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Date : 20190726


Dossier : IMM-6577-18

Référence : 2019 CF 1008

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

BILAL ABOU EL-HASSAN

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur se pourvoit à l’encontre du refus de la Section d’appel de l’immigration [SAI] de rouvrir l’appel qu’il y a logé le 13 février 2014 à l’encontre d’une mesure d’expulsion prononcée contre lui le même jour par la Section de l’immigration, appel dont il s’est désisté en janvier 2017. Cette mesure faisait suite au plaidoyer de culpabilité enregistré par le demandeur à l’égard d’une accusation portée contre lui en vertu de l’article 57 du Code criminel, LRC 1985, c C-46 pour utilisation d’un faux passeport, plaidoyer annulé par la Cour d’appel du Québec près de 16 mois après le désistement de l’appel devant la SAI.

[2]  Les faits de la présente affaire sont relativement simples. Le demandeur est un ressortissant libanais. En mars 2002, il se voit octroyer, par le Canada, le statut de résident permanent. En décembre 2013, il plaide coupable à l’accusation d’avoir utilisé un faux passeport. Il est question ici d’un faux passeport libanais.

[3]  Comme cette infraction est punissable d’une peine d’emprisonnement maximal de 14 ans, un rapport d’interdiction de territoire pour grande criminalité est émis contre le demandeur aux termes de l’alinéa 36(1)a) et du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. Une audience s’ensuit devant la Section de l’immigration, qui, le 13 février 2014, prononce contre le demandeur la mesure d’expulsion dont il est question ici. Le même jour, comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur en appelle de cette décision devant la SAI.

[4]  Peu de temps après le dépôt de son appel, le demandeur quitte le Canada pour le Liban, où il se trouve toujours. En janvier 2017, il se désiste de son appel. Toutefois, en juin de la même année, on l’informe qu’il y a eu méprise sur l’infraction d’utilisation d’un faux passeport dont on l’a accusé puisque l’infraction décrétée par l’article 57 du Code criminel ne vise que les passeports canadiens. Le demandeur présente donc à la Cour d’appel du Québec une requête pour permission d’appeler hors délai. Cette requête est reçue le 31 mai 2018; la Cour d’appel du Québec annule le plaidoyer de culpabilité enregistré par le demandeur à l’accusation d’utilisation d’un faux passeport et prononce son acquittement.

[5]  Fort de ce jugement, le demandeur saisit la SAI d’une demande de réouverture d’appel. La demande repose sur l’alinéa 67(1)b) de la Loi, lequel prévoit qu’il est fait droit à un appel logé devant la SAI sur preuve qu’au moment où il en est disposé, il y a eu manquement à un principe de justice naturelle. Le demandeur soutient que s’il n’avait pas été erronément déclaré coupable d’usage d’un faux passeport, la mesure d’expulsion n’aurait pas été prise et il n’aurait pas perdu son statut de résident permanent.

[6]  Le 12 décembre 2018, la SAI rejette la demande. Elle convient avec le défendeur que c’est non pas l’article 67 de la Loi qui régit la demande de réouverture d’appel du demandeur, mais bien l’article 71, lequel permet à l’étranger qui n’a pas quitté le Canada à la suite d’une mesure de renvoi de demander la réouverture de l’appel de ladite mesure sur preuve d’un manquement à un principe de justice naturelle.

[7]  Comme le demandeur est devenu un « étranger » au sens de la Loi lorsqu’il s’est désisté de son appel en janvier 2017 et qu’il réside à l’extérieur du Canada depuis février 2014 suite à l’émission de la mesure de renvoi dont il a fait l’objet, la SAI juge que les conditions d’ouverture de l’article 71 ne sont pas réunies. Elle rejette donc la demande de réouverture d’appel du demandeur.

[8]  Le demandeur, pour l’essentiel, reproche à la SAI d’avoir considéré l’article 71 de la Loi en isolation alors qu’elle se devait, selon lui, de l’interpréter en tenant compte du paragraphe 51(3) des Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/2002-230 [Règles], lequel permet à « toute personne » de demander le rétablissement d’un appel qu’elle a interjeté devant la SAI puis retiré et fait obligation à la SAI de faire droit à une telle demande non seulement sur preuve du manquement à un principe de justice naturelle, mais aussi s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire.

[9]  Subsidiairement, il exhorte la Cour à faire exception au principe de la courtoisie judiciaire puisque le fait de suivre l’arrêt Nazifpour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CAF 35, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 31976 (28 juin 2007) [Nazifpour]), qui est venu limiter la portée de l’article 71 de la Loi aux seuls cas où la réouverture d’un appel est justifiée par un manquement aux principes de justice naturelle imputable à la SAI, créerait une injustice dans les circonstances particulières de la présente affaire.

