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Date : 20190725


Dossier : T-1630-18

Référence : 2019 CF 997

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

RAY DAVIDSON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le demandeur a présenté, en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F-7, une demande de contrôle judiciaire d’une décision, datée du 17 août 2018, par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté sa plainte (la décision). La plainte principale du demandeur a trait au fait que le ministère des Affaires mondiales Canada (AMC) aurait refusé de réembaucher le demandeur et appliqué une politique ou une pratique d’emploi opérant une discrimination fondée sur la race, la couleur et l’origine nationale ou ethnique au sens des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi).

[2]  La plainte du demandeur a fait l’objet d’une enquête par une enquêteuse de la Commission. En temps opportun, l’enquêteuse a préparé un rapport d’enquête (le rapport), qu’elle a communiqué au demandeur et à AMC, en les invitant à y répondre. Les deux parties ont donc déposé des réponses, accompagnées du rapport et de la plainte initiale, qui ont été envoyées à la Commission pour décision. Après avoir examiné la plainte, le rapport et les commentaires des parties sur le rapport, la Commission a décidé de rejeter la plainte du demandeur. Ce faisant, elle a accepté le rapport et conclu, en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi, qu’un examen de la plainte n’était pas justifié. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[3]  Le contrôle judiciaire sera accordé, parce qu’à mon humble avis, et dans les circonstances de la présente affaire, l’enquêteuse et, par extension, la Commission elle-même, ont manqué à leur obligation d’équité envers le demandeur en ne divulguant pas les documents pertinents et importants sur lesquels elles s’étaient fondées pour conclure qu’il y avait des problèmes de rendement chez le demandeur. La position avancée par le défendeur pour justifier le rejet de la plainte était le [traduction] « piètre rendement au travail » allégué du demandeur. L’omission de divulguer ces documents pertinents a fait en sorte que le demandeur ne connaissait pas la preuve qui pesait contre lui, ce qui l’a bien sûr aussi privé de sa capacité de réfuter correctement cette preuve. Mes motifs sont les suivants.

II.  Faits

[4]  La Commission a reçu la plainte du demandeur contre AMC le 31 octobre 2016. Cette plainte est résumée comme suit dans le rapport de la Commission daté du 3 mai 2018 :

[traduction]

La question à trancher dans la présente plainte est de savoir si le mis en cause a refusé d’embaucher le plaignant en raison de sa race et de sa couleur (noire) ainsi que de son origine nationale ou ethnique (« afro-canadienne ») et si, dans le cadre de l’embauche de consultants en accès à l’information et protection des renseignements personnels (« AIPRP »), le mis en cause applique une politique ou une pratique selon laquelle il préfère embaucher des Canadiens français de race blanche. Les pratiques discriminatoires alléguées auraient commencé en novembre 2015, et se seraient poursuivies par la suite.

[5]  J’accepte les faits généraux contenus dans le rapport et adoptés par la Commission :

[TRADUCTION]

[3]  Le mis en cause, Affaires mondiales Canada (AMC), est un ministère du gouvernement du Canada qui gère les relations diplomatiques et consulaires du Canada, fait la promotion du commerce international du pays et chapeaute les efforts du Canada en matière de développement international et d’aide humanitaire.

[4]  Le plaignant, qui s’identifie comme « Noir » et « Afro‑Canadien », occupe depuis 2009 un poste d’agent de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels (AIPRP) à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.

[5]  Au début de 2013 ou vers cette date, le plaignant a pris congé de son poste d’attache. Pendant son congé, il s’est inscrit auprès d’une agence de recrutement, Altis Professional Recruiting (Altis). Par l’entremise de cette agence, le plaignant a été embauché par Affaires mondiales Canada — le ministère mis en cause — à titre de consultant en AIPRP dans le cadre d’un contrat de trois mois ayant commencé en janvier 2013. Le contrat a été prolongé jusqu’au 28 novembre 2013, pour une affectation totale de 48 semaines.

[6]  Le plaignant a dit qu’en novembre 2013, lorsque l’offre à commandes du mis en cause avait été renouvelée, ni lui ni R.E., une collègue canadienne-française de race blanche, n’avaient été embauchés parce que les frais d’agence d’Altis étaient trop élevés. Toutefois, le plaignant a dit qu’un mois plus tard, en décembre 2013, R.E., une ancienne directrice de l’AIPRP, s’était vu offrir un autre contrat avec le mis en cause.

[7]  L’enquêteuse de la Commission a interviewé Ana Palomino, directrice d’Altis Professional Recruiting, qui a confirmé qu’en novembre 2013, Altis avait perdu l’attribution de l’offre à commandes avec Affaires mondiales pour une question de coûts. Comme l’a expliqué Mme Palomino, en décembre 2013, un autre consultant d’Altis n’avait pas pu terminer son contrat à Affaires mondiales. R. E. avait alors été rappelée en remplacement pour la durée restante de l’ancien contrat. R.E. ne s’est pas vu offrir un autre contrat, contrairement à ce que prétend le plaignant.

[8]  Deux ans plus tard, en novembre 2015, le mis en cause a présenté une autre offre à commandes pour des consultants en AIPRP. Une autre agence de recrutement, Lannick LRO, a alors représenté le plaignant et envoyé son curriculum vitae pour qu’il soit pris en considération. Dans le cadre de ce processus d’offre à commandes, Lannick LRO, qui a été retenue en tant que soumissionnaire, a proposé deux personnes qualifiées (ressources) au mis en cause pour le contrat d’AIPRP de 2015. Le plaignant était l’une de ces ressources. Sa candidature n’a pas été retenue. L’autre ressource proposée par Lannick LRO a été jugée acceptable et embauchée par le mis en cause.

