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Date : 20190724


Dossier : IMM‑3049‑18

Référence : 2019 CF 983

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SANA HAMMO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse, Sana Hammo, est une citoyenne de la Jordanie née en 1958. En décembre 2000, elle, son mari et leurs quatre enfants sont devenus résidents permanents du Canada au titre de la catégorie des gens d’affaires investisseurs. Depuis, la demanderesse a surtout habité en Jordanie.

[2]  En mai 2017, la demanderesse a présenté une demande de titre de voyage de résident permanent afin qu’elle puisse revenir au Canada depuis la Jordanie. Le 5 juin 2017, un agent des visas de l’ambassade du Canada à Amman a refusé la demande parce que, au cours de la période quinquennale précédente (c’est-à-dire entre le 5 juin 2012 et le 5 juin 2017), la demanderesse avait été physiquement présente au Canada pendant seulement 386 jours. Ce nombre est bien inférieur aux 730 jours requis par l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) pour conserver son statut de résidente permanente. L’agent a examiné les motifs d’ordre humanitaire que la demanderesse a mentionnés dans sa demande, et a conclu qu’ils étaient insuffisants pour justifier une exemption de l’obligation de résidence et le maintien de son statut de résidente permanente.

[3]  La demanderesse a porté cette décision en appel devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada au titre du paragraphe 63(4) de la LIPR. Elle s’est fondée sur la compétence de la SAI en matière de motifs d’ordre humanitaire énoncée à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, soutenant que la prise de mesures spéciales était justifiée, vu les autres circonstances de l’affaire.

[4]  L’appel a été entendu le 28 mai 2018. La demanderesse a témoigné à l’audience et a également fourni des éléments de preuve supplémentaires concernant des motifs d’ordre humanitaire.

[5]  Dans une décision datée du 12 juin 2018, la SAI a rejeté l’appel.

[6]  La demanderesse demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 74(1) de la LIPR.

[7]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande sera rejetée.

II.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]  Pour statuer sur l’appel, la SAI a tenu compte de plusieurs facteurs, y compris l’ampleur du manquement de la demanderesse à l’obligation de résidence, les motifs du départ de la demanderesse du Canada et de son séjour prolongé à l’étranger, l’établissement de la demanderesse au Canada, ses attaches à la Jordanie, les difficultés qu’elle et sa famille pourraient subir si elle perdait son statut de résidente permanente, et l’intérêt supérieur des enfants qui pourraient être touchés par la décision. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’éléments pertinents à prendre en compte.

[9]  En revanche, il ne fait aucun doute que la demanderesse a été physiquement présente au Canada pendant seulement 386 jours au cours de la période quinquennale pertinente. La SAI a conclu que l’ampleur du manquement à l’obligation de résidence était « modérée ou considérable ». Par conséquent, la SAI a conclu que la demanderesse devait satisfaire à un « seuil de motifs d’ordre humanitaire de niveau modéré à élevé » pour avoir droit à la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[10]  La SAI a jugé que les éléments de preuve concernant les antécédents de résidence à long terme de la demanderesse n’étaient pas clairs, mais elle a conclu que, après que la demanderesse et sa famille ont obtenu le droit d’établissement au Canada en 2000, ils n’ont vécu au Canada que pendant environ deux ans. Par la suite, la demanderesse a vécu principalement en Jordanie, revenant au Canada lors de visites. Il semble que la demanderesse n’ait respecté son obligation de résidence pour aucune des périodes de cinq ans depuis qu’elle est devenue résidente permanente. De l’avis de la SAI, la demanderesse n’a jamais fait d’effort soutenu pour résider en permanence au Canada depuis qu’elle a obtenu le droit d’établissement en 2000.

[11]  En ce qui concerne la période quinquennale en cause, la demanderesse est revenue au Canada en mai 2012, puis elle est repartie pour la Jordanie en juillet 2013. La demanderesse a déclaré dans sa demande qu’elle avait été présente au Canada pendant 386 jours. En réponse à la question posée sur le formulaire de demande à savoir s’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant le maintien de son statut de résidente permanente malgré le fait qu’elle ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence, la demanderesse a mentionné divers problèmes de santé dont elle souffrait, notamment l’hypertension, l’ostéoporose et la [traduction] « fatigue généralisée » pour lesquels elle avait été traitée en Jordanie.

[12]  Dans son appel à la SAI, la demanderesse a expliqué qu’elle avait quitté le Canada en 2013 pour s’occuper de sa mère. Elle a également déclaré que c’était la raison pour laquelle elle était restée à l’extérieur du Canada jusqu’en 2017. La SAI a conclu que les éléments de preuve à cet égard « posent problème ». Comme il a été mentionné, dans sa demande de titre de voyage pour 2017, la demanderesse avait uniquement mentionné ses problèmes de santé pour expliquer pourquoi laquelle elle était restée en Jordanie. Une note médicale accompagnant la demande de titre de voyage indiquait que la demanderesse avait été traitée à l’hôpital de l’Université de Jordanie au cours des quatre dernières années dans les départements de cardiologie, d’orthopédie et de médecine générale, et qu’elle allait « souvent » à la clinique et à l’hôpital. Étant donné [traduction] « l’état général » de la demanderesse, on a recommandé un repos complet à domicile et on l’a empêchée de voyager sur de longues distances. Désormais, la demanderesse « va bien », et elle peut reprendre son train de vie normal et même voyager.

