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Date : 20190723


Dossier : IMM-5447-18

Référence : 2019 CF 970

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

YAO SERGE THEODORE KOFFI

demandeur

et

MINISTRE DE L’IMMIGRATION, REFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Le demandeur est citoyen ivoirien. En février 2014, estimant sa sécurité compromise par le pouvoir en place en Côte d’Ivoire, il obtient la protection du Canada. Toutefois, le 13 septembre 2018, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de l’immigration [SI], prononce son interdiction de territoire en raison de son appartenance, entre 1998 et 2008, à une organisation – la Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire [FESCI] – à l’égard de laquelle il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée à des actes de terrorisme. Cette décision est rendue aux termes des alinéas 34(1)c) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  La jugeant fondée sur des éléments de preuve documentaire peu fiables et peu crédibles et s’estimant lésé dans son droit au respect des règles de l’équité procédurale parce qu’il n’a pu contre-interroger les auteurs de ces documents de manière à vérifier la fiabilité et la crédibilité du contenu de ceux-ci, le demandeur réclame l’annulation de cette décision par le biais du présent contrôle judiciaire.

[3]  Pour les motifs qui suivent, le recours du demandeur est rejeté.

II.  CONTEXTE

[4]  Les faits qui sous-tendent le présent recours peuvent se résumer comme suit. Le 11 octobre 2011, le demandeur arrive au Canada, après avoir fui la Côte d’Ivoire en raison des tensions politiques qui suivent l’élection présidentielle de 2010. Associé au président déchu, Laurent Gbagbo, il se dit ciblé par les proches du nouveau président élu, Alassane Ouattara, au point de craindre pour sa vie et celle des membres de sa famille. Le statut de réfugié lui est reconnu le 27 février 2014.

[5]  Quatre ans plus tard, soit en janvier 2018, un rapport d’interdiction de territoire, lié au fait qu’il a été membre de la FESCI, est émis contre le demandeur aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi. S’ensuit une audience devant la SI, tel que le prévoit le paragraphe 44(2) de la Loi.

[6]  Au cours de cette audience, le demandeur ne conteste pas son appartenance à la FESCI. Selon la preuve au dossier, il devient membre de cette organisation en 1998, en gravit les échelons et en devient, en mai 2005, le secrétaire général, poste qu’il occupe jusqu’en janvier 2008. Le débat porte plutôt sur les allégations d’exactions et autres actes répréhensibles attribués à la FESCI par le défendeur. Le demandeur nie que l’organisation dont il a été membre pendant une dizaine d’années se soit déjà livrée à de tels actes et conteste la fiabilité et la crédibilité de la preuve documentaire soumise par le défendeur pour soutenir ces allégations. Il soutient notamment que la FESCI est une organisation étudiante légale en Côte d’Ivoire, qu’elle n’est pas inscrite comme entité terroriste aux termes des lois canadiennes pertinentes, et qu’elle n’a jamais été autorisée par son assemblée générale à s’engager dans des activités terroristes ou encore à agir comme milice privée pour le compte du régime en place.

[7]  S’appuyant sur la définition donnée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh] au terme « terrorisme » de l’article 19 de l’ancienne Loi (Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2), la SI a jugé la preuve du défendeur suffisante pour conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que la FESCI s’est livrée au « terrorisme » au sens de l’alinéa 34(1)c) de la Loi.

[8]  Plus particulièrement, elle a jugé cette preuve, de « sources variées », « crédible et digne de foi », dans la mesure où elle est le fait d’observateurs aguerris, objectifs et crédibles tels l’Organisation des Nations Unies [ONU], Human Rights Watch et Freedom House. Elle en a fait le constat suivant :

[16]  Suite à l’analyse de la preuve documentaire au dossier, le tableau qu’on peut dresser des agissements imputés à la FESCI est très clair. La FESCI a commis pendant des années, afin d’avancer sa cause politique et sociale, des gestes d’intimidation de la population civile et a tenté de contraindre le gouvernement ivoirien et l’Organisation des Nations Unies (ONU) à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes quelconques. On parle ici entre autre [sic] de violences visant :

-  des étudiants, pour les restreindre dans leur droit d’association;

-  la population civile, pour la contraindre à épouser sa cause;

-  des politiciens, pour les contraindre à acquiescer aux demandes de la FESCI;

-  des médias qui se montraient trop critique [sic] des positions et agissements de la FESCI;

-  des magistrats qui tentaient de tenir des procès où des membres de la FESCI étaient aux bancs des accusés;

-  le personnel et les installations de l’ONU;

On parle d’assassinats, de passages à tabac, de lynchages, de viols, de menaces, etc. Par exemple, agression physique d’étudiants d’une association étudiante différente, tentative de lynchage d’un ministre, enlèvement d’un étudiant d’une association étudiante différente, menace et bastonnade de représentants des médias, viol d’une étudiante d’une association étudiante différente, passage à tabac de magistrats, assaut d’un poste de police. Les statuts mêmes de l’organisation prévoient le recours « à toute forme d’action qui lui paraîtra opportune, nécessaire et efficace pour la satisfaction de ses revendications ». De plus, lors de son témoignage, durant l’audience du 5 juin 2018, le co-fondateur et premier Secrétaire Général de la FESCI, M. Ahipeaud, appelé comme témoin par M. Koffi, a admis, du bout des lèvres, qu’il y a eu des « …évènements compliqués… » et des « …situations extrêmement difficiles… », de « …peur généralisée… » face à des milices privées. Il admet finalement quelques violences de la part de certains éléments de la FESCI, mais pas de ses dirigeants.

[notes de bas de page omises] 

(Dossier certifié du tribunal aux pp 10-11 [DCT])

[9]  Elle a aussi jugé que le demandeur avait tenté, lors de son témoignage, de minimiser sa connaissance des actes de violence attribués à la FESCI alors qu’il a milité au sein de cette organisation pendant une dizaine d’années et qu’il en a été le premier dirigeant pendant près de deux ans et demi. En particulier, la SI n’a pu se satisfaire des explications données par le demandeur à cet égard, les qualifiant de « boiteuses ».

[10]  Tel que mentionné d’entrée de jeu, le demandeur s’en prend principalement au poids accordé par la SI à la preuve produite par le défendeur pour étayer ses prétentions quant aux exactions commises par la FESCI, preuve qui serait, selon lui, peu fiable et peu crédible parce que non-corroborée, contradictoire, invraisemblable et, dans certains cas, inventée de toute pièce.