[9]  Selon le plaignant, le mis en cause tend à embaucher des directeurs, des coordonnateurs, des gestionnaires et d’autres administrateurs principaux de l’AIPRP à la retraite pour répondre à son besoin de consultants en AIPRP. Le plaignant a également soutenu que tous ces cadres supérieurs à la retraite sont à la fois Blancs et Canadiens français. Il affirme que, même s’il est logique d’embaucher des cadres supérieurs à la retraite qui possèdent une vaste expérience de l’AIPRP, cette pratique le désavantage.

A.  Observations soumises à l’enquêteuse avant le rapport

[6]  AMC a répondu à la plainte dans une lettre datée du 13 mars 2017, dans laquelle elle indiquait que le « piètre rendement au travail » du demandeur était la seule raison pour laquelle il n’avait pas été réembauché en 2015. La lettre mentionnait, entre autres choses : [traduction] « La race, la couleur et l’origine ethnique ne sont pas et n’ont jamais été des facteurs pour la sélection et l’embauche de consultants et d’employés au sein de la Direction de l’AIPRP d’Affaires mondiales Canada. Les décisions d’embauche des consultants sont prises exclusivement en fonction des critères de sélection indiqués dans les services d’aide temporaire (SAT) et selon la détermination de la capacité de la personne à faire le travail. » AMC a déclaré que plus de 10 % de sa Direction de l’AIPRP était composée de groupes minoritaires ou de groupes visés par l’équité en matière d’emploi. De plus, le demandeur avait été embauché pour un contrat de trois mois, de décembre 2012 à mars 2013, qui avait ensuite été prolongé pour un total de 48 semaines. Cette prolongation, selon AMC, minait le bien-fondé de sa plainte. Il existait en outre un courriel envoyé par le demandeur à son chef d’équipe — courriel que plusieurs de ses collègues avaient vu, et où le demandeur reconnaissait son propre rendement insuffisant, mais dont AMC n’avait pu retrouver de copie. De plus, le chef d’équipe et le directeur adjoint du demandeur avaient mentionné qu’il [traduction] « n’avait pas un bon rendement et qu’il fallait reprendre tous ses dossiers ». AMC a soutenu qu’elle [traduction] « n’a pas fait preuve de discrimination à l’endroit de M. Davidson pour des motifs interdits lorsqu’il n’a pas été embauché à titre de consultant. Le piètre rendement au travail de M. Davidson constituait la seule raison. »

[7]  Le demandeur a répondu aux observations d’AMC dans une lettre datée du 9 septembre 2017. Il a notamment répliqué que sa plainte ne se voulait pas une représentation statistique (en réponse à l’observation d’AMC selon laquelle plus de 10 % du personnel de la Direction de l’AIPRP fait partie d’un groupe minoritaire). Il a prétendu que les commentaires de son superviseur n’existaient tout simplement pas, et qu’à supposer qu’ils existent, ils avaient été ajoutés plus tard afin d’appuyer la décision d’AMC de ne pas l’embaucher. Le demandeur a déclaré qu’il ne se rappelait pas avoir envoyé de courriel au sujet de son rendement insuffisant, tout en faisant remarquer qu’AMC n’en avait fourni aucune copie. Le demandeur a affirmé ne pas savoir pourquoi ses dossiers devaient être retraités. Il a envoyé un courriel à ses anciens chefs d’équipe ou superviseurs, sans obtenir de réponse. Il a également présenté une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21 [la Loi sur la protection des renseignements personnels], ce qui n’a donné lieu à la production que d’un seul document. Le demandeur a ensuite envoyé à l’enquêteuse, le 26 mars 2018, un courriel accompagné de documents qu’il avait préparés concernant les dossiers sur lesquels il avait travaillé à AMC.

[8]  Fait important en ce qui concerne essentiellement la question de l’équité procédurale, l’enquêteuse a interrogé deux agents d’AMC au sujet de certains documents de suivi de la gestion des cas tenus par AMC en ce qui a trait aux dossiers en matière d’AIPRP sur lesquels le demandeur avait travaillé en 2013. Étant donné l’enquête menée par l’enquêteuse, AMC a fourni 131 pages de documents de suivi de la gestion des cas à celle-ci.

[9]  Il appert que l’enquêteuse a passé en revue, de façon assez détaillée, ces documents de suivi de la gestion des cas au cours d’autres entrevues avec deux membres de la direction d’AMC (M. McNeil et M. Friberg).

[10]  Autre fait tout aussi déterminant pour la conclusion de la Cour, l’enquêteuse a omis, pour des raisons inconnues, de fournir des copies de ces documents de suivi de la gestion des cas au demandeur. De plus, l’enquêteuse n’a pas passé en revue ces documents avec le demandeur pour entendre sa version des faits.

[11]  Le rapport conclut, entre autres choses, que les documents de suivi de la gestion des cas sont [traduction] « remplis de commentaires indiquant que les dossiers devaient être réévalués ou corrigés. Les problèmes, les préoccupations, les questions et les difficultés que le plaignant a soulevés dans chaque dossier ont été consignés, que ce soit lorsque plaignant a travaillé sur un dossier, ou par la suite, lorsque le dossier a dû été réattribué, puis retraité par un autre consultant. »

[12]  De plus, le rapport indique que M. Friberg, l’un des deux agents principaux d’AMC interrogés par l’enquêteuse, « a mis en évidence de nombreux exemples, dans son système de suivi de la gestion des cas, de problèmes décelés dans le travail du plaignant pour lesquels les dossiers ont dû être réévalués et retraités ». Voici les paragraphes 44 à 49 du rapport en question :

[TRADUCTION]

[44]  Dans sa défense écrite, le mis en cause a fourni plus de 130 pages de son Système de suivi de la gestion des cas détaillant les demandes d’AIPRP sur lesquelles le plaignant avait travaillé pendant son contrat de 2013.

[45]  Le plaignant a suggéré que l’enquêteuse de la Commission effectue une comparaison complète de ses données avec celles fournies par le mis en cause pour démontrer que la défense du mis en cause n’est qu’un prétexte.

