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Date : 20190724


Dossier : T-937-18

Référence : 2019 CF 989

Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 juillet 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

BRUNO SOUCY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Bruno Soucy, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de la fonction publique [la Commission] rendue le 19 avril 2018, rejetant sa demande d’enquêter en vertu de l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, ch 22, art 12 et 13 [la Loi].

I.  INTRODUCTION

[2]  En 2016, M. Soucy se classe dans le bassin de candidats qualifiés dans le cadre d’un processus de nomination externe annoncé, mais il n’est pas nommé au poste convoité. Le 2 mars 2018, préoccupé par le processus ayant mené à la nomination d’une autre personne, M. Soucy dépose une « demande d’enquête visant un processus de nomination » auprès de la Commission, enquête prévue à l’article 66 de la Loi. Cet article prévoit que la Commission peut mener une enquête sur tout processus de nomination externe et peut prendre des mesures correctives si elle est convaincue, notamment, que la nomination ou la proposition de nomination n’a pas été fondée sur le mérite.

[3]  Le 19 avril 2018, la Commission décide qu’il n’y a pas lieu de mener une enquête, ayant conclu que l’information reçue ne soulève pas de problème lié à l’application de la Loi ou aux règlements et lignes directrices qui s’y rattachent. Cette décision de la Commission fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[4]  M. Soucy soutient que la décision de ne pas mener une enquête est déraisonnable puisque l’information en jeu soulève au contraire des problèmes liés à l’application de l’article 30 de la Loi, qui prévoit notamment que les nominations sont fondées sur le mérite.

[5]  Le défendeur répond quant à lui que la décision est raisonnable et que l’information ne soulevait pas de problème lié à l’application de la Loi ou aux règlements et lignes directrices qui s’y rattachent.

[6]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour conclut que la décision de la Commission de ne pas enquêter ne fait pas partie des issues possibles eu égard aux faits et au droit, et qu’elle n’est donc pas raisonnable. La décision sera annulée et le dossier sera retourné à la Commission pour un nouvel examen.

II.  CONTEXTE

[7]  En avril 2016, M. Soucy pose sa candidature dans le cadre d’un processus de nomination externe annoncé visant à doter le poste de chef du Service des incendies au groupe et au niveau FR-6 [le Poste] et à établir un bassin de candidat(e)s pour combler des postes similaires au sein du Ministère-Base de soutien de la 2e Division du Canada à Valcartier au Québec. Au moment de poser sa candidature, M. Soucy occupe alors le poste de chef inspecteur pompier pour le ministère de la Défense nationale [le Ministère] à Wainwright en Alberta.

[8]  L’énoncé des critères de mérite et conditions d’emploi publié en lien avec le Poste énonce notamment les qualifications essentielles, dont la qualité personnelle de « Travailler efficacement avec les autres », les qualifications constituant un atout et les conditions d’emploi du Poste (dossier certifié à la p 138).

[9]  En mai 2016, M. Soucy se rend à Valcartier afin d’effectuer les tests d’évaluation de langue seconde et de participer à une entrevue menée par les membres du comité d’évaluation du Ministère [le Comité] chargé de constituer le bassin de candidats qualifiés pour le Poste.

[10]  Le 20 mai 2016, le Comité transmet son rapport aux ressources humaines du Ministère. Ce rapport résume l’évaluation de chacun des trois candidats au Poste et confirme que les membres du Comité sont unanimes sur la recommandation du candidat. Le consensus du comité est que M. Soucy est celui sélectionné pour le Poste. Le Comité accorde à M. Soucy une note globale de 54,5/60 et accorde à M. Leach, l’autre candidat qualifié, une note de 45/60. Un troisième candidat reçoit une note de 41/60. Au titre du critère « travail avec les autres-relation interpersonnelle », M. Soucy reçoit une note de 8,5/10, tandis que M. Leach reçoit une note de 9/10.

[11]  Le 24 mai 2016, le Comité informe par courriel M. Soucy qu’il possède les qualifications essentielles du Poste et que son nom est ajouté au bassin de candidats possédant les qualifications essentielles aux fins de nomination à une date ultérieure.

[12]  Le 22 juin 2016, M. François Chamberland devient le gestionnaire responsable du processus de dotation du Poste, étant nommé au poste de commandant des Services des opérations-Groupe de soutien, 2e division des Forces armées canadiennes.

[13]  Le 5 juillet 2016, M. Soucy transmet une copie de son examen médical et une attestation de sécurité au Ministère (dossier certifié aux pp 202-203).

