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Date : 20190703

Référence : 2019 CF 884

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2019

En présence de la protonotaire Mireille Tabib, responsable de la gestion de l’instance

ENTRE :

Dossier : T-1632-16

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL

CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC.

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

APOTEX INC.

défenderesse/demanderesse reconventionnelle

ET ENTRE :

Dossier : T-1627-16

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL

CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC.

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

défenderesse/demanderesse reconventionnelle


ET ENTRE :

Dossier : T-1631-16 (T-1639-16)

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL

CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC.

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

TEVA CANADA LIMITÉE

défenderesse/demanderesse reconventionnelle

ET ENTRE :

Dossier : T-1623-16 (T-1624-16)

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL

CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC.

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

PHARMASCIENCE INC. et

LABORATOIRE RIVA INC.

défenderesses/demanderesses reconventionnelles


MOTIFS DE L’ORDONNANCE

[1]  Les demanderesses, appelées collectivement « Lilly » dans les présents motifs, ont entamé des poursuites contre Apotex Inc., Teva Canada Limitée, Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc (ces deux dernières sont appelées collectivement PMS/Riva dans les présents motifs), et contre Mylan Pharmaceuticals ULC, au moyen d’actions indépendantes en contrefaçon de brevets liés à un médicament appelé le tadalafil. Chacune des défenderesses a nié la contrefaçon et présenté une demande reconventionnelle en vue d’obtenir une déclaration d’invalidité des brevets qui leur sont opposés.

[2]  Bien que les actions (sauf celles de PMS/Riva) n’aient pas été réunies, elles ont fait l’objet d’une gestion conjointe d’instances et leur instruction est censée débuter le 2 décembre 2019. Les questions relatives à l’interprétation et à l’invalidité des brevets seront instruites ensemble dans le cadre d’une audience commune, à la suite de quoi les questions de contrefaçon soulevées dans chaque action seront ensuite examinées dans le cadre de quatre audiences distinctes.

[3]  Au début de mars 2019, soit un peu moins de neuf mois avant l’instruction, Lilly a fait part de son intention de modifier chacune de ses actions en vue d’introduire ce qui équivaut à une nouvelle cause d’action à l’encontre de chaque défenderesse. Les requêtes en autorisation de modifier, lesquelles sont contestées, ont été officiellement déposées à la fin d’avril 2019, et elles ont été entendues ensemble en mai 2019.

[4]  Pour les motifs qui suivent, Lilly se verra accorder l’autorisation de modifier ses actes de procédure, comme demandé, mais à la condition que toutes les questions liées à la cause d’action nouvellement ajoutée soient disjointes et instruites uniquement après qu’auront été tranchées les questions relatives à la responsabilité qui se rapportent aux causes d’action existantes.

I.  Faits et historique procédural

[5]  Lilly détient quatre brevets au sujet du médicament appelé le tadalafil, lequel sert à traiter la dysfonction érectile chez les hommes ainsi que d’autres symptômes. Dans les présents motifs, ces indications thérapeutiques sont désignées par le terme « DE ». Lilly vend et commercialise le tadalafil au Canada pour la DE sous le nom de marque Cialis. Le tadalafil peut également servir à traiter l’hypertension artérielle pulmonaire (« HAP »), mais cette utilisation était déjà connue avant le dépôt des brevets relatifs à la DE, et ce composé, pour cette utilisation ou toute utilisation autre que la DE, n’est plus protégé par des brevets.

[6]  Les quatre brevets en cause dans les présentes actions peuvent être décrits de manière succincte :

Le brevet 784, qui a expiré le 11 juillet 2016, concerne l’utilisation du tadalafil pour traiter la DE.

Le brevet 684, qui expirera le 26 avril 2020, concerne l’utilisation d’une forme posologique précise du tadalafil.

Le brevet 948, qui expirera lui aussi le 26 avril 2020, concerne une formulation précise pour le tadalafil.

Le brevet 540, qui expirera le 14 juillet 2023, concerne un procédé précis de fabrication du tadalafil.

[7]  Trois de ces quatre brevets le brevet relatif à l’utilisation (784), le brevet relatif à la forme posologique (684) et le brevet relatif à la formulation (948) ont été inscrits au registre que tient le ministre de la Santé conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC), et ont fait l’objet d’une demande d’interdiction présentée en vertu de ce même règlement contre tous les fabricants de médicaments génériques défendeurs qui sont visés par les présentes actions. Les demandes concernant Apotex et Mylan se sont finalement soldées par des jugements dans lesquels il a été conclu que les allégations d’invalidité du brevet 784 étaient injustifiées, contrairement à celles qui étaient liées à l’invalidité des brevets 684 et 948 (forme posologique et formulation). Une ordonnance interdisant la délivrance d’avis de conformité qui permettraient à ces fabricants de médicaments génériques de vendre du tadalafil pour le traitement de la DE jusqu’à l’expiration du brevet 784 a donc été rendue. Le sort des demandes visant Teva, PMS et Riva a ainsi été scellé sans jugement reprenant les mêmes conclusions.

[8]  Toutes les défenderesses ont obtenu leur AC les autorisant à vendre du tadalafil pour le traitement de la DE le 12 juillet 2016, soit le lendemain de la date d’expiration du brevet 784, et elles ont aussitôt commencé à en vendre pour cette indication thérapeutique. Lilly a engagé rapidement les présentes actions en contrefaçon de ses brevets, en invoquant les brevets 684, 948 et 520 (forme posologique, formulation et procédé) à l’encontre des quatre défenderesses, et le brevet 784 à l’encontre d’Apotex seulement. Cette dernière est la seule des quatre défenderesses qui, avant l’expiration du brevet 784, avait obtenu un AC à l’égard du tadalafil pour l’ancienne indication thérapeutique d’HAP. Dans sa déclaration originale, Lilly a allégué que le tadalafil d’Apotex, théoriquement approuvé pour le traitement de l’HAP, était plutôt vendu, annoncé et utilisé pour la DE, de sorte qu’Apotex contrefaisait le brevet 784 et incitait des tiers à en faire autant.

