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Date : 20190718


Dossier : T-911-18

Référence : 2019 CF 950

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MIRNA MONTEJO GORDILLO, JOSÉ LUIS ABARCA MONTEJO, JOSE MARIANO ABARCA MONTEJO, DORA MABELY ABARCA MONTEJO, BERTHA JOHANA ABARCA MONTEJO, FUNDACIÓN AMBIENTAL MARIANO ABARCA (FONDATION ENVIRONNEMENTALE MARIANO ABARCA OU FAMA), OTROS MUNDOS, A.C., CHIAPAS, EL CENTRO DE DERECHO HUMANOS DE LA FACULTAD DE DERECHO DE LA UNIVERSIDAD AUTÓNOMA DE CHIAPAS (CENTRE DES DROITS DE LA PERSONNE DE LA FACULTÉ DE DROIT DE L’UNIVERSITÉ AUTONOME DU CHIAPAS), LA RED MEDICANA DE AFECTADOS POR LA MINERÍA (RÉSEAU MÉDICAL DES PERSONNES TOUCHÉES PAR L’EXPLOITATION MINIÈRE OU REMA) ET MININGWATCH CANADA

demandeurs

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs ont présenté, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le commissaire à l’intégrité du secteur public du Canada. Dans une lettre datée du 5 avril 2018, le commissaire a conclu que les exigences du paragraphe 33(1) de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [la Loi], n’avaient pas été respectées et qu’il n’était pas dans l’intérêt public d’ouvrir une enquête sur des allégations d’actes répréhensibles à l’ambassade du Canada au Mexique [l’« ambassade »]. Les demandeurs sollicitent une ordonnance qui annulerait la décision du commissaire et renverrait à ce dernier l’affaire pour qu’il rende une nouvelle décision fondée sur les motifs et les directives de la Cour.

[2]  Les demandeurs comprennent cinq organisations non gouvernementales du Canada et du Mexique et plusieurs citoyens mexicains, dont des membres de la famille de Mariano Abarca, qui a été assassiné devant son domicile en novembre 2009. Des actes répréhensibles concernant l’ambassade ont été divulgués au commissaire dans une lettre datée du 5 février 2018 [la lettre de divulgation] du Justice and Corporate Accountability Project [JCAP], organisme bénévole qui fournit une aide juridique gratuite aux communautés autochtones et paysannes qui sont en conflit avec des sociétés minières.

[3]  Les demandeurs soutiennent que le commissaire a commis une erreur en n’ouvrant pas d’enquête sur les actes répréhensibles au sens de la Loi qu’aurait posés l’ambassade lorsqu’elle est intervenue (ou, dans certains cas, n’est pas intervenue) dans le cadre d’un différend entre Blackfire Exploration Ltd. [Blackfire], petite société minière privée dont le siège social se situe à Calgary, et des membres de la collectivité locale située près de la mine de Blackfire au Chiapas, Mexique. Selon les demandeurs, l’ambassade s’est rendue coupable d’actes répréhensibles (au sens des alinéas 8d) et 8e) de la Loi) en omettant i) de respecter des politiques relatives aux défenseurs des droits de la personne, et ces actes et omissions ont mis en danger la vie et la sécurité de M. Abarca, un activiste local, et ii) de signaler en temps opportun un acte de corruption.

I.  Contexte

[4]  En décembre 2007, Blackfire a signé une entente d’utilisation des terres avec le gouvernement du Chiapas, un État du Mexique, au nom de la communauté d’Ejido Grecia, dans la municipalité de Chicomuselo. Blackfire a construit une mine de barytine sur les terres en question et l’a exploitée pendant environ deux ans avant sa fermeture par les autorités mexicaines au début de décembre 2009 en raison du non-respect de la réglementation environnementale.

[5]  L’ambassade a aidé Blackfire à diverses occasions. Lorsque Blackfire négociait des ententes d’utilisation des terres en novembre et décembre 2007, l’ambassade a présenté des dirigeants de l’entreprise à des représentants du gouvernement mexicain. Des courriels échangés en septembre et en octobre 2008 montrent que, plus tard, lorsque Blackfire a eu de la difficulté à obtenir un permis d’explosifs, l’ambassade l’a aidée à faire pression sur le gouvernement mexicain pour obtenir le permis.

[6]  Les activités de Blackfire ont suscité l’opposition du public. Le moment où l’opposition a commencé n’est pas clair, mais les auteurs de la lettre de divulgation affirment qu’à partir de mars 2008, Blackfire a payé le maire de Chicomuselo pour [traduction« maintenir la paix et empêcher les membres de la communauté locale de prendre les armes contre la mine ».

[7]  En outre, selon la lettre de divulgation, l’ambassade était au courant de l’opposition du public à la mine, et ce, au moins dès 2007. En avril 2009, quelque 3 000 personnes au Chiapas ont manifesté contre la mine de Blackfire, demandant l’annulation de ses permis d’exploitation minière. Dans le cadre des manifestations publiques, un barrage a été érigé entre juin et juillet 2009, bloquant pendant deux mois l’une des voies de transport de Blackfire vers la mine.

[8]  En juin 2009, Blackfire a déposé une plainte auprès du Congrès du Chiapas, accusant le maire de Chicomuselo d’extorsion et demandant sa destitution. Au cours de ce même mois, un journal du Chiapas a rapporté que Blackfire versait de l’argent au maire mensuellement et qu’elle avait acheté des billets d’avion pour sa famille. Il est allégué dans la lettre de divulgation que Blackfire a commencé à verser ces paiements mensuels en mars 2008.

[9]  À la fin de juillet 2009, une délégation du Chiapas s’est rendue à l’ambassade à Mexico pour exprimer son mécontentement. M. Abarca a prononcé un discours à l’extérieur de l’ambassade dans le cadre duquel il alléguait que Blackfire avait utilisé des travailleurs pour les intimider. Environ trois semaines plus tard, des policiers en civil ont arrêté et détenu M. Abarca en réponse à une plainte déposée par Blackfire. À la suite de cette arrestation, l’ambassade a commencé à demander des éclaircissements au gouvernement de l’État du Chiapas au sujet de la détention de M. Abarca. Huit jours après son arrestation, M. Abarca a été libéré sans inculpation.

