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Date : 20190712


Dossier : IMM-5217-18

Référence : 2019 CF 936

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

MARC SAINT-FÉLIX

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Marc Saint-Félix, est un citoyen d’Haïti. Il demande le contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], de la décision défavorable d’un agent d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2]  M. Saint-Félix soutient que l’agent a commis une erreur dans son appréciation et sa compréhension des faits, a manqué à son obligation d’équité procédurale en consultant des éléments de preuve extrinsèques et désuets et a commis une erreur dans son analyse du risque de persécution et de lynchage.

[3]  Le défendeur soutient que la décision était raisonnable et que l’agent n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale.

[4]  Je suis convaincu que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale en consultant des éléments de preuve extrinsèques et désuets. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.  Le contexte

[5]  M. Saint-Félix est arrivé au Canada comme résident permanent en 1997 avec son père et ses frères et sœurs. Il a deux enfants canadiens âgés de sept et quatre ans. Il est fiancé à une Canadienne.

[6]  En mai 2013, M. Saint-Félix a été condamné pour plusieurs infractions. En octobre 2013, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, le frappant d’interdiction de territoire pour cause de grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[7]  La Section de l’immigration a confirmé l’interdiction de territoire et M. Saint-Félix a déposé une demande d’ERAR en février 2018. Cette demande a été rejetée et cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[8]  L’agent a recensé les risques invoqués par M. Saint-Félix : (1) il serait considéré comme étant une personne aisée à cause des membres de sa famille qui sont canadiens et de son long séjour à l’étranger; (2) il serait persécuté en raison de son appartenance au groupe social « criminels déportés d’Amérique du Nord » et pourrait être détenu et victime de « lynchage »; (3) il serait forcé de vivre dans la précarité avec ses deux fils puisqu’il n’aurait pas de soutien financier en Haïti; et (4) à la suite du séisme, il y a de l’insécurité et des problèmes économiques en Haïti.

[9]  Dans son examen détaillé des documents produits par M. Saint-Félix, l’agent a noté que, selon la preuve, les personnes expulsées ayant un dossier criminel étaient détenues en Haïti et les centres de détention présentaient des conditions inhumaines. La documentation indiquait aussi que les criminels haïtiens déportés des États-Unis avaient fait l’objet de lynchages, avaient fait face à des obstacles linguistiques et culturels, avaient souffert de faim et n’avaient pas eu accès à des soins médicaux adéquats. L’agent a aussi pris note de l’observation de M. Saint-Félix selon laquelle les personnes qui retournaient en Haïti du Canada ou des États-Unis se faisaient extorquer de l’argent et que les autorités ne les protégeaient pas.

[10]  Cependant, l’agent a préféré s’appuyer sur un rapport du Département d’État des États-Unis daté de 2013 puisqu’il était objectif, public et plus récent que celui produit par M. Saint-Félix. Selon ce rapport, les déportés ne sont plus détenus depuis la fin de l’année 2012. L’agent a noté que M. Saint-Félix n’avait présenté aucune documentation indiquant que les détentions avaient repris depuis 2012. En plus, un document daté de 2017 fourni par M. Saint-Félix ne faisait aucune mention de personnes détenues à la suite de leur expulsion. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait détenu à son retour.

IV.  Les questions en litige

[11]  Le demandeur soulève plusieurs questions. Cependant, la question d’équité procédurale permet de trancher la présente demande de contrôle judiciaire et c’est la seule question que je dois examiner.

V.  La norme de contrôle applicable

[12]  Dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée], la Cour d’appel fédérale a récemment statué que, dans les cas où il y a des questions d’équité procédurale, la cour de révision est priée d’examiner si la procédure était « équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » et que « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre ». La Cour d’appel a reconnu qu’il est maladroit d’utiliser la terminologie de la norme de contrôle lorsqu’il s’agit d’examiner des questions d’équité procédurale et a jugé qu’« à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée », mais a conclu que c’est la norme de la décision correcte qui reflète le mieux le rôle de la cour (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée aux para 52-56).

VI.  Analyse

[13]  M. Saint-Félix soutient que l’agent a consulté des éléments de preuve extrinsèques et que tous ces éléments de preuve sont datés de 2008 à 2013, alors que les organisations ayant publié certains rapports ont depuis produit des versions plus récentes. Il soutient que l’agent a choisi de baser ses conclusions sur un document datant de 2012 alors que la version la plus récente de ce document, qui était incluse dans le cartable national de documentation [CND] en vigueur, datait de 2017.

[14]  M. Saint-Félix reconnaît qu’il incombe au demandeur de fournir toute la preuve nécessaire à l’agent et que l’agent peut consulter des éléments de preuve extrinsèques publics sans en informer le demandeur. Cependant, il soutient que cette règle s’applique seulement aux éléments de preuve relatifs à la situation en vigueur.

[15]  Le défendeur soutient que les éléments de preuve consultés par l’agent n’étaient pas extrinsèques et n’invalident pas les conclusions de l’agent et que les affirmations du demandeur concernant le manquement à l’équité procédurale sont non fondées. Je ne suis pas d’accord.