[10]  La seule question à résoudre en l’espèce est celle de savoir si la SAI a commis une erreur révisable en refusant la demande de réouverture d’appel du demandeur en se fondant uniquement sur l’article 71 de la Loi.

[11]  Il n’est pas contesté que cette question doit être examinée sous l’angle de la norme de la décision raisonnable puisqu’il ne fait aucun doute que la considération, par la SAI, d’une demande de réouverture d’appel soulève des questions mixtes de fait et de droit relevant de son expertise (Pham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1251 au para 25). Suivant cette norme de contrôle, la Cour interviendra si la décision en cause ne possède pas, notamment, les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[12]  Bien qu’il s’agisse là d’une norme déférente, je suis néanmoins d’avis, pour les motifs qui suivent, qu’il y a matière à intervenir.

[13]  Le défendeur m’exhorte à rejeter le présent contrôle judiciaire sur la base que l’argument fondé sur l’article 51 des Règles est un argument nouveau, soulevé pour la première fois en contrôle judiciaire. Suivant la jurisprudence de cette Cour, ajoute-t-il, une telle façon de faire n’est pas souhaitable dans la mesure où elle revient à demander à la Cour de prononcer un jugement déclaratoire, ce qui n’est pas son rôle en contrôle judiciaire. Son rôle, en somme, est plutôt, en ce domaine, de contrôler la légalité des décisions prises par des décideurs administratifs jouissant d’une expertise particulière dans leur domaine de compétence respectif, et non de décider à leur place.

[14]  Plus particulièrement, le défendeur m’exhorte à ne pas me prononcer sur l’interaction entre l’article 71 de la Loi et l’article 51 des Règles alors que la SAI n’a pas été appelée à le faire, et donc, à ne pas me prononcer sur ce qui est essentiellement une question d’interprétation relevant d’abord et avant tout de l’expertise de la SAI, sans le bénéfice de la position de cette dernière sur cette question. Il rappelle qu’il faut laisser aux décideurs administratifs la possibilité de se pencher en premier sur une question et de faire connaître leur point de vue, en particulier lorsque la question a trait à leur domaine d’attributions spécialisées.

[15]  Je ne suis pas en désaccord avec ces principes, mais je ne crois pas que nous nous trouvions ici dans une situation commandant, sur cette base, le rejet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

[16]  Il est vrai que la demande de réouverture d’appel, faite sur représentations écrites seulement, ne mentionne pas nommément l’article 51 des Règles, mais elle ne mentionne pas davantage l’article 71 de la Loi. On y retrouve par ailleurs une mention des « articles 43 et ss » des Règles, ce qui laisse croire que le demandeur avait les Règles à l’esprit lorsqu’il a formulé sa demande. Le demandeur y plaide aussi qu’il en allait de l’intérêt de la justice que son appel soit rouvert (Dossier certifié du tribunal à la p 83 au para 42), ce qui laisse croire, encore une fois, qu’il avait les Règles à l’esprit.

[17]  Ce qui est tout à fait clair toutefois, c’est que le demandeur s’adressait à la SAI pour qu’elle fasse revivre son appel, discontinué quelques mois auparavant. Il aurait été certes souhaitable que le demandeur fasse explicitement référence à l’article 51 des Règles, ou même, aussi, à l’article 71 de la Loi, mais qu’il ne l’ait pas fait ne lui est pas fatal à mon sens compte tenu non seulement des références explicites et implicites aux Règles que l’on retrouve à la demande qu’il adressait à la SAI, mais aussi du caractère circonscrit et limité de ladite demande.

[18]  Techniquement, cette demande n’interpellait que l’une et/ou l’autre de deux dispositions de la Loi et des Règles, soit l’article 71 de la Loi, dont l’application, il est vrai, est limitée à des circonstances bien précises (Nazifpour aux para 78, 80), et l’article 51 des Règles, qui semble, à première vue, plus permissif dans la mesure (i) où il s’adresse à « toute personne » qui a interjeté, puis retiré, un appel devant la SAI, ce qui, à première vue toujours, semble viser quelqu’un dans la situation du demandeur, et non au seul « étranger » n’ayant pas quitté le Canada à la suite d’une mesure de renvoi, et (ii) où il permet aussi un rétablissement de l’appel lorsqu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire, et non seulement en cas de manquement à un principe de justice naturelle imputable à la SAI.

