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Date : 20190724


Dossier : IMM-4642-18

Référence : 2019 CF 980

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

GEBREKIRSTOS TESFAMARIAM OKUBU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas situé à Addis‑Abeba, en Éthiopie, qui a conclu que le demandeur n’est ni membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, ni membre de la catégorie de personnes de pays d’accueil visé aux articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.  

[2]  Le demandeur, Gebrekirstos Tesfamariam Okubu, est un citoyen de l’Érythrée. Il a fui ce pays pour éviter d’être recruté de force dans l’armée. Une fois arrivé en Éthiopie, il a déposé une demande de résidence permanente au Canada en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. L’agent qui a mené l’entrevue a relevé des contradictions ainsi que des incohérences entre l’exposé circonstancié du demandeur versé au dossier et son témoignage. L’agent a donc rejeté la demande du demandeur en raison de doutes quant à la crédibilité. 

[3]  Le demandeur conteste les conclusions relatives à la crédibilité de l’agent et soutient que ce dernier a commis une erreur de droit en ne prenant pas en considération sa situation compte tenu des conditions en Érythrée.

[4]  Je crois que les conclusions tirées par l’agent quant à la crédibilité sont déraisonnables. L’agent était dans l’obligation de tenir compte de la preuve dans son entièreté. Or, il s’est concentré à tort et de façon sélective sur des incohérences mineures. Les éléments de preuve présentés à l’agent en ce qui concerne les conditions en Érythrée montrent que le demandeur est sans aucun doute à risque. L’agent a complètement négligé de prendre en compte cette partie de la demande du demandeur. L’analyse de l’agent est indûment sélective et n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, car je ne crois pas que la décision de l’agent est raisonnable.

II.  Les faits

[5]  Le demandeur est âgé de 22 ans et est citoyen de l’Érythrée uniquement. Tout en poursuivant des études secondaires, ses frères aînés et lui travaillaient à la ferme familiale. En raison de cette responsabilité, le demandeur n’a pas pu assister régulièrement à ses cours et a par conséquent échoué sa dixième année. Aux dires du demandeur, l’administration de son école ne l’aurait pas laissé reprendre son année. Elle lui aurait plutôt ordonné d’effectuer son service national et de se joindre aux forces armées. Puisque le demandeur résistait aux tentatives de le recruter de force, des soldats érythréens se sont rendus chez lui dans la nuit du 2 mars 2015 et l’ont amené à une prison appelée Gergera.

[6]  Le demandeur a été emprisonné cinq mois à Gergera avant que des soldats ne l’informent qu’il allait bientôt commencer son entraînement militaire. Le demandeur a accepté à contrecœur. Il croyait qu’il n’avait pas réellement le choix et qu’il serait sévèrement puni s’il refusait. Lors de son transport vers le camp où son entraînement militaire allait avoir lieu, le demandeur a sauté de la voiture et a couru afin de trouver refuge. En temps opportun, le demandeur a fui l’Érythrée, se dérogeant ainsi aux obligations du service national, et est entré en Éthiopie, où il vit actuellement.

[7]  Le demandeur a demandé un visa de résident permanent au Canada en 2017 en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. L’agent l’a reçu en entrevue à Addis‑Abeba, en Éthiopie, le 23 avril 2018.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[8]  L’agent a envoyé une lettre de refus au demandeur le 27 juillet 2018 dans laquelle il rejetait sa demande. L’agent a conclu que le demandeur n’était ni membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, ni membre de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. L’agent a déterminé que la crédibilité du demandeur était la principale préoccupation et a déclaré ce qui suit :

[Traduction] Je ne suis pas convaincu que vous faites partie de l’une ou l’autre des catégories prescrites, et ce, en raison des contradictions et des incohérences que j’ai relevées dans votre demande. Le récit dans votre dossier et celui que vous avez raconté durant l’entrevue ne correspondent pas. Il y a notamment des différences dans les dates ainsi que dans la durée de votre emprisonnement et dans les raisons pour lesquelles vous avez fui votre pays, entre autres. Ces incohérences m’ont fait douter de la crédibilité de votre demande. Je vous ai fait part de mes préoccupations, mais vos réponses ne les ont pas calmées. 

IV.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[9]  La première question à trancher dans la présente affaire est de déterminer si la décision de l’agent est raisonnable. L’évaluation faite par un agent des visas d’une demande de résidence permanente fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Safdari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1357 au paragraphe 14) [Safdari].

V.  Analyse

[10]  Le demandeur conteste les conclusions de l’agent quant à la crédibilité. Selon le demandeur, l’agent s’est concentré de façon excessive sur les incohérences dans les dates inscrites sur les formulaires d’immigration, ce qui, à son avis, démontre qu’une attention sélective et inappropriée a été portée à une partie de sa demande. Il souligne également qu’il n’a pas rempli les formulaires d’immigration lui-même.   