[46]  M. McNeil a passé en revue le document de suivi de la gestion des cas avec l’enquêteuse de la Commission. McNeil a expliqué qu’un dossier est divisé en groupes de pages (par thème, sujet ou source), puis subdivisé en pages individuelles. Chaque page doit faire l’objet d’un examen approfondi pour déterminer quels renseignements ne sont pas à diffusion restreinte et peuvent être divulgués, et quels renseignements doivent demeurer à diffusion restreinte. Chaque décision doit être motivée. M. McNeil a expliqué la façon dont les commentaires dans le système de suivi sont rédigés, par qui et pourquoi. M. McNeil a aussi expliqué qu’il utilise ce système de suivi pour passer en revue les conversations, les commentaires et les décisions pour s’assurer que toute question est prise en compte par les personnes travaillant sur les dossiers.

[47]  Le plaignant prévient que n’importe qui peut ajouter ou supprimer des commentaires dans le système de suivi de la gestion des cas du mis en cause et que, par conséquent, selon lui, les documents en question ne constituent pas un « moyen crédible » d’évaluer son travail. De plus, le plaignant affirme que les commentaires sur le rendement des employés ne sont pas consignés dans le système de suivi, et donc, que les commentaires sur son rendement « n’existent tout simplement pas » ou ont été « ajoutés plus tard en vue d’appuyer la décision du mis en cause de ne pas [l]’embaucher [...] et pour aider le mis en cause à réfuter les allégations contenues dans [s]a plainte ». En somme, le plaignant affirme que le mis en cause a fourni de la preuve par « ouï-dire » et créé des documents a posteriori, et qu’il n’a « aucune preuve » pour appuyer la prétention que son rendement posait problème.

[48]  L’enquêteuse de la Commission a passé en revue les documents de suivi de la gestion des cas. Bien que le plaignant ait raison de dire que les commentaires sur le rendement ne figurent pas dans les rapports, le dossier de suivi des cas du mis en cause est rempli de commentaires concernant des dossiers qui devaient être réévalués ou remontés. Les problèmes, les préoccupations, les questions et les difficultés que le plaignant a soulevés dans chaque dossier ont été consignés, que ce soit lorsque le plaignant a travaillé sur le dossier ou lorsque le dossier a dû être réattribué, puis retraité par un autre consultant.

[49]  Une note figurant dans le dossier du mis en cause au sujet de la candidature du plaignant en vue d’une réembauche en 2015 se lit comme suit : « la plupart des dossiers du dernier contrat ont dû être refaits ». L’enquêteuse de la Commission a interrogé le directeur adjoint actuel, Jonathan Friberg, qui a mis en évidence de nombreux exemples, dans son système de suivi de la gestion des cas, de problèmes décelés dans le travail du plaignant pour lesquels les dossiers ont dû être réévalués et retraités.

[13]  Le rapport contenait également les références suivantes au sujet du rendement au travail du demandeur :

[23]  D’après l’information fournie, les candidats sélectionnés semblent avoir plus d’expérience que le plaignant et sont donc sans doute plus qualifiés que lui.

[...]

[68]  Selon la preuve, le travail du plaignant n’était pas médiocre. Il reste que, compte tenu de son expérience et de sa fourchette salariale, son rendement au travail ne répondait pas à la norme attendue d’un consultant principal et exigée par le mis en cause, mais correspondait plutôt à celui d’un analyste subalterne.

[14]  Avant de revenir à la question d’équité procédurale, il convient de replacer ce compte rendu dans son contexte. Comme mentionné précédemment, AMC a adopté la position selon laquelle il n’avait employé aucune pratique discriminatoire interdite contre le demandeur, non plus qu’il n’avait de politique en ce sens. AMC a affirmé que « le piètre rendement au travail de M. Davidson était la seule raison » pour laquelle il n’avait pas été réembauché.

B.  Réponses des parties au rapport

[15]  Le demandeur a répondu au rapport dans une lettre, datée du 22 mai 2018, dans laquelle il soutient que le rapport [traduction] « est incomplet et totalement unilatéral ». Il a exposé en détail de nombreuses inexactitudes et incohérences factuelles présentes dans le rapport. Dans cette lettre de réponse, il a demandé à plusieurs reprises d’avoir la possibilité d’examiner les documents de suivi de la gestion des cas remis par AMC à l’enquêteuse, qui les a passés en revue avec ces derniers. Le demandeur a également joint un tableau censé résumer ses actions dans les dossiers sur lesquels il avait travaillé.

[16]  AMC a répondu par une lettre datée du 26 juin 2018; il y faisait valoir que le rapport était [traduction] « factuel et refl[était] les circonstances entourant la plainte », et demandait que la plainte soit rejetée.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[17]  La Commission a rejeté la plainte du demandeur dans une lettre datée du 17 août 2018, où il était déclaré :

[TRADUCTION]

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous avait été communiqué précédemment, de même que toutes les observations déposées en réponse à ce rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte car, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, il n’y a pas lieu d’examiner davantage celle-ci.

IV.  Requête et ordonnance fondées sur l’article 318 des Règles

[18]  Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Il a ensuite présenté une requête fondée sur les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) pour obliger la Commission à produire les 131 pages de documents de suivi de la gestion des cas qui ne lui avaient pas été divulgués, mais que l’enquêteuse avait examinés en détail avec les représentants d’AMC, et qui ont constitué, à tout le moins en partie, le fondement de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

[19]  La protonotaire Aylen a instruit la requête fondée sur les articles 317 et 318 des Règles et, le 7 novembre 2018, elle a ordonné à la Commission de produire les 131 pages de documents de suivi de la gestion des cas. Dans ses motifs, la protonotaire a affirmé ce qui suit :

[TRADUCTION]

[10]  Le demandeur affirme que, dans le cadre de l’enquête, il n’a jamais eu l’occasion d’examiner aucun des documents susmentionnés, même si l’enquêteuse s’y est beaucoup fiée pour tirer ses conclusions.