[9]  Comme il a été mentionné plus tôt, les actions ont été désignées comme des instances à gestion spéciale et, bien que non réunies, elles ont été gérées ensemble. Des ordonnances de disjonction ont été rendues, retranchant les questions de responsabilité et d’indemnisation et reportant les interrogatoires préalables et l’instruction concernant uniquement les questions d’indemnisation à une date ultérieure à l’instruction et au règlement des questions d’invalidité et de contrefaçon. Les parties ont collaboré et elles ont coordonné les interrogatoires préalables des représentants de Lilly et des inventeurs, par souci d’efficacité et de manière à ce qu’ils puissent être utilisés lors de l’instruction commune des questions d’interprétation et d’invalidité. Les interrogatoires préalables sur la question de la contrefaçon ont eu lieu au cours de l’été 2018. Des réponses aux engagements pris ont été fournies en octobre et en novembre 2018. En décembre 2018, les dates d’instruction ont été fixées, et en janvier 2019 des requêtes relatives aux refus ont été instruites et tranchées.

[10]  Lilly allègue qu’elle s’est livrée à cette époque à un examen exhaustif des actes de procédure, ce qui l’a amenée à proposer les modifications en cause dans les présentes requêtes. Elle affirme que ces modifications sont fondées sur des renseignements qui ont été obtenus lors d’interrogatoires préalables et qu’elles permettront de préciser les questions en litige.

II.  Les modifications proposées

[11]  Certaines des modifications que propose Lilly ne sont pas controversées, et il est vrai qu’elles simplifient et précisent les questions en litige. Les effets des modifications proposées auxquelles les défenderesses sont les suivants :

Supprimer toutes les allégations de contrefaçon du brevet 948 (formulation) visant l’ensemble des défenderesses.

Supprimer l’allégation de contrefaçon du brevet 540 (procédé) visant Mylan et PMS/Riva.

Supprimer l’allégation de contrefaçon du brevet 784 (utilisation) en raison de la vente, par Apotex, du tadalafil pour l’HAP.

[12]  Les autres allégations demeurent : l’allégation de contrefaçon du brevet 684 (forme posologique) visant l’ensemble des défenderesses ainsi que l’allégation de contrefaçon du brevet 540 (procédé) visant Apotex et Teva seulement.

[13]  Quant à la modification qui est vivement contestée, elle aurait pour effet d’ajouter une nouvelle allégation de contrefaçon du brevet 784 (utilisation) en raison de la fabrication, de l’importation et du stockage de tadalafil pour la DE, par l’ensemble des défenderesses, avant l’expiration du brevet 784, ainsi que les dommages-intérêts pour contrefaçon découlant de l’entrée hâtive sur le marché.

[14]  Cette nouvelle allégation diffère de l’allégation de contrefaçon du brevet 784 qui ne visait antérieurement qu’Apotex relativement à ses activités de contrefaçon et d’incitation à la contrefaçon par suite de la vente du produit qui avait été approuvée pour l’HAP avant l’expiration du brevet 784. Cette allégation préexistante sera retirée, mais, si la modification est autorisée, toutes les défenderesses devront répondre à une allégation leur reprochant d’avoir fabriqué, importé et stocké du tadalafil pour le traitement de la DE avant l’expiration du brevet 784.

[15]  Cette cause d’action est étroitement liée aux causes d’action déjà invoquées contre les défenderesses, en ce sens qu’elle concerne le même produit que les défenderesses ont commencé à vendre le 12 juillet 2016, lequel est aussi visé par la contrefaçon du brevet 684 reprochée à toutes les défenderesses et la contrefaçon du brevet 540 reprochée à Apotex et Teva. Elle est également liée à la cause d’action invoquée au départ contre Apotex, en ce sens qu’elle porte sur même brevet que celui qui lui avait antérieurement été opposé. Il s’agit toutefois d’une cause d’action nouvelle, qui vise toutes les défenderesses. En fait, elle se rapporte à un tout nouveau brevet opposé à toutes les défenderesses, sauf Apotex; elle vise une conduite reprochée à toutes les défenderesses, y compris Apotex, qui ne faisait auparavant l’objet d’aucune allégation.

III.  Les objections des défenderesses

[16]  Les défenderesses s’opposent à l’ajout de la nouvelle cause d’action concernant le brevet 784 au motif qu’il ne s’agit pas d’une cause d’action valable. Certaines défenderesses soulèvent des questions qui concernent précisément les allégations proposées qui les visent, par exemple l’absence de faits substantiels suffisants dans l’acte de procédure proposé et le fait que certaines allégations de fait dont dépourvues de fondement factuel ou sont impossibles à prouver. Enfin, les défenderesses font toutes valoir que, en tout état de cause, la modification est irrégulièrement tardive, parce qu’elle est proposée après que les parties se sont engagées dans une voie qui ne peut pas être changée, et qu’elle leur causerait un préjudice qui ne peut pas être indemnisé au moyen de dépens.

[17]  Il n’y a pas de contestation entre les parties quant au droit applicable aux requêtes en modification, et il n’est pas nécessaire que je fasse un survol de la jurisprudence applicable dans les présents motifs. Il incombe à Lilly d’établir qu’il y a lieu de faire droit à ses modifications. La démonstration que l’une quelconque des objections formulées par les défenderesses est justifiée entraînera le refus de l’autorisation de modifier.

IV.  Analyse

A.  Les modifications révèlent-elles une cause raisonnablement défendable?

[18]  Les quatre défenderesses soutiennent essentiellement qu’étant donné que le brevet 784 est un brevet d’« utilisation » qui se rapporte à un composé connu, il est impossible d’établir la contrefaçon du brevet par rapport à leur produit, même s’il a été conçu pour être vendu et utilisé pour le traitement de la DE, car il ne peut être établi qu’au cours de la période de validité du brevet les patients en ont fait une utilisation constituant une contrefaçon. Elles affirment qu’aucune d’elles n’a vendu ou ne pouvait vendre son produit au Canada avant l’expiration du brevet 784, et qu’il est impossible de prouver la contrefaçon de ce brevet, car, après la date d’expiration, l’utilisation du tadalafil pour le traitement de la DE n’était plus protégée par brevet.

