]  Le défendeur fait valoir que la présente demande devrait être rejetée en raison du fait que la demanderesse principale ne se présente pas devant la Cour avec une conduite irréprochable, parce qu’elle n’a pas fait acte de présence en vue de son renvoi en 2010 et qu’elle a esquivé les autorités canadiennes de l’immigration pendant 6 ans (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, par. 65 (Baron); Debnath c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 332, par. 23 et 27 (Debnath)). Le défendeur fait aussi valoir que l’agent a judicieusement tenu compte dans sa décision de la non‑conformité de la demanderesse principale aux lois canadiennes sur l’immigration (Crawford c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 743, par. 49).

[22]  Les principes applicables à ma décision concernant la question de savoir si la présente demande devrait être rejetée en raison de la non‑conformité de la demanderesse principale aux lois canadiennes sur l’immigration ont été énoncés par la Cour d’appel fédérale (CAF) dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 (Thanabalasingham), et ils ont été étudiés et confirmés dans Debnath, une décision récente de la Cour sur une demande d’ERAR. Dans la décision Debnath, la juge Strickland a résumé le traitement qu’a fait la CAF de la théorie de la conduite irréprochable dans l’arrêt Thanabalasingham et elle a affirmé que les redressements possibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont discrétionnaires et que la Cour peut refuser de se pencher sur le fond d’une demande en raison de la conduite du demandeur (par. 21) :

[21] La décision de principe sur l’application de la théorie de la conduite irréprochable est l’arrêt dans Thanabalasingham. En l’espèce, la Cour d’appel fédérale a examiné une question certifiée étant, lorsqu’un demandeur se présente devant la Cour sans une conduite irréprochable sur une demande de contrôle judiciaire, si la Cour devait, au moment de décider si le fond d’une demande devrait être examiné, tenir compte des conséquences que pourrait subir le demandeur si la demande n’est pas examinée sur le fond. La Cour d’appel fédérale n’était pas d’accord avec l’affirmation du défendeur dans ce cas, selon laquelle, s’il était établi qu’un demandeur ne s’est pas présenté devant la Cour ayant une conduite irréprochable, la Cour doit par conséquent refuser d’entendre ou d’accorder la demande sur le fond. La Cour d’appel fédérale a plutôt conclu que la jurisprudence suggérait, s’il est convaincu qu’un demandeur avait menti ou qu’il était autrement coupable d’inconduite, alors la cour de révision peut rejeter la requête sans instance pour déterminer le fond ou, même si une erreur susceptible de contrôle a été trouvée, refuser d’accorder une réparation. De plus :

[10]  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et de la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

[23]  Il est évident que la demanderesse principale se présente devant la Cour sans avoir eu une conduite irréprochable. Elle a sciemment omis de se présenter en vue de son renvoi en 2010 et elle n’a rien fait pour régulariser sa situation avant 2016. L’inconduite de la demanderesse principale a fait échec à une démarche de renvoi valide qui avait été entreprise après une décision défavorable de la SPR ainsi qu’à une appréciation en temps opportun des résultats de l’ERAR. Ses risques consécutifs à son renvoi avaient été évalués de manière exhaustive, conformément aux lois canadiennes sur l’immigration.

[24]  La raison que la demanderesse principale a invoquée pour esquiver son renvoi en 2010 était sa crainte persistante d’être maltraitée à Saint‑Vincent. Toutefois, dans son affidavit daté du 22 janvier 2019, la demanderesse principale aborde son allégation de violence conjugale à Saint‑Vincent et elle affirme qu’elle avait omis de donner le nom exact de son agresseur en 2007, parce qu’elle était demeurée proche de la sœur de celui‑ci au Canada et que [traduction« même s’il était violent avec [elle], [elle a] exagéré son degré de violence quand [elle a] témoigné à la Commission. [Elle s’est] servie des mêmes faits quand [elle a] ensuite demandé l’ERAR ». À mon avis, la conduite de la demanderesse principale justifie l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire m’autorisant à rejeter la demande en raison de l’absence d’une conduite irréprochable.

