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Date : 20190725


Dossier : IMM-5743-18

Référence : 2019 CF 990

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

CONSTANT NISSAGE, VICTOR MARIE VICTOINIS, CONSTANT LUIDIA VITORIA, CONSTANT EMMANUEL NIKY

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Les demandeurs, Nissage Constant et Marie Victoinis Victor [les demandeurs principaux], présentent une demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Elle vise une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] en date du 7 novembre 2018, laquelle confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en date du 19 décembre 2017.

[2]  Cette affaire soulève des questions concernant l’article 98 de la LIPR, qui reprend l’article 1E de la Convention des Nation-Unies relative aux réfugiés [Convention]. Sous certaines conditions, l’article 1E « exclut » le statut de réfugié des demandeurs principaux qui ont quitté leur pays d’origine, à savoir Haïti, et ont obtenu le statut de résident permanent dans ce qui est considéré comme un pays « sûr » [le tiers pays], à savoir le Brésil, avant de se déplacer au Canada prétendant être des réfugiés.

[3]  Dans cette décision, la SAR conclut que, en vertu de l’article 1E les demandeurs principaux sont exclus de la Convention ayant tous deux obtenu le statut de résident permanent au Brésil. De plus, ils n’ont pas démontré l’existence d’un risque sous les articles 96 et 97 de la LIPR advenant leur retour au Brésil. Il est noté que la SAR identifie Luidia Vitoria Constant comme la mère de Marie Victoinis Victor ce qui est incorrect, Marie Victoinis Victor étant plutôt la mère de Luidia Vitoria Constant (Dossier certifié du tribunal à la p 114). Les demandeurs prétendaient également avoir démontré l’existence d’un risque sous les articles 96 et 97 de la LIPR advenant leur retour au Brésil, ce qui a été rejeté par la SAR.

[4]  Les demandeurs principaux soutiennent que la SAR a erré en appliquant l’article 1E de la Convention en confirmant la décision de la SPR aux motifs que la résidence au Brésil qu’ils possédaient au moment de l’audience devant la SPR, leur accordait des droits essentiellement semblables à ceux des Brésiliens sans avoir préalablement considéré s’il existait pour les demandeurs un risque de persécution en Haïti, leur pays de citoyenneté. Les demandeurs principaux sont d’avis que cela est pertinent puisqu’ils ne peuvent plus retourner au Brésil. Ils prétendent que la Cour doit intervenir puisqu’ils seraient obligés de retourner en Haïti.

II.  Faits – Les demandeurs principaux, des citoyens d’Haïti, étaient résidents permanents au Brésil au moment de l’audition devant la SPR mais ont perdu leur statut de résident permanent avant que la SAR ne rejette leur demande d’appel. Les demandeurs principaux allèguent un risque de persécution advenant leur retour tant en Haïti qu’au Brésil.

[5]  Le demandeur, Nissage Constant, allègue qu’après quatre ans d’études en médecine, il a dû interrompre ses études, ses parents ne pouvant plus l’aider en raison d’un tremblement de terre qui a frappé le pays en 2010. Un parti politique nommé « Ayiti an Aksyn » a offert de payer ses cours de médecine en échange de son implication au sein du parti. Le demandeur a travaillé au sein du parti pendant plus de deux ans, mais a fait l’objet d’une menace en avril 2013 lorsqu’il leur a demandé d’honorer leur engagement. Conséquemment, le 29 mai 2013, il a jugé que son seul option était de quitter le pays. Il a transité par la République dominicaine et le Panama pour ensuite se rendre au Brésil le 6 septembre 2013.

[6]  Quelques mois plus tard, la demanderesse, Marie Victoinis Victor, l’a suivi au Brésil en raison du tremblement de terre en Haïti. Au Brésil, les demandeurs principaux ont eu un enfant, Luidia Vitoria Constant. Elle a cinq ans, est citoyenne du Brésil et fait partie de la demande d’asile, mais son statut n’est pas contesté.

[7]  En 2015, la demanderesse allègue avoir été victime d’un vol à main armée au Brésil et qu’à un autre jour, le fils du propriétaire de l’immeuble qu’elle louait a tenté de la violer et l’a menacée de tuer son conjoint. Elle n’a pas fait mention de ces incidents dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA]. Elle explique qu’elle ignorait la pertinence de ses incidents à sa demande d’asile et qu’elle tentait d’oublier cette période pénible de sa vie, comme la majorité des victimes de crimes à caractère sexuel.