[19]  Les défenderesses soulèvent un argument intéressant, mais il ne s’agit pas d’un argument antérieurement retenu par les tribunaux dans le contexte de faits semblables, et la Cour estime qu’il n’est pas évident et manifeste que la nouvelle allégation proposée ne pourra pas être prouvée.

[20]  Les défenderesses fondent leur argument sur des principes et des commentaires incidents de nature générale qui sont tirés de cinq décisions judiciaires, dont aucune n’est tout à fait pertinente. Elles commencent leur analyse par la description et le libellé qu’emploient toutes les parties pour le brevet 784, à savoir qu’il s’agit d’un brevet d’« utilisation », et elles passent ensuite par défaut à la décision rendue par notre Cour dans Solvay Pharma c Apotex 2008 CF 308, au paragraphe 136, qui, disent‑elles, énonce le principe voulant que la contrefaçon d’une revendication d’« utilisation » exige qu’un acte de contrefaçon soit exécuté par le contrefacteur direct, conformément à l’arrêt de principe Weatherford Canada Limited et al. c Corlac Inc. 2011 CAF 228, au paragraphe 162. Elles terminent leur argument en invoquant Bristol‑Myers Squibb Canada et al. c Apotex Inc. 2017 CF 1061, où la Cour fédérale a à leur avis suivi la même démarche pour évaluer la contrefaçon de revendications de compositions pharmaceutiques destinées au traitement de certains troubles. Elles soutiennent qu’il s’agit essentiellement de revendications d’« utilisation » présentées sous une forme différente. À leur avis, Bristol‑Myers Squibb justifie le recours à la même démarche (laquelle consiste à exiger une preuve d’utilisation contrefaisante directe par un utilisateur final), « de façon à ne pas élargir davantage le monopole des titulaires de brevet en transformant tous les brevets pharmaceutiques en des brevets composés, ce qui signifie que le breveté aurait le monopole du médicament en soi, même s’il n’est pas protégé par le brevet » (Bristol‑Myers Squibb, précitée, au paragraphe 33).

[21]  Les défenderesses soutiennent que certains extraits de l’arrêt Monsanto Canada Inc. c Schmeiser 2004 CSC 34, de la Cour suprême, étayent plus encore leur thèse. Elles citent des parties du paragraphe 49 selon lesquels la question est de savoir [TRADUCTION] « ce que le défendeur fait, et non ce qu’il entend faire » pour appuyer leur argument portant qu’il est peu pertinent qu’elles aient pu, avant l’expiration du brevet 784, fabriquer, posséder ou stocker du tadalafil pour qu’il serve un jour à traiter la DE, car aucune contrefaçon n’a réellement eu lieu (par suite de l’utilisation du produit par un patient au cours de la période de validité du brevet). Elles se fondent sur la définition du mot « exploitation » que l’on trouve aux paragraphes 35 et 36 de l’arrêt Monsanto et qui se présente sous la forme de la question suivante : « [L]es activités du défendeur ont-elles privé l’inventeur, en tout ou en partie, directement ou indirectement, de la pleine jouissance du monopole conféré par la loi? » Là encore, étant donné qu’aucune utilisation ne pouvait être faite du tadalafil qu’elles possédaient avant l’expiration du brevet 784, leur simple possession du composé ne pouvait constituer une contrefaçon. Enfin, elles invoquent MediaTube Corp. c Bell Canada 2017 CF 6, au paragraphe 223, pour montrer qu’il ne peut pas y avoir de contrefaçon par possession si les actes décrits dans le brevet (p. ex., l’utilisation réelle pour la DE par un patient, en l’espèce) ne sont pas accomplis parce qu’on ne tire pas avantage de l’invention présumée (l’utilisation pour la DE, par opposition à la composition elle-même).

[22]  La Cour ne doute aucunement qu’il est possible d’invoquer une défense raisonnablement plausible quant au fait de savoir si la fabrication ou la possession, aux fins de ventes éventuelles, d’un produit destiné à une utilisation particulière constitue une contrefaçon d’une revendication relative à [traduction] « un composé pour » cette utilisation particulière lorsqu’il est clair que les ventes et l’utilisation du produit n’auraient lieu qu’après l’expiration du brevet. Cependant, la Cour n’est pas convaincue que les décisions citées par les défenderesses étayent cette défense, et encore moins qu’elles sont déterminantes en l’espèce.

[23]  Les défenderesses appuient leur argument sur l’élimination d’une quelconque distinction entre les revendications visant [TRADUCTION] « une composition pour utilisation dans le traitement de » et celles visant une [TRADUCTION] « utilisation d’une composition dans le traitement de », et sur le fait d’assimiler toutes les revendications limitées à l’utilisation à des revendications visant l’utilisation, par un patient, d’une composition pharmaceutique. Si cette assimilation est admise, il s’ensuit que toute contrefaçon des revendications du brevet 784 par des fabricants de médicaments génériques doit être forcément faite par incitation et, pour reprendre le critère tripartite énoncé dans l’arrêt Weatherford, cela exige obligatoirement qu’il y ait une utilisation contrefaisante de la part de l’utilisateur final du produit.

[24]  Toutefois, dans certaines décisions, l’existence d’une différence a été reconnue entre les deux sortes de revendications. Selon ces décisions, un fabricant de produits pharmaceutiques ne peut contrefaire directement une revendication relative à l’utilisation d’un composé pour le traitement d’un trouble, et la contrefaçon d’une telle revendication doit nécessairement être fondée sur une incitation. Or, il a aussi été reconnu dans ces décisions que les revendications visant [traduction] « une composition pour utilisation dans le traitement de » peuvent être interprétées comme revendiquant un produit précis, et elles peuvent donc être directement contrefaites par un fabricant de médicaments génériques. L’arrêt AB Hassle et al c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être) 2002 CAF 421, de la Cour d’appel fédérale, qui a été cité et suivi dans les deux décisions Solvay Pharma et Bristol‑Myers Squibb, précitées, en est un bon exemple. Au paragraphe 5 de son arrêt, la Cour d’appel décrit le brevet en litige en ces termes :