[25]  Le fait que Cleval n’a joué aucun rôle dans les décisions de sa mère de tenter d’induire en erreur la SPR et l’agent d’ERAR et d’esquiver le renvoi en 2010 fait contrepoids à la conduite de la demanderesse principale, comme l’a fait remarquer le juge Mosely dans l’ordonnance de report. La répercussion corrélative de la conduite de sa mère pour Cleval est un facteur pertinent, mais non déterminant (Debnath, par. 27) :

En ce qui concerne l’argument que puisqu’un des demandeurs est un enfant mineur, la Cour ne peut pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter la demande de contrôle judiciaire « afin de punir la demanderesse mineure à cause d’une décision qu’elle n’a pas prise », cela démontre clairement une absence de compréhension de la théorie de la conduite irréprochable, qui concerne l’équité et non la punition. Dans tous les cas, et comme discuté ci‑dessous, dans le contexte de la question proposée aux fins de certification par les demandeurs, le fait qu’un des demandeurs est un enfant mineur n’est pas un facteur déterminant ni un facteur qui empêche la Cour d’examiner et d’exercer son pouvoir discrétionnaire concernant la théorie de la conduite irréprochable. Un examen de l’intérêt de la demanderesse mineure est plutôt visé par le processus de pondération en examinant l’effet potentiel sur les demandeurs si la décision défavorable de la demande d’ERAR n’est pas contrôlée par la Cour et si elle est maintenue.

[26]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, j’ai conclu que l’agent n’a pas raisonnablement tenu compte des efforts déployés par la demanderesse principale dans le but de déposer une demande CH. Elle a entrepris cette démarche avant que l’ASFC reprenne ses tentatives de renvoi en 2017. Si la demande CH avait été déposée en 2016, le long séjour des demanderesses au Canada et la situation de Cleval, qui a en fait vécu toute sa vie au Canada, auraient pu être étudiés en temps opportun. Si je place les conséquences de l’erreur de l’agent dans le contexte d’une décision sur le report et de l’importance d’une appréciation à jour des intérêts de Cleval, je me dois d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’étudier la présente demande au fond.

IV.  Questions en litige

[27]  La question dont je suis saisie consiste à savoir si la décision était raisonnable. Les demanderesses font valoir que l’agent a commis deux erreurs :

1.  L’agent a omis d’apprécier raisonnablement l’intérêt supérieur de Cleval;

2.  L’agent a déraisonnablement fait abstraction des efforts déployés par la demanderesse principale depuis 2016 pour présenter sa demande CH.

[28]  Bien que les demanderesses affirment que l’agent a entravé l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en omettant de tenir compte des problèmes que la demanderesse principale a connus avec les deux premiers consultants dont elle avait retenu les services pour l’aider à présenter sa demande CH, ces observations pourraient être le mieux qualifiées d’observations remettant en question le caractère raisonnable de la décision.

V.  Norme de contrôle

[29]  La norme de contrôle de la décision d’un agent d’exécution de la loi de refuser de reporter le renvoi d’un demandeur est celle de la décision raisonnable (Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029, par. 28 (Forde); Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, par. 43 (Lewis); Baron, par. 25). Mon rôle consiste à apprécier si la décision est justifiée, transparente et intelligible et si le rejet de la demande de report du renvoi par l’agent fait partie des issues possibles et acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits propres à la cause des demanderesses et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47).

VI.  Analyse : la décision était‑elle raisonnable?

[30]  Je conclus que la décision n’était pas raisonnable. Même si l’agent n’a pas commis d’erreur dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de Cleval à l’intérieur de la portée limitée du pouvoir discrétionnaire dont jouit un agent d’exécution de l’ASFC, il a omis de tenir raisonnablement compte des circonstances qui ont fait en sorte que la demanderesse principale a tardé à déposer sa propre demande CH. Par conséquent, l’appréciation par l’agent du caractère opportun de la demande de 2018 de M. Patterson n’était pas raisonnable.