[10]  Blackfire a communiqué avec l’ambassade à la mi-août 2009. Elle disait être préoccupée par le sort de ses travailleurs en raison des manifestations prévues pour la fin août. L’ambassade a informé Blackfire qu’elle avait reçu environ 1 400 courriels concernant la détention de M. Abarca. Deux jours avant les manifestations prévues, l’ambassade a communiqué avec le gouvernement de l’État du Chiapas, la Commission des droits de la personne du Chiapas, le ministère fédéral de l’Économie, la Chambre de commerce du Canada et Blackfire pour obtenir de plus amples renseignements sur cette détention. L’ambassade savait que Blackfire avait porté l’accusation qui a mené à l’arrestation de M. Abarca.

[11]  Au début d’octobre 2009, une délégation canadienne s’est rendue au Chiapas pour rencontrer des hauts dirigeants du gouvernement de cet État; ces derniers ont fait des recommandations à Blackfire pour qu’elle améliore ses relations avec les communautés locales, notamment en augmentant ses dépenses d’aide sociale dans les communautés locales et en améliorant ses relations avec le maire de Chicomuselo.

[12]  À la fin de novembre 2009, M. Abarca a déposé une plainte administrative auprès des autorités mexicaines concernant des menaces de mort proférées à son endroit par deux employés de Blackfire. Quatre jours après avoir déposé cette plainte, soit le 27 novembre 2009, M. Abarca a été assassiné.

[13]  Dans un courriel daté du 1er décembre 2009, le personnel de l’ambassade a demandé au personnel du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international [le Ministère] (maintenant connu sous le nom d’Affaires mondiales Canada) de modérer ses propos en s’abstenant d’« exhorter » le gouvernement mexicain à enquêter sur le meurtre de M. Abarca au profit du message suivant : [traduction] « Le Canada accueille favorablement l’enquête judiciaire menée par les autorités mexicaines pour établir les faits liés au décès de M. Abarca. » L’ambassade a également appris que les trois hommes détenus pour le meurtre de M. Abarca avaient des liens avec Blackfire.

[14]  Le 11 décembre 2009, des journaux canadiens ont révélé que Blackfire a versé des paiements au maire de Chicomuselo et, quatre jours plus tard, la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] a commencé à enquêter sur les allégations de corruption visant Blackfire.

[15]  En décembre 2009, la mine de Blackfire a été fermée par le ministère de l’Environnement et du Logement du Chiapas.

[16]  Au début de janvier 2010, l’ambassade a fourni à Blackfire les coordonnées des représentants du gouvernement mexicain avec lesquels elle devait communiquer pour faire rouvrir sa mine. Par la suite, l’ambassade a communiqué avec le Ministère pour savoir si quelqu’un au Ministère pouvait communiquer avec Blackfire pour lui indiquer de quelle façon elle pourrait poursuivre le gouvernement mexicain en vertu du chapitre 11 de l’Accord de libre‑échange nord-américain.

[17]  À la mi-janvier 2010, quatre citoyens mexicains ont été arrêtés pour le décès de M. Abarca. L’une de ces personnes a été déclarée coupable du meurtre de M. Abarca, mais la déclaration de culpabilité a été annulée en appel en juin 2013.

[18]  Au début de mai 2010, le personnel de l’ambassade a rencontré les membres du comité spécial chargé de surveiller les conflits miniers de la Chambre des députés du Mexique. Ces derniers ont informé le personnel de l’ambassade que le comité surveillait cinq projets miniers appartenant à des intérêts canadiens, dont celui de Blackfire. Environ deux mois après cette rencontre, l’ambassade a informé Blackfire que le comité souhaitait lui parler et qu’elle lui avait transmis ses coordonnées.

[19]  À la fin de 2010, une demande d’accès à des dossiers concernant l’ambassade a été présentée en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1 [la LAI]. Entre avril et juin 2012, le gouvernement a rendu publiques environ 1 000 pages de documents en réponse à la demande d’accès à l’information. Ces documents ont été analysés au regard des événements connus de l’affaire, des conclusions du voyage d’enquête et d’autres consultations menées auprès des membres de la famille de M. Abarca et d’organisations locales au Chiapas. Le rapport qui en a découlé [le rapport Abarca] a été publié en mai 2013.

[20]  Après la publication du rapport Abarca, la famille de M. Abarca a continué d’exercer des pressions sur le gouvernement mexicain pour qu’il mène une enquête plus approfondie sur son meurtre et que la GRC mène une enquête complète sur la preuve concernant la corruption du maire de Chicomuselo par Blackfire ainsi que sur la participation de l’ambassade. La GRC a terminé son enquête à la mi-février 2015 et a conclu que la preuve ne justifiait pas le dépôt d’accusations criminelles en vertu de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, LC 1998, c 34.

II.  La lettre de divulgation

[21]  Selon les auteurs de la lettre de divulgation, l’ambassade s’est rendue coupable d’actes répréhensibles (au sens des alinéas 8d) et 8e) de la Loi) en omettant i) de respecter les politiques relatives aux défenseurs des droits de la personne, et ces actes et omissions ont mis en danger la vie et la sécurité de M. Abarca, et ii) de signaler en temps opportun un acte de corruption.

A.  L’ambassade n’a pas respecté les politiques relatives aux défenseurs des droits de la personne, et ces actions et omissions ont mis en danger la vie et la sécurité de M. Abarca.

[22]  Dans la lettre de divulgation, on allègue que l’ambassade n’a pas respecté trois politiques gouvernementales, soit :

  1. Renforcer l’avantage canadien : Stratégie de responsabilité sociale des entreprises (RSE) pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger [Renforcer l’avantage canadien];

  2. la politique du Ministère, publiée sur son site Web, qui prévoit que [traduction« le réseau de missions du Canada à l’étranger a pour objectif de promouvoir et de protéger les droits des défenseurs des droits de la personne, conformément à notre programme en matière de droits de la personne »;

  3. les lignes directrices précises sur ce que les ambassades canadiennes devraient faire en cas de conflit entre un État hôte, une société minière canadienne et une collectivité locale.