Le brevet 668 de Hassle contient trois revendications, portant chacune sur l'utilisation d'un composé, l'oméprazole, de la manière suivante :

1. Pour la fabrication d'un médicament pour le traitement des infections à Campylobacter.

2. Pour le traitement des infections à Campylobacter.

3. Une préparation pharmaceutique destinée à être utilisée dans le traitement des infections à Campylobacter.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  La Cour d’appel fédérale résume ensuite, aux paragraphes 12 à 14, les principales conclusions qu’a tirées le juge du procès au sujet de la contrefaçon directe :

12  Dans sa décision, le juge O'Keefe a tiré quatre conclusions de fait. Premièrement, il a conclu qu'il n'y avait aucune preuve qu'Apotex contreferait directement le brevet 668 des appelantes. De l'avis du juge O'Keefe, les appelantes n'avaient pas réussi à fournir la preuve d'une contrefaçon de la première revendication, qui vise un droit exclusif d'utilisation de l'oméprazole pour la fabrication d'un médicament destiné au traitement des infections à Campylobacter. Par conséquent, selon la première revendication, le médicament fabriqué par Apotex ne relève du domaine exclusif du breveté que s'il est fabriqué pour le traitement des infections à Campylobacter; or, Apotex allègue dans l'avis d'allégation qu'elle ne fabrique pas le médicament en vue de cette utilisation limitée.

13  S'agissant de la deuxième revendication, le juge des requêtes a conclu que les appelantes avaient admis qu'Apotex, en tant que société, ne peut utiliser l'oméprazole pour traiter une infection à Campylobacter. Il s'ensuit qu'Apotex ne contrefait et ne contrefera pas directement la deuxième revendication du brevet 668.

14  En ce qui a trait à la troisième revendication, le juge a conclu qu'elle était limitée par les mots « destinée à être utilisée dans le traitement des infections à Campylobacter ». Les préparations pharmaceutiques d'oméprazole qui sont utilisées pour d'autres usages que le traitement des infections à Campylobacter ne contreferaient donc pas le brevet 668.

[Non souligné dans l’original.]

[26]  Ces conclusions n’étaient pas visées par l’appel, lequel portait plutôt sur les conclusions de fait et de droit liées à la contrefaçon indirecte et sur la question de savoir si, en droit, il était nécessaire de montrer qu’Apotex, de par ses actes, était elle-même impliquée dans les actes de contrefaçon commis par des tiers. C’est dans ce contexte que la Cour d’appel fédérale, dans AB Hassle, a fait les remarques incidentes que la Cour a citées dans Bristol‑Myers Squibb, précitée, quant à l’importance d’appliquer correctement le critère relatif à l’incitation à la contrefaçon afin de ne pas élargir artificiellement le monopole détenu par les titulaires de brevet en transformant tous les brevets pharmaceutiques en brevets de composition.

[27]  En fait, dans Bristol‑Myers Squibb qu’invoquent les défenderesses, la Cour reconnaît l’existence d’une distinction entre les revendications d’utilisation pures et les revendications de composés « pour utilisation ». La décision, rendue dans le contexte d’une demande d’ordonnance d’interdiction présentée en vertu de la version antérieure du Règlement AC, concernait une requête en rejet présentée en vertu de l’alinéa 6(5)b). La Cour décrit dans ses motifs les revendications indépendantes du brevet comme suit : « La revendication 16 vise [TRADUCTION] ‘[l]’utilisation de l’aripiprazole dans le traitement, ou la production de médicaments efficaces dans le traitement, d’un trouble du système nerveux central […]’ » et « [l]a revendication 36 vise [TRADUCTION] ‘[u]ne composition pharmaceutique comprenant l’aripiprazole, et un diluant ou un excipient acceptable, à utiliser dans le traitement d’un trouble du système nerveux central […]’. » Or, après repris le libellé de ces deux revendications indépendantes, la Cour ne mentionne ensuite plus la revendication 16 dans son analyse. Cette incongruité explique peut-être pourquoi le jugement a été infirmé sur consentement en appel (décision inédite, jugement de la Cour d’appel fédérale dans le dossier no A‑386‑17, daté du 25 janvier 2018). Toutefois, cette incohérence n’importe guère pour les besoins de la présente analyse, car la revendication 16 inclut des revendications relatives à l’utilisation directe de la composition ainsi qu’à son utilisation dans un médicament à utiliser dans un traitement. Le fait pour la Cour d’avoir scindé son analyse en deux volets distincts « A. Preuve de la contrefaçon directe » et « B. Preuve de l’incitation à la contrefaçon » ‑ est particulièrement important.

[28]  Dans son analyse de la contrefaçon directe, la Cour examine si le produit qu’Apotex avait l’intention de fabriquer était indiqué ou serait approuvé pour l’utilisation brevetée, et elle conclut, au paragraphe 27 :

[...] En termes simples, si Apotex ne fabrique pas l’apo‑aripiprazole pour les utilisations revendiquées, mais plutôt pour l’utilisation non revendiquée, il ne peut y avoir de contrefaçon directe de la revendication 16.

[29]  Dans Bristol‑Myers Squibb, la Cour a donc examiné la possibilité que la contrefaçon directe pouvait être établie par la fabrication d’un produit pour une utilisation revendiquée, indépendamment de toute incitation à la contrefaçon. Ce n’est que dans le second volet de l’analyse, axé sur l’incitation à la contrefaçon, que la Cour applique le critère tripartite établi dans Weatherford, lequel exige la preuve d’un acte de contrefaçon exécuté par un contrefacteur direct, et qu’elle fait référence aux préoccupations de principe exprimées dans AB Hassle quant à l’élargissement artificiel d’un monopole sur un composé. La décision rendue dans Bristol‑Myers Squibb n’étaye pas l’assimilation et l’application du critère tripartite de l’incitation aux revendications rédigées sous la forme d’une « composition pour utilisation ».