1.  L’agent a‑t‑il commis une erreur dans le cadre de son examen des intérêts supérieurs de Cleval?

[31]  L’examen qu’a fait l’agent de l’intérêt supérieur de Cleval dans la décision est bref. Il ne s’agit pas du tout d’une analyse exhaustive. Toutefois, l’agent ne se livrait pas à une appréciation d’une demande CH. L’analyse de l’intérêt supérieur par l’agent doit être révisée à la lumière (1) des principes établis dans la jurisprudence courante en ce qui concerne les paramètres de l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant dans la décision d’accorder ou non un report et de son pouvoir discrétionnaire à cet égard, et (2) du contenu de la demande de report des demanderesses.

[32]  La portée du pouvoir discrétionnaire que peut exercer un agent d’exécution de la loi de l’ASFC pour reporter une mesure de renvoi valide a été récemment et minutieusement examinée par la CAF dans l’arrêt Lewis et par la Cour dans Forde. Les deux décisions établissent que le pouvoir discrétionnaire que peut exercer un agent d’exécution de la loi quand il est saisi d’une demande de report est très limité et porte sur des considérations à court terme, étant donné que le paragraphe 48(2) de la LIPR exige que les mesures de renvoi soient exécutées dès que possible (Lewis, par. 54; Forde, par. 36).

[33]  Dans l’arrêt Lewis, la CAF a tenu compte de la nature à court terme de l’examen d’un agent d’exécution de la loi ainsi que de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy). Le juge Gleason s’est d’abord penché sur la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent en citant la décision Baron rendue en 2009 par la CAF, et il s’est exprimé comme suit (Lewis, par. 54 à 56):

[54] Le report est généralement la dernière demande faite par des personnes qui n’ont pas le droit de demeurer au Canada. Compte tenu de cette situation et du texte utilisé par le législateur à l’article 48 de la LIPR ordonnant que les mesures de renvoi soient exécutées dès que possible (ou anciennement, dès que les circonstances le permettent), notre Cour et la Cour fédérale ont longtemps jugé que les agents d’exécution disposent de peu de latitude : Shpati, au paragraphe 45; Baron, au paragraphe 51; Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682, au paragraphe 45, 2001 CFPI 148 (C.F. 1re inst.); et Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15668 (C.F.), au paragraphe 12 [Simoes].

[55] Comme la Cour l’a noté à l’occasion de l’affaire Baron au paragraphe 49 (citant avec approbation Simoes, une jurisprudence antérieure de la Cour fédérale) :

[…] le pouvoir discrétionnaire que l’agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et […] il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d’exécuter une mesure de renvoi, l’agent [d’exécution] chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d’autres raisons à l’encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n’ont pas encore été réglées à cause de l’arriéré auquel le système fait face.

[56] Notre Cour a ensuite retenu l’autre enseignement de la jurisprudence Simoes selon lequel : « la simple existence d’une demande CH n’empêchait pas l’exécution d’une mesure de renvoi valide » et que « l’agent chargé du renvoi n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi » (Baron, au paragraphe 50). Le fait que l’intéressé susceptible de renvoi est le parent d’un enfant né au Canada qui pourrait accompagner le parent dans le pays d’origine ne justifie pas non plus le report; c’était précisément le cas dans l’affaire Baron et, en fait, c’est souvent le cas pour ceux qui restent au Canada alors que leur demande d’immigration est en cours de traitement.

[34]  Pour ce qui est des effets de l’arrêt Kanthasamy, le juge Gleason a affirmé ce qui suit (Lewis, par. 74) :

[74] À la lumière de ce qui précède, je rejette la thèse de M. Lewis et de l’intervenante portant que la jurisprudence Kanthasamy exige qu’une véritable analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant soit entreprise avant qu’un parent de l’enfant puisse être renvoyé du Canada ou que l’intérêt supérieur de l’enfant doive l’emporter sur les autres considérations dans l’analyse. À mon avis, la jurisprudence Kanthasamy vise uniquement les décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire prises en vertu de l’article 25 de la LIPR et, même dans ces cas, n’impose pas que l’intérêt supérieur des enfants touchés constitue la considération prioritaire.