[23]  La lettre de divulgation indique qu’il existait des motifs sérieux de mener une enquête parce que l’ambassade avait enfreint les alinéas 8d) et 8e) de la Loi, lesquels prévoient qu’un « acte répréhensible » comprend :

d) le fait de causer — par action ou omission — un risque grave et précis pour la vie, la santé ou la sécurité humaines ou pour l’environnement, à l’exception du risque inhérent à l’exercice des attributions d’un fonctionnaire;

(d) an act or omission that creates a substantial and specific danger to the life, health or safety of persons, or to the environment, other than a danger that is inherent in the performance of the duties or functions of a public servant;

e) la contravention grave d’un code de conduite établi en vertu des articles 5 ou 6;

(e) a serious breach of a code of conduct established under section 5 or 6;

[24]  Dans la lettre de divulgation, les demandeurs soutiennent que la politique de mars 2009, Renforcer l’avantage canadien, exigeait que les ambassades canadiennes fassent la promotion de la responsabilité sociale des entreprises [la RSE] et qu’elles évaluent les répercussions possibles de l’action de ces dernières sur les droits de la personne, y compris les actes de violence. Selon les demandeurs, l’ambassade n’a jamais mené d’enquête sur la source des tensions entre la communauté et Blackfire et elle n’a pas évalué les risques liés à la violence; elle n’a pas non plus cherché à savoir si Blackfire avait effectué une telle évaluation. La lettre de divulgation signale qu’au lieu d’enquêter sur les risques liés à la violence et de les évaluer et de déterminer si Blackfire se conformait aux normes internationales en matière de RSE, l’ambassade a toujours défendu les intérêts de Blackfire et n’a jamais tenté de contacter la communauté locale.

[25]  Il est écrit dans la lettre de divulgation que l’ambassade savait que Blackfire avait porté des accusations contre M. Abarca, mais avait omis de vérifier si les actions de Blackfire étaient justifiées et n’avait pas examiné les questions relatives aux défenseurs des droits de la personne. La lettre de divulgation précise également que, malgré le fait que des représentants de l’ambassade ont rencontré des fonctionnaires mexicains pour défendre les intérêts de Blackfire, rien n’indique que l’ambassade ait jamais fait part au gouvernement mexicain de ses préoccupations concernant la sécurité de M. Abarca ou souligné l’importance de respecter les valeurs démocratiques comme la liberté d’expression.

[26]  La lettre de divulgation indique que le personnel de l’ambassade avait conseillé au Ministère de modérer ses propos en s’abstenant d’exhorter le gouvernement mexicain à enquêter sur le meurtre et dire plutôt qu’il accueillait favorablement l’enquête menée par les autorités mexicaines. L’ambassade savait que les hommes accusés du meurtre de M. Abarca avaient des liens avec Blackfire, mais le personnel de l’ambassade a suggéré de ne pas mentionner ces liens dans les déclarations publiques. De plus, l’ambassade a conseillé à la gouverneure générale de déclarer publiquement que [traduction] « le gouvernement du Canada n’avait pas connaissance de possibles actes de violence contre M. Abarca ».

[27]  Il est mentionné dans la lettre de divulgation qu’entre 2007 et 2009, il n’y avait qu’une politique générale concernant les défenseurs des droits de la personne, mais aucune règle précise sur ce que le personnel de l’ambassade du Canada devrait faire pour protéger de telles personnes. La lettre de divulgation mentionne une politique publiée en 2016 – Voix à risque – pour suggérer des mesures qui auraient pu être prises. Les auteurs de la lettre de divulgation exhortent le commissaire à mener une enquête parce que, avec ou sans lignes directrices précises, l’ambassade a choisi d’ignorer complètement les conséquences de ses actions sur les droits de la personne.

[28]  Selon les demandeurs, tout ce qu’il faut pour conclure à une violation de l’alinéa 8d) de la Loi est la preuve qu’il y avait un risque grave et précis pour la vie, la santé ou la sécurité de M. Abarca et que les actes ou omissions de l’ambassade ont créé un « risque précis ». Voici ce qu’indique la lettre de divulgation :

[traduction] L’ambassade du Canada a encouragé le gouvernement du Chiapas à prendre des mesures pour démanteler les barrages et remédier à d’autres « problèmes » auxquels se heurte Blackfire. Nous soutenons qu’en défendant les intérêts de Blackfire, l’ambassade a créé un « risque précis » pour la vie et la sécurité de M. Abarca. Selon nous, le fait que le gouvernement du Canada n’a pas abordé la question des droits de la personne avec Blackfire et le gouvernement du Chiapas constitue une omission qui a également créé un « risque précis » pour la vie et la sécurité de M. Abarca.

B.  L’ambassade a omis de signaler en temps opportun un acte de corruption

[29]  Les auteurs de la lettre de divulgation soutiennent également que l’alinéa 8e) de la Loi énonce qu’un « acte répréhensible » comprend « la contravention grave d’un code de conduite établi en vertu des articles 5 ou 6 ». À cet égard, la lettre de divulgation mentionne le Code de valeurs et d’éthique du Ministère, lequel indique clairement que les fonctionnaires ont l’obligation d’exercer leurs fonctions conformément aux lois et aux politiques canadiennes.

[30]  Il est également précisé dans la lettre de divulgation que, bien que l’ambassade n’ait signalé à la GRC les actes de corruption soupçonnés qu’une fois que des journaux canadiens eurent révélé les faits en décembre 2009, les paiements avaient été révélés au public par Blackfire six mois plus tôt, soit en juin 2009, dans un article d’un journal du Chiapas. La lettre de divulgation indiquait que le commissaire devait enquêter pour déterminer si l’ambassade savait que des paiements avaient été versés avant décembre 2009. La lettre de divulgation signalait également qu’il était curieux que la réponse à la demande d’accès à l’information ne fasse aucune mention des discussions entre Blackfire et l’ambassade concernant les paiements au maire de Chicomuselo, ni de la plainte d’extorsion déposée auprès de l’assemblée du Chiapas.