[19]  Or, la SAI n’en a considéré qu’une seule. Pourtant, en tant que décideur administratif disposant d’une expertise particulière, elle est présumée connaitre la loi qu’elle a mandat d’appliquer (Agapi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 923 au para 17). Notamment, il y a lieu de présumer qu’elle connaissait aussi les quelques décisions de collègues qui ont appliqué à la fois l’article 71 de la Loi et l’article 51 des Règles à une demande de réouverture d’appel, étant d’avis que l’un intègre l’autre et qu’en conséquence, l’article 51 vient élargir les cas de réouverture d’appel (Andrade c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2014 CanLII 96243 (CA CISR) au para 17 ; Elwinni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CanLII 95521 (CA CISR) aux para 11-12, 18).

[20]  Cette discussion est absente de la décision de la SAI et cela en affecte, à mon sens, l’intelligibilité et la transparence, surtout qu’à première vue, mais sans le décider, le demandeur semble avoir le profil de la personne autorisée, suivant l’article 51 des Règles, à faire une demande de rétablissement d’un appel, soit celui de « toute personne » qui a interjeté appel devant la SAI, mais qu’il l’a ensuite retiré. J’estime en somme que la SAI se devait d’examiner la demande du demandeur selon les deux seules avenues qui s’offraient à elle, et ce, malgré que le demandeur n’ait pas fait de référence explicite, dans ladite demande, à l’article 51 des Règles. Peut-être que l’article 51 des Règles ne s’applique au cas du demandeur, mais nous n’en connaissons pas la raison alors que cette disposition a été appliquée dans d’autres cas mus devant ce même tribunal.

[21]  Le demandeur a été victime d’une erreur judiciaire qui a eu des conséquences importantes sur son statut au Canada. Il s’agit donc d’un cas où, à mon avis, il est impératif que la forme ne l’emporte pas sur le fond. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai mentionné précédemment, la demande de réouverture d’appel en cause ici réfère de façon générale aux Règles et de manière implicite à l’article 51. Cela aurait dû suffire, selon moi, pour amener la SAI à se pencher sur les Règles et à se questionner sur leur impact, s’il en est, sur ladite demande.

[22]  Je précise que jusqu’à maintenant, la question de l’interaction entre l’article 71 de la Loi et l’article 51 des Règles n’a pas fait l’objet d’une réflexion et d’un développement particulièrement approfondis de la part de la SAI. Il semble aussi que cette question ne se soit pas encore posée devant la Cour. Pourtant, cette cohabitation est bien réelle et pose des défis d’interprétation bien réels aussi.

[23]  Toutefois, et conformément à la règle de prudence voulant qu’il soit préférable de laisser à un décideur administratif le soin de se pencher en premier sur une question lorsque celle-ci relève de ses attributions particulières, je vais suivre l’avis du défendeur et m’abstenir d’offrir mon point de vue sur les questions que pose cette cohabitation. Je vais laisser cela, comme il se doit, à la SAI.

[24]  Le défendeur a fait valoir, en supposant que l’article 51 des Règles s’applique au cas du demandeur, qu’il n’était pas nécessairement dans l’intérêt de la justice, vu l’ensemble des circonstances propres à la présente affaire et malgré l’annulation de la condamnation à l’origine de la mesure de renvoi prise à son encontre, qu’il soit fait droit à sa demande de réouverture d’appel. J’en comprends que si tant est que cette disposition s’applique, il n’est pas acquis, selon le défendeur, qu’il y a matière à réouverture d’appel. Il reviendra aussi à la SAI d’apprécier cette question, si elle se pose ultimement, puisqu’elle relève sans aucun doute de son domaine d’expertise. Il s’agit d’une raison additionnelle pour retourner le dossier à la SAI.

[25]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur sera donc accueillie et l’affaire retournée à un autre membre de la SAI pour qu’elle soit considérée de nouveau. 

[26]  À l’audience du présent contrôle judiciaire, j’ai indiqué aux parties que je les inviterais à soumettre une question à certifier si je devais me prononcer sur l’interprétation à donner à l’article 71 de la Loi et à l’article 51 des Règles et sur la façon dont ces deux dispositions doivent interagir entre elles. Comme je ne l’ai pas fait, et que l’affaire est retournée à la SAI pour qu’elle examine aussi la demande du demandeur à l’aulne de l’article 51, je ne vois plus l’utilité de certifier une question.


JUGEMENT au dossier IMM-6577-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration, datée du 12 décembre 2018, refusant de rouvrir l’appel que le demandeur y a logé à l’encontre d’une mesure d’expulsion prononcée contre lui par la Section de l’immigration, est annulée et l’affaire est retournée à la Section d’appel de l’immigration, différemment constituée, pour qu’elle soit considérée de nouveau à la lumière des motifs du présent jugement;
  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6577-18

 

INTITULÉ :

BILAL ABOU EL-HASSAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 juillet 2019

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Joseph Daoura

 

Pour la partie demanderesse

 

Me Pavol Janura

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FERLAND, MAROIS, LANCTOT

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

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