Dossier : T-1620-17
Référence : 2019 CF 1003
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2019
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
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DAVID KATTENBURG
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1]
Les vins produits par des colons israéliens en Cisjordanie qui sont vendus au Canada portent des étiquettes assorties de la mention [traduction] « Produit d’Israël »
. David Kattenburg, amateur de vin et activiste, a déposé une plainte auprès de l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) dans laquelle il fait valoir que ces étiquettes sont erronées puisque les vins en question sont produits dans des colonies israéliennes en Cisjordanie, qu’il appelle les [traduction] « territoires palestiniens occupés »
.
[2]
À l’origine, l’ACIA était du même avis que M. Kattenburg. Cependant, elle est subséquemment revenue sur sa décision, ayant conclu que les vins pouvaient être vendus avec leur étiquetage actuel. M. Kattenburg a interjeté appel de cette décision devant le Bureau des plaintes et des appels (BPA) de l’ACIA. Son appel a soulevé des préoccupations quant à la qualité du service qu’on lui avait offert dans le cadre du processus de traitement des plaintes et par rapport au respect des exigences en matière d’étiquetage du pays d’origine.
[3]
Le BPA a jugé que la composante liée au service de la plainte déposée par M. Kattenburg était justifiée étant donné que l’ACIA ne l’avait pas informé des progrès réalisés à l’égard du traitement de sa plainte. En ce qui concerne le fond de la plainte de M. Kattenburg, le BPA a souligné que, selon l’Accord de libre-échange Canada-Israël, R.T.C. 1997, no 49 (ALÉCI), le « territoire »
d’Israël s’entend du territoire où la législation douanière d’Israël s’applique. Étant donné que la législation douanière d’Israël est appliquée en Cisjordanie, le BPA a conclu qu’il n’y avait aucune raison de demander à l’ACIA de revenir sur sa décision, affirmant que les vins produits en Cisjordanie pouvaient être importés et vendus au Canada avec une étiquette assortie de la mention [traduction] « Produit d’Israël »
.
[4]
M. Kattenburg sollicite le contrôle judiciaire de la décision du BPA, faisant valoir que celui-ci a commis une erreur en concluant que les étiquettes [traduction] « Produit d’Israël »
des vins produits dans les colonies israéliennes en Cisjordanie sont conformes à la législation canadienne.
[5]
Bien qu’il y ait un profond désaccord entre les parties engagées dans cette affaire quant au statut juridique des colonies israéliennes en Cisjordanie, je n’ai pas à régler cette question en l’espèce. Peu importe le statut des colonies israéliennes en Cisjordanie, les parties et les intervenants conviennent de façon unanime que les colonies dont il est question en l’espèce ne font pas partie de l’État d’Israël. Par conséquent, le fait d’étiqueter les vins des colonies avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
est à la fois inexact et trompeur, ce qui veut dire que la décision du BPA affirmant que les vins des colonies peuvent être ainsi étiquetés était déraisonnable.
I.
Les parties
[6]
M. Kattenburg se décrit comme étant l’enfant juif de survivants de l’Holocauste. En plus d’être un œnophile, il se dit également [traduction] « éducateur en science, journaliste et éditeur Web, et militant pour les droits de la personne »
.
[7]
M. Kattenburg affirme qu’il a voyagé en Cisjordanie et qu’il a vu de ses propres yeux que les Palestiniens vivent sous ce qu’il décrit comme [traduction] « une occupation militaire permanente et l’apartheid »
. Il indique avoir déposé sa plainte auprès de l’ACIA ainsi que la présente demande de contrôle judiciaire [traduction] « pour aider à faire respecter les lois du Canada relatives à la protection des consommateurs et à l’étiquetage des produits, pour faire en sorte que [lui]-même et d’autres consommateurs de vins canadiens reçoivent des renseignements véridiques et exacts au sujet des produits viticoles qu’ils achètent et consomment, et pour veiller au respect des droits internationaux de la personne et du droit humanitaire, tant par le Canada que par l’Israël »
.
[8]
M. Kattenburg explique qu’il estime que les Canadiens [traduction] « devraient être en mesure de faire des choix éclairés fondés sur des étiquetages de produits non trompeurs, pour déterminer s’ils souhaitent acheter des vins et d’autres produits viticoles des colonies »
. Il prétend également que [traduction] « l’étiquetage “Produit d’Israël” des vins des colonies sur les étalages canadiens facilite l’annexion de facto d’une grande partie de la Cisjordanie par l’Israël »
, et que cela constitue [traduction] « un affront à [sa] conscience en tant que Juif et à [son] engagement envers la primauté du droit en tant que citoyen canadien »
.
[9]
L’ACIA a été créée en vertu de la Loi sur l’Agence canadienne d’inspection des aliments, LC 1997, c 6 en tant qu’organisme de réglementation chargé de surveiller l’innocuité de l’approvisionnement alimentaire canadien en améliorant « les services fédéraux d’inspection des aliments, des animaux et des végétaux et les autres services connexes en vue de les rendre plus efficaces »
. Sa mission consiste à préserver la salubrité des aliments, la santé des animaux et la protection des végétaux à l’appui de la santé et du bien-être des Canadiens, de l’environnement et de l’économie. À l’époque pertinente, l’ACIA était responsable de l’application et de l’exécution de quelque 13 lois fédérales et 38 ensembles de règlements fédéraux, dont la Loi sur les aliments et drogues, LRC 1985, c F-27, la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, LRC 1985, c C-38, et le Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870.
[10]
Le BPA a été mis sur pied en 2012 dans le cadre des efforts continus de l’ACIA visant à accroître la transparence et la reddition de compte au sein de ses activités. Créé en vertu de la politique de l’ACIA, le BPA agit à titre de [traduction] « bureau à guichet unique impartial au sein de l’ACIA qui offre aux intervenants un mécanisme de recours »
qui prend en compte et résout les plaintes déposées par ceux qui ont eu à traiter directement avec l’ACIA. Le BPA traite les plaines liées à la qualité du service assurée par l’ACIA, de même que les plaintes liées à l’exercice de ses fonctions réglementaires. En ce qui concerne les plaintes de nature réglementaire, le BPA peut appuyer la décision de l’ACIA ou recommander qu’elle soit réexaminée ou modifiée.
II.
Les intervenants
[11]
Deux organismes ont obtenu l’autorisation d’intervenir dans la présente demande.
[12]
Voix juives indépendantes Canada (VJI) souscrit à la position de M. Kattenburg. Il se décrit comme [traduction] « une organisation nationale issue de la base ancrée dans la tradition juive qui promeut la justice et la paix en Israël-Palestine et la justice sociale au Canada ».
L’organisme décrit son travail comme l’atteinte d’une [traduction] « juste paix en Israël-Palestine basée sur des principes d’égalité et de droits de la personne »
, affirmant que sa mission consiste à [traduction] « créer une présence publique pour faire entendre les voix des Juifs canadiens à l’appui de la justice en Israël-Palestine et au Canada »
. VJI affirme que sa mission est [traduction] « étroitement liée au droit à la liberté d’expression, notamment le droit d’exprimer des critiques fondées sur des principes à l’égard de la politique de l’État israélien et de promouvoir la justice et l’égalité pour les Palestiniens tout comme pour les Israéliens »
.
[13]
La Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (la Ligue) s’oppose à la demande de contrôle judiciaire de M. Kattenburg. Elle se décrit comme une agence qui exerce ses activités au sein de l’organisme B’nai Brith Canada. B’nai Brith Canada est membre de B’nai Brith International, un organisme de bienfaisance reconnu à l’échelle mondiale qui traite des droits de la personne et des questions relatives à l’Israël.