[8]  Le demandeur allègue qu’au Brésil, il devait quotidiennement « faire face à toute sorte de rejet, dénigrement et discrimination de la part des brésiliens [sic] » en raison de ses origines haïtiennes qui « a pris la forme de persécution avec le temps » (Affidavit de l’appelant Nissage Constant au para 20). Tant la population ordinaire que les autorités brésiliennes chargées de les protéger nourrissent des préjugés envers les Haïtiens.

[9]  Le 3 mai 2016, les demandeurs ont quitté le Brésil pour les États-Unis parce que le demandeur principal n’arrivait pas à obtenir du travail au Brésil. Il explique que son incapacité à obtenir un emploi découle du regard méprisant des Brésiliens face aux immigrants. Encore une fois, les demandeurs ont transité par différents pays de l’Amérique latine et sont arrivés en Californie le 1er septembre 2016. Comme au Brésil, ils ont reçu un permis de travail. Ils y ont eu un deuxième enfant, à savoir Emmanuel Niky Constant. Ce dernier, un citoyen des États-Unis, fait également partie de la demande d’asile. Il a deux ans. Son statut n’est pas contesté.

[10]  En 2017, en raison des politiques de l’administration Trump, ils craignent être déportés et être contraints de retourner en Haïti en raison du changement de gouvernement au Brésil. Ils entrent donc au Canada et demandent l’asile.

III.  La décision de la SPR

[11]  La décision contestée est celle de la SAR, mais un survol des motifs émis par la SPR est utile pour comprendre l’analyse dans son contexte. La SPR constate que le demandeur principal allègue avoir quitté Haïti parce qu’il craignait pour sa vie dans l’ensemble du pays en raison de ses démêlés avec un parti politique. La SPR n’évalue pas la preuve sur le risque de persécution en Haïti.

[12]  La SPR passe à travers les conditions selon lesquelles le statut de résident permanent des demandeurs principaux pourrait être annulé au Brésil. La SPR remarque que, selon le cartable national de documentation sur le Brésil, le statut serait perdu s’ils s’absentent pour une période de plus de deux ans. Cependant, la SPR met de côté cette exception puisque les demandeurs se sont absentés du Brésil depuis le 3 mai 2016, pour une période de moins de deux ans au moment de l’audience devant la SPR le 15 novembre 2017.

[13]  De plus, la SPR a conclu qu’il n’a pas été démontré que les demandeurs avaient une crainte fondée d’être persécutés advenant leur retour au Brésil. En fait, la SPR a trouvé non crédibles les allégations de la demanderesse principale d’avoir été victime d’actes de criminalité au Brésil. Quant aux enfants, la SPR a jugé qu’il n’y avait aucun motif valable de conclure qu’ils seraient en danger dans leurs pays de citoyenneté respectifs, soit le Brésil et les États-Unis.

IV.  La décision de la SAR

[14]  Les demandeurs principaux ont porté cette décision en appel devant la SAR, alléguant que l’inférence négative de la SPR concernant l’appréciation de leur crédibilité quant à la crainte sérieuse de persécution advenant leur retour au Brésil était erronée.

[15]  Les demandeurs principaux n’ont soulevé aucune question concernant le risque de persécution en Haïti. La SAR souligne également qu’ils n’ont pas remis en question l’application de l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention, à savoir si les demandeurs bénéficient au Brésil d’un statut qui leur accorde essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays.

[16]  Le demandeur principal a demandé la tenue d’une audience devant la SAR. Cette demande fut rejetée puisqu’aucun nouvel élément de preuve n’a été présenté.

[17]  La SAR admet que la SPR a erré en remettant en cause la crédibilité des demandeurs principaux à l’égard des allégations d’incidents de criminalités au Brésil. La SAR a cependant jugé que ces incidents n’ont aucun rapport à leur nationalité haïtienne. Bien que la tentative de viol soit liée au genre de la demanderesse principale, il n’y a aucune preuve qu’il y a une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée advenant son retour au Brésil. De plus, la SAR conclut que le départ des demandeurs du Brésil résulte probablement de la pénurie d’emploi et non des crimes ou de la discrimination à leur égard.

[18]  D’ailleurs, la discrimination que les demandeurs principaux ont vécue au Brésil n’équivaut pas à de la persécution. La SAR s’appuie sur le cartable national de documentation sur le Brésil de 2016, ainsi que le cadre législatif adopté par le Brésil pour contrer la discrimination raciale.

V.  Questions en litiges

[19]  Les demandeurs principaux font valoir que la Convention ne devrait pas leur être appliquée car ils ne sont pas des personnes reconnues par les autorités compétentes du Brésil comme ayant les droits et obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays. De même, ils maintiennent que la SAR n’a pas examiné la question de savoir s’ils subiront de la persécution si expulsés vers Haïti, car ils ne pouvaient pas être transférés au Brésil après avoir perdu leur statut de résident permanent.