[35]  La CAF s’est ensuite penchée sur l’analyse effectuée par le juge de Montigny (tel était alors son titre) dans la décision Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, ainsi que sur des décisions subséquentes de la Cour et elle a conclu qu’un agent d’exécution de la loi peut examiner l’intérêt supérieur à court terme d’enfants dont le ou les parents sont renvoyés du Canada, mais qu’il ne peut pas se livrer à une authentique analyse des CH quand il s’agit de déterminer l’intérêt supérieur à long terme desdits enfants (Lewis, par. 61; voir aussi Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, par. 18 et 19 (Newman)).

[36]  Dans la décision Forde, le juge en chef a cité les décisions Baron (par. 51) et Lewis (par. 54 et 83) et il a insisté sur l’importance du paragraphe 48(2) de la LIPR dans le régime d’immigration du Canada, sur le rôle restreint d’un agent d’exécution de la loi dans l’appréciation de toute conséquence extrême à court terme d’un renvoi immédiat et sur les limites temporelles encadrant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent (Forde, par. 36).

[37]  Pour apprécier si l’agent a judicieusement exercé son pouvoir discrétionnaire et a tenu compte de façon raisonnable des observations des demanderesses en ce qui concerne l’intérêt supérieur de Cleval à court terme, il est nécessaire d’étudier la demande de report elle‑même. Les demanderesses ont d’abord présenté leur demande dans une lettre de M. Ramkissoon le 18 juillet 2018. Les observations énoncées dans la lettre étaient axées sur les difficultés qu’a connues la demanderesse principale lorsqu’elle a tenté de préparer et de déposer sa demande CH en 2016 et 2017. La lettre du 25 juin 2018 réclamant l’intervention du ministre dans le dossier des demanderesses était également axée sur la demande CH.

[38]  Des observations supplémentaires sur le report ont également été formulées par l’avocat actuel des demanderesses le 31 juillet 2018. L’intérêt supérieur de Cleval était abordé dans ces observations :

[traduction]

L’intérêt supérieur de la fille de la demanderesse doit être votre principale préoccupation dans l’appréciation de cette demande. Il ne s’agit pas de savoir si elle connaîtra des difficultés à Saint‑Vincent, mais bien de déterminer quel est son intérêt supérieur. Il n’est pas dans son intérêt supérieur qu’elle retourne à Saint‑Vincent; en l’absence de considérations graves, outre l’application de la Loi, elles ne devraient donc pas être renvoyées. Toute décision contraire irait à l’encontre de la Cour suprême du Canada et de la jurisprudence internationale sur les enfants et l’expulsion de parents.

[39]  L’avocat a mentionné le fait que Cleval est née à Saint‑Vincent, mais qu’elle est arrivée au Canada à l’âge de 9 mois. En date de juillet 2018, elle avait terminé sa 11e année, mais il lui restait à récupérer certains crédits en août 2018 pour continuer en 12e année. Les observations indiquaient que Cleval fait [traduction« l’objet d’un plan éducatif personnalisé depuis la 7e année, parce qu’elle est une élève à apprentissage lent ». Une copie du plan éducatif personnalisé (PEP) se trouvait devant l’agent. Les observations abordaient également en général la vie des demanderesses avec M. Patterson et son fils ainsi que la perturbation de la famille qui surviendrait au moment du renvoi.

[40]  Dans la décision, l’agent a fait remarquer qu’il n’était pas un agent saisi d’une demande CH et qu’il pouvait seulement apprécier l’intérêt supérieur de Cleval à court terme. L’agent a reconnu que Cleval vivait au Canada depuis l’âge approximatif de 6 ans et qu’elle n’était pas retournée à Saint‑Vincent. L’agent a également reconnu qu’il serait difficile pour Cleval de retourner à Saint‑Vincent, mais qu’elle serait accompagnée par la demanderesse principale. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Je constate également qu’une preuve insuffisante a été produite pour démontrer que Cleval ne sera pas en mesure de poursuivre ses études après son retour à Saint‑Vincent. J’arrive à la conclusion qu’une preuve insuffisante a été présentée pour établir qu’à court terme, Cleval sera incapable de s’adapter à sa nouvelle situation.