[14]
Dans l’affidavit du directeur national de la Ligue, B’nai Brith Canada est décrit comme un organisme de services à base de membres œuvrant dans le secteur caritatif qui exerce ses activités au Canada depuis 1875. Il a pour mandat d’exposer et de combattre le racisme et le sectarisme, et de préserver et de renforcer les droits de la personne. Le directeur national affirme également que, bien que l’organisme parent B’nai Brith traite les questions internationales, les efforts de B’nai Brith Canada, y compris ceux de la Ligue, sont axés sur les questions propres au Canada. Il décrit en outre B’nai Brith Canada comme l’un des [traduction] « principaux organismes de défense des droits de la personne au Canada »
.
III.
La plainte déposée par M. Kattenburg auprès de l’ACIA
[15]
Dans son affidavit, M. Kattenburg allègue avoir visité l’établissement vinicole Psâgot en juin 2017. Il s’agit de l’un des deux établissements vinicoles qui produisent les vins en cause en l’espèce. Il est situé dans la colonie de Psâgot, tout juste à l’est de Ramallah, dans ce que M. Kattenburg désigne comme étant les [traduction] « territoires palestiniens occupés »
. Lors de son séjour, M. Kattenburg a confirmé que les vins qui étaient vendus à l’établissement vinicole Psâgot avaient en fait été produits en Cisjordanie. Également en cause dans la présente instance sont les vins produits dans la colonie Shiloh, qui, comme le souligne M. Kattenburg, se trouve aussi en Cisjordanie.
[16]
Cependant, avant de se rendre en Cisjordanie, M. Kattenburg a envoyé une lettre à la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO) le 6 janvier 2017 dans laquelle il affirmait que deux vins vendus en Ontario étaient faussement étiquetés comme étant des produits d’Israël, alors qu’ils avaient en fait été produits dans des colonies israéliennes en Cisjordanie. Les vins en cause sont les suivants : Shiloh Legend KP 2012 et Psâgot Winery M Series Chardonnay KP 2015 (les « vins des colonies »
). Un exemplaire de la lettre de M. Kattenburg a également été envoyé à l’ACIA.
[17]
Le 31 mars 2017, n’ayant eu aucune réponse satisfaisante à sa plainte, M. Kattenburg s’est adressé directement à l’ACIA au sujet du problème d’étiquetage.
[18]
Dans la plainte qu’il a déposée auprès de l’ACIA, M. Kattenburg a fait valoir que les vins des colonies portaient des étiquettes assorties de la mention [traduction] « Fabriqué en Israël »
, alors que, dans les faits, ils avaient été produits entièrement à partir de raisins cultivés et traités dans des colonies israéliennes en Cisjordanie, lesquelles ne font pas partie de l’État d’Israël. M. Kattenburg a fait remarquer que l’on peut affirmer qu’un vin provient d’un certain pays s’il est fabriqué à partir de raisins provenant à au moins 75 % du pays en question, s’il a été fermenté, traité, mélangé et fini dans ce pays, ou, dans le cas de vins mélangés dans ledit pays, au moins 75 % du vin fini est fermenté et traité dans ce pays à partir de jus extrait de raisins cultivés dans ce même pays.
[19]
M. Kattenburg a affirmé que, puisque les vins des colonies ont été produits à partir de raisins cultivés et traités entièrement à l’extérieur des frontières souveraines d’Israël, ils ne devraient pas être assortis de la mention [traduction] « Fabriqué dans les collines de Judée, en Israël »
, comme c’est le cas sur le site Web de la LCBO. M. Kattenburg a ensuite indiqué comment, selon lui, les vins devraient être étiquetés. Ses suggestions comprenaient [traduction] « Fabriqué dans la colonie Ma’ale Levona, territoires palestiniens occupés »
(pour ce qui est des vins Shiloh), ou [traduction] « Fabriqué dans la colonie Psâgot, territoires palestiniens occupés »
(pour ce qui est des vins Psâgot). M. Kattenburg a proposé d’autres étiquettes pour les vins des colonies, dont les suivantes : [traduction] « Produit de la Cisjordanie »
, [traduction] « Produit des territoires palestiniens occupés »
, [traduction] « Produit de la Palestine »
ou encore [traduction] « Produit de la colonie Psâgot »
ou [traduction] « Produit de la colonie Shiloh »
, selon le cas.
[20]
Dans sa plainte, M. Kattenburg en outre fait valoir que le fait d’indiquer que les vins des colonies étaient d’origine israélienne [traduction] « contrevient indubitablement aux règlements de l’ACIA et mine la confiance des consommateurs canadiens à l’égard de l’étiquetage des produits »
. Il demande donc à l’ACIA d’ordonner à la LCBO de remplacer les étiquettes indiquant le pays d’origine par un énoncé [traduction] « plus honnête »
, soit que les vins des colonies proviennent des territoires palestiniens occupés.
IV.
La réponse de l’ACIA
[21]
Après avoir reçu la plainte de M. Kattenburg, l’ACIA a recueilli de l’information à partir de sources au sein de l’Agence et a consulté Affaires mondiales Canada (AMC). L’ACIA avait initialement conclu que l’étiquette [traduction] « Produit d’Israël »
serait [traduction] « inacceptable et considérée comme étant trompeuse aux termes du paragraphe 5(1) de la Loi sur les aliments et drogues »
. Le paragraphe 5(1) ce cette loi dispose qu’il est interdit « d’étiqueter, d’emballer, de traiter, de préparer ou de vendre un aliment — ou d’en faire la publicité — de manière fausse, trompeuse ou mensongère ou susceptible de créer une fausse impression quant à sa nature, sa valeur, sa quantité, sa composition, ses avantages ou sa sûreté »
.
[22]
Le 11 juillet 2017, conformément aux directives qu’elle a reçues de l’ACIA, la LCBO a envoyé une lettre à ses fournisseurs pour les informer qu’il n’était pas approprié d’étiqueter les vins des colonies avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
. M. Kattenburg n’a pas été informé de la décision rendue par l’ACIA à ce stade.
[23]
À la suite de demandes des médias, le président de l’ACIA a tenu deux réunions avec la haute direction de l’ACIA en vue de mieux comprendre les questions ayant donné lieu à la décision de l’ACIA. Lors de la deuxième réunion, qui a eu lieu le 13 juillet 2017, de nouveaux renseignements fournis par AMC ont fait l’objet d’un examen. Ces renseignements englobaient des dispositions de l’ALÉCI, notamment l’alinéa 1.4.1b) dans lequel le « territoire »
dont il est question dans l’accord est défini comme incluant le territoire où s’applique la législation douanière israélienne. Comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, la législation douanière israélienne s’applique en Cisjordanie.
[24]
Le 12 juillet 2017, M. Kattenburg a vu une publication sur le site Web de B’nai Brith Canada mentionnant que, [traduction] « en défendant les intérêts de la communauté juive de base, B’nai Brith a découvert que la décision concernant les vins israéliens vendus dans les succursales de la LCBO serait bientôt infirmée »
. Le même jour, M. Kattenburg a envoyé un courriel à l’ACIA pour lui demander de s’en tenir à sa décision initiale. Le jour suivant, M. Kattenburg a retenu les services d’un avocat, qui a écrit à l’ACIA pour la prier de ne pas infirmer sa décision initiale. Il a également demandé pourquoi B’nai Brith Canada était au courant de l’intention de l’ACIA d’infirmer sa décision, alors que M. Kattenburg lui-même n’était pas au courant de ce fait.
[25]
L’ACIA a annoncé qu’elle infirmait sa décision initiale le 13 juillet 2017. Elle a également informé la LCBO que sa décision initiale n’avait pas intégralement pris en compte les ramifications de l’ALÉCI, et elle avait publié une déclaration à cet égard sur son site Web. M. Kattenburg affirme qu’il a appris que l’ACIA avait rendu une nouvelle décision par l’intermédiaire d’articles parus dans la presse, et qu’il n’avait pas été informé de la décision par l’ACIA elle-même.