[11]  Seuls les renseignements pertinents à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente doivent être produits, conformément à l’article 317 des Règles. Un document est considéré comme pertinent pour une demande de contrôle judiciaire s’il est susceptible d’avoir une incidence sur la décision que la Cour rendra. La pertinence doit être établie par renvoi aux motifs de contrôle énoncés dans l’avis de demande introductif d’instance et dans l’affidavit à l’appui du demandeur (voir l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Pathak (Re Banque Royale du Canada), [1995] 2 CF 455 (CAF), au paragraphe 10; autorisation d’appel refusée, [1995] CSCR no 306). Seuls les documents dont était réellement saisi l’office fédéral lorsqu’il a rendu sa décision doivent être produits en vertu de l’article 318 des Règles (voir l’arrêt 118570 Ontario Ltd c Canada (Ministre du Revenu national) (1999), 247 NR 287 (CAF)).

[12]  Il est essentiel de garder à l’esprit que l’article 317 des Règles n’a pas le même objectif que la communication préalable de documents dans une action. Comme l’a déclaré l’honorable juge Pelletier dans l’arrêt Access to Information Agency Inc c Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, au paragraphe 21 :

[...] L’objet de la règle est de limiter la communication de la preuve aux documents qui étaient entre les mains du décideur lors de la prise de décision et qui n’étaient pas en la possession de la personne qui en fait la demande et d’exiger que les documents demandés soient décrits de façon précise. Il n’est pas question, lorsqu’il s’agit de contrôle judiciaire, de demander la transmission de tout document qui pourrait être pertinent dans l’espoir d’en établir la pertinence par la suite. Une telle démarche est tout à fait à l’encontre du caractère sommaire du contrôle judiciaire. Si les circonstances sont telles qu’il s’avère nécessaire d’élargir le cadre de la communication de la preuve, celui qui exige une divulgation plus complète a le fardeau de mettre de l’avant des éléments de preuve qui justifient sa demande. C’est ce dernier élément qui est tout à fait absent en l’instance.

[13]  Il y a toutefois des exceptions à ce principe. Les documents qui n'ont pas été présentés au décideur peuvent être considérés pertinents s'il est allégué que le décideur a manqué à l'équité procédurale, a commis une erreur de compétence ou en présence d'une allégation de crainte raisonnable de partialité (voir la décision Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada c Louis Dreyfus Commodities Ltd, 2016 CF 101, au paragraphe 27).

[14]  Afin d’obtenir la divulgation des documents dont ne disposait pas le décideur au moment où la décision a été rendue, le demandeur doit soulever un motif de contrôle qui permettrait à la Cour d’examiner la preuve n’ayant pas été présentée au décideur, puis démontrer que ce motif de contrôle a un fondement factuel étayé par des preuves suffisantes (voir la décision Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada c Louis Dreyfus Commodities Ltd, précitée, au paragraphe 27).

[15]  Dans une décision de 2018 de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Humane Society of Canada Foundation c Canada (Minister of National Revenue), 2018 FCA 66, le juge Webb a statué que des documents qui s’ajoutent à ceux dont était saisi le décideur au moment de la décision peuvent être considérés comme étant pertinents et susceptibles d’être divulgués lorsqu’il est soutenu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, ou qu’il existe une crainte raisonnable de partialité, bien que des allégations de cette nature ne permettent pas à une partie requérante de se livrer à une recherche à l’aveuglette dans l’espoir de découvrir des documents susceptibles d’établir le bien-fondé de sa demande. Dans le cas présent, les documents recherchés étaient en possession du décideur.

[16]  En l’espèce, les documents sollicités par le demandeur ont été clairement précisés, et sa demande ne peut être qualifiée de recherche à l’aveuglette, car il cherche à obtenir des documents dont l’enquêteuse était saisie (comme le confirme le rapport d’enquête) et sur lesquels elle s’est expressément appuyée pour tirer ses conclusions. Même si le certificat de la Commission confirme que celle-ci n’était pas saisie des documents demandés au moment de rendre sa décision, j’estime que l’avis de demande et les observations du demandeur expliquent suffisamment en quoi ces documents sont pertinents à l’égard des motifs du contrôle judiciaire, c’est-à-dire que : i) la Commission a manqué à l’équité procédurale en omettant de fournir au demandeur les documents demandés ainsi que de lui offrir une occasion de lui présenter des éléments de preuve et des observations s’y rapportant; ii) une crainte raisonnable de partialité est alléguée relativement au fait que le demandeur ne s’est pas vu offrir la possibilité de présenter des éléments de preuve et d’expliquer les complexités et les nuances du poste en cause, de façon à réfuter les allégations concernant la qualité de son travail. Comme les documents peuvent avoir une incidence sur la décision que la Cour rendra relativement aux motifs de contrôle soulevés par le demandeur, je conclus que les documents demandés sont pertinents, et qu’ils peuvent être produits au titre de l’article 317 des Règles.

[17]  Par conséquent, la Commission doit transmettre au greffe et au demandeur une copie des documents demandés, sous réserve d’une expurgation de tout renseignement concernant des tiers.

[20]  Le défendeur a contesté la requête du demandeur. Aucun appel n’a été interjeté à l’encontre de l’ordonnance de la protonotaire Aylen. On ne m’a signalé aucune erreur dans les motifs et la décision de la protonotaire, que j’accepte en tant qu’énoncé de droit fort juste et exact concernant le droit applicable aux cas où des documents sont demandés pour compléter le dossier certifié du tribunal sur une question d’équité procédurale, comme en l’espèce.

[21]  La version publique des 131 pages des documents de suivi de la gestion des cas a donc été transmise au demandeur et à la Cour.

[22]  Ainsi, le demandeur a vu ces documents pour la première fois lorsqu’ils lui ont été signifiés conformément à l’ordonnance de la protonotaire Aylen.