[11]  Pour illustrer sa pensée, le demandeur a ciblé cinq (5) des trente (30) documents de sources variées produits par le défendeur. Il s’agit des documents suivants :

  1. Pièce C-9 : Human Rights Watch, Parce qu’ils ont les fusils… il ne me reste rien : le prix de l’impunité persistante en Côte d’Ivoire, vol 18, no 4 (A), mai 2006 (DCT aux pp 281-302);
  2. Pièce C-14 : Human Rights Watch, « La meilleure école » : la violence estudiantine, l’impunité et la crise en Côte d’Ivoire, mai 2008 (DCT aux pp 448-564);
  3. Pièce C-17 : Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, Division des droits de l’homme, Situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire : Rapport n° 4, février 2006 (DCT aux pp 663-703);
  4. Pièce C-18 : Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, Division des droits de l’homme, Rapport sur la situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire, octobre 2005 (DCT aux pp 705-755); et
  5. Pièce C-23 : Freedom House, Côte d’Ivoire : une décennie de crimes graves non encore punis, avril 2014 (DCT aux pp 851-895).

[12]  Il ajoute que le fait que ces rapports ne soient pas signés et qu’il n’ait pu, en conséquence, identifier et contre-interroger leur auteur, vicie, cette fois, la décision de la SI sur le plan de l’équité procédurale.

III.  QUESTIONS EN LITIGE ET NORMES DE CONTRÔLE

[13]  Il s’agit de déterminer ici si la SI a eu tort de conclure, sur la base de la preuve qu’elle avait devant elle, qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la FESCI, dont le demandeur a été membre, s’est livrée à du terrorisme. Il faut aussi décider si la SI a manqué à son devoir d’agir équitablement envers le demandeur.

[14]  Il est bien établi que les décisions de la SI en matière d’inadmissibilité pour motifs de sécurité en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sont révisables suivant la norme de la décision raisonnable (Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 au para 24; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 au para 11 [Alam]).

[15]  Quant à l’argument d’équité procédurale soulevé par le demandeur, il doit être examiné selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79).

[16]  Je disposerai d’abord de cet argument, mais avant de le faire, je dois dire quelques mots sur la tardivité du dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire. Le défendeur semble en faire un argument de rejet de ladite demande, bien qu’il précise que cette question a été réglée par la Cour lorsqu’elle a autorisé le présent recours le 4 avril dernier. En effet, cette question a été tranchée, la Cour prorogeant le délai dont disposait le demandeur pour soumettre son recours au moment où elle a autorisé celui-ci. N’ayant ni le pouvoir, ni la volonté, de revenir sur cette décision, je vais m’abstenir de traiter de l’argument du défendeur. D’ailleurs, celui-ci, et pour cause, n’a pas insisté sur ce point à l’audience.

IV.  ANALYSE

A.  Il n’y a pas violation des règles de l’équité procédurale en l’espèce

[17]  Le demandeur plaide essentiellement n’avoir pu se défendre adéquatement aux procédures d’interdiction de territoire dont il a fait l’objet puisque les auteurs des rapports incriminants pour la FESCI sont inconnus et qu’il n’a pu, donc, les assigner à comparaitre devant la SI afin de les contre-interroger. Il estime aussi que son incapacité à contrevérifier les allégations visant la FESCI a été exacerbée vu l’absence, dans lesdits rapports, d’une preuve documentaire corroborative, tels des photos, certificats de décès, certificats médicaux, plaintes aux autorités ou rapports de police.

[18]  Je ne saurais faire droit à ces récriminations. D’une part, le fait qu’il y ait absence de « preuves corroboratives » dans les rapports incriminants pour la FESCI, et que ces rapports ne soient pas signés ou attribués à un auteur en particulier n’interpelle pas des considérations d’équité procédurale; il interpelle plutôt la question du poids à accorder à ces rapports, ce qui est pertinent à l’examen de la raisonnabilité de la décision attaquée. En effet, une fois qu’elle a été jugée crédible et digne de foi, la question de savoir comment une preuve a été obtenue ne se pose que pour les fins de « déterminer le poids qu’il convient d’y accorder » (Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326 au para 49 [Sittampalam CAF]).

[19]  En ce qui a trait plus particulièrement à l’absence de signature des rapports, il va sans dire que les auteurs de ces rapports sont les organisations elles-mêmes. Cette Cour, et je vais y revenir, a avalisé à de nombreuses reprises le droit – et même l’obligation – des décideurs administratifs institués en vertu de la Loi de recourir à ce type de preuve documentaire pour s’informer d’une situation donnée prévalant dans un pays donné et d’en tirer des conclusions (Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 65 au para 64 [Sittampalam CF]; Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1503 aux para 72-74 [Mahjoub]; Bakir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 70 aux para 33-35 [Bakir]).

[20]  Quant à l’argument concernant l’impossibilité de contre-interroger les auteurs de ces rapports, il n’a pas été soulevé devant la SI. Or, il est de jurisprudence constante qu’un vice de procédure doit être soulevé à la première occasion afin que le décideur administratif puisse tenter d’y remédier et que le défaut de le faire équivaut à une renonciation tacite à faire valoir l’argument en contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-26; Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 aux para 20-21; Duversin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 466 au para 26).

[21]  Quoi qu’il en soit, les rapports en cause ici, pour la plupart, ne sont pas attribués à des auteurs spécifiques. Comme je viens de le mentionner, ils sont attribués à l’organisation qui les publie, sans que cela, comme nous le verrons, n’entache leur fiabilité.

B.  La décision de la SI est raisonnable

[22]  Il importe de rappeler, d’entrée de jeu, qu’il ne revient pas à la Cour de déterminer, à partir de la preuve qui était devant la SI, s’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire. Son rôle est plutôt de déterminer si la conclusion de la SI selon laquelle de tels motifs existent est raisonnable (Alam au para 13). À cet égard, elle doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par la SI et n’intervenir que si elle est satisfaite que lesdites conclusions se situent hors du rayon des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[23]  Le demandeur a été interdit de territoire sur le fondement de l’alinéa 34(1)f), en lien avec l’alinéa 34(1)c) de la Loi. Ces dispositions se lisent comme suit :

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

[…]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[24]  Le terme « terrorisme » n’est toujours pas défini dans la Loi. Dans Suresh, ce terme, employé à l’article 19 de l’ancienne Loi, lequel est, en quelque sorte, le prédécesseur de l’article 34 de la Loi, a été défini de la façon suivante :

98  À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».  Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. […]

[25]  Selon l’article 33 de la Loi, les faits, actes ou omissions mentionnés à l’article 34 de la Loi sont « appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». Dans l’état actuel du droit, cette norme d’appréciation exige davantage qu’un simple soupçon, mais se situe néanmoins en deçà de la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40 au para 114 [Mugesera]).