[26]
Le 17 juillet 2017, M. Kattenburg a envoyé un courriel à l’ACIA pour lui faire part de ses vives objections à l’annulation de la décision qu’elle avait initialement rendue. Il a demandé à ce qu’on lui fournisse tous les documents pertinents à l’affaire, y compris des exemplaires des deux décisions de l’ACIA. M. Kattenburg a également demandé à l’ACIA de lui fournir des explications écrites détaillées expliquant pourquoi elle avait décidé d’infirmer sa décision initiale. M. Kattenburg n’a reçu aucune réponse à sa demande.
[27]
Une semaine plus tard environ, l’avocat de M. Kattenburg a envoyé une lettre à l’ACIA pour l’informer que M. Kattenburg avait l’intention de donner suite à l’affaire. L’avocat a également réitéré la demande de M. Kattenburg, soit qu’on lui transmette des copies des décisions de l’ACIA et les raisons ayant motivé ces décisions, de même qu’une explication indiquant pourquoi des groupes de défense tels que B’nai Brith Canada étaient au courant de l’intention de l’ACIA d’infirmer sa décision initiale avant même que M. Kattenburg en fût informé. Encore une fois, la demande de M. Kattenburg et de son avocat est demeurée sans réponse.
V.
L’appel interjeté par M. Kattenburg auprès du BPA
[28]
M. Kattenburg a alors interjeté appel de la décision rendue par l’ACIA le 13 juillet 2017 auprès du Bureau de traitement des plaintes et des appels de l’ACIA. Son appel faisait état de préoccupations à l’égard de la qualité du service que lui avait offert l’ACIA, et se rapportait à l’application réglementaire de la législation en matière d’étiquetage du pays d’origine.
[29]
Le BPA a communiqué avec les directions pertinentes de l’ACIA pour demander le matériel pertinent à l’appel de M. Kattenburg, y compris l’information concernant les consultations de l’ACIA avec AMC. Après avoir examiné la documentation pertinente, le BPA a déterminé qu’il n’y avait pas lieu de demander à l’ACIA de revenir sur sa décision. Le BPA a ensuite fait circuler au sein de l’ACIA une ébauche de lettre qui énonçait sa décision et qui demandait à certains services de lui transmettre des commentaires. Le BPA a également sollicité des commentaires auprès d’AMC relativement à son projet de décision. AMC a proposé l’apport de certaines modifications à la lettre en lien avec l’ALÉCI afin de [traduction] « veiller à l’exactitude sur le plan technique »
. Les suggestions présentées ont subséquemment été incluses dans la décision du BPA.
[30]
Le 28 septembre 2017, des représentants du BPA se sont entretenus avec M. Kattenburg et son avocat pour les informer des résultats obtenus à la suite du processus d’examen. Le BPA a par la suite confirmé sa décision par écrit.
[31]
Le BPA a maintenu l’aspect de la plainte de M. Kattenburg qui se rapportait au service, ayant conclu que l’ACIA n’avait pas donné suite à sa plainte.
[32]
Toutefois, en ce qui concerne l’aspect réglementaire de sa plainte, le BPA a souligné que, bien que l’ACIA soit [traduction] « l’organisme de réglementation responsable de l’examen des questions se rapportant à l’étiquetage des aliments »
, les questions liées à la politique étrangère canadienne [traduction] « ne s’inscrivent pas dans son mandat »
. Le BPA a ensuite déclaré que l’ACIA, [traduction] « lorsque nécessaire, demande conseil à l’autorité fédérale compétente »
, qui, dans le cas qui nous occupe, a été désignée par l’ACIA comme étant AMC.
[33]
Le BPA a également affirmé qu’à la suite de la décision initiale de l’ACIA en lien avec la plainte déposée par M. Kattenburg, AMC avait attiré l’attention de l’ACIA sur la définition du terme « territoire »
énoncée dans l’ALÉCI, ce qui avait incité l’ACIA à revenir sur sa décision initiale. Le BPA a conclu qu’il n’y avait pas lieu de demander un réexamen de la seconde décision.
[34]
La décision du BPA a eu pour effet de confirmer que les vins des colonies importés aux fins de vente au Canada peuvent être vendus avec une étiquette assortie de la mention [traduction] « Produit d’Israël »
pour répondre aux exigences nationales en matière d’étiquetage du « produit d’origine »
du Canada.
[35]
Insatisfait de cette réponse, M. Kattenburg a alors introduit la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle il sollicite des ordonnances :
déclarant illégale la décision de permettre l’importation et la vente au Canada de vins des colonies assortis de l’étiquette [traduction]
« Produit d’Israël »
;déclarant que ni l’ALÉCI, ni la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange Canada-Israël n’autorise l’étiquetage [traduction]
« Produit d’Israël »
pour des produits fabriqués dans les territoires palestiniens occupés;déclarant que, en ce qui concerne leur étiquetage [traduction]
« Produit d’Israël »
, les vins des colonies contreviennent au paragraphe 5(1) de la Loi sur les aliments et drogues;déclarant que, en ce qui concerne leur étiquetage [traduction]
« Produit d’Israël »
, les vins des colonies contreviennent à l’article 7 de la LEEPC;déclarant que la décision d’autoriser l’importation et la vente des vins des colonies portant une étiquette assortie de la mention [traduction]
« Produit d’Israël »
constitue une infraction à la Loi sur les Conventions de Genève, et contrevient également aux obligations du Canada en tant que partie à la quatrième Convention de Genève et à la Charte des Nations unies;adjugeant les dépens de la présente demande au demandeur.
VI.
Questions en litige
[36]
Il y a deux questions à trancher dans la présente demande. La première se rapporte à la norme de contrôle appropriée devant être appliquée à la décision du BPA. La seconde vise à déterminer si le BPA a commis une erreur en maintenant la deuxième décision de l’ACIA.
VII.
Norme de contrôle
[37]
M. Kattenburg soutient qu’il n’y a aucune contestation de faits substantiels en l’espèce en ce qui a trait aux événements qui se sont produits ou au fait que la Cisjordanie ne fait pas partie de l’État d’Israël. Il prétend que la présente demande repose entièrement sur l’interprétation par le BPA de l’alinéa 1.4.1b) de l’ALÉCI, et sur le fait qu’elle permette ou non l’étiquetage et la vente au Canada de produits viticoles fabriqués en Cisjordanie en tant que produits d’Israël. À ce titre, M. Kattenburg prétend que la norme de contrôle appropriée est la norme de la décision correcte.
[38]
Le défendeur prétend que la norme de contrôle appropriée est la norme de la décision raisonnable. Le BPA appliquait son propre régime législatif aux faits du présent dossier, de sorte que la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée; or, aucune des circonstances dans lesquelles la décision raisonnable est la norme appropriée ne s’applique en l’espèce.
[39]
Aucune des parties n’a invoqué de décision, de notre Cour ou de toute autre instance, traitant de la norme de contrôle à appliquer aux recommandations formulées par le BPA. Par conséquent, il est nécessaire de procéder à l’analyse de la norme de contrôle en vue de déterminer la norme de contrôle appropriée : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62, [2008] 1 RCS 190.
[40]
Le point de départ de cette analyse est la présomption réfutable voulant que la décision raisonnable soit la norme de contrôle pertinente.
[41]
En d’autres termes, la Cour suprême a énoncé que, lorsqu’un organe administratif interprète et applique son propre régime législatif – en l’espèce, la Loi sur les aliments et drogues, la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation et le Règlement sur les aliments et drogues – il y a une présomption réfutable que la décision raisonnable est la norme de contrôle appropriée : voir, par exemple, McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, aux paragraphes 21 et 22, [2013] 3 RCS 895; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 39, [2011] 3 RCS 654; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 27, [2018] ACS no 31.
[42]
Il y a toutefois des exceptions à cette règle. La norme de la décision correcte s’appliquera dans le cas : 1) des questions touchant au partage constitutionnel des compétences; 2) des questions touchant véritablement à la compétence; 3) des questions touchant la compétence concurrente entre tribunaux; et 4) des questions d’importance capitale pour le système juridique qui échappent au domaine d’expertise du décideur.