V.  Question en litige

[23]  À mon humble avis, la question déterminante dans la présente demande est celle de savoir si le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale en ne recevant pas les documents de suivi de la gestion des cas sur lesquels l’enquêteuse et, par extension, la Commission se sont appuyées.

VI.  Norme de contrôle

[24]  Les questions d’équité procédurale, y compris celles qui se posent dans le contexte des décisions de la Commission, sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Plus précisément, dans le contexte des enquêtes, la décision fréquemment citée rendue par la Cour dans l’affaire Miller c Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1996), 112 FTR 195, sous la plume du juge Dubé (la décision Miller), au paragraphe 11, est instructive pour ce qui est d’exiger de la Commission que ses décisions aient un fondement juste, et qu’elle fasse preuve de neutralité et d’exhaustivité :

[11]  [...] l’équité procédurale exige que la Commission se fonde sur des éléments valables et objectifs pour déterminer si la preuve justifie la constitution d’un Tribunal. Les enquêtes que l’enquêteur mène avant la décision doivent respecter au moins deux conditions : la neutralité et l’exhaustivité.

[25]  De même, la décision maintes fois citée ayant été rendue dans l’affaire Slattery c Canada (Commission des droits de la personne) (1994), 73 FTR 161 [Slattery], par le juge Nadon, tel était alors son titre, au paragraphe 50, reconnaît également l’existence d’une obligation de neutralité et de rigueur : « Pour qu’il existe un fondement juste pour que la CCDP estime qu’il y a lieu de constituer un tribunal en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi, je crois que l’enquête menée avant cette décision doit satisfaire à au moins deux conditions : la neutralité et la rigueur ».

[26]  Je tiens à souligner que dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, au paragraphe 69, la Cour d’appel fédérale soutient qu’il est sans doute nécessaire de procéder selon la norme de la décision correcte « “en se montrant respectueux [des] choix [du] décideur” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré:Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42 » [Ré:Sonne].

[27]  Je reconnais également que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, sous la plume du juge Rennie, a affirmé au paragraphe 54 :

[54]  La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi [...].

[28]  Au demeurant, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada explique ainsi ce que doit faire une cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision correcte :

[50]  [...] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur.  En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose.  La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VII.  Dispositions législatives

[29]  Le paragraphe 44(1) et le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi sont ainsi libellés :

Rapport

Report

44 (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

44 (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

[...]

 

...

Idem

Idem

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

[...]

...

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié, [...]

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, ....

VIII.  Analyse

[30]  Le demandeur, qui se représente lui-même, soutient essentiellement qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale (justice naturelle et droit d’être traité équitablement). Il soutient, avec raison, que ni l’enquêteur ni la Commission ne lui ont communiqué les documents de suivi de la gestion des cas que l’enquêteuse a obtenus d’AMC. J’ajouterai que l’enquêteuse semble avoir examiné ces documents de suivi de la gestion des cas en détail avec deux agents principaux d’AMC.

[31]  Comme mentionné précédemment, en adoptant le rapport de l’enquêteuse, je conclus également que l’enquêteuse et, par extension, la Commission, se sont fiées à ces documents de suivi de la gestion des cas au détriment du demandeur pour ce qui est de l’appréciation de son rendement au travail, un élément central de la défense d’AMC à l’égard de la plainte. La pertinence de ces documents n’a pas été contestée dans les observations écrites ou orales, et je la tiens donc pour acquise. Telle était certainement la position de l’enquêteuse, une position appuyée par le défendeur dans ses observations écrites et orales.

[32]  Le problème en l’espèce est que le demandeur n’a pas eu le droit de prendre connaissance de la preuve qui pesait contre lui. Il s’agit là d’un principe fondamental du droit administratif. Qui plus est, il a été privé de son droit de répondre aux documents sur lesquels s’était fondée l’enquêteuse (et, par extension, la Commission, de par l’adoption du rapport), parce qu’il ne disposait pas des documents utilisés par l’enquêteuse, par AMC et, ultimement, par la Commission elle-même. Les principes généraux concernant le contenu de l’obligation d’équité à cet égard sont énoncés dans l’arrêt Ré:Sonne, où la Cour d’appel fédérale déclare ce qui suit :

[54]  Ces organismes doivent toutefois veiller à ce que, s’ils obtiennent des renseignements de tiers, cela ne porte pas atteinte aux droits de participation des parties, soit le droit de connaître et de discuter les éléments pertinents quant à la prise de décision, le droit d’être informé des motifs sur lesquels la décision pourra être fondée, et la possibilité de présenter des observations en conséquence. En définitive, le juge saisi de l’affaire doit rechercher dans chaque cas si, compte tenu de toutes les circonstances (y compris le respect des choix procéduraux), la procédure adoptée par le tribunal administratif pour rendre la décision était fondamentalement équitable, ce qui appelle un examen du contexte ainsi que des faits d’espèce.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  À cet égard, avant l’audience, les directives suivantes ont été envoyées aux parties afin d’attirer leur attention sur l’importance de cette question :

[TRADUCTION]

La Cour a des questions au sujet des 131 pages de documents du certificat supplémentaire daté du 29 novembre 2018, qui se trouvent dans le « dossier d’enquête de la Commission » relativement à la plainte du demandeur.

Ces documents ont-ils été communiqués au demandeur et, dans l’affirmative, quand, et par qui?

Dans la négative, le demandeur avait-il le droit de les voir, étant donné que l’enquêteuse s’y est fiée et que le rapport de l’enquêteuse constitue les motifs de la Commission?

Autrement dit, si ces documents n’ont pas été fournis au demandeur, n’y a-t-il pas eu manquement à l’équité procédurale, dans la mesure où il devait connaître la preuve qui pesait contre lui?