[13]  La demanderesse n’a pas mentionné la nécessité de prendre soin de sa mère dans sa demande de titre de voyage. Toutefois, lors de l’appel à la SAI, la demanderesse a déclaré qu’elle était restée en Jordanie parce qu’elle devait s’occuper de sa mère âgée. La SAI a conclu que « ces éléments de preuve incohérents, qui n’ont aucune explication satisfaisante, minent la crédibilité de l’explication de l’appelante quant au fait qu’elle est restée à l’extérieur du Canada aussi longtemps ». Aucun élément de preuve corroborant la situation de la mère de la demanderesse n’a été présenté à l’appui de l’appel.

[14]  La SAI a reconnu que l’époux de la demanderesse et trois de ses enfants adultes vivaient maintenant au Canada. (Leur quatrième enfant adulte vivait en Jordanie.) La SAI a toutefois conclu que, à part cela, la demanderesse était peu ou pas du tout établie au Canada. Par exemple, la demanderesse n’avait pas d’investissements, de biens ou d’autres intérêts financiers au Canada. Par ailleurs, la SAI a conclu que la demanderesse avait un degré « modéré » d’établissement en Jordanie, compte tenu qu’elle avait vécu la majeure partie de sa vie dans ce pays et compte tenu de la présence d’autres membres de sa famille dans ce pays. La SAI a jugé qu’il s’agissait d’un facteur défavorable dans l’évaluation du bien-fondé de l’appel pour motifs d’ordre humanitaire.

[15]  La SAI a conclu que la famille de la demanderesse subirait certaines difficultés si elle ne pouvait pas vivre au Canada à titre de résidente permanente. Trois des enfants adultes de la demanderesse sont citoyens canadiens et bien établis au Canada. L’époux de la demanderesse, qui vit actuellement au Canada, a de plus en plus besoin de soins, notamment d’ordre médical. La SAI a conclu que l’époux de la demanderesse subirait des difficultés « modérées » si l’appel était rejeté et que le couple choisissait de vivre séparément plutôt qu’ensemble en Jordanie. De même, la SAI a conclu que la demanderesse elle-même subirait certaines difficultés si elle ne pouvait pas vivre au Canada avec sa famille.

[16]  Enfin, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve permettant de croire qu’il y avait des enfants dont l’intérêt supérieur devait être pris en considération. (La demanderesse n’a qu’un petit-enfant, qui vit en Jordanie avec ses parents.)

[17]  Compte tenu de tous ces facteurs, la SAI a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’appel.

III.  NORME DE CONTRÔLE

[18]  Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions de la SAI relatives à la détermination de l’obligation de résidence et aux motifs d’ordre humanitaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204, au par. 18; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 923, au par. 18 [Ahmad]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 58 [Khosa]). L’alinéa 67(1)c) « exige que la SAI procède elle‑même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique » (Khosa, au par. 57). La décision de la SAI est discrétionnaire et justifie une grande déférence de la part d’une cour de révision (Ahmad, au par. 18).

[19]  Selon la norme de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision n’est pas de soupeser de nouveau la preuve ou de substituer l’issue qui serait à son avis préférable. (Khosa, aux par. 59 et 61‑62). La Cour devrait plutôt examiner la décision en fonction du caractère raisonnable qui tient principalement à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [Dunsmuir]).

IV.  NOUVEAUX ÉLÉMENTS DE PREUVE

[20]  À l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, la demanderesse a déposé un affidavit souscrit par son époux ainsi qu’un affidavit souscrit par sa fille. Les deux affidavits ont été assermentés le 12 décembre 2018. De toute évidence, ni l’un ni l’autre ne se trouvait entre les mains de la SAI lorsqu’elle a examiné l’appel. Les affidavits complètent, à certains égards importants, l’information qui a été examinée par la SAI. La demanderesse a également présenté son propre affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Il complète également, à certains égards importants, l’information dont disposait la SAI. De plus, la demanderesse a fourni une note médicale non datée concernant son époux dont la SAI n’était pas saisie.

[21]  La règle générale veut que le dossier de preuve relatif à une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative se limite au dossier dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Agence canadienne des licences d’auteur [Access Copyright], 2012 CAF 22, au par. 19 [Access Copyright]; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, au par. 13 [Bernard]). La justification de cette règle est fondée sur les rôles respectifs du décideur administratif et de la cour de révision (Access Copyright, aux par. 17 et 18; Bernard, aux par. 17 et 18). Le décideur décide du bien-fondé de l’affaire. La cour de révision ne peut examiner que la légalité globale de ce que le décideur a fait. Cette règle générale admet des exceptions (comme l’indiquent les arrêts Access Copyright, au par. 20, et Bernard, aux par. 19 à 28), mais aucune ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, je ne me suis pas fié aux nouveaux renseignements contenus dans les affidavits de la demanderesse, de son époux ou de sa fille, ni à la note médicale non datée.