[16]  L’agent a conclu que les personnes expulsées n’étaient plus détenues de façon systématique depuis la fin de l’année 2012. Pour arriver à cette conclusion, l’agent s’est référé à deux anciens rapports du Département d’État préparés pour les années 2011 et 2012. Le rapport pour l’année 2012 est daté du 19 avril 2013. Ce rapport a été remplacé par le rapport pour l’année 2013 dans le CND du 14 mars 2014. Les rapports du Département d’État ont continué d’être mis à jour dans le CND, et le CND qui était en vigueur au moment de la décision d’ERAR contenait la version du rapport pour l’année 2017.

[17]  L’agent a pris en considération le document produit par le demandeur au sujet de la détention des personnes expulsées, une Réponse à une demande d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 29 mai 2012. Ce document contient le passage suivant :

Des sources affirment que les États-Unis expulsent les citoyens d’Haïti ayant un casier judiciaire […] Les expulsés seraient détenus à leur arrivée s’ils sont considérés comme de [traduction] « grands » criminels par les autorités d’Haïti […] La directrice administrative d’Alternative Chance a expliqué que les crimes réputés [traduction] « graves » peuvent comprendre les infractions relatives aux drogues et les voies de fait (17 mai 2012). Selon le Florida Center for Investigative Reporting […] environ la moitié des expulsés sont détenus à leur arrivée, et la décision relative à la détention est [traduction] « largement arbitraire ».

[18]  L’agent a discuté de cet article en détail et en a accepté le contenu. Cependant, il a conclu que les rapports du Département d’État pour les années 2011 et 2012 démontraient que la situation des expulsés ayant un casier judiciaire avait changé. Le rapport pour l’année 2011 disait qu’il y avait encore des détentions, quoique moins qu’avant, et le rapport pour l’année 2012 disait que, vers la fin de l’année 2012, les personnes expulsées ne rapportaient plus qu’elles avaient été détenues.

[19]  Ces rapports peuvent étayer l’affirmation selon laquelle la décision de l’agent est raisonnable. Le problème, c’est que l’agent n’a pas présenté ces rapports au demandeur, et je ne suis pas convaincu, sur la base des faits devant moi, que M. Saint-Félix avait l’obligation de consulter des sources désuètes en l’espèce. Par conséquent, M. Saint-Félix n’a pas pu présenter de documents qui auraient pu démontrer que la situation était différente de celle décrite dans les rapports pour les années 2011 et 2012.

[20]  Dans la décision Roy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 768 [Roy], le juge André Scott a dû se pencher sur une situation semblable. La Section de la protection des réfugiés [SPR] s’était fondée sur un document de 2009 pour conclure qu’il y avait une possibilité de refuge intérieur. Ce document n’était pas dans le CND, mais la version de 2010 du même document, qui avait remplacé la version de 2009, y figurait. Ces deux documents présentaient de l’information différente au sujet de la possibilité de déménager dans le pays pour échapper à la violence religieuse. La Cour a conclu que la SPR avait manqué à son obligation d’équité procédurale en se fondant sur le document de 2009 sans donner au demandeur l’occasion d’y répondre. Le juge Scott a fait observer en particulier, au paragraphe 43:

[L]a Cour conclut qu’en s’appuyant sur la note d’orientation opérationnelle de 2009 du Royaume-Uni, qui n’avait pas été communiquée au demandeur, la Commission a commis un manquement à l’équité procédurale. En outre, le demandeur était en droit de s’attendre à ce que la Commission restreigne son analyse à la note d’orientation opérationnelle plus récente concernant le Royaume‑Uni. Le demandeur n’avait pas à s’attendre à ce que la Commission fasse référence à une note antérieure et désuète. [TRADUCTION]

[Je souligne.]

[21]  L’affaire Zheng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1359 [Zheng], portait sur une situation pareille. Le juge Richard Mosley a aussi conclu que la SPR avait manqué à son obligation d’équité procédurale (aux para 12-13).

[22]  Comme dans les affaires Roy et Zheng, M. Saint-Félix n’était pas obligé de consulter des documents dans leur ancienne version quand le CND contenait la version plus récente du même document. La version du rapport du Département d’État qui apparaissait dans le CND en vigueur au moment de la décision ne mentionnait pas la situation des personnes expulsées ayant un casier judiciaire. Si l’agent avait informé M. Saint-Félix qu’il avait consulté des versions antérieures de ce rapport, M. Saint-Félix aurait pu produire d’autres éléments de preuve pour les contredire. Ce manquement à l’obligation d’équité procédurale est important puisque l’agent s’est fondé sur ces documents pour conclure qu’il n’y avait aucun risque de détention.

VII.  Conclusion

[23]  La demande est accueillie.

[24]  Par lettre du 2 juillet 2019, l’avocate de M. Saint-Félix a demandé que je ne statue pas sur la présente demande de contrôle judiciaire avant le 25 août 2019. Elle explique qu’elle sera absente du pays entre le 25 juillet et le 25 août. Par lettre du 3 juillet 2019, le défendeur s’est opposé à la demande. Étant donné que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, il semble que la demande de l’avocate ne soit d’aucune conséquence. Mais, de toute façon, je ne serais pas prêt à accéder à cette demande. Je souscris à la thèse du défendeur selon laquelle la demande est prématurée.

[25]  Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5217-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie;

  2. La demande est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen et nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5217-18

 

INTITULÉ :

MARC SAINT-FÉLIX c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 juin 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Coline Bellefleur

 

Pour le demandeur

Me Renalda Ponari

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Coline Bellefleur

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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