[14]  Le ou vers le 5 juillet 2016, le processus de dotation du Poste est suspendu afin que la Direction générale des enquêtes de la Commission mène une enquête en vertu de l’article 66 de la Loi concernant la situation du troisième candidat, qui n’a pas été retenu pour le bassin de candidats qualifiés. Le dossier restera ainsi officiellement suspendu jusqu’au 1er août 2017, date à laquelle la Commission rend son rapport d’enquête sur cette affaire, qu’elle conclut non fondée.

[15]  Toutefois, pendant la suspension, le dossier n’est pas complètement inactif. En juillet 2016, MM. Soucy et Chamberland discutent d’une possible nomination intérimaire de M. Soucy au Poste (courriels échangés entre M. Soucy et M. Chamberland; dossier certifié aux pp 198–200). Dans un courriel adressé à M. Soucy le 12 juillet 2016, M. Chamberland avise ce dernier que, pour préparer la lettre de nomination intérimaire, son superviseur immédiat doit accepter qu’il quitte son poste à Wainwright tout en maintenant sa sécurité d’emploi (dossier certifié à la p 200).

[16]  Le 24 octobre 2016, M. Soucy avise les ressources humaines du Ministère par courriel qu’il a quitté son emploi à Wainwright (courriel du demandeur à Mme Sénéchal en date du 24 octobre 2016; dossier certifié à la p 206).

[17]  Rien ne se passe pendant plusieurs mois. En juillet 2017, les discussions à propos d’une nomination intérimaire reprennent entre M. Soucy et le commandant adjoint du Service des opérations, mais n’aboutissent pas à une nomination.

[18]  Le 1er août 2017, la Commission envoie à M. Soucy les résultats de l’enquête initiée l’année précédente et confirme qu’il n’y a eu aucune erreur, omission ou conduite irrégulière dans le cadre du processus. Une fois l’enquête terminée et la suspension levée sur le processus, le 21 septembre 2017, comme il n’a jamais été consulté ni informé des dossiers des candidats, M. Chamberland rencontre les deux candidats qualifiés, afin de se faire une idée comme gestionnaire de la personne avec qui il aimerait travailler et qui correspond à ses valeurs. M. Chamberland examine aussi les résultats des évaluations d’avril 2016, juge que le critère le plus important est celui des relations interpersonnelles, et note que M. Soucy n’a pas obtenu la meilleure note pour ce critère.

[19]  Enfin, le 10 novembre 2017, M. Chamberland informe M. Soucy par courriel que sa candidature n’a pas été retenue pour le Poste (dossier certifié à la p 256), et le 2 mars 2018, M. Soucy dépose une demande d’enquête à la Commission, alléguant des manquements au processus de nomination.

[20]  Le 19 avril 2018, la Commission conclut qu’il n’y a pas lieu de mener une enquête, car les informations reçues ne soulèvent pas de problème lié à l’application de la Loi ou aux règlements et lignes directrices s’y rattachant.

[21]  La Commission affirme qu’elle a revu l’information reçue conformément aux Lignes directrices en matière de motifs d'enquête par la CFP, en vertu de la nouvelle LEFP, au sujet des nominations externes, des nominations internes sans délégation de pouvoir et des nominations pouvant résulter de l'exercice d'une influence politique ou d'une fraude [les Lignes directrices]. La Commission résume les préoccupations de M. Soucy, constate que ce dernier a été placé dans un bassin de candidats qualifiés, mais qu’aucune nomination indéterminée n’a été faite car aucune lettre d’offre n’a été signée. Elle souligne que le Comité l’avait identifié comme le candidat choisi parmi les candidats qualifiés, mais que, puisque M. Chamberland n’avait pas participé aux évaluations avec le Comité, il a eu un échange avec M. Soucy et avec un autre candidat afin de déterminer qui correspondrait à ses valeurs en tant que gestionnaire et qui serait le candidat idéal pour le Poste. Elle conclut que M. Chamberland a fait son choix après ces échanges, et après avoir analysé les résultats des évaluations du Comité et rappelle que le fait d’être qualifié pour un poste ne garantit pas une nomination, et que les gestionnaires ont discrétion pour tenir compte des circonstances applicables.

[22]  Dans le rapport lié à la décision et daté aussi du 19 avril 2018, la Commission indique notamment que le candidat retenu pour la nomination passera le Test de compétence orale - Évaluation de langue seconde le 7 mai 2018, et qu’il sera nommé s’il obtient le niveau requis.

[23]  Le 18 mai 2018, M. Soucy dépose une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Commission.