[22]  Pour les mêmes motifs, le 1er avril 2019, j’ai rendu une ordonnance rejetant la requête présentée par la demanderesse après l’audience en vue de déposer de nouveaux éléments de preuve.

V.  ANALYSE

[23]  La demanderesse conteste plusieurs aspects de la décision de la SAI, mais elle soutient essentiellement que la décision devrait être annulée parce qu’elle est déraisonnable. Pour les raisons suivantes, je ne souscris pas à sa prétention.

[24]  Il incombait à la demanderesse d’établir qu’une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était justifiée dans son cas (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au par. 45). Elle devait fournir des éléments de preuve suffisants pour appuyer l’octroi de mesures spéciales et discrétionnaires dans son cas (cf. Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84, 2002 CSC 3, au par. 57). La question de savoir pourquoi la demanderesse était absente du Canada depuis si longtemps était au premier plan dès le début de l’affaire. À l’origine, la demanderesse n’a cité que ses propres problèmes de santé pour expliquer sa longue absence du Canada. Elle n’a jamais mentionné la nécessité de prendre soin de sa mère. En appel, elle a tenté d’expliquer qu’elle n’avait pas mentionné la situation de sa mère dans sa demande de 2017, parce que sa sœur était maintenant en Jordanie pour s’occuper de leur mère. Bien que cela puisse expliquer pourquoi la demanderesse se sentait maintenant libre de revenir au Canada, cela n’explique pas pourquoi elle s’est fiée exclusivement à son état de santé pour expliquer pourquoi elle ne s’était pas conformée à l’obligation de résidence, alors qu’elle prétendait maintenant qu’elle avait dû prendre soin de sa mère en Jordanie. Comme il a été mentionné ci-dessus, la SAI a conclu que les éléments de preuve relatifs à cette question « posent problème ». Selon le dossier dont elle disposait, il était raisonnablement loisible à la SAI de tirer cette conclusion.

[25]  La SAI a reconnu qu’il y avait des facteurs qui pesaient en faveur de l’octroi à la demanderesse de la mesure qu’elle a demandée. Il y avait aussi des facteurs qui pesaient contre cela, certains assez fortement. Compte tenu de l’ampleur du manquement à l’obligation de résidence, de l’absence d’explication cohérente des raisons pour lesquelles cela s’est produit et de l’absence d’un degré d’établissement significatif au Canada, il était raisonnablement loisible à la SAI de conclure que la situation de la demanderesse n’était pas suffisamment convaincante pour justifier une exemption.

[26]  La demanderesse s’oppose particulièrement à la conclusion de la SAI selon laquelle les éléments de preuve indiquent que ses enfants au Canada « seraient en mesure d’aider à s’occuper de lui [son époux], au besoin ». Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que la SAI ne disposait d’aucun élément de preuve directe à cet égard. Toutefois, à mon avis, il s’agissait d’une déduction raisonnable que la SAI pouvait tirer à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait. Il est également important de considérer cette constatation dans son contexte. La SAI n’a pas présumé que l’époux de la demanderesse resterait nécessairement au Canada si l’appel n’était pas accueilli. La SAI a plutôt conclu que le retour en Jordanie avec la demanderesse était également une option l’époux de celle-ci (auquel cas les enfants adultes canadiens n’auraient pas besoin de prendre soin de lui). Il était également raisonnablement loisible à la SAI de tirer cette conclusion à la lumière du dossier dont elle disposait.

[27]  Mon rôle n’est pas de réévaluer les facteurs individuels pris en compte par la SAI ou de remettre en question l’issue de l’évaluation globale faite par la SAI quant au poids de chaque facteur pertinent. Le résultat, même s’il est certainement décevant pour la demanderesse et sa famille, s’inscrit dans la gamme des issues acceptables qui peuvent se justifier au regard des faits et du droit. Les raisons expliquent comment ce résultat a été atteint de façon transparente et intelligible. Les exigences de l’arrêt Dunsmuir sont respectées. Je n’ai aucune raison d’intervenir.

[28]  Dans ses observations écrites, la demanderesse a également soutenu que la décision de la SAI est entachée d’une crainte raisonnable de partialité. Ce motif de révision n’a pas été invoqué dans la plaidoirie. À mon avis, il est sans validité.

[29]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens qu’il n’y en a pas.

VI.  CONCLUSION

[30]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3049‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour d’août 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3049‑18

 

INTITULÉ :

SANA HAMMO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 février 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 24 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

D. Edwin Boeve

 

Pour la demanderesse

 

Modupe Oluyomi

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Edwin Boeve

Avocats

Whitby (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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