[26]  Suivant cette norme mitoyenne, la croyance que ces faits sont survenus, surviennent ou peuvent survenir « doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera au para 114).

[27]  Il est aussi utile de rappeler que la Loi n’astreint pas la SI au respect des règles légales ou techniques de présentation de la preuve (Sittampalam CAF au para 49), et qu’elle lui confère la faculté de recevoir en preuve les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi et de fonder sa décision sur ceux-ci, même s’ils ne seraient techniquement pas admissibles devant une cour de justice (Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 au para 39).

[28]  Ceci dit, seule se pose, sur le plan de la raisonnabilité de la décision de la SI, la question du poids accordé par celle-ci à la preuve documentaire produite par le défendeur aux fins d’étayer sa thèse voulant que la FESCI soit – ou ait été – une organisation dont il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée au terrorisme. Comme on l’a vu, l’appartenance du demandeur à la FESCI n’est ni contestée, ni contestable.

[29]  Le demandeur s’est essentiellement employé à tenter de démontrer certaines failles – absence de corroboration, contradictions, invraisemblances, incohérence et fabrications  dans cinq - les pièces C-9, C-14, C-17, C-18 et C-23 - des trente rapports produits par le défendeur au soutien de sa procédure d’interdiction de territoire, et à plaider que cet échantillonnage est suffisant pour discréditer l’ensemble de cette preuve.

[30]  Voyons ce qu’il en est.

[31]  La pièce C-9 est un rapport de Human Rights Watch, du mois de mai 2006, traitant de l’impunité persistante en Côte d’Ivoire. Ce rapport fait entre autres état de violences « récentes » commises par les forces gouvernementales et pro gouvernementales contre des opposants présumés du régime. On y fait notamment état, à cet égard, d’attaques anti-ONU survenues à la mi-janvier 2006, dont une, survenue le 18 janvier 2006, à laquelle des individus associés à la FESCI auraient participé et qui aurait fait 5 morts et 39 blessés, un certain nombre de victimes se trouvant dans les rangs de la FESCI. Le rapport discute aussi d’actes de harcèlement, d’intimidation et de violence imputés à la FESCI au cours de l’année 2005 et dirigés à l’endroit des membres d’une association étudiante rivale, l’Association Générale des Élèves et Étudiants de Côte d’ivoire [AGEECI], à Abidjan, la capitale économique du pays. On y fait plus particulièrement état, sur la base du récit d’une victime, d’un incident survenu en décembre 2005.

[32]  Ce rapport dit être basé :

sur des entretiens de Human Rights Watch en Côte d’Ivoire en mars 2006 avec des victimes et des témoins oculaires d’atteintes aux droits humains, ainsi qu’avec des responsables des forces de sécurité ivoiriennes, des responsables de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), des chefs des Forces Nouvelles, des responsables gouvernementaux locaux, des dirigeants des milices, des représentants d’organisations non gouvernementales locales et internationales, des journalistes, et des diplomates »

(DCT à la p 287)

[33]  Le demandeur conteste la fiabilité de ce rapport sur la base, essentiellement, (i) qu’on n’en connait ni l’auteur, ni les noms de la ville et de l’école où serait survenu l’incident de décembre 2005, (ii) que ledit rapport est essentiellement fondé sur du ouï-dire, (iii) qu’il ne fait état d’aucune démarche de la part des auteurs du rapport pour assurer la véracité de ce qui y est rapporté, notamment quant à l’appartenance à la FESCI des auteurs des agressions imputées à celle-ci, et (iv) qu’il ne contient aucun élément probant, comme des photographies ou des certificats médicaux, capables de soutenir les affirmations qu’on y retrouve. Pour des raisons que j’élaborerai plus loin dans les présents motifs, ce point de vue ne peut être retenu.

[34]  À l’audience, le demandeur a également porté à l’attention de la Cour que la date exacte de l’attaque anti-ONU impliquant des membres de la FESCI survenue en janvier 2006 ne ressortait pas clairement de la preuve du défendeur. Alors, dit-il, que le rapport, pièce C-9, mentionne le 18 janvier, le rapport, pièce C-16, fait état, lui, du 16 janvier 2006. Il y aurait là, selon lui, une contradiction minant la fiabilité du rapport C-9. Or, les deux rapports font état de cette attaque impliquant la FESCI. L’écart de date (le 16 ou le 18 janvier 2006) ne saurait porter à conséquence, comme le demandeur l’évoque. Compte tenu du nombre d’exactions imputées à la FESCI dans la preuve produite par le défendeur, cette erreur est, au pire, purement périphérique dans les présentes circonstances.

[35]  La pièce C-14 est un autre rapport de Human Rights Watch, daté celui-là du mois de mai 2008. Ce rapport est consacré, notamment, à la violence estudiantine en Côte d’Ivoire. Il y est abondamment question de la FESCI et des gestes de violence à caractère politique qui lui sont imputés depuis au moins l’année 2002.

[36]  La méthodologie utilisée aux fins de la confection de ce rapport est décrite comme suit :

Le présent rapport est basé sur les recherches de terrain effectuées en Côte d’Ivoire, à Abidjan et Bouaké, en août, septembre et octobre 2007. Dans le cadre de ces recherches, Human Rights Watch a interrogé plus de 50 étudiants ou anciens étudiants universitaires, dont les dirigeants de sept différentes fédérations et associations estudiantines. La vaste majorité des étudiants avec lesquels nous nous sommes entretenus se sont identifiés comme étant membres ou ex-membres de la FESCI. Cinq de ces 50 personnes ont été interviewées en petits groupes, les autres l’ont été individuellement.

En dehors des étudiants, Human Rights Watch a eu des entretiens avec des professeurs d’université ivoiriens; des enseignants du secondaire; des policiers; des juges; des fonctionnaires et ex-fonctionnaires des Ministères de l’Enseignement Supérieur, de la Justice et de l’Intérieur; des représentants des rebelles des Forces Nouvelles; des représentants de la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI); des diplomates; des fonctionnaires de mairie; des journalistes; des syndicats de transporteurs; et des marchands travaillant aux abords des bâtiments universitaires.