III.  POSITION DES PARTIES

A.  Position du demandeur

[24]  M. Soucy plaide que la Commission a erré (1) en reconnaissant à M. Chamberland le pouvoir de choisir un candidat qui correspond à ses valeurs; (2) en accordant un pouvoir discrétionnaire illimité à M. Chamberland; (3) en écartant les promesses divulguées à M. Soucy; et (4) en ne tenant pas compte de la vaste expérience de M. Soucy et de son résultat élevé suivant l’évaluation du Comité.

[25]  M. Soucy soutient que la norme de contrôle applicable à son premier argument est celle de la décision correcte, tandis que celle applicable à ses autres arguments est celle de la décision raisonnable (Moglica c Canada (Procureur général), 2010 CAF 34 au para 5 [Moglica]; Andonova c Canada (Procureur général), 2016 CF 1236 au para 19 [Andonova]; Boucher c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 14783 (CAF) au para 7; Fournier c Canada, 2000 CanLII 16057 (CF) au para 23).

[26]  En lien avec son premier argument, M. Soucy soutient que la Commission n’a pas correctement interprété sa loi constitutive en permettant à M. Chamberland d’évaluer les candidats en fonction de ses « valeurs ». Selon M. Soucy, le principe du mérite est au cœur du processus de nomination, même si les articles 30 et 31 de la Loi et leur modification font appel au jugement des gestionnaires, c’est-à-dire, leur octroient le pouvoir de choisir l’individu qui répond non seulement aux qualifications essentielles du poste, mais qui répond également aux exigences opérationnelles (Buttar c Canada (Procureur général), 2000 CanLII 15234 (CAF) au para 3; Samatar c Canada (Procureur général), 2012 CF 1263 au para 1 [Samatar]; Desaulniers c le sous-ministre d’Environnement Canada, 2011 TDFP 18 au para 27; Tibbs c Canada (Défense nationale), 2006 TDFP 8 aux para 59, 63 [Tibbs]; Visca c Sous-ministre de la Justice et al, 2007 TDFP 24 aux para 34, 44 [Visca]; Canada (Procureur général) c Lahlali, 2012 CF 601 au para 40 [Lahlali]; Baur c Canada (Procureur général), 2004 CF 725 au para 41). M. Soucy rappelle les valeurs prônées par le préambule de la Loi, dont l’impartialité, l’excellence, l’équité et la transparence, et rappelle le large pouvoir de surveillance de la Commission (Tibbs au para 62; Seck c Canada (Procureur général), 2012 CAF 314 au para 24 [Seck]; Samatar au para 2). Il allègue que le mot « valeur », utilisé par la Commission dans sa décision, renvoie à une appréciation personnelle d’un idéal, tandis que les mots « jugement » et « juger », visés par le législateur, renvoient à l’analyse d’un cas selon des critères établis.

[27]  En lien avec son deuxième argument, M. Soucy plaide d’abord que le pouvoir discrétionnaire de faire des nominations de M. Chamberland n’est pas absolu et que ce dernier devait motiver sa décision (Tibbs aux para 59, 63–64, 68–69; Visca aux para 34, 44; Patrice Garant, Droit administratif, 6e éd, Cowansville, Édition Yvon Blais, 2010 à la p 691). M. Soucy souligne qu’il croyait raisonnablement qu’il serait nommé au Poste. Ensuite, M. Soucy soutient que la Commission est habilitée à contrôler l’exercice arbitraire du pouvoir discrétionnaire et que, suite au dépôt de sa demande d’enquête, la Commission aurait dû analyser la possible présence d’irrégularités dans le processus de nomination (Kane c Canada (Procureur général), 2011 CAF 19 au para 77 [Kane]; Tibbs aux para 62, 64; articles 66–73 de la Loi). Il ajoute d’ailleurs qu’il s’attendait raisonnablement à ce que la Commission note la présence d’un problème en raison de l’absence de motifs et à ce que la Commission offre des réponses à ces questions. Finalement, M. Soucy allègue que la Commission a permis à M. Chamberland de rejeter sa candidature prématurément, puisque le candidat choisi ne répondait pas encore aux exigences linguistiques et médicales du Poste (Mabrouk c Canada (Commission de la fonction publique), 2014 CF 166 au para 50 [Mabrouk]).

[28]  En lien avec son troisième argument, M. Soucy soutient que les promesses de le nommer au Poste de façon intérimaire sont des éléments pertinents dans l’analyse d’une demande d’enquête, que la Commission aurait dû les prendre en considération, et que M. Soucy n’a pas besoin de faire la preuve d’une intention illégitime (Tibbs aux para 70–74). Il allègue avoir reçu des propositions d’occuper le Poste par intérim à deux occasions, soit suivant l’annonce de la Commission qu’elle mènerait une enquête, et en juillet 2017.