[41]  La question dont je suis saisie consiste à savoir si l’agent a tenu compte de façon raisonnable de l’intérêt supérieur de Cleval à court terme à la lumière de la demande de report des demanderesses. Dans leurs observations concernant cette demande, les demanderesses font valoir que l’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur était générique et que celui‑ci avait étudié l’intérêt de Cleval selon le critère des difficultés.

[42]  L’analyse de l’agent est quelque peu générique et brève, mais elle rend raisonnablement compte des observations des demanderesses sur le report. Les demanderesses n’ont cerné aucun problème à court terme pour Cleval, de la nature de ceux qui ont été établis dans la jurisprudence. Les observations étaient centrées sur des préoccupations découlant de la séparation et de la dislocation de la famille. La séparation de M. Patterson et de son fils serait sans doute perturbante, comme le retour dans un pays dont Cleval n’a aucune connaissance ni expérience. Toutefois, ce ne sont pas des difficultés à court terme et ces situations font partie des conséquences inhérentes d’un renvoi.

[43]  Dans leurs observations du 31 juillet 2018, les demanderesses mentionnent le fait que Cleval suit un PEP et est une élève à apprentissage lent. Cette mention a pu avoir pour objectif de faire ressortir l’intérêt pour Cleval de terminer sa 12e année au Canada, un intérêt à plus court terme, mais cela n’est pas évident. Le PEP ne fait mention d’aucun trouble d’apprentissage. Il énonce plutôt des mesures d’adaptation scolaire à l’intention de Cleval, y compris des délais prolongés, une attribution stratégique de place et la proximité du chargé d’enseignement. Les demanderesses n’ont produit aucune preuve documentaire au sujet de la possibilité pour Cleval de faire des études ou de bénéficier de mesures d’adaptation à Saint‑Vincent. Même si la décision ne fait pas mention du PEP, j’arrive à la conclusion que cette omission ne constitue pas une erreur susceptible de révision à la lumière de la preuve dont l’agent était saisi.

[44]  Dans les observations sur le report, il est mentionné que Cleval a récemment révélé à la demanderesse principale qu’elle avait été agressée sexuellement à l’âge de 8 ans par un homme que sa mère fréquentait. Les observations indiquent également que cette personne est retournée à Saint‑Vincent. Exception faite de la déclaration de la demanderesse principale à ce propos, le dossier ne contient aucun élément de preuve ni détail concernant l’agression, l’identité de l’homme, son renvoi ou retour à Saint‑Vincent ou les répercussions à court et à long terme de l’agression alléguée sur Cleval.

[45]  En ce qui concerne la deuxième observation des demanderesses, on ne trouve aucune mention ni indication dans la décision permettant de conclure que l’analyse de l’intérêt supérieur de Cleval à court terme a été effectuée en fonction des difficultés. La mention par les demanderesses du « critère des difficultés » tiré de l’arrêt Kanthasamy n’est pas convaincante.

[46]  Quand il est saisi d’une demande de report, un agent d’exécution de la loi doit se concentrer sur l’intérêt supérieur à court terme de tout enfant touché. Pour ce faire, l’agent doit être saisi d’observations et de renseignements raisonnablement pertinents au sujet de ces intérêts à court terme. Il ne suffit pas d’affirmer que l’enfant ou les enfants en question souffriront de troubles affectifs ou que la séparation des membres restants de la famille sera perturbante. Le recours, de façon générale, par les demanderesses à l’arrêt Kanthasamy à l’appui de leurs observations sur le report est injustifié, étant donné que l’agent n’était pas chargé d’effectuer une évaluation des CH sous le régime de l’article 25. Comme la Cour l’a statué dans la décision Lewis (par. 74), l’agent n’était pas tenu d’effectuer une analyse véritable de l’intérêt supérieur de l’enfant et l’intérêt supérieur de Cleval ne l’emporte pas nécessairement sur tous les autres facteurs de l’analyse.

2.  L’agent a‑t‑il de façon déraisonnable fait abstraction des efforts déployés par la demanderesse principale depuis 2016 pour présenter sa demande CH?