[30]  Le fait que les défenderesses invoquent Solvay Pharma, précitée, n’est d’aucune aide. Le paragraphe qu’elles citent (le paragraphe 136) peut être considéré, de façon générale, comme énonçant le critère à appliquer pour établir la « contrefaçon d’une revendication d’utilisation », mais il est évident que la Cour n’avait pas l’intention d’élargir le critère à la contrefaçon directe de revendications de produit limitées à l’utilisation. En fait, seules deux revendications étaient en cause dans l’affaire Solvay Pharma. Elles sont énoncées au paragraphe 26 de la décision, et les deux sont formulées comme suit : « L’utilisation de la composition pharmaceutique […] pour la régulation de [un trouble] » et « [l]’utilisation de la composition pharmaceutique […] pour le traitement de [un trouble]. » L’unique mode de contrefaçon allégué ou examiné dans ces motifs était l’incitation à la contrefaçon.

[31]  Il vaut également la peine de souligner qu’au Canada les tribunaux ont examiné et interprété dans le passé des revendications formulées sous la forme d’une « composition pour utilisation dans le traitement de […] », ou une « revendication de type ‘suisse’ », dans le but de déterminer leur validité au vu de l’interdiction jurisprudentielle contre le brevetage de revendications relatives à des méthodes de traitement médical (voir Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 259, et les jugements cités au paragraphe 143 de cette décision). La Cour a conclu dans bon nombre de ces jugements que de telles revendications peuvent être interprétées comme revendiquant des « produits vendables » et être valides. Il est clairement possible de faire valoir qu’une revendication relative à un produit vendable peut être directement contrefaite par la fabrication, l’importation ou le stockage de ce produit, même s’il n’y a pas eu de vente ou si un consommateur ne l’a pas utilisé.

[32]  En fait, même s’il est précisé dans Monsanto qu’une simple possession n’est pas toujours assimilable à une contrefaçon et que, en règle générale, l’intention n’a rien à voir avec la contrefaçon, cet arrêt reconnaît clairement aussi que la possession d’un produit breveté « dans le but d’en faire le commerce » ou dans le cadre d’un commerce peut être assimilable à une utilisation contrefaisante (voir l’analyse présentée aux paragraphes 52 à 56).

[33]  Dans la mesure où l’on peut raisonnablement affirmer que les revendications invoquées du brevet 784 s’appliquent à des produits vendables (et les défenderesses n’ont pas dit que, sur le plan de l’interprétation, elles ne le pouvaient pas), la Cour est convaincue qu’il est possible d’établir une cause raisonnablement défendable en faveur d’une contrefaçon directe au moyen de l’importation, de la fabrication ou du stockage de ce produit, en l’absence d’une allégation selon laquelle un contrefacteur direct a fait une utilisation contrefaisante du produit.

B.  Les modifications proposées comportent-elles suffisamment de faits substantiels pour étayer les causes d’action alléguées?

[34]  Selon Apotex et Mylan, même si l’on peut reconnaître que la contrefaçon directe du brevet 784 peut être prouvée sans qu’un patient en fasse une utilisation contrefaisante, certaines des modifications proposées devraient être rejetées parce qu’elles ne comportent pas suffisamment de faits substantiels.

[35]  Mylan, en particulier, soutient que les allégations d’importation et de stockage avant l’expiration du brevet sont de simples conclusions de fait, sans détails suffisants, et ne sont rien de plus que des inférences fondées sur la date de sa première vente du tadalafil, et que l’allégation de stockage ne couvre pas suffisamment la manière dont les activités reprochées ont porté atteinte au monopole de Lilly. La Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’allégation de stockage de Lilly peut, sans plus, être considérée comme une allégation de possession à des fins de ventes commerciales. Comme nous l’avons vu plus tôt, l’arrêt Monsanto de la Cour suprême étaye la conclusion qu’une telle conduite peut révéler une cause d’action raisonnable. La Cour estime également que, dans la mesure où les allégations d’importation et de possession pour ventes commerciales avant l’expiration du brevet sont fondées sur des inférences qui découlent de la date de première vente, des pratiques commerciales décrites dans les extraits de l’interrogatoire préalable de Mylan auxquels Lilly a renvoyé pour appuyer sa requête, ainsi que du fait que Mylan a clairement commencé des activités de ventes commerciales le lendemain de la date d’expiration du brevet, il est également possible de faire valoir de manière raisonnable que ces allégations permettent suffisamment d’étayer les conclusions demandées.

[36]  Mylan, à l’instar d’Apotex, conteste également certaines des conclusions plus générales de nature péremptoire ou déclaratoire énoncées dans l’acte de procédure modifié proposé, faisant valoir que la preuve produite à l’interrogatoire préalable ne les étaye pas. Comme la Cour a décidé que les modifications proposées révèlent de façon générale une cause raisonnablement défendable, ce serait un gaspillage de temps que de lui demander de décortiquer les détails des termes employés pour décrire cette cause d’action dans le but de supprimer de manière très précise un mot par‑ci par-là ou de prescrire comment elle devrait être libellée. Si les défenderesses croient que la formulation des modifications proposées est ambiguë ou obscure, elles pourront demander des précisions au moment opportun.

[37]  Apotex et Mylan soutiennent toutes deux que les modifications proposées, à savoir que leurs comprimés censément contrefaisants ont les mêmes taille, forme et couleur que les comprimés de Cialis de Lilly, ne révèlent aucune cause d’action raisonnable, car Lilly a retiré les allégations antérieures de violation de marque de commerce et de commercialisation trompeuse fondées sur de ces allégations. La Cour estime que l’on peut faire valoir de manière raisonnable que ces allégations étayent l’argument de Lilly selon lequel les produits en cause sont un « produit vendable » pour le traitement de la DE.

[38]  Enfin, Mylan s’oppose à l’ajout proposé de dommages-intérêts majorés ou punitifs, reposant sur la délivrance d’une ordonnance d’interdiction concernant le brevet 784. L’argument de Mylan est convaincant, mais, étant donné qu’il n’y a aucune allégation ou insinuation portant que la conduite de Mylan a enfreint l’ordonnance d’interdiction, les catégories qui englobent ce qui constitue une conduite justifiant l’attribution de dommages-intérêts punitifs ou majorés demeurent ouvertes. La Cour estime qu’il n’est pas évident et manifeste que l’acte consistant à se livrer à une conduite contrefaisante, si elle est établie dans ce contexte particulier, ne pourrait être considéré comme le [traduction] « quelque chose de plus » qui est exigé pour donner lieu à des dommages-intérêts punitifs. De plus, les allégations sont clairement circonscrites et ont peu de chance de donner lieu à des interrogatoires préalables prolongés ou abusifs.