[31]  L’on affirme dans la lettre de divulgation que l’obligation de l’ambassade de signaler les actes de corruption ne dépendait pas de la question de savoir si des accusations de corruption avaient été portées ou non, mais plutôt de celle de savoir si des fonctionnaires canadiens avaient eu connaissance d’allégations de corruption, et ce, même si la GRC a finalement enquêté sur les paiements versés par Blackfire au maire en février 2015 et a décidé de ne pas intenter de poursuites parce que la preuve n’était pas selon elle suffisante pour justifier une accusation criminelle.

C.  Le commissaire peut enquêter sur ces questions

[32]  La lettre de divulgation décrit le cadre législatif, et mentionne notamment le paragraphe 33(1) de la Loi, dont voici les dispositions pertinentes :

33 (1) Si […] ou après avoir pris connaissance de renseignements lui ayant été communiqués par une personne autre qu’un fonctionnaire, le commissaire a des motifs de croire qu’un acte répréhensible […] a été commis, il peut, s’il est d’avis sur le fondement de motifs raisonnables, que l’intérêt public le commande, faire enquête sur celui-ci, sous réserve des articles 23 et 24; les dispositions de la présente loi applicables aux enquêtes qui font suite à une divulgation s’appliquent aux enquêtes menées en vertu du présent article.

33 (1) If… as a result of any information provided to the Commissioner by a person who is not a public servant, the Commissioner has reason to believe that … a wrongdoing… has been committed, he or she may, subject to sections 23 and 24, commence an investigation into the wrongdoing if he or she believes on reasonable grounds that the public interest requires an investigation. The provisions of this Act applicable to investigations commenced as the result of a disclosure apply to investigations commenced under this section.

[33]  La lettre de divulgation mentionne aussi le paragraphe 24(1) de la Loi, dont voici les dispositions pertinentes :

24 (1) Le commissaire peut refuser de donner suite à une divulgation ou de commencer une enquête ou de la poursuivre, s’il estime, selon le cas :

24 (1) The Commissioner may refuse to deal with a disclosure or to commence an investigation — and he or she may cease an investigation — if he or she is of the opinion that

[…]

b) que l’objet de la divulgation ou de l’enquête n’est pas suffisamment important;

(b) the subject-matter of the disclosure or the investigation is not sufficiently important;

[…]

d) que cela serait inutile en raison de la période écoulée depuis le moment où les actes visés par la divulgation ou l’enquête ont été commis; […]

(d) the length of time that has elapsed since the date when the subject-matter of the disclosure or the investigation arose is such that dealing with it would serve no useful purpose;… or

f) que cela est opportun pour tout autre motif justifié.

(f) there is a valid reason for not dealing with the subject-matter of the disclosure or the investigation.

[34]  Les auteurs de la lettre de divulgation affirment également qu’il y avait de très bonnes raisons d’intérêt public qui justifiaient une enquête du commissaire, notamment le meurtre de M. Abarca et les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Il est indiqué dans la lettre de divulgation que, même si huit ans se sont écoulés depuis les événements, le délai de dépôt d’une plainte n’est pas précisé dans la Loi et qu’il est injustifié, compte tenu des circonstances, de ne pas mener d’enquête pour ce seul motif.

III.  La décision du commissaire

[35]  Dans une lettre datée du 5 avril 2018, le commissaire a répondu à la lettre de divulgation. Le commissaire a conclu qu’il n’y avait pas eu violation d’un code de conduite puisque les trois « politiques » mentionnées dans la lettre de divulgation n’étaient pas des politiques officielles du gouvernement du Canada et qu’elles ne prescrivaient aucune mesure précise que l’ambassade aurait dû prendre ou non. Le commissaire a également conclu que l’ambassade n’avait commis aucun acte répréhensible dans le cadre de ses interactions avec Blackfire puisque son mandat consiste à aider les entreprises canadiennes à l’étranger.

[36]  En ce qui concerne les interactions de l’ambassade avec les personnes opposées à la mine de Blackfire, le commissaire a conclu que l’ambassade n’était pas tenue de servir de médiateur dans le conflit opposant Blackfire et ses détracteurs. Selon le commissaire, les actions ou l’inaction de l’ambassade au regard des difficultés entre Blackfire et la collectivité locale ne constituaient pas des actes répréhensibles au sens de la Loi.

[37]  Le commissaire a conclu que l’ambassade n’avait pas fait abstraction de préoccupations liées aux droits de la personne, notant qu’après la détention de M. Abarca en 2009, l’ambassade a demandé de l’information sur sa détention au gouvernement du Chiapas, à la Commission des droits de la personne du Chiapas, au ministère fédéral de l’Économie, à la Chambre de commerce du Canada et à Blackfire. En réponse à la plainte selon laquelle l’ambassade a pris ses distances après le décès de M. Abarca alors qu’elle aurait dû jouer un rôle plus actif en demandant une enquête complète et impartiale, le commissaire a déclaré qu’une enquête avait été menée par les autorités mexicaines, que des arrestations avaient été effectuées et qu’au terme d’un procès, une personne avait été reconnue coupable de la mort de M. Abarca.

[38]  Quant à la plainte selon laquelle l’ambassade aurait dû intervenir plus tôt ou faire des efforts supplémentaires, le commissaire a conclu que les renseignements fournis au sujet du non‑respect présumé des « politiques » n’indiquaient pas que des actes répréhensibles avaient été commis au titre des alinéas 8d) et 8e) de la Loi.

[39]  Le commissaire s’est ensuite penché sur les allégations concernant l’obligation qu’aurait l’ambassade de signaler les pots-de-vin et la corruption. Il a indiqué que les allégations de corruption ont été rendues publiques par la presse mexicaine en juin 2009 et que l’ambassade les a rapportées en décembre 2009 lorsque les médias canadiens ont couvert l’affaire. Le commissaire estime que l’information fournie sur ce que l’ambassade pouvait ou aurait dû savoir ou faire, et à quel moment, relevait de la conjecture et ne suffisait pas à établir que des fonctionnaires de l’ambassade avaient commis des actes répréhensibles.