[34]  Les parties s’entendent pour dire que ces documents n’ont pas été communiqués au demandeur. Le défendeur a toutefois donné un certain nombre de raisons pour lesquelles cela était équitable sur le plan procédural. Cependant, et en tout respect, je ne suis pas convaincu que ces raisons soient bien fondées.

[35]  Le défendeur a fait valoir que le demandeur pouvait répondre à ce qui avait été dit dans le rapport en donnant suite aux conclusions qui y étaient contenues et qui, rappelons-le, comprenaient de nombreuses observations critiquant le rendement du demandeur, notamment le fait que les documents de suivi de la gestion des cas étaient [traduction] « remplis de commentaires indiquant que les dossiers d[evaient] être réévalués ou corrigés. Les problèmes, les préoccupations, les questions et les difficultés que le plaignant a soulevés dans chaque dossier ont été consignés, que ce soit lorsque plaignant a travaillé sur le dossier ou par la suite, lorsque le dossier a dû été réattribué, puis retraité par un autre consultant. » Le rapport indiquait également que M. Friberg, un agent d’AMC, avait discuté des documents de suivi de la gestion des cas avec l’enquêteuse et qu’il avait [traduction] « mis en évidence de nombreux exemples, dans son système de suivi de la gestion des cas, de problèmes décelés dans le travail du plaignant pour lesquels les dossiers [avaie]nt dû être réévalués et retraités. » À l’audience, j’ai demandé à plusieurs reprises comment le demandeur pouvait répondre à ces conclusions alors qu’il n’avait pas reçu les documents auxquels on faisait référence. À mon humble avis, et nonobstant les vaillants efforts de l’avocat, la Cour n’a pas obtenu de réponse, mis à part le fait que le demandeur pouvait répondre au rapport sans connaître le contenu des documents sous-jacents, et que tout ce qu’il avait à faire était d’y répondre.

[36]  Le défendeur a fait valoir que le demandeur ne s’était pas vu privé de son droit à l’équité procédurale, parce que « [celle-ci] exige seulement que le rapport de l’enquêteur traite des aspects fondamentaux ou essentiels des incidents de discrimination allégués par le demandeur » : Rabah c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1234, sous la plume du juge McKeown, au paragraphe 10. Cet énoncé général n’est pas contesté. Précisons que les présents motifs ne doivent pas être interprétés de manière à justifier la proposition selon laquelle une partie qui conteste une décision prise par la Commission en vertu de l’article 44 a le droit de voir chaque document examiné par un enquêteur. Toutefois, dans ce cas-ci, ces documents de suivi de la gestion des cas étaient fondamentaux et essentiels. Il était question du rendement au travail du demandeur. Les documents ont été rédigés à la même époque où il occupait ses fonctions précédentes à AMC, en 2013, et ils revêtaient une importance telle pour l’enquêteuse qu’elle les a examinés en détail avec deux cadres supérieurs d’AMC.

[37]  De plus, il est évident que ces documents ont joué un rôle fondamental dans la conclusion de l’enquêteuse, et par conséquent dans la décision de la Commission, de ne pas poursuivre l’examen de la plainte. À mon avis, ces documents portaient sur le cœur de l’affaire, à savoir si le soi-disant piètre rendement au travail du demandeur était la raison pour laquelle il n’avait pas été réembauché en 2015. Des versions caviardées ont été fournies à la Cour à la suite de l’ordonnance de la protonotaire Aylen, et elles auraient très bien pu être communiquées au demandeur à l’époque. On n’a soulevé devant moi aucun privilège, ni aucun fondement législatif ou autre pour justifier de ne pas l’avoir fait à ce moment‑là.

[38]  Le défendeur ajoute qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale parce que la Commission exerce des fonctions d’examen préalable et ne se prononce pas sur le bien-fondé d’une plainte. Seul le Tribunal peut ainsi se prononcer sur le bien-fondé de la plainte : Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, sous la plume du juge Cromwell, aux paragraphes 19 et 23 :

[19]  J’abonde pour ma part dans le sens de la Cour d’appel.  Lorsqu’elle décide de confier l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission ne conclut pas que la plainte tombe sous le coup de la Loi. Suivant le régime législatif, la Commission est plutôt appelée à exercer des fonctions d’examen préalable et d’administration. Elle peut notamment renvoyer la plainte à une commission d’enquête pour que cette dernière tranche une question de compétence.

[...]

[23]  Il importe de souligner en l’espèce que même si la Commission décide du renvoi à une commission d’enquête, elle ne conclut pas pour autant que la plainte est fondée ni même qu’elle tombe sous le coup de la Loi, des conclusions qui ressortissent plutôt à la commission d’enquête.  Lorsqu’elle confie l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission exerce une fonction d’examen préalable et d’administration; elle ne statue pas au fond.

[39]  Il s’agit certainement là d’une règle de droit valide. Toutefois, avec égards, la Cour suprême du Canada ne traitait pas dans cette affaire d’une question d’équité procédurale, comme le fait la Cour en l’espèce; elle traitait plutôt du rôle de l’intervention du tribunal dans une procédure administrative à une étape préliminaire. Avec égards, l’affaire dont notre Cour est saisie est le contrôle judiciaire d’une décision définitive, et non d’une question préliminaire, et la question en litige en l’espèce est le droit d’obtenir communication de la preuve à charge. C’est une question très différente de celle qui avait été soumise à la Cour suprême du Canada.

[40]  Le défendeur soutient que le degré d’équité procédurale que la Commission et son enquêteuse doivent aux parties est proportionnel au rôle d’enquête qui leur échoit. En tout respect, je conviens que le degré d’équité procédurale doit être proportionnel. L’obligation de divulgation existe, en l’espèce, en grande partie parce que les documents en question touchent un enjeu très central, sinon le principal enjeu, de la plainte, à savoir le prétendu piètre rendement du demandeur au travail à AMC en 2013. Il s’agissait là de la réponse donnée par AMC à la plainte du demandeur concernant la discrimination raciale. À mon avis, l’importance de la question, surtout en ce qui a trait au rendement, sont des facteurs qui militent en faveur d’une plus grande équité procédurale, comme l’exige l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 25 :

[25]  Le troisième facteur permettant de définir la nature et l’étendue de l’obligation d’équité est l’importance de la décision pour les personnes visées.  Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses.