C.  La présentation tardive des modifications est-elle susceptible de causer un préjudice?

[39]  Comme nous l’avons vu plus tôt, les modifications contestées ajouteraient une cause d’action tout à fait nouvelle, moins de neuf mois avant l’instruction. La Cour ne rejettera pas à la légère une autorisation de modification visant à soulever une cause d’action défendable, pas plus qu’elle ne permettra à une partie de nuire au bon déroulement d’un litige, de le gêner ou de le retarder à cause de l’ajout, à la dernière minute, de nouvelles causes d’action, surtout quand celles-ci sont le fruit d’une conduite délibérée ou négligente. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel dans Bristol‑Myers Squibb Company et al c Apotex Inc et al, 2011 CAF 34, au paragraphe 37 :

Ces affaires complexes de propriété intellectuelle, où les enjeux sont extrêmement élevés, sont soumises à des règles de procédure qui visent à assurer l’équité et l’efficacité du procès, ainsi que la communication intégrale et opportune des éléments de preuve. La non‑divulgation, le manque d’éclaircissements ou l’inaction délibérée pour des raisons d’ordre stratégique, comme cela a été le cas en l’espèce selon la protonotaire et la juge de la Cour fédérale, démontrent un manque de respect à l’égard des règles applicables et de leur objet. Ceux qui ne respectent pas les règles et leur objet ne peuvent guère s’attendre à ce que les tribunaux leur fassent bon visage lorsqu’ils leur demandent d’exercer en leur faveur le pouvoir discrétionnaire que les règles leur confèrent.

[40]  En l’espèce, il faudra pour rendre justice aux parties mettre en balance le droit substantiel et procédural légitime des parties, les unes par rapport aux autres et par rapport à l’intérêt du public envers l’utilisation judicieuse et efficace des ressources de la Cour. Le caractère opportun de la requête ainsi que la conduite des parties qui a précédé les modifications sont des facteurs pertinents dont il faut tenir compte.

[41]  La Cour ne souscrit pas à l’opinion des défenderesses selon laquelle Lilly s’est livrée à une conduite répréhensible ou abusive, a tardé irrégulièrement à proposer ses modifications ou a décidé stratégiquement de [traduction] « se tapir dans l’ombre » pour tirer un avantage tactique de modifications tardives. Cependant, la Cour ne souscrit pas non plus à l’argument de Lilly selon lequel les modifications ont été présentées en temps opportun.

[42]  Lilly aurait pu déduire, à partir de renseignements auxquels lu public a accès, que les défenderesses importaient, fabriquaient ou stockaient peut-être avant l’expiration du brevet 784 les produits qu’elles ont finalement vendus pour la DE, mais au gré des étapes de la présente instance, certaines hypothèses se sont révélées être des faits pouvant établir une cause raisonnablement défendable. Au vu du dossier qui lui a été présenté dans le cadre de la présente requête, la Cour est convaincue que Lilly était au courant de faits suffisants pour former le fondement de la nouvelle cause d’action proposée dès l’automne de 2018, et probablement même au cours de l’été 2018. Rien n’indique que Lilly n’a délibérément rien fait pour faire valoir ses droits, mais le fait de ne pas avoir agi plus tôt dénote qu’elle n’a pas évalué les faits avec la diligence voulue pour déterminer si elle pouvait et devait invoquer une cause d’action en résultant. Aucun argument n’a été présenté selon lequel les défenderesses auraient dissimulé ou retardé la capacité qu’avait Lilly de mettre au jour les faits pertinents. Dans les circonstances, il faudrait que les conséquences préjudiciables du retard de Lilly, dans la mesure où elles ne peuvent pas être évitées ou atténuées, retombent sur elle plutôt que sur les défenderesses.

[43]  Même en supposant que les interrogatoires préalables sur la nouvelle cause d’action ont une portée minimale ou pourraient être restreints en raison des interrogatoires préalables qu’Apotex a déjà tenus au sujet du brevet 784, s’attendre à ce qu’une défenderesse puisse répondre à la nouvelle cause d’action invoquée relativement à la contrefaçon du brevet et qu’elle soit prête à procéder à l’instruction dans une période de moins de neuf mois serait sans précédent. Il est manifestement déraisonnable de demander à une défenderesse de le faire au moment même où le délai dont elle dispose pour se préparer à l’instruction d’une action en contrefaçon de brevet est relativement serré. Le retrait des allégations relatives à un ou deux brevets antérieurement en litige pourrait alléger en partie les préparatifs concernant le procès existant et dégager un peu de temps pour répondre à la nouvelle cause d’action, mais la perturbation que causerait la modification tardive l’emporte clairement sur l’allègement quelconque que procurerait le retrait des questions relatives à certains des brevets.

[44]  Lilly a tenté de minimiser l’importance des préparatifs nécessaires pour répondre à la nouvelle cause d’action en soulignant qu’Apotex a déjà mis en place une demande reconventionnelle à l’égard de l’invalidité du brevet 784 et que les autres défenderesses ont débattu de ce brevet dans le contexte d’une instance d’interdiction engagée en vertu du Règlement AC. Ces tentatives sont malavisées.