[40]  Le commissaire a ajouté que la GRC avait mené une enquête sur les allégations de pots‑de‑vin et de corruption et conclu que la preuve ne justifiait pas des accusations criminelles. Selon le commissaire, les renseignements contenus dans la lettre de divulgation au sujet de l’omission de l’ambassade de signaler des actes de corruption ne donnaient pas à penser que des actes répréhensibles, au sens des alinéas 8d) et 8e) de la Loi, avaient été commis.

[41]   Le commissaire a conclu en déclarant :

[traduction] [...] les renseignements fournis [...] ne me donnent aucune raison de croire que l’ambassade a commis un acte répréhensible au sens des alinéas 8d) et 8e) de la Loi. Par conséquent, les exigences du paragraphe 33(1) de la Loi n’ont pas été respectées et il n’est pas dans l’intérêt public de commencer une enquête.

IV.  Les observations des parties

A.  Les demandeurs

[42]  Les demandeurs soutiennent que le dossier certifié du tribunal [le DCT] ne comprend que trois des douzaines de documents de référence figurant dans les notes de bas de page de la lettre de divulgation et que cela indique que le Commissaire n’a pas examiné toute la documentation source pour rendre sa décision. Bien que ces trois documents n’aient pas été remis au commissaire, les demandeurs affirment qu’ils ont été offerts et clairement identifiés pour une consultation et un suivi appropriés. Étant donné que les demandeurs n’ont pas fourni de copies de ces documents en annexes à la lettre de divulgation, l’on peut inférer que le commissaire les a obtenus autrement. Par ailleurs, étant donné qu’aucun des 76 autres documents mentionnés dans la lettre de divulgation ne se trouve dans le DCT, il est également logique de conclure que le commissaire n’en a pas obtenu de copies et qu’il n’en a pas tenu compte pour déterminer s’il y avait des motifs de croire que des actes répréhensibles ont été commis.

[43]  Les demandeurs soulignent qu’une grande partie des documents sources mentionnés dans les notes de bas de page de la lettre de divulgation renvoient à des documents reçus dans le cadre de la demande d’accès à l’information. Les demandeurs affirment que, s’il avait décidé d’enquêter, le commissaire aurait eu tous les pouvoirs en vertu de la Loi sur les enquêtes, LRC 1985, c I‑11, y compris celui prévu à l’alinéa 8(1)c) d’enjoindre à toute personne de « produire tous documents, livres ou pièces, utiles à l’enquête, dont ils ont la possession ou la responsabilité ». Selon les demandeurs, cela permettrait au commissaire d’ordonner la production des versions intégrales des documents caviardés sur lesquels se fondent leurs allégations.

[44]  Les demandeurs affirment que le commissaire a évoqué une exigence non définie voulant que la violation d’un code de conduite doive constituer une violation des [traduction« politiques officielles du gouvernement du Canada », ce qui n’est pourtant pas exigé par la Loi. Ils ajoutent que la déclaration du commissaire selon laquelle l’ambassade a pour mandat d’aider les entreprises canadiennes à l’étranger a été faite sans qu’aucun document ou politique officielle ne soit mentionné à l’appui de cette déclaration. Dans ces deux cas, les demandeurs se plaignent que le commissaire ne leur a pas donné l’occasion de formuler des commentaires.

[45]  Les demandeurs soutiennent que le commissaire a fait preuve d’étroitesse d’esprit en rejetant des renseignements qui auraient permis de déterminer qu’il y avait une raison de croire que des actes répréhensibles ont été commis au sens de l’article 8 de la Loi. Selon eux, l’analyse de l’admissibilité du dossier qui a précédé la décision du commissaire témoigne d’une fermeture d’esprit puisqu’il y a eu des omissions systématiques et des interprétations erronées de la preuve présentée.

[46]  Selon les demandeurs, le commissaire a mal interprété le paragraphe 33(1) de la Loi en le considérant comme un critère exigeant une conclusion portant qu’il y avait « une raison de croire » qu’un acte répréhensible avait été commis, plutôt qu’une disposition exigeant qu’il décide s’il y avait un motif de croire qu’une enquête devrait être ouverte sur l’acte répréhensible allégué. De l’avis des demandeurs, une fois que le commissaire a une raison de croire qu’un acte répréhensible pourrait avoir été commis, il doit déterminer s’il y a des raisons de refuser d’ouvrir une enquête, puis mener une enquête s’il est raisonnable de croire que cela est dans l’intérêt du public. Les demandeurs affirment que le critère de la « raison de croire » pour ouvrir une enquête est une norme inférieure à celui des « motifs raisonnables de croire » associé à l’intérêt public.

[47]  Les demandeurs soutiennent que le commissaire a omis d’analyser et d’examiner correctement les faits pertinents au regard de l’alinéa 8d) de la Loi relatifs au « risque grave et précis » pour la vie et la sécurité de M. Abarca causé par l’intervention de l’ambassade auprès des représentants du gouvernement mexicain au nom de Blackfire dans le cadre des manifestations contre le projet minier.

[48]  Les demandeurs font valoir que les motifs du commissaire ne sont pas raisonnables parce que plusieurs de ses conclusions n’étaient pas étayées par les renseignements dont il disposait. Par exemple, ils soulignent qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence d’une politique indiquant que l’ambassade avait le mandat d’aider les entreprises canadiennes. Selon les demandeurs, le commissaire a mal interprété l’intervention de l’ambassade après la détention de M. Abarca en estimant qu’elle se préoccupait de la santé et de la sécurité de ce dernier, alors qu’il était plutôt question des investissements canadiens au Mexique.

[49]  Les demandeurs affirment que le commissaire a commis une erreur lorsqu’il a décidé que les politiques sur la responsabilité sociale des entreprises, les droits de la personne, les conflits entre les collectivités et les entreprises et la corruption ne constituaient pas des codes de conduite au sens de l’alinéa 8e) de la Loi, et ce, même si ces politiques ont été publiées sur les sites Web gouvernementaux ou si elles ont fait l’objet de discussions approfondies devant un comité parlementaire. Selon les demandeurs, cette conclusion a pour conséquence que les fonctionnaires qui contreviennent à de telles politiques publiques ne commettraient aucun acte répréhensible en vertu de la Loi et que le public n’aurait aucun moyen de savoir si un fonctionnaire a décidé d’agir conformément à la politique ou d’ignorer cette politique.