[43]
À titre exceptionnel, la présomption peut également être réfutée lorsqu’un examen du contexte fait ressortir l’intention évidente du législateur que la norme de la décision correcte doit être appliquée : Dunsmuir, précité, aux paragraphes 55, 58, 59, 60 et 61.
[44]
Rien ne donne à penser que le cas en l’espèce comporte des questions touchant au partage constitutionnel des compétences ou des questions touchant véritablement à la compétence. En outre, rien n’indique que le cas comporte des questions touchant la compétence concurrente entre tribunaux.
[45]
Cependant, M. Kattenburg prétend que la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable s’applique soit réfutée en l’espèce, étant donné que ce qui est en cause est une question d’importance capitale pour le système juridique qui échappe au domaine d’expertise du décideur. Il prétend que la question en litige n’est pas l’interprétation de la Loi sur les aliments et drogues, de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation et du Règlement sur les aliments et drogues – des questions pour lesquelles l’ACIA possède une expertise – mais plutôt l’interprétation de l’ALÉCI – qui échappe à l’expertise de l’ACIA comme du BPA. Par conséquent, M. Kattenburg soutient que la norme de la décision correcte devrait être appliquée en l’espèce : Dunsmuir, précité, au paragraphe 55.
[46]
La Cour suprême a conclu qu’une question de droit qui revêt « 'une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise' du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte »
: Dunsmuir, précité, au paragraphe 55, citant Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, au paragraphe 62, [2003] 3 RCS 77.
[47]
La Cour suprême a toutefois déclaré à plusieurs reprises qu’il faut éviter une application libérale de la catégorie d’exceptions « questions d’importance capitale »
: Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 42, [2018] ACS no 31, citant Nor-Man Regional Health Authority Inc. c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, au paragraphe 38, [2011] 3 RCS 616; Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11, au paragraphe 168, [2013] 1 RCS 467; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909; Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 34, [2016] 1 RCS 29; Alberta Teachers¸ précité, au paragraphe 32; Barreau du Québec c Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, au paragraphe 18, [2017] 2 RCS 488; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, aux paragraphes 60 et 62, [2014] 2 RCS 135; McLean, précité, au paragraphe 28. La Cour suprême a également énoncé qu’une question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la décision raisonnable lorsque d’autres facteurs sont réunis.
[48]
La question en litige en l’espèce n’est pas une pure question de droit, mais plutôt une question mixte de fait et de droit qui comprend l’application de la législation canadienne en matière d’étiquetage des produits aux faits du présent dossier. Cela englobe l’application du régime législatif de l’ACIA, ce qui permet de conclure que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle appropriée devant être appliquée à la décision du BPA. L’examen des éléments de l’analyse de la norme de contrôle nous mène à une conclusion semblable.
[49]
L’un des éléments à prendre en compte dans l’analyse d’une norme de contrôle est la présence ou non d’une clause privative dans la législation habilitante. Les clauses privatives sont des directives législatives traduisant la volonté du législateur que l’on fasse preuve de déférence. Étant donné que le BPA est entièrement une création de la politique de l’ACIA, il s’ensuit qu’il n’y a aucune clause privative législative concernant ses recommandations, et donc aucune directive législative de la part du législateur traduisant sa volonté que les recommandations du BPA fassent l’objet de déférence.
[50]
Le deuxième élément à prendre en compte dans le cadre de l’analyse d’une norme de contrôle est l’existence ou non d’un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale. La Cour suprême cite les relations de travail en guise d’exemple. L’ACIA (et, de ce fait, le BPA) possède de l’expertise en matière d’étiquetage des produits, ce qui suggèrerait donc la nécessité de faire preuve de déférence à l’égard de ses décisions sur ces questions.
[51]
Cela dit, l’ACIA a elle-même reconnu qu’elle n’a pas d’expertise pour ce qui est de décider ce qui constitue un « pays »
en vue de l’identification du pays d’origine d’un produit conformément à la législation en matière d’étiquetage de produits. En effet, les lignes directrices promulguées par l’ACIA précisent que [traduction] « le rôle de l’ACIA n’est pas de décider ce qui constitue ou non un “pays” »
. Les lignes directrices précisent que l’ACIA [traduction] « aligne son évaluation des indications quant au pays d’origine sur la position adoptée par Affaires mondiales Canada pour l’évaluation d[es] déclaration[s] du pays d’origine »
.
[52]
Le BPA a d’ailleurs informé M. Kattenburg qu’il n’avait pas procédé à une nouvelle analyse de l’alinéa 1.4.1b) de l’ALÉCI, ce qui porte à croire qu’il s’était également fondé sur la position d’Affaires mondiales Canada par rapport à cette question. En effet, le défendeur a reconnu que le BPA n’a pas réalisé un examen de fond de la question, s’étant plutôt reporté aux conseils de l’AMC à cet égard compte tenu de son expertise pour ce qui est des questions liées à l’ALÉCI.
[53]
Affaires mondiales Canada a manifestement de l’expertise en ce qui concerne les questions de géopolitique internationale, ce qui, encore une fois, tend à faire ressortir la nécessité de faire preuve de déférence en l’espèce.
[54]
La prise en compte de tous les facteurs pertinents mène donc à la conclusion que la norme de la décision raisonnable devrait être appliquée pour ce qui est de l’examen des recommandations du BPA. La Cour doit donc tenir compte de la « justification de la décision, [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel »
et de « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »
: Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, [2011] 3 RCS 708.
VIII.
Le régime législatif
[55]
Toutefois, avant de déterminer si la décision rendue par le BPA était raisonnable ou non, il faut d’abord prendre en considération le régime législatif qui régit la question de l’étiquetage des produits au Canada. Je vais résumer brièvement les dispositions législatives pertinentes, dont le texte est reproduit intégralement en annexe des présents motifs.
[56]
Selon le paragraphe 7(1) de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, « [aucun] fournisseur ne peut apposer sur un produit préemballé un étiquetage qui contient de l’information fausse ou trompeuse se rapportant au produit — ou pouvant raisonnablement donner cette impression —, ni vendre, importer ou annoncer un produit préemballé ainsi étiqueté »
. Le paragraphe 2(1) de la Loi définit le terme « fournisseur »
comme étant un « détaillant, producteur ou fabricant d’un produit, ou quiconque procède à sa transformation, son importation, son emballage ou sa vente »
.
[57]
La législation contient également une définition de ce qui constitue une « information fausse ou trompeuse »
, l’alinéa 7(2)c) de la Loi énonçant qu’une information fausse ou trompeuse s’entend de « toute description ou illustration de [...] origine [...] qui peut raisonnablement être jugée de nature à tromper sur l’objet de la description ou de l’illustration »
.
[58]
Le paragraphe 3(1) de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation dispose également que (sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce) « les dispositions de la présente loi qui sont applicables à un produit s’appliquent malgré toute autre loi fédérale »
.
[59]
Tel qu’il a été susmentionné, le paragraphe 5(1) de la Loi sur les aliments et drogues dispose que « [nul n’a le droit] d’étiqueter, d’emballer, de traiter, de préparer ou de vendre un aliment — ou d’en faire la publicité — de manière fausse, trompeuse ou mensongère ou susceptible de créer une fausse impression quant à sa nature, sa valeur, sa quantité, sa composition, ses avantages ou sa sûreté »
.
[60]
De plus, selon la section B.02.108 du Règlement sur les aliments et drogues, « le pays d’origine doit être clairement indiqué »
sur l’espace principal de l’étiquette des vins vendus au Canada.
[61]
Ces précisions étant données au sujet du régime législatif, je vais maintenant examiner si la décision rendue par le BPA était raisonnable.
IX.
La décision rendue par le BPA était-elle raisonnable?
[62]
M. Kattenburg fait valoir que la [traduction] « question centrale »
de la présente demande est de savoir si l’alinéa 1.4.1b) de l’ALÉCI autorise les producteurs de marchandises des colonies israéliennes de la Cisjordanie à étiqueter les produits qu’ils vendent avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
, même si, dans les faits, les produits en question n’ont pas été produits dans l’État d’Israël.