VI.  Dispositions pertinentes : l’article 98 de la LIPR et l’article 1(E) de la Convention

[20]  La disposition suivante de la LIPR est pertinente en l’espèce :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion – Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[21]  D’autre part, la disposition suivante de la Convention énonce :

Article premier. - Définition du terme « réfugié »

Article 1 - Definition of the term “refugee”

E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

VII.  Norme de contrôle

[22]  Les demandeurs n’ont pas soumis d’arguments quant à la norme de contrôle. Le défendeur plaide que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable parce que les questions en litige portent sur des conclusions factuelles et des conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 au para 14). Je suis d’accord avec cette affirmation, en particulier dans la mesure où la Cour d’appel fédérale a confirmé que la norme de contrôle du caractère raisonnable devrait s’appliquer dans Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au paragraphe 5, et ce malgré les décisions de Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 210 CAF 118 au paragraphe 11 [Zeng] et Hernandez Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324 au paragraphe 25.

VIII.  Analyse

A.  Pas de question justifiable pour décider

[23]  La Cour conclut qu’il n’y a aucune question justiciable à examiner. La seule question soulevée par les demandeurs principaux devant la SAR relève des conclusions de la SPR selon lesquelles ils n’étaient pas victimes de persécution au Brésil. Cette question n’a pas été soulevée dans leurs observations à la Cour.

[24]  À défaut, les demandeurs principaux soulèvent deux nouvelles questions. Premièrement, ils font valoir qu’ils ne jouissaient pas des mêmes droits et obligations que les citoyens brésiliens et que par conséquent, la Convention ne s’appliquait pas. Deuxièmement, ils soutiennent que la SPR et la SAR ont commis une erreur en omettant de prendre en compte le risque de persécution en Haïti, leur pays de citoyenneté. Les éléments de preuve ont démontré que, bien qu’ils n’aient pas perdu leur statut de résident permanent au Brésil au moment de l’audience devant la SPR (c’est-à-dire qu’ils avaient été exclus lorsque les autres conditions de statut dans Zeng étaient remplies), ils l’avaient perdu au moment où la SAR a rendu sa décision et ne pouvaient donc pas être renvoyés dans ce pays.

[25]  Dans son mémoire initial, le défendeur a fait valoir que rien ne permettait de conclure sérieusement que la SAR avait commis une erreur en concluant que les demandeurs n’étaient pas persécutés au Brésil. Cependant, le défendeur n’a pas contesté les nouveaux arguments soulevés par les demandeurs qui n’avaient pas été présentés devant la SAR. L’autorisation semble avoir été accordée sans que ce point ait été porté à l’attention de la Cour. On ne peut pas dire que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de questions que l’avocat n’a pas soulevées auparavant. La demande doit donc être rejetée pour ce motif.

B.  Zeng empêcherait la Cour de tirer des conclusions recherchées par les demandeurs ou le défendeur selon lesquelles la SAR aurait dû considérer le risque aux demandeurs au Brésil ou en Haïti

[26]  Après avoir examiné les arguments des parties, il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de chances de succès compte tenu des déclarations contradictoires sans ambiguïté faites dans Zeng.

[27]  Tant le Ministre que la Cour d’appel ont reconnu le problème tracassant du renvoi éventuel du demandeur dans son pays d’origine en tant que demandeur d’asile exclu sans qu’une évaluation appropriée des risques ait été fournie. La Cour a traité cette question aux paragraphes 21 à 28 des motifs. Ce faisant, la Cour semble avoir éliminé toute possibilité d’analyse d’un risque par un agent d’examen des risques avant renvoi [ERAR] lors de son renvoi dans son pays d’origine. Je conclus que ce raisonnement s’appliquerait également au renvoi dans le tiers pays dans le cadre d’une réclamation devant la SPR, si le demandeur a le statut d’exclusion à la date de l’audience de la SPR.

[28]  Le paragraphe 21 décrit le problème potentiel de manquement des obligations internationales par le renvoi des demandeurs d’asile déboutés dans leur pays d’origine sans évaluation des risques, comme suit:

[21]  Toutefois, compte tenu des propositions qui exigent qu’une protection soit accordée aux personnes qui en ont besoin et que le Canada respecte les obligations que lui impose le droit international, le ministre reconnaît que, dans des circonstances limitées, lorsque la section 1E est appliquée à une personne qui recherche le meilleur pays d’asile et qui ne peut retourner dans le tiers pays, la possibilité existe que cette personne se voie renvoyée du Canada vers son pays d’origine sans avoir bénéficié d'une évaluation des risques. Le Canada pourrait ainsi manquer indirectement à ses obligations internationales.