[47]  Les demanderesses font valoir que l’agent a omis de tenir compte de façon raisonnable de la preuve de négligence de la part des conseillers professionnels de la demanderesse principale en 2016 et 2017, laquelle a réduit à néant leurs tentatives de déposer une demande CH. Elles affirment que les retards doivent être pris en considération dans l’appréciation du délai de présentation de la demande de 2018 de M. Patterson. Je souscris à la prétention des demanderesses, car la preuve au dossier donne à penser que la demanderesse principale aurait présenté une demande CH en 2016 n’eût été l’inaction de ses conseillers, un facteur pertinent dans le cadre de la demande de report.

[48]  La façon dont l’agent a traité cette preuve porte à croire qu’il a eu recours à une méthode passe‑partout. L’affirmation dans la décision selon laquelle il incombe à un demandeur de faire en sorte que toutes les demandes préparées en son nom soient faites adéquatement, bien que vraie, ne tient pas compte de la situation particulière des demanderesses. J’arrive à la conclusion que la décision n’est pas raisonnable, parce que je suis incapable d’apprécier si le rejet de la demande de report fait partie des issues possibles de l’affaire, compte tenu des faits particuliers et de la preuve dont l’agent était saisi.

[49]  Dans la décision Forde, le juge en chef s’est penché sur l’effet d’une demande en instance du conjoint sur la demande de report du renvoi. Il a insisté sur les limites temporelles d’un report et sur le fait qu’un parrainage de conjoint ou qu’une demande CH déposée peu de temps avant un renvoi prévu ou après qu’un demandeur a été avisé qu’il fait l’objet d’une mesure de renvoi, ne permet pas le report (Forde, par. 36 et 40) :

[36] De plus, il est maintenant établi en droit que le pouvoir discrétionnaire dont dispose un agent d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est « très limité » et est réservé à un renvoi à court terme dans des cas « où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain » : Baron, précité, au paragraphe 51; Lewis, précité, aux paragraphes 54 et 83. Dans les cas où une demande CH antérieurement déposée n’a pas encore été tranchée, les agents d’exécution de l’ASFC ne disposent pas du pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi, à moins qu’il n’existe des « considérations spéciales » ou une « menace à la sécurité personnelle » : Baron, précité, au paragraphe 51; Danyi, précitée, aux paragraphes 29 à 32. Même dans de telles « situations spéciales », comme le montre l’analyse ci‑après, il y a des limites temporelles importantes quant au pouvoir discrétionnaire de l’agent de renvoi de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi. Il ne semble pas que l’attention de la Cour dans l’affaire Ortiz, précitée, ait été portée à la jurisprudence mentionnée ci‑dessus ni aux décisions qui l’ont suivie.

[…]

[40] Permettre à une personne d’éviter le renvoi du Canada par le dépôt d’une demande de parrainage de conjoint ou d’une demande CH peu de temps avant le renvoi prévu, ou même bien longtemps après avoir été avisée qu’elle fait l’objet d’un renvoi, serait contraire aux principes énoncés dans l’arrêt Lewis et dans la jurisprudence qui est y est citée. Selon cette jurisprudence, l’agent de renvoi n’a pas le droit de reporter le renvoi lorsqu’il est peu probable qu’une décision concernant une demande en instance soit imminente : Baron, précité, au paragraphe 80; Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888, aux paragraphes 28 à 34 (Newman); Singh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 403, au paragraphe 7. De plus, l’agent de renvoi n’a pas le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi à une date indéterminée : Baron, précité, au paragraphe 80, Fatola c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 479, au paragraphe 33. Plutôt, les « considérations spéciales » qui peuvent justifier le report doivent être associées à la contestation de l’imminence du renvoi et ne peuvent être plus que temporaires de nature : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 45; Newman, précitée, au paragraphe 33. Dans ce contexte, le mot « temporaire » ne peut être interprété comme incluant un report d’une période indéterminée ou prolongée.