[63]
De son côté, le défendeur affirme que la question au cœur du présent litige est l’exigence obligatoire énoncée à la section B.02.108 du Règlement sur les aliments et drogues selon laquelle le pays d’originaire doit être clairement indiqué sur l’espace principal de l’étiquette des vins vendus au Canada.
[64]
Le défendeur ne prétend pas que [traduction] « Produit d’Israël »
est la seule formulation pouvant raisonnablement être utilisée sur les étiquettes des vins des colonies, convenant que de tels vins pourraient, par exemple, être assortis de la mention « Produit d’Israël (Cisjordanie) »
. Toutefois, le défendeur prétend qu’étant donné que la Cisjordanie ne fait pas partie d’un pays reconnu, l’étiquetage des vins des colonies avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
appartient à la gamme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des exigences de la législation pertinente et des faits du présent dossier.
[65]
Le défendeur n’allègue pas que l’ALÉCI est déterminant à l’égard de cette question ou qu’il a même un rapport quelconque avec l’étiquetage des produits au Canada. Cependant, pour ce qui est du fait que le territoire dans lequel un vin est produit ne constitue pas un « pays »
, comme c’est le cas en l’espèce, le défendeur affirme qu’il est raisonnable de prendre en compte d’autres indices pertinents, dont des instruments internationaux tels que l’ALÉCI et les documents connexes, pour déterminer comment s’y prendre pour satisfaire aux exigences du Canada en matière d’étiquetage du produit d’origine.
[66]
Avant de me pencher sur le bien-fondé des arguments avancés par le demandeur, il y a trois questions qu’il me faut examiner.
[67]
La première a trait au présumé rôle que B’nai Brith aurait joué dans l’annulation de la décision initiale de l’ACIA. La deuxième se rapporte aux arguments avancés par les parties en ce qui concerne le statut des colonies israéliennes en Cisjordanie. La troisième est liée à l’admissibilité des divers courriels qui sont annexés au deuxième affidavit de M. Kattenburg.
[68]
En ce qui concerne la première question, le demandeur a soulevé des préoccupations à l’égard du fait que, à son insu, B’nai Brith avait prétendument fait pression auprès de l’ACIA pour qu’elle infirme sa décision initiale dans laquelle elle interdisait l’étiquetage des vins des colonies avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
. M. Kattenburg a fait part de ces préoccupations dans l’appel qu’il a interjeté devant le BPA, faisant valoir qu’il avait été privé de son droit à l’équité procédurale dans le cadre du processus de l’ACIA, car on ne l’avait pas informé des observations qui avaient été présentées par B’nai Brith et qu’il n’avait pas eu l’occasion d’y répondre. Il convient de se rappeler que le BPA avait accueilli en partie l’appel à M. Kattenburg dans la mesure où il avait signalé des lacunes à l’égard de la qualité du service qui lui avait été fourni.
[69]
Bien que M. Kattenburg ait discuté des actions de B’nai Brith dans les observations qu’il a présentées à notre Cour, il n’a pas laissé entendre qu’il avait été privé de son droit à l’équité procédurale dans le cadre du processus du BPA ou qu’il faudrait faire fi des recommandations de celui-ci en raison des actions de B’nai Brith. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’aborder ces questions dans la présente décision.
[70]
En ce qui concerne la deuxième question, les parties et les intervenants ont présenté à la Cour des arguments de droit international détaillés qui se rapportaient au statut juridique des colonies israéliennes en Cisjordanie. M. Kattenburg a également fourni un témoignage d’expert sur cette question. Bien que j’ai examiné avec soin la preuve et ces arguments, j’ai conclu qu’il n’est pas nécessaire de trancher cette question. Les deux parties et les deux intervenants conviennent que, peu importe le statut juridique des colonies, il n’en reste pas moins qu’elles ne se sont pas situées dans les frontières territoriales de l’État d’Israël.
[71]
En ce qui concerne la troisième question, après avoir produit son dossier sur cette affaire, M. Kattenburg a reçu un certain nombre de dossiers de l’ACIA en réponse à une demande qu’il avait soumise aux termes de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1. Parmi ces documents figuraient une série de courriels de services au sein de l’ACIA, de même que des courriels échangés entre des représentants de l’ACIA et AMC.
[72]
Conformément à une ordonnance du protonotaire Aalto, M. Kattenburg a obtenu l’autorisation de présenter un affidavit supplémentaire comprenant ces courriels admis comme faisant partie du dossier. L’autorisation a été accordée sans porter atteinte au droit du défendeur de soutenir que les documents sont dénués de pertinence à l’égard des questions soulevées en l’espèce et qu’ils ne devraient pas être pris en considération par notre Cour.
[73]
Rien n’indique que le BPA était en possession de ces courriels lorsque M. Kattenburg a interjeté appel. De plus, il n’a pas réussi à prouver que les courriels en question cadrent avec l’une des exceptions reconnues au principe voulant que les demandes de contrôle judiciaire soient normalement jugées sur la base des documents soumis au premier décideur : Ordre des architectes de l’Ontario c Assn. of Architectural Technologists of Ontario, 2002 CAF 218, au paragraphe 30, [2003] 1 CF 331. Par conséquent, je refuse de me pencher sur le contenu des courriels en question.
[74]
La question est donc de savoir si la recommandation du BPA selon laquelle les vins des colonies devaient continuer d’être étiquetés avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
était raisonnable, compte tenu du fait que les colonies où les vins ont été produits ne se trouvent pas au sein du territoire de l’État d’Israël.
[75]
Étant donné que le Règlement sur les aliments et drogues dispose que le « pays d’origine doit être clairement indiqué »
sur l’espace principal de l’étiquette des vins vendus au Canada, et compte tenu du fait que le gouvernement du Canada n’a pas reconnu la Palestine comme un pays, le défendeur affirme que l’Israël est le seul pays qui pourrait être indiqué sur les étiquettes comme étant la source des vins des colonies.
[76]
Le défendeur soutient en outre que les instruments internationaux impliquant le Canada, l’Israël et l’Autorité palestinienne constituent une source raisonnable d’indices devant être pris en compte par l’ACIA pour ce qui est de déterminer la meilleure façon de satisfaire aux exigences en matière d’étiquetage du « pays d’origine »
. Le défendeur a déterminé que trois instruments de ce genre sont pertinents en l’espèce.
[77]
Le premier instrument est l’ALÉCI, qui a été incorporé dans le droit canadien par la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange Canada-Israël, LC 1996, c 33. Cet accord crée des tarifs préférentiels pour des biens échangés entre le Canada et l’Israël, et accorde ce traitement tarifaire préférentiel à un « autre bénéficiaire »
auquel la législation douanière israélienne s’applique.
[78]
Le paragraphe 50(1) du Tarif des douanes, LC 1997, c 36, prévoit en outre que les marchandises originaires d’Israël ou d’un autre bénéficiaire de l’ALÉCI peuvent bénéficier des taux du tarif de l’Accord Canada-Israël. Le règlement qui a été promulgué par le Canada dans le cadre de la mise en œuvre de l’ALÉCI définit « Israël ou autre bénéficiaire »
comme étant le « territoire où est appliquée la législation douanière d’Israël »
.
[79]
La définition du Tarif des douanes précise en outre que cela comprend le « territoire où [la législation douanière d’Israël] est appliquée en conformité avec l’article III du document intitulé
Protocol on Economic Relations, avec ses modifications successives, figurant à l’annexe V du document intitulé
Israeli-Palestinian Interim Agreement on the West Bank and the Gaza Strip, du 28 septembre 1995 »
: Règlement définissant certaines expressions pour l’application du Tarif des douanes, DORS/97-62, 30 décembre 1996, article 1. Tel qu’il a été susmentionné, l’alinéa 1.4.1b) de l’ALÉCI définit également le terme « territoire »
, aux fins de l’accord, comme étant « le territoire où [la] législation douanière [de l’Israël] est appliquée »
.