Outre ces recherches datant de 2007, lors de précédentes missions réalisées en Côte d’Ivoire depuis 2000, Human Rights Watch a recherché et recueilli des informations sur les violences perpétrées par des membres de groupes pro-gouvernementaux tels que la FESCI. Lors de ces missions, les chercheurs se sont entretenus avec un large éventail de sources, notamment des victimes d’exactions commises par la FESCI, des diplomates, des fonctionnaires des Nations Unies, des membres d’organisations non gouvernementales (ONG), ainsi que des fonctionnaires du gouvernement ivoirien appartenant à tous les camps. Une partie des résultats de ces recherches a été utilisée dans le présent rapport.

Nous avons pris soin de nous assurer auprès des victimes qu’en racontant leur expérience, elles ne seraient pas davantage traumatisées et qu’elles ne mettraient pas en danger leur intégrité physique. Les entretiens ont eu lieu en français. Nous ne révélons le nom d’aucun des témoins des incidents afin de protéger leur identité, leur vie privée et leur sécurité. À leur demande, les noms des policiers, des juges et de plusieurs autres fonctionnaires du gouvernement ne sont pas mentionnés pour des raisons de sécurité. Human Rights Watch a pu identifier des victimes et des témoins grâce à l’aide de plusieurs organisations locales; toutes ont demandé que leur identité demeure confidentielle.

[notes de bas de page omises]

(DCT aux pp 467-468)

[37]  Ce rapport, qui fait plus de 100 pages, est pour le moins accablant pour la FESCI, mais le demandeur, ciblant certains des incidents rapportés dans le rapport, l’estime, pour les mêmes raisons que le rapport pièce C-9, non-fiable. Notamment, il questionne les déclarations de deux témoins, reproduites au rapport, en lien avec la mort d’un des membres fondateurs de l’AGEECI, Habib Dodo, attribuée à des membres de la FESCI, déclarations qui auraient, selon lui, mérité qu’elles soient scrutées plus à fond par les auteurs du rapport, ce qui n’a pas été fait.

[38]  Le demandeur se demande aussi si les auteurs du rapport n’auraient pas ni plus ni moins fabriqué de toute pièce l’extrait du rapport concernant l’attaque qu’auraient perpétrée des membres de la FESCI contre l’appareil judiciaire en mars 2004 puisqu’il ne voit aucune logique à cette attaque qui aurait comme point de départ l’arrestation et la condamnation de trois membres de la FESCI pour coups et blessures. Ces mêmes individus ayant été rapidement libérés par le procureur de la République, rien, donc, n’expliquerait pourquoi la FESCI aurait senti le besoin d’investir le Palais de Justice d’Abidjan quelques semaines plus tard et d’y molester des juges.

[39]  Or, je constate, à la lecture de cet extrait du rapport (DCT à la p 528), que ce qui semble avoir soulevé l’ire de la FESCI est la suspension, par la ministre de la Justice de l’époque, du procureur ayant libéré ces individus. L’attaque contre le Palais de Justice d’Abidjan serait ainsi en représailles à cette suspension, le prétexte étant la prestation de serment de deux juges nommés par cette ministre.

[40]  Le demandeur déplore aussi que les auteurs du rapport attribuent une connotation politique aux activités de la FESCI, sur la base du fait que cette connotation aurait été simplement « ressentie » chez beaucoup d’étudiants, ce qui est loin, selon lui, d’être une preuve probante du fait que la FESCI se serait, dans les faits, livrée à de telles activités. Or, si tant est qu’il avance la cause du demandeur, ce qui est discutable, cet argument est servi hors contexte. En effet, cette allusion au sentiment d’un bon nombre d’étudiants s’inscrit dans la portion du rapport faisant état, de manière générale, du militantisme étudiant en Côte d’Ivoire dans les années 90 et des affrontements presque constants avec les forces de l’ordre ayant, selon le rapport, marqué le milieu de cette décennie. Les auteurs y indiquent que pour beaucoup d’étudiants, ces affrontements ont été « ressentis » comme des actes politiques posés contre un gouvernement corrompu et antidémocratique, actes qu’ils jugeaient toutefois peu enclins à améliorer leur sort (DCT aux pp 479-480). Cet argument, décontextualisé, n’a aucun fondement.

[41]  La pièce C-17 est un rapport de la Division des droits de l’Homme de l’ONU, daté de février 2006. Il traite de la situation des droits humains en Côte d’Ivoire pour la période des mois d’août à décembre 2005. D’entrée de jeu, le demandeur reproche à la SI d’avoir accordé de la crédibilité à ce rapport alors que la pièce C-9, émanant, comme nous l’avons vu, de Human Rights Watch, fait état d’exactions commises contre les populations civiles par les Forces de maintien de la Paix de l’ONU stationnées en Côte d’Ivoire.

[42]  Cet argument est tout aussi sans fondement, le rapport C-9 faisant plutôt état de l’attaque dont a fait l’objet, en janvier 2006, la base de l’ONU à Guiglo. Il est vrai que ce rapport mentionne que l’ONU a lancé une enquête sur cet incident de manière à déterminer si la réponse de ses Forces de maintien de la Paix, lors de cet incident, avait été proportionnée et appropriée au niveau de menace. Toutefois, nulle part n’y est-il fait mention d’exactions commises par lesdites Forces contre la population civile. Si les résultats de cette enquête avaient révélé de telles exactions, il aurait été loisible au demandeur de les produire devant la SI ou, à tout le moins, de lui en signifier l’existence. Rien de cela n’a été fait et il serait, par conséquent, déraisonnable de s’attendre à ce que la SI se soit privée de l’éclairage de la Division des droits de l’Homme de l’ONU dans sa considération de la présente affaire en l’absence d’une telle preuve.