[41]  Le défendeur affirme que le rapport, et la réponse du demandeur à celui-ci, ont été fournis à la Commission et examinés par elle. Le défendeur fait aussi valoir que c’est la lettre de réponse du demandeur qui constituait pour lui la possibilité de se faire entendre. Encore une fois, je ne suis pas convaincu. Il ne fait aucun doute que le demandeur a eu l’occasion de répondre au rapport, et il l’a d’ailleurs fait. Mais il a essentiellement répondu, en ce qui concerne les documents de suivi de la gestion des cas, qu’il devait voir les documents, parce que sans eux, il ne pouvait répondre à leur contenu négatif sur son rendement. Dans sa réponse, le demandeur a demandé à plusieurs reprises à les voir. La Commission a implicitement refusé sa demande en rejetant la plainte. À l’audience, j’ai demandé de quelle manière le demandeur pouvait répondre aux conclusions sur son rendement formulées dans le rapport, qui était fondé en tout ou en partie sur les documents concernés, sans pouvoir jeter un œil sur ceux-ci.

[42]  Le défendeur a également fait valoir que le fait que la Commission n’ait pas interrogé le demandeur au sujet des documents, que l’enquêteuse a examinés avec deux cadres supérieurs d’AMC, ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale, parce que « [l]’enquêteur n’est nullement tenu d’interroger chacune des personnes suggérées par les parties » : Syndicat canadien des employés de la fonction publique (division du transport aérien) c Air Canada, 2013 CF 184, sous la plume de la juge Mactavish (tel était alors son titre), au paragraphe 89. C’est là une règle de droit valide. Toutefois, l’enquêteur a aussi des devoirs de neutralité et d’équité : Miller, au paragraphe 11; Slattery, au paragraphe 50. L’enquêteuse a examiné ces documents en détail avec AMC, et s’y est clairement fiée. Mais ils n’ont même pas été communiqués au demandeur, qui n’a jamais été mis au courant de leur existence.

[43]  Le défendeur soutient que « [c]e n’est que lorsque des omissions déraisonnables se produisent, par exemple lorsqu’un enquêteur omet d’examiner des éléments de preuve manifestement importants, qu’un contrôle judiciaire s’impose » : Dubé c Société Radio-Canada, 2015 CF 78 [Dubé], sous la plume de la juge Gagné (tel était alors son titre), au paragraphe 26. Voir également la décision Dubé, au paragraphe 28 :

[28]  Comme le soulève ma collègue la Juge Strickland, « [L]a Cour ne doit pas chercher la perfection, mais plutôt s’assurer que le demandeur a été traité de façon juste au cours de l’enquête » (Attaran au para 100). Elle souligne également que « [L]a Cour n’a pas à analyser à la loupe le rapport de l’enquêteur ou à reprendre son travail ».

[44]  Je suis d’accord. Ce principe s’applique en l’espèce : en ne permettant pas au demandeur de consulter les documents de suivi de la gestion des cas et d’y répondre, l’enquêteuse et, par extension, la Commission, ont omis d’examiner en profondeur la preuve se trouvant au cœur de la décision de la Commission. Faire un tel reproche à la Commission n’équivaut pas à rechercher la perfection; il s’agit plutôt d’exiger que le demandeur soit informé et puisse faire des observations sur les documents pertinents ayant éventuellement servi de fondement à la décision.

[45]  Jusqu’ici, j’ai examiné la présente affaire du point de vue de l’équité procédurale. J’estime également que la décision de la protonotaire Aylen est importante en l’espèce. En voici un extrait :

[TRADUCTION]

[16]  En l’espèce, les documents sollicités par le demandeur ont été clairement précisés, et sa demande ne peut être qualifiée de recherche à l’aveuglette, car il cherche à obtenir des documents dont l’enquêteuse était saisie (comme le confirme le rapport d’enquête) et sur lesquels elle s’est expressément appuyée pour tirer ses conclusions. Même si le certificat de la Commission confirme que celle-ci n’était pas saisie des documents demandés au moment de rendre sa décision, j’estime que l’avis de demande et les observations du demandeur expliquent suffisamment en quoi ces documents sont pertinents à l’égard des motifs du contrôle judiciaire, c’est-à-dire que : i) la Commission a manqué à l’équité procédurale en omettant de fournir au demandeur les documents demandés ainsi que de lui offrir une occasion de lui présenter des éléments de preuve et des observations s’y rapportant; ii) une crainte raisonnable de partialité est alléguée relativement au fait que le demandeur ne s’est pas vu offrir la possibilité de présenter des éléments de preuve et d’expliquer les complexités et les nuances du poste en cause, de façon à réfuter les allégations concernant la qualité de son travail. Comme les documents peuvent avoir une incidence sur la décision que la Cour rendra relativement aux motifs de contrôle soulevés par le demandeur, je conclus que les documents demandés sont pertinents, et qu’ils peuvent être produits au titre de l’article 317 des Règles.

[46]  Cela dit, je ne considère pas que la décision de la protonotaire tranche la question relative à l’équité procédurale dont je suis saisi. Toutefois, son ordonnance a fait en sorte que je dispose de documents dont la Commission n’était pas saisie. Techniquement, celle-ci n’était saisie que de la plainte, du rapport et des deux réponses.