[80]
Le protocole dont on fait mention dans le paragraphe précédent est le deuxième instrument cité par le défendeur. Il dispose expressément que la législation douanière israélienne s’applique à la Cisjordanie et à la bande de Gaza : Israeli-Palestinian Interim Agreement on the West Bank and the Gaza Strip, annexe V, Protocol on Economic Relations, article III : https://mfa.gov.il/MFA/ForeignPolicy/Peace/Guide/Pages/THE%20ISRAELI-PALESTINIAN%20INTERIM%20AGREEMENT%20-%20Annex%20V.aspx.
[81]
Le troisième instrument invoqué par le défendeur est l’accord de 1999 conclu entre le Canada et l’Organisation de libération de la Palestine (agissant au nom de l’Autorité palestinienne). Dans cet accord, les parties reconnaissent l’application de ces dispositions : Accord-cadre canado-palestinien de coopération économique et commerciale entre le gouvernement du Canada et l’Organisation de libération de la Palestine, agissant au nom de l’Autorité palestinienne (l’« accord-cadre canado-palestinien »
).
[82]
L’accord-cadre canado-palestinien n’est pas juridiquement contraignant. Il reconnaît néanmoins l’existence de la publication Protocol on Economic Relations between the Government of the State of Israel and the Palestine Liberation Organization de 1994 dans son préambule. Le protocole énonce que [traduction] « l’Autorité palestinienne dispose de pouvoirs et de responsabilités au chapitre de la politique et des procédures liées à l’importation et aux douanes »
par rapport à certaines catégories de marchandises et que, pour d’autres catégories de marchandises, les tarifs douaniers d’Israël serviront de base minimale pour l’Autorité palestinienne.
[83]
Le défendeur prétend qu’en l’absence d’une dénomination de pays reconnue pour le territoire dans lequel les vins des colonies sont produits, et étant donné l’accord douanier conclu entre l’Israël et l’Autorité palestinienne, il était raisonnable pour l’ACIA et le BPA de conclure que les vins produits en Cisjordanie pourraient être étiquetés avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
pour l’application des lois canadiennes en matière d’étiquetage.
[84]
Le défendeur prétend en outre que rien dans l’historique législatif de la Loi sur les aliments et drogues, du Règlement sur les aliments et drogues et de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation n’indique que les membres du Parlement souhaitaient que l’étiquetage des produits informe les Canadiens à propos des enjeux liés au droit international public lorsqu’ils choisissent et achètent des produits alimentaires.
[85]
Selon le défendeur, cet historique législatif révèle que le point de mire de la législation en cause en l’espèce était plutôt des préoccupations en matière de santé et de sécurité. Les membres du Parlement souhaitaient interdire l’étiquetage d’une manière fausse, trompeuse ou mensongère et veiller à ce que les Canadiens puissent obtenir de l’information exacte quant au contenu, aux qualités et aux attributs des produits alimentaires qu’ils consomment. Le but était de protéger les consommateurs contre la fraude alimentaire ou les aliments préjudiciables à la santé en les aidant à prendre des décisions éclairées sur le marché. Ils étaient également préoccupés par la façon dont le libellé utilisé sur les étiquettes des produits serait compris par le [traduction] « consommateur raisonnable moyen »
.
[86]
Vu sous cet angle, le défendeur soutient que les étiquettes en cause en l’espèce n’ont rien de faux, de trompeur ou de mensonger, étant donné l’objet de la Loi sur les aliments et drogues, du Règlement sur les aliments et drogues et de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, et l’information à laquelle un consommateur raisonnable moyen est en droit de s’attendre.
[87]
Soulignant que la législation ne fait nullement référence aux enjeux liés au droit international, le défendeur a également soutenu que le libellé des étiquettes de produits vendus au Canada ne peut pas traiter tous les enjeux préoccupants. En outre, les étiquettes de produits n’ont pas pour but de fournir de l’information sur les enjeux géopolitiques délicats aux consommateurs canadiens. Selon le défendeur, si les consommateurs ont des préoccupations à l’égard de la provenance des vins des colonies, ils n’ont qu’à [traduction] « chercher le nom des établissements vinicoles sur Google »
.
[88]
Le défendeur mentionne que la Cour suprême du Royaume-Uni a été appelée à traiter une question semblable dans une affaire qui impliquait une loi britannique comparable en matière d’étiquetage : Richardson and another v Director of Public Prosecutions, [2014] UKSC 8, [2014] All ER 20. Dans l’affaire Richardson, les défendeurs s’opposaient à la vente de produits de beauté fabriqués dans une colonie israélienne par une boutique de Londres au motif qu’ils étaient dérivés de matières minérales provenant de la mer Morte. Les produits en question portaient une étiquette assortie de la mention [traduction] « Fabriqué par
Dead Sea Laboratories Ltd., mer Morte, Israël »
: au paragraphe 7.
[89]
Après avoir organisé une manifestation non violente, les défendeurs ont été arrêtés et accusés d’intrusion grave en contravention des dispositions de l’article 68 de la Criminal Justice and Public Order Act. Selon cette disposition, commet une infraction quiconque fait intrusion sur un terrain où une ou plusieurs personnes se trouvant licitement sur le terrain se livrent à une activité légale ou sont sur le point de se livrer à une telle activité, et où la personne inculpée accomplit un acte dont le but est d’intimider l’ensemble ou une partie de ceux qui se livrent à l’activité en vue de les dissuader de se livrer à cette activité, ou pour entraver ou perturber celle-ci.
[90]
Les défendeurs ont contesté l’accusation, plaidant que les activités exercées dans la boutique en question n’étaient pas légales étant donné qu’elles englobaient la perpétration d’infractions criminelles. L’une des infractions reprochées concernait la vente de produits étiquetés avec des renseignements faux ou trompeurs, étant donné que les territoires palestiniens occupés n’étaient pas reconnus à l’échelle internationale ni par le Royaume-Uni comme faisant partie de l’État d’Israël, ce qui contrevenait ainsi aux Consumer Protection from Unfair Trading Regulations 2008 (SI 2008/1277) et aux Cosmetic Products (Safety) Regulations 2008 (SI 2008/1284).
[91]
En ce qui concerne l’étiquetage des produits cosmétiques de la mer Morte, la Cour a conclu dans l’affaire Richardson que l’intention du législateur par rapport à la législation relative à l’étiquetage en question était la sécurité des consommateurs, et non l’exactitude en ce qui concernait le statut politique des territoires en question. Le but n’était pas non plus d’informer les consommateurs au sujet des enjeux liés au droit international public : au paragraphe 23.
[92]
Je n’accepte pas les arguments avancés par le défendeur.
[93]
Concernant le sens de l’arrêt Richardson, la Cour suprême du Royaume-Uni a conclu dans cette affaire que l’objet de la législation en matière d’étiquetage en cause était la sécurité des consommateurs plutôt que les questions de territorialité contestées : au paragraphe 23. La Cour a également conclu qu’il était infondé de conclure que la moyenne des consommateurs seraient induits en erreur quant à l’origine des produits en cause, car la source a été présentée comme étant Israël, politiquement ou constitutionnellement, alors qu’il s’agissait en fait des territoires occupés de Palestine. Tel fut le cas, car l’origine du produit [traduction] « a, après tout, été correctement indiquée sur l’étiquette comme étant la mer Morte »
.
[94]
Il n’existe aucune déclaration semblable sur les étiquettes des vins des colonies. La source des vins des colonies n’est pas mentionnée sur ceux-ci comme étant [traduction] « les colonies israéliennes en Cisjordanie »
, « la Cisjordanie »
ou « les territoires palestiniens occupés »
. Il est plutôt indiqué sur ces vins qu’ils proviennent de l’État d’Israël – il n’est pas controversé entre les parties que ce n’est simplement pas le cas.