[43]  Le demandeur se demande aussi comment les auteurs du rapport, pièce C-17, ont pu identifier précisément la FESCI comme étant l’auteure de certaines exactions mentionnées au rapport alors que ses auteurs ont reconnu d’emblée, selon lui, ne pas savoir qui a pu commettre ces exactions. Cet argument ne résiste pas à l’analyse. Une lecture objective dudit rapport fait voir que dans bien des cas, des bandes armées non identifiées ont été les principaux auteurs des exactions et crimes commis pendant cette courte période d’août à décembre 2005. Toutefois, certains regroupements, dont la FESCI, y sont nommément associés à des incidents bien précis, comme celui de l’enlèvement, dans la nuit du 30 au 31 octobre 2005, d’un étudiant de l’Université de Cocody, responsable de l’aile jeunesse d’un parti d’opposition, ou encore celui de la tentative de lynchage, quelques semaines plus tôt, du Ministre d’État en charge de l’administration du territoire. Je n’y vois rien qui aurait dû inciter la SI à se distancer de ce rapport.

[44]  Finalement, le demandeur conteste la fiabilité du rapport, pièce C-17, en questionnant le traitement que font les auteurs d’un incident qui n’est pas imputé à la FESCI, soit la détention, en octobre 2005, par les forces policières de la ville de Yamoussoukro, d’un dénommé M. Kaba. J’ai fait remarquer au procureur du demandeur à l’audition du présent dossier, Me Dakouri, que cette critique semblait fondée sur des « recherches et vérifications » faites après coup, c’est-à-dire, une fois la décision de la SI rendue. Me Dakouri m’a confirmé que c’était bien le cas et il a reconnu qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de cette critique puisque les faits censés la supporter n’ont pas été portés à la connaissance de la SI.

[45]  La pièce C-18 est aussi un rapport de la Division des droits de l’Homme de l’ONU. Celui-ci traite de la situation des droits humains en Côte d’Ivoire pour la période, cette fois, des mois de mai à juillet 2005. Le demandeur, comme pour les autres rapports, réitère ici qu’il n’y a aucune assurance que les étudiants associés aux méfaits imputés à la FESCI dans ce rapport sont bel et bien des membres de cette organisation étudiante, cette association n’étant pas corroborée. L’utilisation de l’expression « élément de la FESCI », pour désigner ces étudiants, témoignerait de cette ambivalence des auteurs quant à l’appartenance réelle de ces étudiants à la FESCI. Les mêmes récriminations sont faites en marge de deux autres incidents imputés à la FESCI dans ce rapport, soit la bastonnade d’un journaliste en juillet 2005 et l’enlèvement et le viol d’une étudiante en juin 2005.

[46]  Faisant par ailleurs plus particulièrement référence à l’enlèvement de deux étudiants distribuant des prospectus annonçant la tenue d’une assemblée publique à laquelle s’opposait la FESCI, le demandeur trouve improbable cet incident sur la base qu’il serait survenu dans un lieu public achalandé, soit à une des gares de transports publics d’Abidjan, alors qu’au rapport de Human Rights Watch, pièce C-9, il est mentionné, en marge d’un autre incident, que les membres de la FESCI auraient fui face à la foule. Le demandeur en déduit que la FESCI opère à l’insu des foules.

[47]  Une telle déduction, faite à partir d’un seul incident, décontextualisé par surcroît, parmi plusieurs, ne saurait, à sa face même, tenir. Je note, d’ailleurs, qu’il est question ici d’un enlèvement, alors qu’il était question, dans le rapport, pièce C-9, d’une tentative d’assassinat. Le passage pertinent dudit rapport, qui relate cet incident, tel que raconté par l’une des victimes, se lit comme suit :

Quand je suis revenu à moi, ils ont commencé à me demander si je travaillais pour la rébellion, pour Ouattara, ou pour Soro. Puis ils ont dit qu’ils nous emmenaient à la plage pour nous noyer. La plage n’est pas loin et ils nous y ont amenés à pied, ce qui a commencé à attirer l’attention. Ils nous ont jetés à l’eau. Un surveillant de baignade est venu et les FESCI se sont mis à le menacer. Une foule a commencé à se former et les gens se sont mis à poser des questions. Finalement la foule est devenue assez nombreuse pour que les membres de la FESCI partent. Le surveillant de baignade a appelé une ambulance et ils nous ont emmenés à l’hôpital.

[Notes de bas de bas omises]

(DCT à la p 302)

[48]  Les contextes sont donc bien différents et les inférences de points communs dans les méthodes d’action de la FESCI, hasardeuses.

[49]  Par ailleurs, le demandeur tente, encore ici, de discréditer le rapport en cause sur la base du traitement, par ses auteurs, de deux incidents non-imputés à la FESCI. Le premier ferait référence à une ville ou village et à une milice, qui n’auraient jamais existé. Le second a trait au viol d’une jeune femme de nationalité malienne imputé à un policier du poste de Duékoué, viol qui, selon le demandeur, n’aurait pu se produire à ce poste de police suivant l’information révélée par le rapport. Or, encore ici, les prétentions du demandeur reposent sur des recherches et vérifications effectuées après que la décision de la SI a été rendue. Le procureur du demandeur, je le rappelle, a concédé, à l’audience du présent dossier, qu’il ne pouvait recourir à un tel procédé pour soutenir son attaque contre la décision de la SI.

[50]  Enfin, la pièce C-23 est un rapport de Freedom House portant sur les crimes graves impunis commis en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011. Il propose « une synthèse d’une dizaine de rapports publiés par huit organisations ivoiriennes de défense des droits de l’homme » portant sur des crimes – atteintes au droit à la vie, torture et autres peines ou traitements inhumains et dégradants, violence faite aux femmes, enlèvements et disparitions – perpétrés par « une diversité d’acteurs issus de tous les protagonistes de la crise politico-militaire », dont la FESCI (DCT à la p 853).

[51]  Le demandeur reproche aux auteurs de ce rapport d’avoir manqué de prudence et d’impartialité en associant la FESCI au régime en place alors qu’il n’y a aucune preuve, selon lui, de cette proximité. Or, Freedom House n’est pas la seule organisation de défense des droits humains à avoir inféré cette proximité (Pièce C-9, DCT aux pp 301, 307; Pièce C-13, Human Rights Watch, Mon cœur est coupé : violences sexuelles commises par les forces rebelles et pro-gouvernementales en Côte d’Ivoire, vol 19, no 11 (A), août 2007, DCT à la p 384 [Pièce C-13]; Pièce C-16, Opérations des Nations Unies en Côte d’Ivoire, Division des droits de l’homme, Situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire : Rapport n° 5, juin 2006, DCT à la p 625 [Pièce C-16]; Pièce C-27, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Direction des recherches, Côte d’Ivoire : situation actuelle de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), y compris le conflit entre les factions internes, particulièrement depuis le cessez-le-feu entre la rébellion et les forces gouvernementales (2003-janvier 2004), 19 janvier 2004, DCT à la p 988).