B.  Le défendeur

[50]  Le défendeur soutient que le commissaire a examiné attentivement les actes répréhensibles divulgués par les demandeurs et qu’il a raisonnablement conclu qu’il n’avait aucune raison de croire qu’un acte répréhensible avait été commis au sens de l’article 8 de la Loi.

[51]  Le défendeur est d’avis que les décisions concernant la formulation et la structure d’une divulgation effectuée en vertu de la Loi appartiennent au divulgateur, ce qui comprend l’inclusion de certains documents ou une simple description de leur contenu et des renvois dans des notes de bas de page. Le défendeur fait valoir qu’une fois la divulgation effectuée, il n’est ni contraire à l’équité procédurale ni déraisonnable de la part du commissaire de décider de ne pas enquêter sur un acte répréhensible à la lumière des documents fournis par le divulgateur.

[52]  La question de savoir ce que le commissaire a fait ou n’a pas fait est du domaine public et, selon le défendeur, sa décision ne peut être complétée par une preuve par affidavit, à moins que cette preuve ne relève des exceptions reconnues à la règle générale selon laquelle seule la preuve présentée au décideur peut être prise en compte dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Selon le défendeur, l’affidavit des demandeurs fait état de ce que le commissaire a dit au sujet de chacune de ses conclusions, des réponses des demandeurs ainsi que des renseignements et des documents supplémentaires qu’ils auraient fournis. Sur le fond et la forme, le défendeur affirme que l’affidavit des demandeurs ressemble davantage à un mémoire juridique qu’à un affidavit et que les paragraphes de cet affidavit qui constituent des arguments et non des éléments de preuve devraient être irrecevables.

[53]  Le défendeur précise que les demandeurs soutiennent que les « politiques » que l’ambassade aurait, selon eux, violées sont des politiques établies en vertu des articles 5 ou 6 de la Loi, et qu’ils reconnaissent que les politiques sur lesquelles ils s’appuient pour affirmer que des actes répréhensibles visés à l’alinéa 8e) de la Loi ont été commis ne prévoient aucune obligation ou exigence quant à la protection des défenseurs des droits de la personne. Selon le défendeur, le commissaire a raisonnablement conclu qu’il n’existait aucun motif raisonnable de croire qu’un acte répréhensible quelconque avait été commis au sens de l’alinéa 8e) de la Loi.

[54]  Le défendeur affirme que la tentative des demandeurs de faire passer les erreurs de fait et de droit que le commissaire aurait commises en décidant de ne pas enquêter comme une preuve d’un esprit fermé et d’un parti pris est déplacée. Le défendeur estime que les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve démontrant que le commissaire a tiré des conclusions hâtives quant à la question de savoir s’il fallait enquêter ou qu’il a entretenu un préjugé défavorable à leur égard. Le fondement réel de la demande est le désaccord des demandeurs avec la façon dont le commissaire a traité et évalué les faits et les éléments de preuve présentés.

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[55]  La norme de contrôle applicable à la décision du commissaire de ne pas enquêter sur la divulgation d’un acte répréhensible est celle de la décision raisonnable [Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 29, par. 31 et 32; Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CAF 50, par. 4]. La décision du commissaire sur ce qui constitue un acte répréhensible au sens de l’article 8 de la Loi elle commande quant à elle la déférence en cas de contrôle judiciaire parce que le commissaire interprète sa loi « constitutive » [Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61, par. 34].

[56]  Aux termes de la norme de la décision raisonnable, la Cour doit, lorsqu’elle examine une décision administrative, s’attarder « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » [Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47]. Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, par. 16].

[57]  La norme de contrôle applicable à une allégation d’iniquité procédurale est celle de la décision correcte [Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, par. 79]. La Cour doit déterminer si la démarche ayant mené à la décision visée par le contrôle était empreinte du degré d’équité requis eu égard aux circonstances de l’affaire [Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, par. 115].

[58]  Les questions d’équité procédurale « n’exige[nt] pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier » [Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, par. 74]. Comme le fait observer la Cour d’appel fédérale, « même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [traduction] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, par. 54].

[59]  L’équité procédurale à laquelle les divulgateurs ont droit à l’étape de la décision du commissaire de mener ou non une enquête se situe à l’extrémité inférieure du continuum. À ce sujet, le juge Laskin a déclaré dans l’arrêt Gupta c Canada (Procureur général), 2017 CAF 211 :

[31]  En l’espèce, les parties s’entendent pour dire que l’équité procédurale à laquelle les dénonciateurs ont droit à l’étape de la décision du commissaire de mener ou non une enquête se situe à l’extrémité inférieure du continuum. À mon avis, cette entente tient fidèlement compte des facteurs énoncés dans Baker, y compris, plus particulièrement, la mesure dans laquelle le processus prévu est assimilable au processus judiciaire et la nature et les modalités du régime législatif. En conférant au commissaire le pouvoir discrétionnaire de décider de commencer ou de refuser de commencer une enquête sur une divulgation, le législateur a choisi de ne pas prévoir un processus d’adjudication accusatoire ou un régime qui ressemble au processus judiciaire à tous les autres égards. Au contraire, le régime qu’il a mis en place est limité et est de nature inquisitoire : tout ce qu’il semble envisager est que le dénonciateur présentera des renseignements et des documents justificatifs dont il croit qu’ils établissent qu’il y a eu acte répréhensible justifiant une enquête par le commissaire et que le commissaire évaluera ces renseignements et documents et qu’il décidera de mener ou non une enquête. Même si la décision est prise d’enquêter, le paragraphe 19.7(2) exige, tel que cela a déjà été mentionné, que l’enquête soit menée “dans la mesure du possible, sans formalisme et avec célérité”. Il est donc logique que toute procédure précédant la décision de commencer ou non une enquête doive correspondre au moins au même niveau de formalisme et de célérité.