[95]
Il existe une deuxième distinction entre la situation présentée devant la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Richardson et la situation en l’espèce. Dans l’arrêt Richardson, la Cour a conclu que l’objectif du règlement d’étiquetage en cause dans cette affaire était [traduction] « clairement la sécurité des consommateurs »
: au paragraphe 23. Même si la même chose peut être dite du Règlement sur les aliments et drogues canadien en cause en l’espèce, il ressort clairement d’un examen de l’historique législatif du pays d’origine des exigences que la sécurité des consommateurs n’était pas le seul objectif de la législation en matière d’étiquetage. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, j’ai conclu qu’en fait, un autre objectif de la législation canadienne en matière d’étiquetage permettait aux Canadiens de prendre des décisions éclairées sur les produits qu’ils achètent afin qu’ils puissent [traduction] « acheter consciencieusement »
.
[96]
Bien qu’il soit vrai que les extraits du Hansard invoqués par le défendeur font état de l’objet de la Loi sur les aliments et drogues comme étant la protection des Canadiens [traduction] « en matière de santé »
, le ministre de l’époque a dit clairement que le projet de loi portait aussi sur [traduction] « la prévention de toute tromperie dans la fabrication et la vente de biens consommés par le public »
.
[97]
En ce qui concerne les débats sur l’adoption de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation, le ministre responsable a souligné que l’un des principes fondamentaux de la législation proposée était [traduction] « la diffusion de renseignements complets et factuels sur les étiquettes »
. Le ministre a également observé que la diffusion de tels renseignements est [traduction] « une exigence fondamentale du mouvement consumériste »
.
[98]
Le ministre a ensuite indiqué que le fait que les « consommateurs puissent être en mesure d’exercer un choix rationnel »
est un « axiome fondamental »
du mouvement consumériste. Afin de pouvoir [traduction] « acheter consciencieusement »
, les consommateurs devaient avoir les renseignements nécessaires [traduction] « pour prendre des décisions éclairées et faire des choix éclairés et rationnels ».
[99]
De plus, tel que le déposant du défendeur l’a reconnu dans son contre-interrogatoire, [traduction] « un étiquetage juste des aliments est important puisque cela garantit que les Canadiens ne sont pas induits en erreur quant aux produits qui leur sont présentés. L’étiquette fournit aux consommateurs les renseignements qui leur permettent de prendre des décisions éclairées sur les aliments qu’ils achètent pour eux et pour leur famille ».
[100]
Il est vrai que selon la section B.02.108 du Règlement sur les aliments et drogues, il est exigé que le pays d’origine soit clairement indiqué sur l’espace principal de l’étiquette de vins vendus au Canada. Toutefois, il ne faut pas interpréter cette disposition dans l’abstrait. Il faut aussi tenir compte du paragraphe 7(1) de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation qui dispose qu’aucune personne ne peut « vendre, importer ou annoncer un produit préemballé »
doté d’un « étiquetage qui contient de l’information fausse ou trompeuse se rapportant au produit – ou vraisemblablement pour donner cette impression »
. Il faut également prendre en considération le paragraphe 5(1) de la Loi sur les aliments et drogues, qui interdit de vendre un aliment ou d’en faire la publicité « de manière fausse, trompeuse ou mensongère ou susceptible de créer une fausse impression quant à sa nature, sa valeur, sa quantité, sa composition, ses avantages ou sa sûreté »
.
[101]
Puisqu’il est constant que les colonies israéliennes en Cisjordanie ne fassent pas partie du territoire de l’État d’Israël, indiquer que les vins des colonies sont un [traduction] « Produit d’Israël »
est faux, trompeur et mensonger. De plus, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, l’étiquetage des vins des colonies avec la mention [traduction] « Produit d’Israël »
entrave la capacité des consommateurs canadiens de prendre des [traduction] « décisions éclairées et de faire des choix éclairés et rationnels
» pour être en mesure d’[traduction] « acheter consciencieusement »
.
[102]
De plus, bien qu’aux termes du Règlement sur les aliments et drogues, il est bien exigé que le pays d’origine soit clairement indiqué sur l’étiquette de vins vendus au Canada, le défendeur reconnaît qu’il existe des exceptions aux exigences en matière d’étiquetage dans certaines circonstances.
[103]
En d’autres termes, selon les lignes directrices adoptées par l’ACIA, il n’est pas obligatoire que « Produit des États-Unis »
figure sur les vins produits aux États-Unis. Selon ces lignes directrices, il est suffisant d’inclure sur les étiquettes de vins produits aux États-Unis une déclaration comme « le merlot rosé pâle de Californie »
; il n’est pas nécessaire d’indiquer que le vin en question est un [traduction] « Produit des États-Unis »
.
[104]
Selon les lignes directrices de l’ACIA, indiquer qu’un vin est un [traduction] « Produit de Californie »
permettra de respecter l’exigence relative à la déclaration du pays d’origine sur l’étiquette d’un vin « puisque les exigences ne précisent pas la formulation de la déclaration du pays d’origine; et il est improbable que quiconque soit induit en erreur en ce qui concerne l’origine du produit »
. En d’autres termes, les consommateurs sauraient que la Californie fait partie des États-Unis.
[105]
La justification citée par le défendeur pour permettre une exception aux exigences d’étiquetage du pays d’origine des vins produits aux États-Unis est donc qu’il est peu probable que quelqu’un soit induit en erreur quant à l’origine des vins de Californie, puisque les consommateurs sauraient que la Californie fait partie des États-Unis.
[106]
Il faudrait établir une comparaison de cela avec la situation en l’espèce. Rien n’indique la majorité des Canadiens sauraient que les colonies de Psâgot et de Shiloh se trouvent en Cisjordanie. Il est donc encore plus probable que les consommateurs soient induits en erreur par l’étiquetage des vins produits dans ces colonies indiquant qu’il s’agit d’un « Produit d’Israël »
.
[107]
Concernant l’invocation par l’ACIA et le BPA des définitions fournies dans l’ALÉCI, selon son préambule, l’ALÉCI visait à « établir une zone de libre-échange en levant les obstacles au commerce entre les deux pays »
afin de « renforcer leurs relations dans le domaine de l’économie et d’encourager le développement économique »
. L’ALÉCI permet donc d’établir une union douanière entre le Canada et Israël en éliminant les obstacles au commerce entre les deux pays et en établissant des tarifs relatifs aux marchandises importées d’Israël.
[108]
Les obstacles au commerce concernent notamment des questions de tarifs, de quotas ou de subventions. La législation en matière de protection des consommateurs d’un pays, de portée générale, selon laquelle l’étiquette d’un produit doit être véridique et ne pas induire en erreur, n’est pas un obstacle au commerce. Il s’agit plutôt d’une mesure législative visant à informer et à protéger les consommateurs canadiens.
[109]
Les objectifs de l’ALÉCI sont clairement énoncés dans l’article 1.2 de l’Accord. Il dispose que l’objet de l’Accord vise « à éliminer les obstacles au commerce et à faciliter le mouvement des produits entre les territoires des Parties, de manière à favoriser une concurrence équitable et à augmenter substantiellement les possibilités d’investissement »
.
[110]
Toutefois, le libellé de l’alinéa 1.4.1b) est clair quant au fait que la définition d’un « territoire »
fournie dans l’ALÉCI est seulement destinée à s’appliquer aux questions soulevées dans le contexte de cet Accord. Rien n’indique dans l’ALÉCI que sa définition de « territoire »
s’applique hors du contexte de l’ALÉCI ou qu’il s’applique au droit interne du Canada en ce qui a trait à la protection des consommateurs et à l’étiquetage des produits.
[111]
En effet, dans l’article 4.2 de l’ALÉCI, on exclut expressément de son application aux questions normatives, portant que « les droits et obligations des Parties concernant les mesures normatives seront régis par l’Accord sur les obstacles techniques au commerce [de l’Organisation mondiale du commerce] »
.
[112]
Invoquer la définition de « territoire »
dans l’ALÉCI aux fins des exigences canadiennes en matière d’étiquetage des produits donne également lieu à un résultat faux et trompeur. C’est donc déraisonnable.