[29]  En lien avec son quatrième argument, M. Soucy prétend que la Commission a abusé de son pouvoir discrétionnaire et a erré en omettant de tenir compte d’éléments pertinents dans son analyse, soit son expérience et la recommandation favorable du Comité (Tibbs aux para 70–74).

B.  Position du défendeur

[30]  Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission de ne pas mener d’enquête est celle de la décision raisonnable (Moglica aux para 4–5; Andonova au para 19; Mabrouk au para 30; MacAdam c Canada (Procureur général), 2014 CF 443 aux para 77–79 [MacAdam]; Baragar c Canada (Procureur général), 2008 CF 841 au para 13 [Baragar]).

[31]  Le défendeur expose le cadre législatif entourant le processus de dotation. Le préambule de la Loi énonce que la fonction publique doit être non partisane et axée sur le mérite, et que le pouvoir de dotation devrait être délégué à l’échelon le plus bas possible, dans ce cas-ci à M. Chamberland (Seck aux para 24–25; Lahlali aux para 16, 17, 39–40). La Loi actuelle, entrée en vigueur en 2005, énonce une version du principe du mérite qui insiste sur le mérite individuel plutôt que sur le mérite comparatif, ce qui permet une plus grande flexibilité aux gestionnaires, qui peuvent d’ailleurs avoir recours à toute méthode d’évaluation (articles 30 et 36 de la Loi; Tibbs au para 63; Lahlali au para 18; Kane au para 8; Seck au para 26). La Commission a compétence pour mener des enquêtes et pour prendre des mesures correctives (article 66 de la Loi; Seck au para 44). Le défendeur soutient que la Commission possède un large pouvoir discrétionnaire dans sa décision de mener ou non une enquête et que, même si des éléments peuvent justifier la tenue d’une enquête, la Commission peut tout de même décider, pour diverses considérations, de ne pas mener d’enquête (Baragar aux para 14–15; Samatar aux para 2–3). Les Lignes directrices guident la Commission dans sa décision.

[32]  Le défendeur soutient que la décision de la Commission est raisonnable, car elle a considéré les préoccupations de M. Soucy et a procédé à la revue de toute l’information reçue pour conclure que l’information ne soulevait pas de problème lié à l’application de la Loi, des règlements et des Lignes directrices (Andonova au para 28; MacAdam au para 79).

[33]  En réponse au premier argument de M. Soucy, le défendeur souligne que M. Soucy reconnaît le pouvoir du gestionnaire de choisir la bonne personne pour effectuer les tâches demandées ou qui répond aux exigences opérationnelles ou aux besoins actuels ou futurs de l’organisation et que, d’après le rapport de la Commission, le choix de M. Chamberland était directement relié aux besoins identifiés. Le défendeur souligne d’ailleurs que l’utilisation du mot « valeur » par M. Chamberland ne signifie pas qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une façon inappropriée ou arbitraire. Le défendeur ajoute qu’à partir du moment où un candidat est qualifié, il appartient au gestionnaire de choisir le candidat qui répond le mieux aux besoins opérationnels du poste, de sorte que de meilleurs résultats aux évaluations ne garantissent pas une nomination, et que cela est conforme avec le principe du mérite individuel (Wilkinson c Sous-ministre de la Défense nationale, 2017 CanLII 53961 (CRTEFP) au para 76 [Wilkinson]; Stamp c Commissaire du Service correctionnel du Canada, 2015 TDFP 4 aux para 30, 35, 38).

[34]  En réponse au deuxième argument de M. Soucy, le défendeur soutient que M. Chamberland n’avait aucune obligation de fournir des motifs détaillés de sa décision et souligne, à cet effet, la différence avec un processus de nomination interne (article 47 de la Loi).

[35]  En réponse au troisième argument de M. Soucy, le défendeur fait valoir que les discussions au sujet d’une possible nomination intérimaire n’avaient jamais abouti et qu’une nomination ne prend effet qu’à la date convenue par écrit (paragraphe 56(1) de la Loi; Wilkinson au para 78).

[36]  En réponse au quatrième argument de M. Soucy, le défendeur avance que la nomination d’un candidat qualifié autre que M. Soucy ne signifie pas que le critère du mérite n’a pas été respecté et que, même si ce dernier estime qu’il est le candidat le plus qualifié parmi les candidats qualifiés, la responsabilité de choisir un candidat revient à M. Chamberland (Mabrouk aux para 54–55).