B.  L’affidavit des demandeurs est-il admissible?

[60]  Le défendeur affirme que la décision du commissaire ne peut être complétée par une preuve par affidavit à moins que cette preuve relève des exceptions reconnues à la règle générale selon laquelle seule la preuve présentée à un décideur peut être prise en compte dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Selon le défendeur, l’affidavit des demandeurs rapporte ce que le commissaire a dit au sujet de chacune de ses conclusions, puis indique ce qu’auraient été les réponses des demandeurs et quels renseignements supplémentaires ils auraient fournis s’ils avaient eu la possibilité de le faire. Le défendeur soutient que l’affidavit des demandeurs, dans son style et son contenu, ressemble davantage à un mémoire juridique qu’à un affidavit et que les paragraphes de l’affidavit qui constituent une argumentation juridique et non une preuve devraient être irrecevables.

[61]  Dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, par. 19 et 20 (Association des universités), la Cour d’appel fédérale a reconnu trois exceptions à la règle générale selon laquelle le dossier de preuve examiné lors du contrôle judiciaire devrait être le même que celui du décideur administratif. Les exceptions sont les suivantes : lorsque l’affidavit contient des renseignements généraux qui permettent de comprendre les différentes questions; lorsqu’il est nécessaire de porter des vices de procédure à l’attention de la Cour parce qu’ils ne se trouvent pas dans le dossier de preuve; enfin, pour souligner l’absence complète de preuve dont disposait le décideur lorsqu’il a tiré une conclusion en particulier.

[62]  Sur cette question, je suis d’accord avec le défendeur. L’affidavit des demandeurs ne correspond pas aux exceptions mentionnées dans l’arrêt Association des universités. Il regorge d’arguments juridiques et contient de l’information qui n’avait pas été présentée directement au commissaire. Dans certains cas, un paragraphe de l’affidavit est repris presque mot pour mot dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs. Par exemple :

Affidavit

Mémoire des faits et du droit

[traduction]

15. Le commissaire a rejeté le document « Renforcer l’avantage canadien » en indiquant qu’il s’agit d’un « document stratégique, rédigé en 2009, qui est destiné aux entreprises canadiennes du secteur de l’extraction ». L’analyse d’admissibilité du dossier est plus explicite, comme on peut le lire au paragraphe 27 : « Il est important de prendre note que la stratégie de RSE n’impose aucune obligation légale à l’ambassade ou à Blackfire, y compris la réalisation d’une “évaluation des risques de violence” puisqu’elle est volontaire. »

[TRADUCTION]

35. La politique « Renforcer l’avantage canadien » portait sur la conduite des sociétés minières canadiennes à l’étranger et sur les initiatives prises par le gouvernement canadien pour encourager le respect des normes internationales en matière de droits de la personne. [...] L’analyse d’admissibilité du dossier est plus explicite, comme on peut le lire au paragraphe 27 : « Il est important de prendre note que la stratégie de RSE n’impose aucune obligation légale à l’ambassade ou à Blackfire, y compris la réalisation d’une “évaluation des risques de violence” puisqu’elle est volontaire. »

16. Toutefois, le commissaire n’a pas demandé au JCAP ou à l’une ou l’autre des parties ayant déposé la plainte de lui fournir plus de détails sur le document « Renforcer l’avantage canadien ». Si l’on m’avait demandé ou demandé à toute autre partie à la plainte de fournir de plus amples renseignements sur ce document, nous aurions indiqué ce qui suit :

[…]

36. Toutefois, le site Web mentionné aux notes 28 à 31 indique que la politique établit des attentes précises concernant la conduite des ambassades :

• Le document lui-même comprend un certain nombre de promesses de mesures gouvernementales, y compris : la création d’un fonds de 170 000 $ pour la RSE « afin d’aider les bureaux canadiens à l’étranger et au Canada à participer à des activités liées à la RSE »; que le gouvernement « prendra des mesures pour s’assurer que les services gouvernementaux répondent à des normes élevées de responsabilité sociale des entreprises »; que le gouvernement mènera des activités « pour consolider les efforts actuels, jeter les bases des nouvelles approches, et régler et atténuer les problèmes sociaux et environnementaux auxquels font face les entreprises extractives canadiennes qui mènent des activités à l’étranger ».

• Le document comprend un certain nombre de promesses de mesures gouvernementales, y compris : la création d’un fonds de 170 000 $ pour la RSE « afin d’aider les bureaux canadiens à l’étranger et au Canada à participer à des activités liées à la RSE »; que le gouvernement « prendra des mesures pour s’assurer que les services gouvernementaux répondent à des normes élevées de responsabilité sociale des entreprises »; que le gouvernement entreprendra des activités « pour consolider les efforts actuels, jeter les bases des nouvelles approches, et régler et atténuer les problèmes sociaux et environnementaux auxquels font face les entreprises extractives canadiennes qui mènent des activités à l’étranger ».

17. Dans sa décision du 5 avril, le commissaire rejette également la politique des défenseurs des droits de la personne en indiquant qu’il s’agit d’une déclaration d’un « document sans titre rédigé en 2016 ».

18. Toutefois, le commissaire n’a demandé à aucune des parties ayant déposé la plainte de lui fournir de plus amples détails sur la politique relative aux défenseurs des droits de la personne. Si l’on m’avait demandé ou demandé à toute autre partie à la plainte de fournir de plus amples renseignements sur ce document, nous aurions indiqué ce qui suit :

• Il s’agissait d’un mémoire pour intervention à l’intention du ministre des Affaires étrangères, rédigé par le sous-ministre des Affaires étrangères, qui portait sur la reconnaissance et le soutien des défenseurs des droits de la personne.

• Il comprend l’énoncé suivant : « Le réseau des missions du Canada à l’étranger poursuit des objectifs liés à la promotion et à la protection des défenseurs des droits de la personne qui correspondent à notre programme en matière de droits de la personne ».

[…]

37. Dans sa décision du 5 avril, le commissaire rejette également la politique des défenseurs des droits de la personne, laquelle obligeait l’ambassade à prendre certaines mesures pour protéger les défenseurs des droits de la personne, en indiquant qu’il s’agit d’une déclaration d’un « document sans titre rédigé en 2016 ». Toutefois, les communications relatives à la demande d’accès à l’information figurant aux notes 32 à 34 montrent que le document était un mémoire pour intervention à l’intention du ministre des Affaires étrangères, rédigé par le sous-ministre des Affaires étrangères, qui portait sur la reconnaissance et le soutien des défenseurs des droits de la personne, et comprenait une déclaration sur le rôle des ambassades à l’égard des défenseurs des droits de la personne :

« Le réseau des missions du Canada à l’étranger poursuit des objectifs liés à la promotion et à la protection des défenseurs des droits de la personne qui correspondent à notre programme en matière de droits de la personne ».