[52]  Il déplore aussi le manque de crédibilité du récit du viol d’une jeune femme attribué à deux membres de la FESCI qui lui reprochaient son appartenance à un parti d’opposition ayant organisé une marche pour dénoncer le pouvoir en place. Le demandeur ne s’explique pas que la jeune femme ait pu d’abord sympathiser avec un des deux individus alors que le parti dont elle était membre était bâillonné par le parti au pouvoir et que la FESCI était supposément une milice proche du pouvoir. Mais il est possible que ce fût le cas. Il n’y a rien d’invraisemblable à cela. L’argument est purement conjecturel et, dans une certaine mesure, déroutant pour les victimes de violences sexuelles.

[53]  En somme, l’argument du demandeur voulant que ces cinq rapports soient truffés de contradictions, fabrications, invraisemblances et incohérences, et qu’il aurait fallu, sur cette base, que la SI les écarte comme étant non-fiables et non-crédibles, ne peut être retenu. Il n’a aucune assise dans la preuve.

[54]  Il en va de même de l’argument voulant que ces rapports, tout comme, du reste, l’ensemble de la preuve soumise à la SI par le défendeur, doivent être écartés au motif que les exactions imputées à la FESCI ne sont pas corroborées. Depuis Mugesera, il est de jurisprudence constante que la fiabilité des rapports provenant d’organisations internationales et non-gouvernementales, tels l’ONU, Human Rights Watch, Amnistie Internationale et Freedom House, est généralement acceptée (Mahjoub au para 74; Ndabambarire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1 au para 36 [Ndabambarire]; Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 115 au para 19). Il en est ainsi en raison de la renommée mondiale que ces organisations se sont bâties au fil des ans, faisant en sorte que les rapports qui en émanent bénéficient d’une « réputation générale sur le plan de la crédibilité » (Mahjoub au para 72).

[55]  Considérés comme étant des sources non seulement crédibles, mais aussi indépendantes, ces rapports sont utilisés de façon régulière, et à bon droit, par les décideurs de tous les niveaux dans le domaine de l’immigration (Bakir aux para 33-35; Sittampalam CF au para 64; Mahjoub au para 73).

[56]  Mais ce qu’il faut surtout retenir, comme l’a bien rappelé cette Cour dans l’affaire Ndabambarire, c’est que quoiqu’elles ne constituent pas nécessairement la meilleure preuve, on reconnait généralement à ces sources d’information une force probante suffisante pour satisfaire au fardeau de preuve énoncé à l’article 33 de la Loi, lequel exige, je le rappelle, que la croyance sur laquelle doit reposer les motifs raisonnables de croire que les faits, actes ou omissions énoncés à l’article 34 sont survenus, soit fondée sur quelque chose de plus que de simples soupçons, sans pour autant satisfaire au fardeau de preuve de la balance des probabilités applicable en matière civile (Ndabambarire au para 36).

[57]  Il suffit, nous dit Mugesera, que cette croyance possède « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera au para 114), ce qui ne requiert pas, notamment, qu’elle repose sur des renseignements corroborés. En effet, dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c USA, 2014 CF 416, cette Cour a jugé que la Cour suprême, dans Mugesera, avait écarté cette obligation de corroboration, prévalant jusqu’alors:

[23]  Dans l’arrêt Mugesera, la Cour suprême décrivait la nécessité de renseignements (la preuve) qui, d’après un fondement objectif (c’est-à-dire la personne raisonnable appréciant la valeur probante de la preuve), peuvent être jugés concluants (convaincants) et crédibles (fiables quant à leur source). Cette norme est bien différente de celle qui exige « davantage qu’un simple soupçon ». C’est également le sens qui, d’après la Cour suprême, devrait être attribué à la norme prévue par la loi des « motifs raisonnables de croire », que j’ai l’obligation d’appliquer.

[24]  Le défendeur a aussi prétendu que le critère devrait englober le terme« corroboré ». Il s’agissait du troisième élément de la norme énoncée dans la décision Sabour, c’est-à-dire « renseignements concluants, dignes de foi et corroborés », à laquelle la Cour suprême faisait référence. Cependant, la Cour suprême n’a manifestement pas inclus le terme « corroboré » quand elle a fait sien le critère tiré de la décision Sabour. Ajouter l’exigence d’une corroboration serait établir une norme trop élevée, par exemple lorsqu’il existe une preuve crédible et concluante d’actes de torture commis par une personne et que cette preuve ne peut pas être corroborée par d’autres sources. En fait, en exigeant une corroboration, la cour se trouverait à imposer une norme plus élevée que celle requise en droit criminel pour qu’une personne soit déclarée coupable hors de tout doute raisonnable. Ainsi que l’écrivaient David Paciocco et Lee Stuesser dans The Law of Evidence, 6e édition (Toronto : Irwin Law Inc. 2011), à la page 522, à propos de la corroboration d’une preuve :

[traduction] Les règles strictes de la corroboration sont aujourd’hui moins courantes et beaucoup moins techniques qu’elles l’étaient autrefois. Elles sont en train d’être supprimées et, dans certains cas, elles sont remplacées par d’autres règles conçues pour fournir des pistes aux juges des faits

[Je souligne]

[58]  Je suis d’accord avec cet énoncé. La corroboration tous azimuts recherchée par le demandeur imposerait une norme beaucoup trop élevée. Une telle approche ne tiendrait pas compte, à mon sens, des conditions difficiles, et souvent dangereuses, dans lesquelles évoluent les travailleurs humanitaires de ces organisations de réputation mondiale, et du soin qu’ils doivent apporter à protéger l’identité des victimes et témoins qui acceptent de collaborer avec eux de manière à leur éviter des représailles, tel qu’en fait foi le passage du rapport, pièce C-14, reproduit au paragraphe 36 des présents motifs. Bien que ce qui émane de leurs efforts ne constitue pas nécessairement la meilleure preuve, au sens juridique du terme, il s’agit souvent de la meilleure preuve disponible aux autorités de l’immigration pour juger des conditions prévalant dans certaines régions du monde dirigées par des régimes totalitaires et autocratiques où l’information ne circule pas librement. Cela ne veut pas dire cependant que l’information provenant de ces organisations jouit d’une présomption irréfragable d’infaillibilité, mais il en faut davantage que ce que le demandeur a mis de l’avant en l’espèce pour conclure à sa non-fiabilité.