[113]
Bien que cette conclusion soit suffisante pour trancher la question, il convient également de mentionner que se prononcer sur une question relative à l’étiquetage d’un produit fait éventuellement intervenir l’application des « valeurs consacrées par la Charte »
, comme il s’agit de quelque chose qui peut devoir être abordé au moment du réexamen de la présente affaire. C’est ce que nous allons aborder maintenant.
X.
Décision rendue par le BPA et « valeurs consacrées par la Charte »
[114]
Selon l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11, chacun a certaines libertés fondamentales, notamment la « liberté de conscience et de religion »
et la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression [...] »
.
[115]
Comme nous l’avons mentionné précédemment, et comme l’observe VJI, un des principaux objets de la législation en cause en l’espèce est de s’assurer que les consommateurs se voient fournir des renseignements exacts pour leur permettre de prendre des décisions éclairées quant aux produits qu’ils choisissent d’acheter.
[116]
VJI mentionne que les consommateurs expriment leurs opinions politiques au moyen de décisions d’achat, et ce, depuis longtemps. Le boycottage des raisins de Californie dans les années 1960 et 1970, par solidarité avec les ouvriers agricoles, et le boycottage des vins sud-américains avant 1994, pour appuyer le Mouvement contre l’apartheid, sont des exemples cités par VJI.
[117]
Dans le même ordre d’idées, VJI mentionne par ailleurs que certaines personnes opposées à la création de colonies israéliennes en Cisjordanie expriment leur opposition aux colonies et leur appui à l’égard de la cause palestinienne par leurs décisions d’achat, en boycottant les produits dont la fabrication a lieu dans les colonies. Afin de pouvoir exprimer leurs points de vue politiques de cette manière, les consommateurs doivent toutefois avoir des renseignements exacts sur l’origine des produits visés. Indiquer à tort que les vins des colonies sont un [traduction] « Produit d’Israël »
empêche ces personnes de pouvoir exprimer leur opinion politique par leur décision d’achat, limitant ainsi leur droit garanti par la Charte à la liberté d’expression.
[118]
Dans l’arrêt R. c Guignard, 2002 CSC 14, [2002] 1 RCS 472, la Cour suprême a indiqué qu’elle attache une importance particulière à la liberté d’expression, soulignant que « l’importance sociétale de la liberté d’expression et sa position privilégiée dans le droit constitutionnel canadien »
: au paragraphe 19. La Cour a également mentionné que la liberté d’expression joue un rôle critique dans le développement de notre société, conférant aux particuliers les possibilités de s’exprimer sur l’ensemble des sujets qui concernent la vie en société : arrêt Guignard, précité, au paragraphe 20.
[119]
La Cour suprême a également observé que la liberté d’expression protège non seulement les opinions acceptées, mais aussi celles qui « contestent »
: arrêt Guignard, précité, au paragraphe 19, citant l’arrêt R. c Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 RCS 45, au paragraphe 21.
[120]
De plus, dans des arrêts comme Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395, École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 RCS 613, et Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 RCS 293, la Cour suprême a conclu que, lorsqu’une décision fait intervenir les protections énumérées dans la Charte, le ou la ministre « doit veiller à ce que ces protections ne soient pas restreintes plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs applicables visés par la loi qu’il ou elle a l’obligation de chercher à atteindre »
: arrêt Loyola, précité, au paragraphe 4.
[121]
Bien que, dans sa plainte, M. Kattenburg n’ait pas expressément fait référence aux conséquences de la décision d’annulation de l’ACIA sur son droit garanti par la Charte à la liberté d’expression, il a affirmé dans son appel au BPA que [traduction] « de nombreux [consommateurs] ne choisiraient pas d’acheter ces vins »
, s’ils savaient qu’ils [traduction] « profitent à des personnes qui sont complices d’un crime de guerre »
. De plus, ses observations à l’ACIA et au BPA étaient remplies de références à des questions politiques, notamment son point de vue sur l’illégalité des colonies israéliennes en Cisjordanie.
[122]
Par exemple, M. Kattenburg indique dans sa lettre d’appel au BPA que [traduction] « [c]omme beaucoup d’autres membres de la communauté juive au Canada, [il] [s]’oppose au mépris du droit international dont fait preuve l’État d’Israël »
. Ensuite, il énonce clairement les questions politiques associées à l’étiquetage du vin produit dans les colonies israéliennes.
[123]
M. Kattenburg a ensuite mentionné dans ses observations au BPA qu’un particulier exerçant des activités de lobbyisme sur l’ACIA pour qu’elle infirme sa décision initiale [traduction] « agissait contre les intérêts des consommateurs canadiens et contre les valeurs des Canadiens épris de justice »
. Son avocat a également cité la jurisprudence relative à la Charte dans ses observations au BPA, liées à l’appel de M. Kattenburg.
[124]
Il est donc clair que des questions de liberté d’expression étaient en cause dans l’appel de M. Kattenburg. Toutefois, le BPA n’a pas abordé ces questions dans sa décision, renforçant ma conclusion selon laquelle la décision du BPA était déraisonnable.
XI.
Conclusion
[125]
Certaines choses sont complexes et insolubles comme la politique du Moyen-Orient, et la présence de colonies israéliennes en Cisjordanie soulève des questions politiques complexes, vives et sensibles.
[126]
Les décisions d’achat des particuliers sont une des façons dont ils peuvent exprimer leurs points de vue politiques pacifiquement. Afin de pouvoir exprimer leurs points de vue politiques de cette manière, les consommateurs doivent toutefois obtenir des renseignements exacts sur la source des produits en question.
[127]
De plus, la législation fédérale canadienne exige que les produits alimentaires (y compris des vins) qui sont vendus au Canada comportent des étiquettes indiquant le pays d’origine véridiques, non trompeuses et non mensongères.
[128]
La décision du BPA a eu pour effet d’affirmer la conclusion de l’ACIA selon laquelle il est permis d’étiqueter les vins produits dans les colonies d’Israël en Cisjordanie comme étant un [traduction] « Produit d’Israël »
, alors que ça n’est en fait pas le cas. Ces étiquettes sont donc fausses, trompeuses et mensongères. Elles sont ainsi contraires aux exigences du paragraphe 7(1) de la Loi sur l’emballage et l’étiquetage des produits de consommation et du paragraphe 5(1) de la Loi sur les aliments et drogues.
[129]
Une décision permettant que les vins des colonies soient étiquetés en tant que [traduction] « Produit d’Israël »
n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Elle est plutôt déraisonnable.
[130]
Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de M. Kattenburg est accueillie. Conformément à l’accord conclu entre les parties, aucuns dépens ne seront adjugés.
[131]
Enfin, il n’y a pas lieu pour la Cour de décider comment les vins des colonies devraient être étiquetés. Il s’agit d’une question relevant de l’ACIA. Par conséquent, la recommandation faite par le BPA est annulée et l’affaire est renvoyée au BPA pour qu’il rende une nouvelle décision.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1620-17
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée au BPA pour qu’il rende une nouvelle décision.
« Anne L. Mactavish »
Juge
Annexe
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1620-17
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INTITULÉ :
|
DAVID KATTENBURG c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
|
Les 21 et 22 mai 2019
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE MACTAVISH
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 29 juillet 2019
|
COMPARUTIONS :
A. Dimitri Lascaris
|
Pour le demandeur
|
Gail Sinclair
Negar Hashemi
|
Pour le défendeur
|
Barbara Jackman
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POUR L’INTERVENANT
VOIX JUIVES INDÉPENDANTES CANADA
|
David Matas
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POUR L’INTERVENANT
LA LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B’NAI BRITH
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
A. Dimitri Lascaris Law Professional Corporation
Avocats
Montréal (Québec)
|
Pour le demandeur
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|
Jackman and Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR L’INTERVENANT
VOIX JUIVES INDÉPENDANTES CANADA
|
David Matas
Avocat
Winnipeg (Manitoba)
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POUR L’INTERVENANT
LA LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B’NAI BRITH
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