25. Dans la décision qu’il a rendue le 5 avril dernier, le commissaire rejette également la politique sur les conflits entre les sociétés minières et les collectivités en indiquant qu’il s’agit d’« un extrait d’une déclaration faite par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international au Toronto Star en décembre 2009 ».

26. Le commissaire n’a demandé à aucune des parties ayant déposé la plainte de lui fournir de plus amples détails sur la politique relative aux conflits entre les entreprises et la collectivité. Si l’on avait demandé au JCAP ou à l’un des auteurs de la plainte de plus amples renseignements sur ce document, nous aurions indiqué ce qui suit : […]

38. La politique sur les conflits entre les sociétés minières et les collectivités indique que le rôle de l’ambassade est de parler à toutes les parties à un conflit, de « jouer un rôle constructif et utile » et de « faciliter le dialogue ». Le commissaire rejette cette politique en indiquant qu’il s’agit d’« un extrait d’une déclaration que le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a faite au Toronto Star en décembre 2009 ». […]

39. Si d’autres documents ont été examinés parmi les sources citées dans les notes de bas de page, il n’y a aucune transparence pour ce qui est des documents qui ont été examinés et ceux qui ne l’ont pas été. […] Il est pertinent en l’espèce de souligner que le demandeur a expressément offert de fournir une telle aide au CISP, mais que ce dernier n’a pas profité de cette offre.

[63]  À mon avis, les demandeurs confondent l’objet de leur affidavit avec les observations qu’ils ont le droit de présenter à l’appui de leur demande (Duyvenbode c Canada (Procureur général), 2009 CAF 120, par. 3). L’affidavit ne peut rien ajouter à la thèse des demandeurs. Tout renseignement qui n’était pas mentionné dans la lettre de divulgation aurait pu être fourni; en fait, les demandeurs ont offert de fournir les documents mentionnés dans les notes en bas de page, mais on ne leur a pas demandé de documents supplémentaires. Pour rendre son jugement, la Cour n’a pas tenu compte des parties de l’affidavit des demandeurs qui contiennent des arguments juridiques ou des renseignements qui n’avaient pas été directement présentés au commissaire.

C.  La décision du commissaire de ne pas mener d’enquête était-elle raisonnable?

[64]  Les demandeurs soutiennent que le DCT, qui ne mentionne que trois des documents de référence figurant dans les notes de bas de page de la lettre de divulgation, montre que le commissaire n’a pas examiné tous les documents sources pour rendre sa décision. Bien que ces trois documents n’aient pas été fournis au commissaire, les demandeurs affirment qu’il doit les avoir obtenus par lui-même. Selon les demandeurs, étant donné qu’aucun des autres documents mentionnés dans la lettre de divulgation ne se trouve dans le DCT, il est logique de conclure que le commissaire n’en a pas obtenu de copies et qu’il n’en a pas tenu compte pour déterminer s’il y avait des motifs de croire que des actes répréhensibles avaient été commis.

[65]  Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs sur ce point. Rien dans le DCT n’indique que le commissaire (ou l’analyste de l’admissibilité du dossier) n’aurait pas examiné les documents pour lesquels des références en ligne ont été fournies dans les notes de bas de page de la lettre de divulgation. Il n’est ni logique ni raisonnable de conclure que le commissaire n’a pas tenu compte de ces documents pour décider de ne pas ouvrir d’enquête. Il est possible que ces documents aient été examinés en ligne et jugés insuffisamment pertinents ou probants pour justifier la production de copies papier qui auraient pu être incluses dans le DCT.

[66]  Il était raisonnable de la part du commissaire de conclure que l’ambassade n’avait enfreint aucun code de conduite. Les demandeurs mentionnent des politiques et des documents ambitieux qui ont été mis en place par la suite, mais ils n’ont rien relevé qui aurait créé une obligation légale pour l’ambassade d’agir ou de ne pas agir d’une certaine manière. Il ne fait aucun doute que les demandeurs auraient aimé que l’ambassade agisse d’une certaine manière, et peut-être M. Abarca n’aurait-il pas été assassiné. Toutefois, la décision du commissaire de ne pas ouvrir d’enquête était, à mon avis, raisonnable et constitue un résultat acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.  Conclusion

[67]  La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

[68]  En ce qui concerne les dépens, le défendeur a droit à une somme forfaitaire de 1 000 $ sur laquelle les parties se sont entendues.


JUGEMENT dans le dossier T-911-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et que les demandeurs devront payer au défendeur une somme forfaitaire de 1 000 $ à titre de dépens dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour d’août 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-911-18

 

INTITULÉ :

MIRNA MONTEJO GORDILLO, JOSÉ LUIS ABARCA MONTEJO, JOSE MARIANO ABARCA MONTEJO, DORA MABELY ABARCA MONTEJO, BERTHA JOHANA ABARCA MONTEJO, FUNDACIÓN AMBIENTAL MARIANO ABARCA (FONDATION ENVIRONNEMENTALE MARIANO ABARCA OU FAMA), OTROS MUNDOS, A.C., CHIAPAS, EL CENTRO DE DERECHO HUMANOS DE LA FACULTAD DE DERECHO DE LA UNIVERSIDAD AUTÓNOMA DE CHIAPAS (CENTRE DES DROITS DE LA PERSONNE DE LA FACULTÉ DE DROIT DE L’UNIVERSITÉ AUTONOME DU CHIAPAS), LA RED MEDICANA DE AFECTADOS POR LA MINERÍA (RÉSEAU MÉDICAL DES PERSONNES TOUCHÉES PAR L’EXPLOITATION MINIÈRE OU REMA) ET MININGWATCH CANADA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mars 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

Shin Imai

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Patrick Bendin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Avocats et conseillers juridiques

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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