[50]  Le trio de décisions Baron, Lewis et Forde établit ce qui suit :

1.  Le pouvoir discrétionnaire que peut exercer un agent d’exécution de la loi pour reporter un renvoi est très limité et, en dernier ressort, l’agent est tenu d’exécuter la mesure de renvoi conformément au paragraphe 48(2) de la LIPR (Baron, par. 51 et 80; Lewis, par. 54; Forde, par. 36);

2.  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, un agent ne peut pas reporter un renvoi à une date indéterminée (Baron, par. 80; Forde, par. 36, 37 et 43);

3.  Le pouvoir discrétionnaire d’un agent n’est pas seulement limité dans le temps, mais il est également axé sur des difficultés graves à court terme liées à la sécurité d’un demandeur, à sa capacité de voyager, à des problèmes de santé réels, à une naissance ou un décès imminent et, dans le cas des enfants, d’autres facteurs comme la possibilité de terminer l’année scolaire, les dispositions qui ont été prises pour leurs soins s’ils demeurent au Canada ou le besoin de soins médicaux spéciaux au Canada (Baron, par. 51; Lewis, par. 55 et 83; Forde, par. 36). Selon le libellé souvent cité de la décision Baron (par. 50), qui régit le ton de l’examen, le report du renvoi devrait être réservé aux cas où le défaut de le faire exposerait le demandeur à « un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain »;

4.  L’existence d’une demande CH ou d’une demande de conjoint au Canada n’empêche pas le renvoi, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales. Le moment du dépôt et l’imminence de toute décision sur la demande sont des facteurs importants pour un agent (Baron, par. 51 et 80; Lewis, par. 55 à 58 et 80; Forde, par. 35 à 40). Comme il a été établi dans la décision Forde (par. 36), même « dans de telles "situations spéciales", comme le montre l’analyse ci‑après, il y a des limites temporelles importantes quant au pouvoir discrétionnaire de l’agent de renvoi de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi ».

[51]  En l’espèce, le simple dépôt de la demande de 2018 par M. Patterson ne ferait pas obstacle au renvoi des demanderesses. À sa face même, la demande de 2018 n’a pas été déposée en temps utile en ce qui concerne les demanderesses et leur renvoi, et aucune décision n’est imminente. Ce qui est en cause, ce sont les tentatives de la demanderesse principale de déposer sa propre demande CH en 2016 et la question de savoir si ces tentatives ont minimisé le fait qu’une demande a été déposée tardivement en 2018, laquelle régulariserait la situation des demanderesses au Canada si elle était accueillie.

[52]  L’agent a abordé la question comme suit :

[traduction]

Je prends acte du fait que le fardeau et la responsabilité incombent aux demanderesses de faire en sorte de chercher les moyens appropriés pour régulariser leur situation au Canada, notamment de s’assurer que toutes les demandes ont été présentées en leur nom. Je prends également acte du fait qu’une preuve insuffisante a été produite pour permettre de conclure qu’une plainte en bonne et due forme a été portée contre les anciens représentants. En dernier lieu, je prends aussi acte du fait que Mme Toney était en train de prendre des dispositions pour son renvoi en 2010 lorsqu’elle a omis de se présenter à son entrevue de suivi préalable au renvoi. Je prends acte du fait qu’un mandat a été délivré en vue de son arrestation et qu’elle a continué à esquiver l’ASFC jusqu’à ce qu’elle attire l’attention de l’ASFC par suite d’une enquête policière. J’arrive donc à la conclusion que la présentation d’une demande de résidence permanente à l’intérieur du Canada sept ans après que Mme Toney a sciemment esquivé la procédure d’immigration a été faite en dehors des délais prescrits.