[45]  Les choix et les stratégies d’instance d’Apotex au sujet du brevet 784 étaient dictés en fonction des actes de contrefaçon précis qui lui sont reprochés. On ne peut présumer que, face à une allégation de contrefaçon pour une conduite différente, elle aurait fait les mêmes choix. De plus, la modification proposée porte sur la revendication 23 du brevet 784, qui a trait au conditionnement; cette revendication, à première vue, est d’une nature différente de celle des autres revendications invoquées et elle n’a jamais été débattue entre les parties. En ce qui concerne les défenderesses autres qu’Apotex, il n’est pas tout à fait juste de dire qu’elles ont toutes débattu du brevet 784 dans le contexte d’une instance d’interdiction. Dans le cas de Teva, de PMS et de Riva, l’instance a été suspendue ou les délais ont été prorogés, sur consentement, en attendant l’issue des demandes d’Apotex et de Mylan, et les parties n’ont jamais atteint le stade de l’échange de preuves d’experts. Quoi qu’il en soit, les stratégies adoptées dans le contexte du processus de demande sommaire prévu par la version antérieure du Règlement AC peuvent être nettement différentes de celles qui conviennent à des actions en contrefaçon à part entière. Il n’est pas juste non plus d’exiger des défenderesses qu’elles consentent rétroactivement à être liées et guidées par les stratégies d’instance d’Apotex. L’équité exige qu’elles aient la possibilité d’évaluer par elles-mêmes la stratégie de défense adoptée par Apotex et le temps voulu pour mettre en œuvre une stratégie qui pourrait différer de celle d’Apotex. Autoriser les modifications proposées dans l’optique de les faire instruire en décembre 2019 n’accorde manifestement pas aux défenderesses un temps suffisant ou raisonnable pour le faire et cela perturberait considérablement leurs préparatifs. La Cour estime que le fait d’autoriser les modifications pour que les questions de responsabilité qui en découlent puissent être instruites en décembre 2019 causerait aux défenderesses un préjudice qui ne saurait être indemnisé au moyen de dépens.

[46]  Cette conclusion ne signifie toutefois pas qu’il faut refuser les modifications s’il est possible de mettre en œuvre d’autres moyens procéduraux pour éviter ce préjudice et protéger les droits de toutes les parties.

[47]  Retarder l’instruction afin de donner aux défenderesses du temps pour produire une défense adéquate contre la nouvelle cause d’action, comme Lilly l’a suggéré tardivement, n’est ni pratique ni dans l’intérêt de la justice. Planifier l’instruction de ces actions sous la forme d’une audience commune sur les questions d’interprétation et d’invalidité, suivie de quatre audiences distinctes sur les questions de contrefaçon pendant une période totale de huit semaines, et ce, en tenant compte du nombre des parties en cause et de l’échéancier des procès auxquels prenaient part leurs avocats dans d’autres affaires, n’a pas été une mince affaire. Un ajournement à ce stade‑ci retarderait de façon inacceptable l’instruction des éléments du litige qui sont essentiellement prêts pour instruction depuis plusieurs années. La récente proposition de Lilly visant à ajourner simplement le procès à l’automne 2020 tient présomptueusement pour acquis que l’on peut faire apparaître des dates de disponibilité communes entre la Cour et les parties en vue de répondre à ses besoins, alors que des tentatives antérieures en ce sens ont échoué. En fait, en tant que responsable la gestion de l’instance, la soussignée sait que la demande de Lilly pour que le procès ait lieu le plus tôt possible a été favorisée par rapport aux défenderesses, qui auraient préféré un échéancier moins serré, parce qu’il était impossible de trouver en 2020 des dates qui convenaient au calendrier de la Cour et aux disponibilités des parties.

[48]  Lors d’une téléconférence relative à la gestion de l’instance visant à fixer la date pour l’audition des requêtes en modification, la Cour a évoqué la possibilité de reporter toutes les nouvelles questions de responsabilité et d’indemnisation liées au brevet 748 jusqu’à l’étape d’indemnisation déjà disjointe des procès, à supposer que la Cour conclue que les modifications proposées révèlent une cause d’action défendable.

[49]  Bien que les défenderesses aient vivement soutenu qu’il fallait simplement refuser les modifications, aucune d’elles n’a donné de raisons pour lesquelles le fait d’autoriser les modifications, à la condition que les interrogatoires préalables et les enjeux qui y sont soulevés soient disjoints de manière à les rattacher à toute question d’indemnisation y afférente ne pouvant être tranchée à la fin de la première étape de l’action, pourrait leur causer un préjudice.

[50]  En fait, refuser l’autorisation de modifier n’aurait pas pour effet d’écarter les menaces de litiges entourant le brevet 784 qui planent sur les défenderesses, comme l’ont laissé entendre certaines de ces défenderesses. Comme la Cour a décidé que les modifications proposées soulevaient une cause d’action raisonnable, rien n’empêcherait Lilly, si l’autorisation de modifier n’était pas accordée, de reprendre exactement la même allégation dans le cadre d’une nouvelle action. Cette action pourrait franchir les étapes des interrogatoires préalables et du procès dans à peu près le même délai que le volet « indemnisation » des présentes actions. Le temps, les efforts et les dépenses que les parties ont déjà consacrés aux interrogatoires préalables dans le cadre de ces actions et qui peuvent être pertinents pour la question soulevée dans les modifications proposées seraient toutefois perdus, sauf si les parties s’entendaient pour renoncer à la règle de l’engagement implicite et étaient en mesure de faire un usage obligatoire des éléments de preuve obtenus lors des interrogatoires préalables tenus dans les présentes actions pour les besoins des nouvelles. La Cour prévoit qu’à défaut d’une telle entente, il y aura de nombreux affrontements procéduraux sur la question de savoir ce qui peut être utilisé équitablement ou non, ce qui peut être considéré comme exécutoire pour l’autre partie ou ce qui peut être interprété comme un abus du processus judiciaire. Les conclusions de fait tirées dans le cadre du volet « responsabilité » des actions en instance qui peuvent être pertinentes pour la nouvelle action seraient bien sûr exécutoires dans de futurs litiges opposant les mêmes parties, mais qu’en serait‑il des éléments de preuve produits à l’instruction de ces actions qui peuvent se révéler pertinents pour la nouvelle cause d’action, mais qui n’ont pas pris la forme d’une conclusion de fait particulière? À la seconde étape d’une action disjointe, ces éléments de preuve peuvent être utilisés, mais ne pourraient l’être dans une instance distincte mais connexe, même entre les mêmes parties.