IV.  Décision

[37]  La Cour souscrit à la position du défendeur quant à la norme de contrôle. Ainsi, il s’agit ici de décider s’il était raisonnable pour la Commission de décider de ne pas enquêter au motif que l’information reçue ne soulevait pas de problème lié à l’application de la Loi ou aux règlements et lignes directrices qui s’y rattachent. Le caractère raisonnable d’une décision tient à sa justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[38]  La Loi régit le régime de dotation dans la fonction publique. Son préambule prévoit que le pouvoir de faire des nominations à la fonction publique et au sein de celle-ci est conféré à la Commission, et que le pouvoir de dotation devrait être délégué à l’échelon le plus bas possible dans la fonction publique pour que les gestionnaires disposent de la marge de manœuvre dont ils ont besoin pour effectuer la dotation. Toute nomination à la fonction publique par la Commission doit être fondée sur le mérite et être indépendante de toute influence politique. Une nomination est fondée sur le mérite lorsque (1) la personne à nommer possède les qualifications essentielles et (2) la Commission prend en compte toute qualification supplémentaire qui constitue un atout pour le travail à accomplir ou pour l’administration et toute exigence opérationnelle et besoin actuels et futurs (article 30 de la Loi).

[39]  Tel que l’ont souligné les parties, en bref, l’article 66 de la Loi prévoit que la Commission pourra mener une enquête et peut prendre des mesures correctives si elle est convaincue, notamment, que la nomination ou la proposition de nomination n’a pas été fondée sur le mérite. La Commission possède un large pouvoir discrétionnaire dans sa décision de mener ou non une enquête (Baragar aux para 14-15; Samatar aux para 2-3). Pour ce faire, elle prend en compte les renseignements obtenus par n'importe quel moyen (Lignes directrices).

[40]  Les Lignes directrices guident la Commission dans sa décision. Pour décider de mener une enquête ou non, la Commission doit déterminer, entre autres, (1) si la question soulève la possibilité d'un problème lié à l'application de la Loi qui a eu une incidence sur la sélection aux fins de nomination ou la possibilité d'une infraction à la Loi, au Règlement sur l'emploi dans la fonction publique, DORS/2005-334, aux lignes directrices de la Commission ou aux conditions de délégation; ainsi que (2) si les renseignements obtenus laissent croire à la possibilité d'irrégularités systématiques lors de l'application de la Loi, du Règlement, des lignes directrices de la Commission ou des conditions de délégation.

[41]   Les gestionnaires détiennent un pouvoir discrétionnaire considérable pour choisir la personne qui non seulement répond aux qualifications essentielles, mais qui est également la bonne personne pour faire le travail, car elle possède des atouts supplémentaires, ou elle répond à des besoins actuels ou futurs ou à des exigences opérationnelles, éléments énoncés à l’article 30 de la Loi (Tibbs aux para 63; Visca aux para 34, 44). La possibilité, pour un gestionnaire, de choisir un candidat selon ses valeurs personnelles n’est cependant pas citée.

[42]  Or, les éléments du dossier, dont la décision faisant l’objet d’un contrôle et le rapport de la Commission, tous deux datés du 19 avril 2018, indiquent que M. Chamberland a évalué les candidats selon ses valeurs en tant que gestionnaire et qu’il a aussi analysé les évaluations des candidats dans le cadre du processus. Selon le rapport de la Commission, c’est d’ailleurs en regardant les résultats des évaluations que M. Chamberland a jugé que la qualification essentielle la plus importante était celle de travailler efficacement avec les autres. Ainsi, l’évaluation selon ses « valeurs » constitue vraisemblablement une évaluation distincte, éminemment personnelle, qui s’est ajoutée à l’évaluation au mérite dont les éléments sont prévus à l’article 30.

[43]  Dans ce cadre, la Cour ne peut comprendre comment la Commission a pu conclure que l’information reçue ne soulevait pas un problème lié à l’application de la Loi, particulièrement à son article 30. La décision est de ce point de vue inintelligible et déraisonnable.

[44]  Cet élément suffit pour retourner le dossier afin de permettre à la Commission de réexaminer la demande d’enquête selon l’article 66 de la Loi et de fournir les précisions nécessaires le cas échéant.


JUGEMENT dans le dossier T-937-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée.

  3. Le dossier est retourné à la Commission pour un nouvel examen.

  4. Les dépens sont accordés en faveur du demandeur.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-937-18

INTITULÉ :

BRUNO SOUCY ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

québec (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 mars 2019

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 24 juillet 2019

COMPARUTIONS :

Me Marie-Michelle Savard

Pour le demandeur

Me Nadia Hudon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean-François Bertrand Avocats

Québec (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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