[11]  Il y a un principe bien établi voulant que le témoignage d’un demandeur soit présumé véridique (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5, [1979] ACF no 248 (CA)). La présomption de véracité peut cependant être réfutée lorsque les éléments de preuve au dossier ne concordent pas avec le témoignage du demandeur (Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 666 au paragraphe 11).

[12]  La Cour reconnaît qu’il y a des incohérences dans la demande du demandeur. Durant l’entrevue, celui-ci a premièrement déclaré avoir été ciblé puisque les autorités n’arrivaient pas à trouver son père, lequel s’était enfui du service militaire. Il a ensuite dit avoir été sélectionné au hasard aux fins de recrutement. Cependant, il prétend dans sa demande que l’administration de son école lui a ordonné de joindre l’armée parce qu’il n’a pas réussi sa dixième année. Il y a également des incohérences en ce qui concerne les dates de son emprisonnement. 

[13]  L’agent est dans l’obligation d’évaluer la preuve dans son entièreté, et ce, même s’il y a des incohérences (Guven c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 38 au paragraphe 52). Si l’agent avait examiné correctement les éléments de preuve, il aurait constaté que le demandeur est de toute évidence à risque, plus spécifiquement puisqu’il a déserté l’armée érythréenne et a illégalement quitté le pays.

[14]  L’agent a mentionné les incohérences dans les dates, entre autres. Cependant, ce qui rend sa décision déraisonnable est qu’il n’est pas allé au-delà de ces incohérences et n’a pas pris en compte tous les éléments de preuve.

[15]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne prenant pas correctement en compte les renseignements sur les conditions en Érythrée, en particulier le fait que de quitter illégalement le pays et de déserter le service militaire sont tous deux des motifs valides de craindre la persécution par le gouvernement érythréen. Pour appuyer son argument, le demandeur se fonde sur la décision dans Safdari, dans laquelle le juge Russel a conclu qu’un agent des visas avait rejeté une demande de résidence permanente en raison d’incohérences dans le témoignage du demandeur sans avoir correctement tenu compte de la crainte fondée que celui-ci ressentait en raison de son origine ethnique. (Safdari au paragraphe 39).

[16]  Le demandeur a raison de s’appuyer sur la décision dans Safdari. Une importante partie de cette décision est que l’agent des visas n’a pas conclu à une non-crédibilité générale. Le juge Russel a déclaré à ce sujet que « les conclusions de l’agent de visas sur l’absence de crédibilité portent uniquement sur les incohérences dans les réponses du demandeur principal relativement aux raisons pour lesquelles il avait quitté l’Afghanistan et craignait d’y retourner. Il ne me semble pas que l’agent des visas a conclu à une non-crédibilité générale ou qu’il doutait que le demandeur principal faisait partie de l’ethnie des Hazaras » (Safdari au paragraphe 33). En l’espèce, l’agent ne semble également pas avoir conclu à une non-crédibilité générale. De ce fait, l’agent devait absolument évaluer la crainte de persécution du demandeur, laquelle est fondée sur le fait que celui-ci a déserté le service militaire et a quitté l’Érythrée.

[17]  Le défendeur soutient que la décision dans Gebrewldi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 621 [Gebrewldi] s’applique en l’espèce. Dans Gebrewldi, la juge Gagné a examiné la décision d’un agent des visas de rejeter la demande de résidence permanente des demandeurs en raison de doutes quant à la crédibilité. Les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions de non-crédibilité de l’agent mais ont plutôt fait valoir que celui-ci aurait dû prendre en considération les conditions en Érythrée (Gebrewldi au paragraphe 18). La juge Gagné a conclu que s’il « a été déterminé qu’il y avait un manque général de crédibilité, les documents sur la situation dans le pays ne peuvent pas constituer, à eux seuls, un motif suffisant pour rendre une décision favorable » (Gebrewldi au paragraphe 27). Cette logique ne s’applique pas dans la présente affaire, car l’agent n’a pas conclu qu’il y a un manque de crédibilité générale en l’espèce.

VI.  Question à certifier

[18]  On a demandé à l’avocat de chacune des parties s’il y avait des questions à certifier; chacun a indiqué qu’il n’avait pas de questions à soulever à des fins de certification et je suis d’accord.

VII.  Conclusion

[19]  L’agent a correctement relevé les incohérences dans la demande du demandeur. Cependant, il avait l’obligation d’évaluer cette demande dans son entièreté en dépit de celles-ci. L’agent a commis une erreur en ne fondant son refus de la demande que sur les incohérences et en n’évaluant pas pleinement la crainte du demandeur de subir de la persécution. Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.  


JUGEMENT dans le dossier IMM-4642-18

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen à un autre décideur.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour de juillet 2019

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4642-18

 

INTITULÉ :

GEBREKIRSTOS TESFAMARIAM OKUBU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MAI 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Michael Sherritt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS AU DOSSIER :

G. Michael Sherritt

Avocat

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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