[59]  C’est ici qu’il y a lieu de distinguer la jurisprudence invoquée par le demandeur. D’abord, l’affaire Le Procureur c Callixte Mbarushimana, ICC-01/04-01/10, Décision relative à la confirmation des charges (16 décembre 2011), mue devant la Cour pénale internationale et citée au paragraphe 48 du mémoire en réplique du demandeur, impliquait la responsabilité pénale internationale du défendeur. Il est évident que ces procédures de nature pénale exigeaient une preuve directe, hors de tout doute raisonnable, des faits et gestes reprochés au défendeur. Comme on l’a vu, la SI n’est pas astreinte à ce fardeau de preuve.

[60]  Quant à l’affaire Jalil c Canada (Citoyenneté et immigration), 2006 CF 246 [Jalil], comme le souligne le défendeur, elle ne concernait pas des documents de même nature que ceux dont il est question ici, soit des documents émanant d’organisations internationales et non-gouvernementales « de renom dans le monde entier quant à leur fiabilité » (Mahjoub au para 72). Elle concernait plus précisément un document émanant de l’Agence des services frontaliers du Canada et un autre émanant d’un site Web déclarant fournir de l’information « complète, facile d’accès et constamment mise à jour sur le terrorisme, les guerres de faible intensité et les luttes ethniques, communautaires et sectaires dans l’Asie du Sud-Est » (Jalil au para 33). Le demandeur ayant démontré à la satisfaction de la Cour que ces deux documents contenaient de l’information provenant de sites Internet peu fiables, dont la plupart n’étaient pas identifiés avec précision, leur exactitude, fiabilité et crédibilité ont été jugées douteuses (Jalil au para 34). La preuve présentée par le demandeur dans cette affaire concernant la fiabilité de ces deux documents, y compris une preuve d’expert, était accablante. Il n’y a rien de cela ici.

[61]  L’affaire Cacha Collas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 820 [Cacha Collas] n’avance pas davantage la cause du demandeur. En fait, la question qui s’y posait est à l’inverse de celle qui se pose en l’espèce puisque ce qui y était « vertement contesté » était l’appartenance du demandeur à une organisation dont il était admis qu’elle se livrait à du terrorisme (Cacha Collas au para 7).

[62]  La preuve du gouvernement dans cette affaire reposait principalement (i) sur un jugement condamnant le demandeur pour trahison, jugement dont il fut découvert qu’il avait été rendu sur la foi d’une déclaration incriminante obtenue sous l’effet de la torture, (ii) sur un livre non connu écrit par un ancien porte-parole de la Direction nationale contre le terrorisme au Pérou condamné à deux reprises pour diffamation, et (iii) sur un article de journal d’un quotidien péruvien qui n’était en somme qu’un reportage sur une conférence de presse tenue la veille de la publication de l’article. La SI a jugé la preuve du gouvernement insuffisante pour prononcer une interdiction de territoire contre le demandeur. Toutefois, la Section d’appel de l’immigration en a jugé autrement. Sa décision reposait essentiellement sur le livre et l’article de journal, deux documents que la Cour a jugé ni concluants, ni fiables (Cacha Collas aux para 3-58).

[63]  À l’évidence, il était question, dans Cacha Collas, d’une preuve de nature différente et de qualité douteuse, qui n’a rien en commun avec celle soumise en l’espèce à la SI.

[64]  Enfin, le demandeur a référé la Cour à la décision de cette Cour dans  Bouchard c Canada (Justice), 2018 CF 559, un dossier impliquant la révision d’une décision du ministre de la Justice, rendue aux termes des dispositions du Code criminel, LRC 1985, c C-46, refusant de faire droit à une demande de révision d’une condamnation pour meurtre fondée sur une allégation d’erreur judiciaire. À l’évidence aussi, cette décision, rendue dans un contexte statutaire complètement différent, n’est d’aucun secours au demandeur.

[65]  Il importe de rappeler qu’il ne s’agit pas, ici, d’un cas, comme on en voit souvent, où le décideur administratif a fait défaut de tenir compte d’une preuve documentaire contredisant les conclusions auxquelles il en est arrivé. Il y a, au contraire, en l’espèce, convergence de l’ensemble de la preuve documentaire, laquelle, comme l’a noté la SI, provient de diverses sources crédibles et dignes de foi, sur les agissements de la FESCI à l’époque où le demandeur en était membre. La SI disposait donc d’une preuve, à toutes fins utiles monolithique et dont la fiabilité est généralement acceptée, qui lui permettait, à mon sens, de conclure comme elle l’a fait, du moins lorsqu’on analyse sa décision à l’aulne de la norme de la décision raisonnable.

[66]  Un bref survol des autres rapports produits par le défendeur devant la SI révèle les agissements suivants, imputés à la FESCI :