[Non souligné dans l’original.]

[29]  Néanmoins, au paragraphe 22, la Cour envisage un éventuel examen de la question du risque dans le pays d’origine par un agent d’ERAR. Cependant, la Cour conclut que la priorité doit être accordée à l’article 98 même en cas de constatation d’un risque de renvoi dans le pays d’origine, comme indiqué ci-après:

[22]  Le ministre reconnaît que le processus d’ERAR ne règle pas complètement le problème. Si un agent d’ERAR conclut que la section 1E s’applique, même s’il est démontré que des risques existent, l’article 98 de la LIPR empêche que l’asile soit accordé. De plus, le demandeur ne peut bénéficier du sursis de la mesure de renvoi prévu à l’article 114 puisque la section 1E n’est pas visée au paragraphe 112(3). Bien que l’agent d’ERAR ait le pouvoir de décider que la section 1E ne s’applique pas, l’obligation de présenter de nouveaux éléments de preuve (afin qu’on puisse arriver à une telle décision) qu'établit l’alinéa 113a) est un obstacle énorme que le demandeur doit surmonter. [À noter: la dernière phrase fait référence au respect des conditions d’exclusion.]

[Non souligné dans l’original.]

[30]  La déclaration susmentionnée selon laquelle l’article 98 de la LIPR interdit l’octroi de l’asile en dépit de la constatation du risque dans le pays d’origine devrait s’appliquer également à une évaluation du risque par la SPR, à moins que le statut du tiers pays ne soit perdu à la date de l’audience, conformément aux exceptions décrites au paragraphe 28 de Zeng, examinées ci-dessous. Ainsi, compte tenu de toutes ces affirmations, il semble peu probable qu’une ordonnance de réexamen du risque post-exclusion puisse être pertinente dans quelque circonstance que ce soit, y compris devant la SPR, une fois que le statut du demandeur dans le tiers pays est prouvé.

[31]  En substance, cela confirme d’autres arrêts de notre Cour qui, une fois exclus sur la base du statut dans le tiers pays, peu de choses peuvent empêcher le renvoi sur des questions de risque, quelle que soit la destination (Romelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 172; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242). Même si cette conclusion me pose problème, je suis tenu de l’appliquer étant donné la clarté de l’expression dans Zeng selon laquelle l’exclusion prime sur le risque fondé sur des preuves.

[32]  Ma conclusion semble être confirmée par celle de la Cour d’appel en acceptant implicitement l’argument du Ministre énoncé au paragraphe 23, selon lequel l’évaluation du risque lié à une immobilisation s’exclut mutuellement (« redondante ») avec le but de l’article 1E de la Convention.

[23]  Les intimés soutiennent que, lorsqu’une personne a volontairement perdu la protection du tiers pays (ou a choisi de ne pas s’en prévaloir) et est en danger dans son pays d’origine, l’exclusion ne devrait pas s’appliquer. Selon eux, la SPR devrait plutôt appliquer l’article 96 et, s’il y a lieu, l’article 97, et, à ce moment-là, les actes du demandeur entreraient en ligne de compte relativement à la question de la crédibilité. Le ministre affirme qu’une telle façon de faire rendrait la section 1E redondante et il suggère comme autre possibilité le recours à l’article 25 (exception fondée sur des motifs d’ordre humanitaire) lorsque le retour au tiers pays n’est pas possible.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Je conviens qu’une évaluation des risques et une évaluation des exclusions s’excluent mutuellement avec une interprétation de l’article 1E, qui en applique le sens ordinaire. Je crois comprendre que l’intimé prétend que les articles 96 et 97 doivent être lus conjointement avec l’article 98 et qu’une évaluation du risque fondée sur des preuves devrait toujours l’emporter sur une conclusion d’exclusion portée devant la SPR. Cela reflète le fait qu’une conclusion d’exclusion est fondamentalement une présomption de jure que des personnes n’immigrent pas ou ne fuient pas vers un tiers pays dangereux. En fait, c’est la présomption décrite au paragraphe 1 de Zeng selon laquelle une personne a « droit à un statut dans un pays ‘sûr’ (le pays tiers) ». Je remarque que pour que tel soit le cas, il semblerait que la même présomption devrait s’appliquer à tous les citoyens de pays tiers qui demandent l’asile au Canada, et non pas seulement à ceux qui immigrent dans le pays tiers, puis au Canada pour revendiquer le statut de réfugié.