[51]  Comme nous l’avons souligné plus tôt dans les présents motifs, bien qu’elles soulèvent une nouvelle cause d’action, les modifications proposées ont un lien très étroit avec les faits qui sont en litige dans les présentes actions. Forcer Lilly à présenter sa nouvelle allégation de contrefaçon dans le cadre d’une action distincte au lieu de lui permettre de modifier à certaines conditions les actions en instance risque non seulement gaspiller un travail déjà accompli, mais aussi de susciter une autre controverse, tout à fait évitable, à l’égard des questions de procédure et de preuve. Lui accorder l’autorisation de modifier sous réserve de disjonction, en revanche, permet à toutes les parties intéressées d’utiliser efficacement leurs ressources.

[52]  Pour sa part, Lilly a fait valoir que le fait d’imposer une condition de disjonction à ses modifications lui serait préjudiciable, car cette mesure retarderait d’environ six ans l’instruction de cette cause d’action. Elle fonde son argument sur les modalités des ordonnances de disjonction, dans leur version actuelle, selon lesquelles les interrogatoires préalables sur des questions liées uniquement aux questions d’indemnisation disjointes ne peuvent avoir lieu avant que soient tranchées les questions de responsabilité, y compris les appels y afférents. Lilly suppose donc que la Cour devrait consacrer au moins deux ans avant de pouvoir se prononcer sur le volet « responsabilité », y compris les appels et toute autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême, et qu’il faudrait prévoir un délai supplémentaire de deux ans et demi à trois ans pour que l’on puisse instruire les autres questions disjointes.

[53]  Dans les circonstances, les suppositions de Lilly ne sont pas justifiées. Étant donné que l’allégation qu’elle fonde sur le brevet 784 ne dépend pas du règlement des questions de responsabilité concernant les autres brevets, rien ne justifie de retarder le début des interrogatoires préalables relatifs à cette revendication à une date postérieure à la fin des procès relatifs aux actions en instance. Comme certaines des défenderesses l’ont fait remarquer dans leurs observations, la nature des nouvelles allégations proposées par Lilly, qui sont axées sur la manière dont les activités menées par les défenderesses avant l’expiration ont pu porter atteinte à son monopole et qui comportent des dommages-intérêts pour contrefaçon découlant de l’entrée hâtive sur le marché - pour des actes de contrefaçon accomplis avant l’expiration du brevet 784, mais causant des pertes après l’expiration-, peut fort bien exiger que l’on considère de manière différente les avantages qu’il y a à disjoindre les questions de responsabilité et de contrefaçon qui s’appliquent à ce brevet. Les pertes ou les profits attribuables à la contrefaçon alléguée du brevet 784 peuvent chevaucher ceux qui sont attribuables à la contrefaçon alléguée des brevets 684 ou 540. Il se peut donc fort bien qu’en raison de l’ajout de cette nouvelle allégation il faille revoir la modalité limitant les interrogatoires préalables sur les questions d’indemnisation qui se rapportent à tous les brevets jusqu’à l’épuisement de tous les appels.

[54]  La Cour signale également que, même si elle en venait à souscrire aux arguments de Lilly selon lesquels cette dernière subirait un préjudice si la Cour n’autorisait ses modifications qu’à la condition qu’elle soient débattues et jugées après le procès actuellement prévu, le prétendu préjudice n’est pas pire que celui que subiraient les défenderesses si elles étaient forcées de procéder à l’instruction des nouvelles questions en litige à partir de décembre 2019. Comme nous l’avons indiqué plus tôt, dans les circonstances, étant donné que Lilly est la partie dont le manque de diligence a été la cause des modifications tardives, l’équité commande qu’elle soit être la partie qui supporte le préjudice ne pouvant être atténué ou évité.

[55]  Enfin, même si la Cour est d’avis qu’il serait plus efficace, moins coûteux et moins susceptible de mener à des débats stériles en matière de procédure ou de preuve d’ajouter la nouvelle allégation de Lilly à l’action existante, même si cela signifie qu’il faudrait en débattre à une date postérieure à la date déjà arrêtée pour le procès, Lilly peut opter pour une voie différente. Si Lilly considère que les conditions imposées pour permettre d’apporter des modifications sont trop contraignantes, elle peut décider de renoncer à donner suite à l’autorisation accordée, et formuler son allégation dans le cadre d’une nouvelle action. La Cour ne peut forcer Lilly à apporter une modification ni l’empêcher d’intenter une nouvelle action pour alléguer une nouvelle cause d’action. La Cour ne peut qu’imposer la disjonction comme condition à l’autorisation de modifier, de façon à éviter aux défenderesses de subir un préjudice dans les présentes actions.

V.  Dépens

[56]  Les parties ayant eu partiellement gain de cause, les dépens suivront l’issue de la cause.

« Mireille Tabib »

Responsable de la gestion de l’instance

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de juillet 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :

T‑1632‑16, T‑1627‑16, T‑1631‑16 et T‑1623‑16

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY ET AL. c. APOTEX INC.

ELI LILLY CANADA INC. ET AL. c. MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

ELI LILLY CANADA INC. ET AL. c. TEVA CANADA LIMITED

ELI LILLY CANADA INC. ET AL c. PHARMASCIENCE INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 14 ET 15 MAI 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA PROTONOTAIRE TABIB

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 3 JUILLET 2019

COMPARUTIONS :

Adrian Howard

David Schnittker

Pour les demanderesses

 

Jordan Scopa

Jaclyn Tilak

Pour la défenderesse, APOTEX INC.

 

Nathaniel Lipkus

Yulia Konarski

pour la défenderesse,

mylan pharmaceuticals ulc

Scott Beeser

Devin Doyle

pour la dÉFENDERESSE,

TEVA CANADA LIMITÉE

 

Marcus Klee

Devin Doyle

POUR Les DÉFENDERESSEs,

PHARMASCIENCE INC. AND

LABORATOIRE RIVA INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais

Ottawa (Ontario)

pour les demanderesses

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse, APOTEX INC.

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

pour la défenderesse,

mylan pharmaceuticals ulc

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

pour la défenderesse,

TEVA CANADA LIMITÉE

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

POUR Les DÉFENDERESSEs,

PHARMASCIENCE INC. et

LABORATOIRE RIVA INC.

 

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