  1. La commission d’actes de violence et de harcèlement sexuels, incluant deux viols collectifs de militantes de l’opposition (Pièce C-13, DCT aux pp 385-387, 420; Pièce C-24, Adja Ferdinand Vanga et al, « La violence à l’école en Côte d’Ivoire : quelle implication des syndicats d’étudiants et d’élèves? », Colloque international Éducation, Violences, Conflits et Perspectives de Paix en Afrique, Yaoundé, 6-10 mars 2006, DCT à la p 904 [Pièce C-24]);
  2. Le recours à la violence afin de contrôler l’activité économique sur un campus universitaire, plus particulièrement eu égard à l’attribution des logements et des marchés situés sur le campus (Pièce C-13, DCT à la p 385; Pièce C-22, Yacouba Konate, Les enfants de la balle : de la FESCI aux mouvements de patriotes, Université d’Abidjan-Cocody, DCT aux pp 837, 842; Pièce C-29, Fédération internationale pour les droits humains, Attaque d’une ONG des droits de l’homme, 25 mai 2007, DCT à la p 1038 [Pièce C-29]);
  3. L’imposition, par des méthodes coercitives, d’un boycott pour contraindre les professeurs universitaires à reprendre leurs cours alors qu’ils étaient en grève (Pièce C-16, DCT à la p 633);
  4. Les actes fréquents de harcèlement, d’intimidation et de violence contre les étudiants et autres groupes jugés comme étant des partisans de l’opposition (Pièce C-13, DCT à la p 385; Pièce C-16, DCT aux pp 628, 633; Pièce C-29, DCT à la p 1038);
  5. Les exactions sommaires, le recours à la torture et les arrestations arbitraires (Pièce C-16, DCT à la p 627);
  6. Le lynchage, en 2006, du ministre des Infrastructures économiques, M. Patrick Achi, accusé par la FESCI d’être un rebelle du fait de son appartenance à un parti politique d’opposition (Pièce C-16, DCT à la p 629);
  7. La prise de contrôle totale des studios d’une chaîne de télévision dans le but d’obliger ses techniciens à diffuser un message du demandeur invitant les jeunes à descendre dans la rue pour libérer le pays (Pièce C-16, DCT à la p 650);
  8. Les actes de barbarie et mauvais traitements contre les aînés, notamment en les sortant d’une chambre d’hôtel, en les traînants nus sur la voie publique et en les aspergeant de pétrole (Pièce C-16, DCT à la p 655);
  9. La profération de menaces contre une famille accusée par la FESCI d’avoir provoqué la mort de leur fille, ancienne membre de la FESCI, ainsi que la commission de méfaits en pleine cérémonie des funérailles de celle-ci (Pièce C-16, DCT à la p 655);
  10. La commission de violences physiques, coups et blessures, et voies de fait sur la voie publique et la destruction de biens (Pièce C-19, Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, Division des droits de l’homme, Situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire : Rapport n° 6, mars 2007, DCT à la p 770; Pièce C-24, DCT à la p 905);
  11. L’enlèvement, la torture et la séquestration de quatre Camerounais et un Béninois dans la cité universitaire de Cocody, accusés par la FESCI d’être impliqués dans les opérations de faux monnayage et d’appartenir à une organisation estudiantine rivale (Pièce C-20, Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, Division des droits de l’homme, Rapport sur la situation des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire, mars 2005, DCT à la p 803); et
  12. Le saccage du siège de la Ligue ivoirienne des droits de l’homme en mai 2007, sans aucune intervention des forces de l’ordre (Pièce C-25, International Crisis Group : Côte d’Ivoire : la paix comme option, Rapport Afrique n° 109, 17 mai 2006, DCT à la p 976; Pièce C-29, DCT à la p 1037).

[67]  Eu égard aux cinq rapports ciblés par le demandeur en l’espèce, le défendeur a lui-même relevé un certain nombre d’actes de violence imputés à la FESCI mais que le demandeur a passé sous silence dans son mémoire, comme : les attaques perpétrées contre les membres de l’opposition politique, des journalistes, des membres des organisations des droits humains et les membres de l’AGEECI (Pièce C-14, DCT à la p 458; Pièce C-9, DCT à la p 301); l’arrestation, la détention et l’agression commises par des membres de la FESCI contre un membre de l’AGEECI, Guipé Naguë, en septembre 2005 (Pièce C-17, DCT à la p 678); le saccage d’un commissariat de police d’Abidjan par les membres de la FESCI afin de libérer deux de leurs membres (Pièce C-14, DCT à la p 552); et la déclaration du demandeur exigeant la démission du ministre de la Sécurité publique après que celui-ci eut dénoncé, à son tour, les violences commises par la FESCI (Pièce C-14, DCT à la p 554).

[68]  Le demandeur a bien soumis à la SI deux déclarations, celle du président-fondateur de la Fondation Ivoirienne des Droits de l’Homme et de la vie Politique et réfugié politique en Italie, et celle d’un universitaire ivoirien qui a eu à traiter avec les associations étudiantes en Côte d’Ivoire, dont la FESCI, dans les années 1990 et 2000. La SI a considéré ces deux documents, dont elle a noté l’ambivalence quant à certaines actions menées par la FESCI, mais ils n’ont pas fait le poids face à l’ensemble de la preuve

[69]  Après avoir pris connaissance de ces deux documents, je ne saurais conclure, à la lumière de l’ensemble de la preuve, que la décision de la SI de ne leur accorder que peu de poids est déraisonnable.

[70]  Enfin, le demandeur, toujours dans l’espoir d’ébranler la fiabilité et la crédibilité de la preuve documentaire produite par le défendeur, a, à l’audition du présent contrôle judiciaire, questionné la méthodologie utilisée aux fins de la confection du rapport, pièce C-8, de Human Rights Watch, publié en octobre 2011 et portant sur l’impunité des crimes post-électoraux commis en Côte d’Ivoire. Il trouve improbable que les auteurs de ce rapport aient pu, en trois mois, rencontrer 176 survivants d’exactions rapportées dans ledit rapport. Cela lui parait d’autant plus invraisemblable que dans certains cas, l’usage d’interprètes était requis. Or, comme l’a souligné le défendeur, le rapport n’indique pas le nombre de travailleurs humanitaires mis à contribution pour la tenue de cette enquête. En l’absence de cette information, l’argument demeure purement spéculatif et ne saurait être retenu.

[71]  Bref, le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il y avait matière à intervenir en l’espèce. Le présent contrôle judiciaire sera donc rejeté.

[72]  En cas de rejet de son contrôle judiciaire, le demandeur m’a demandé de certifier la question suivante :

Est-ce que malgré la non-fiabilité grave, les incohérences et les contradictions flagrantes affectant en totalité les faits allégués de l’infraction, un décideur de la S.I. a le pouvoir de s’y baser essentiellement afin de conclure en leur établissement et par conséquent à l’existence de l’infraction reprochée ?

[73]  Le défendeur s’y oppose, et pour cause. La question proposée est fondée sur un postulat, celui de la « non-fiabilité grave, [d]es incohérences et [d]es contradictions flagrantes affectant en totalité les faits allégués de l’infraction », qui n’appelle qu’une réponse. Toutefois, comme on l’a vu, ce postulat n’a aucune assise en l’espèce. Telle que formulée, donc, cette question ne se prête pas à certification. Quoi qu’il en soit de la formulation de la question, j’estime qu’il n’y a de toute façon pas matière à certification puisque la présente affaire ne soulève pas, à mon sens, de questions d’importance générale transcendant les faits et circonstances particuliers de l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-5447-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5447-18

 

INTITULÉ :

YAO SERGE THEODORE KOFFI c MINISTRE DE L’IMMIGRATION, REFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 juillet 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Ange Stéphane Dakouri

 

Pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ange Stéphane Dakouri

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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