[34]  En réponse à la première question du paragraphe 28, la Cour confirme en définitive que des demandeurs qui n’ont pas le statut à la date de l’audience de la SPR sont exclus sans accès aux procédures d’évaluation des risques fondées sur des preuves, comme suit avec ma séparation des questions posées par la Cour pour plus de commodité:

[28]  Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience (du SPR : Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274), le demandeur a-t-il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu.

Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait.

Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E.

Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[Non souligné dans l’original.]

[35]  J’avoue ne pas comprendre comment résoudre l’énigme évoquée au paragraphe 21 en excluant une personne qui a le statut de résident permanent dans le tiers pays à la date de l’audience de la SPR ou avant la décision rendue par la SAR, sachant que ce statut sera probablement, ou a été perdu avant son renvoi, faisant le pays d’origine la seule destination possible. Je me réfère au résultat troublant reconnu par le Ministre selon lequel « la possibilité existe que cette personne se voie renvoyée du Canada vers son pays d’origine sans avoir bénéficié d’une évaluation des risques. Le Canada pourrait ainsi manquer indirectement à ses obligations internationales.»

[36]  Je remarque également qu’aucune tentative n’a apparemment été faite pour interpréter l’article 98 conformément aux principes d’interprétation modernes décrits dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, 1998 CanLII 837 (CSC) au paragraphe 21, c’est-à-dire qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». La Cour suprême a également critiqué la Cour d’appel au paragraphe 20 parce que « le sens ordinaire des mots utilisés dans les dispositions en cause paraît limiter l’obligation de verser une indemnité de licenciement …. Toutefois, en toute déférence, je crois que cette analyse est incomplète. »

[37]  Une interprétation qui souscrit aux principes d’exclusion lorsque des évaluations prospectives fondées sur des preuves prouvent des risques de renvoi, entraîne des conséquences déraisonnables ou absurdes au regard des objectifs de la LIPR: voir, d’une manière générale, Sullivan on the Construction of Statutes, sixième édition 2014, en particulier les paragraphes 10.4 et 10.13 décrivant la gamme de considérations permettant d’évaluer l’absurdité, en particulier les normes de rationalité, telles que la cohérence logique et la cohérence interne.

[38]  Je soupçonne qu’une approche interprétative différente pourrait raisonnablement favoriser les évaluations du risque fondées sur des preuves et l’emporterait sur les présomptions d’exclusion, en adoptant l’« interprétation atténuante » consistant à décrire quelque peu la portée de l’application de l’article 98. Cela permettrait à la SPR de prendre en compte toutes les demandes de risque, évitant ainsi la possibilité de renvoyer un demandeur d’asile dans son pays où le risque s’avère réel. Bien sûr, une conclusion de risque dans le pays tiers fondée sur des preuves devrait l’emporter sur l’exclusion. Cela facilite également les décisions de renvoi fondées sur les conclusions de la SPR et l’évitement d’autres procédures retardatrices en raison de préoccupations concernant le risque non évalué. En réalité, cette interprétation garantit à la fois que le Canada respecte ses obligations internationales, qui constituent l’objectif de la Convention, tout en permettant à l’article 48 de la LIPR d’accélérer son renvoi « devant être exécutée dès que possible ».

[39]  Cela nécessiterait une approche faite au Canada « d’arbres vivants » pour l’interprétation de l’article 1E, qui ne soit pas inféodée à une convention rédigée en 1936 visant à l’époque de faciliter le régime des réfugiés, qui porte maintenant, par son interprétation, atteinte au premier objectif énoncé au paragraphe 3(2) de la LIPR; à savoir «  ... de reconnaître que le programme des réfugiés vise avant tout à sauver des vies et à protéger les personnes de la persécution ».

IX.  Conclusion

[40]  Bien que la Cour estime que les questions soulevées méritent une certification, la demande est rejetée pour le motif qu’aucune question justiciable n’est présentée et que, par conséquent, aucune question d’appel ne peut être certifiée.


JUGEMENT au dossier IMM-5743-18

LA COUR STATUE que la demande est rejetée pour le motif qu’aucune question justiciable n’est présentée et que, par conséquent, aucune question d’appel ne peut être certifiée.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5743-18

INTITULÉ :

NISSAGE CONSTANT ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 JUIN 2019

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2019

COMPARUTIONS :

Jean François Séguy

Pour le demandeurS

Daniel Latulipe

Steve Bell

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean François Séguy

Avocat

Montréal (Québec)

Pour le demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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