[53]  Dans leur demande de report, les demanderesses ont fourni une explication détaillée des tentatives de la demanderesse principale visant à déposer une demande CH en 2016 et 2017 et elles ont formulé leurs allégations d’incompétence et de négligence contre deux consultants en immigration. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la lettre du 18 juillet 2018 de M. Ramkissoon qui a introduit la demande de report constituait l’explication donnée par la demanderesse principale au sujet du dépôt tardif d’une demande CH. La lettre met en évidence les allégations de négligence formulées par les demanderesses et le fait que l’agent de l’ASFC qui a rencontré la demanderesse principale en mars 2018 avait été amené à croire par le deuxième consultant que la demande CH avait été déposée. Ces questions ont aussi été mises en évidence dans la lettre du 25 juin 2018 réclamant l’intervention du ministre. La lettre subséquente du 31 juillet 2018 de l’avocat actuel a fait mention du rôle des consultants dans le dépôt tardif de la demande CH. La correspondance entre la demanderesse principale et les deux consultants a été soumise à l’agent. Les notes de la rencontre entre la demanderesse principale et l’ASFC en mars 2018 reconnaissant le dépôt de la demande CH, selon les garanties fournies par le deuxième consultant, ont également été soumises à l’agent.

[54]  Je suis d’accord avec l’agent pour dire que le fait qu’un demandeur a la responsabilité de s’assurer que tout document dans une affaire d’immigration soit complet et ait été déposé comme il se doit. Toutefois, une explication détaillée a été présentée à l’agent au sujet des efforts déployés par la demanderesse principale pour déposer une demande CH et du lien entre ces efforts infructueux et la demande de 2018. Bien que la jurisprudence insiste sur la portée limitée du pouvoir discrétionnaire d’un agent, cette discrétion existe bel et bien et un agent doit examiner la demande de report et la preuve dont il est saisi.

[55]  Comme l’a déclaré le juge Mosley dans l’ordonnance de report, les efforts déployés par les demanderesses pour régulariser leur situation au Canada depuis le début de 2016 ont [traduction« une apparence de vérité ». À mon avis, le fait que les efforts déployés par la demanderesse principale à cet égard précèdent la reprise du processus de renvoi par l’ASFC en 2017 est un facteur pertinent. Je prends également acte du fait qu’après l’ordonnance de report, l’avocat des demanderesses a suivi les étapes procédurales requises concernant les allégations formulées contre l’ancien avocat et qu’il a envoyé des lettres détaillées à chacun des deux consultants dans lesquelles il alléguait de la négligence de leur part.

[56]  L’agent a omis de se pencher sur la question de savoir si la confiance que plaçait la demanderesse principale dans ses consultants atténuait sa responsabilité ultime de faire en sorte que la demande CH ait été déposée et si l’inaction des consultants a créé des circonstances spéciales qui justifient un report du renvoi. L’agent a pris acte du fait que la demanderesse principale n’avait pas porté plainte en bonne et due forme contre les consultants. À mon avis, même si ce fait a pu lui faire croire que les allégations de négligence n’étaient pas crédibles, l’agent était tout de même tenu de tirer une conclusion sur la crédibilité dans l’intérêt de la transparence et de l’intelligibilité.

[57]  Un examen raisonnable des effets sur le caractère opportun des efforts infructueux de la demanderesse principale pour présenter une demande CH aurait pu ou non entraîner l’octroi d’un report. L’agent devait apprécier les limites temporelles de son exercice du pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi. Dans la décision Forde, la Cour a statué que les considérations spéciales qui peuvent justifier un report doivent être temporaires de nature (Forde, par. 40, citant Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, par. 45, et Newman, par. 33). En l’espèce, les considérations spéciales ont une incidence sur la question de l’opportunité. Si la demanderesse principale avait déposé une demande CH en 2016, elle aurait été en instance pendant deux ans au moment de la décision. Le moment de ce dépôt n’aurait pas remédié au délai de six ans accumulé par la demanderesse principale depuis 2010, mais il aurait jeté un éclairage différent sur le moment de la présentation de la demande de 2018 et sur ses actes. De plus, une décision sur une demande CH de 2016 aurait été une proposition à bien plus court terme qu’une décision sur la demande de 2018.

VII.  Conclusion

[58]  La demande est accueillie.

[59]  Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de la certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3701‑18

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’août 2019

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3701‑18

 

INTITULÉ :

YEMARIA SHERNA TONEY ET CLEVAL TIMARA JONESIA TONEY c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR Les demanderesses

Nicole Rahaman

 

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WAZANALAW

Avocats et conseillers juridiques

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demanderesses

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

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