[47]  Pour les motifs que j’ai déjà donnés, je conclus que les 131 pages des documents de suivi de la gestion des cas soulèvent effectivement des questions d’équité procédurale, et sont donc valablement soumises à la Cour, suivant l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, sous la plume du juge Stratas [Association des universités]. Si les documents de suivi de la gestion des cas ne soulevaient pas de question d’équité procédurale ou une autre exception, la décision de la juge Roussel dans l’affaire ES c Canada (Procureur général), 2017 CF 1127, aux paragraphes 34 et 42, s’appliquerait, et les documents ne seraient pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Plus précisément, ces documents de suivi de la gestion des cas sont visés par la deuxième exception — à l’alinéa b), ci-après — qui a été établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Association des universités, au paragraphe 20 :

[20]  Le principe général interdisant à notre Cour d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire souffre quelques exceptions reconnues et la liste des exceptions n’est sans doute pas exhaustive. Ces exceptions ne jouent que dans les situations dans lesquelles l’admission, par notre Cour, d’éléments de preuve n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif (nous avons déjà expliqué cette différence de rôle aux paragraphes 17 et 18). En fait, bon nombre de ces exceptions sont susceptibles de faciliter ou de favoriser la tâche de la juridiction de révision sans porter atteinte à la mission qui est confiée au tribunal administratif. Voici trois de ces exceptions :

a)  Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c. Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 168 F.T.R. 273, au paragraphe 9). On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond. En l’espèce, les demanderesses invoquent cette exception en ce qui concerne la plus grande partie de l’affidavit de M. Juliano.

b)  Parfois les affidavits sont nécessaires pour porter à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif, permettant ainsi à la juridiction de révision de remplir son rôle d’organe chargé de censurer les manquements à l’équité procédurale (voir, par ex. Keeprite Workers’ Independent Union c. Keeprite Products Ltd., (1980) 29 O.R. (2d) 513 (C.A.)). Ainsi, si l’on découvrait qu’une des parties a versé un pot-de-vin au tribunal administratif, on pourrait soumettre à notre Cour des éléments de preuve relatifs à ce pot-de-vin pour appuyer un argument fondé sur l’existence d’un parti pris.

c)  Parfois, un affidavit est admis en preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Keeprite, précitée).

[Non souligné dans l’original.]

[48]  Pour ces motifs, je conclus donc que la décision est entachée d’irrégularités procédurales et qu’elle doit être annulée.

IX.  Autres questions

[49]  Étant donné ma conclusion de manquement à l’équité procédurale, je n’ai pas à traiter des autres questions de fond soulevées par le demandeur.

[50]  Toutefois, je me dois d’aborder deux autres questions.

[51]  Premièrement, le défendeur fait valoir que la « pièce P » (pages 230 à 292) devrait être radiée du dossier du demandeur. Il s’agit d’une lettre de présentation adressée au demandeur par Affaires étrangères, Commerce et Développement Canada, et accompagnée d’un certain nombre de documents qu’il avait réclamés dans une demande fondée sur la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[52]  En bref, ces documents ne faisaient partie ni du dossier certifié du tribunal ni de l’affidavit du demandeur, et ne sont visés par aucune des exceptions mentionnées au paragraphe 20 de l’arrêt Association des universités, précité. Plus précisément, ni la Commission ni l’enquêteuse n’ont été saisies de la soi-disant « pièce P ». La lettre d’envoi de ces documents au demandeur est datée du 5 octobre 2018, une date postérieure à la décision du 17 août 2018. De plus, il n’est fait aucune mention de la « pièce P » de l’affidavit du demandeur. De fait, il n’y a pas de « pièce P ». Le dépôt de documents sans affidavit contrevient au paragraphe 309(2) des Règles. Plus fondamentalement, ces documents ne répondent aux exigences d’aucune des exceptions à la règle voulant que le contrôle judiciaire soit un examen des éléments dont était saisi le tribunal inférieur, et de rien d’autre, comme il est dit au paragraphe 20 de l’arrêt Association des universités, et énoncé au paragraphe 47 ci-dessus. La « pièce P » est ainsi radiée du dossier du demandeur.

[53]  Deuxièmement, le défendeur demande à ce que soit modifié l’intitulé de manière à désigner le Procureur général du Canada comme défendeur, et non le sous-ministre des Affaires mondiales Canada. Le demandeur ne s’est pas opposé à cette demande qui, à mon avis, est justifiée. Compte tenu des paragraphes 303(1) et (2) des Règles, je suis d’accord, et j’ordonne qu’il en soit ainsi, avec effet immédiat.

X.  Dépens

[54]  Le demandeur n’a pas sollicité de dépens dans ses observations orales ou écrites. Le défendeur a demandé des dépens dans ses observations écrites et orales et, lorsqu’on lui a demandé de les quantifier sur une base globale, l’avocate a indiqué qu’un montant de 750 $ serait acceptable. Après avoir entendu cette demande, le demandeur a sollicité l’autorisation de réclamer des dépens. Le défendeur a ensuite demandé l’autorisation de revoir la quantification des dépens; le cas échéant, il demandait 1 500 $. J’ai accordé la permission aux parties de s’exprimer sur ces questions. Le défendeur a confirmé sa demande relative à un montant global de 750 $, advenant qu’il obtienne gain de cause. Il a aussi indiqué être d’accord pour que le demandeur se voie accorder des dépens de 1 500 $ si celui-ci obtenait gain de cause.

[55]  Compte tenu de ce qui précède et du fait que le demandeur a eu gain de cause, des dépens au montant global de 1 500 $ seront adjugés au demandeur, et payables par le défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T-1630-18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est immédiatement modifié afin de désigner le procureur général du Canada comme défendeur plutôt que le sous-ministre d’Affaires mondiales Canada.

  2. La « pièce P » (pages 230 à 292) est radiée du dossier du demandeur.

  3. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  4. La décision de la Commission est infirmée.

  5. L’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  6. Le défendeur doit payer au demandeur des dépens au montant global de 1 500 $.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour d’août 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1630-18

 

INTITULÉ :

RAY DAVIDSON c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 25 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Ray Davidson

 

POUR LE DEMANDEUr

(pour son propre compte)

 

Vanessa Wynn-Williams

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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