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Date : 20060705

Dossier : T-485-02

Référence : 2006 CF 850

OTTAWA (ONTARIO), LE 5 JUILLET 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM

 

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE, BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.

et BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

 

défenderesses

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse Apotex Inc. (Apotex) a introduit une action par voie de déclaration datée du 26 mars 2002 en vertu de l'article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Elle demande à la Cour de condamner Sa Majesté à des dommages-intérêts pour avoir refusé d'examiner la présentation abrégée de drogue nouvelle soumise par Apotex relativement à un médicament anticholestérol, l'Apo-Pravastatin. Apotex demande aussi à la Cour de condamner Bristol-Myers Squibb Canada Inc. et Bristol-Myers Squibb Company (collectivement appelées BMS) à des dommages-intérêts ou à une comptabilisation des profits au motif que le défaut de BMS de se désister en temps utile de sa demande d'interdiction a entraîné un retard dans la délivrance d'un avis de conformité à Apotex. Suivant Apotex, ce retard imputable à BMS, ajouté au lancement préventif par les défenderesses de leur propre produit générique de pravastatine a fait perdre définitivement sa part de marché à Apotex.

 

[2]               Apotex a présenté une requête en vue de modifier sa déclaration pour en supprimer tout passage où il était allégué qu'elle avait mis au point un procédé qui ne contrefaisait pas les brevets détenus par les défenderesses BMS. Cette requête a été instruite le 9 mai 2006 par la protonotaire Tabib qui, dans son ordonnance du 6 juin 2006, a permis à Apotex de retirer les allégations de sa déclaration se rapportant à l'absence de contrefaçon. La protonotaire Tabib a accordé à Sa Majesté et à BMS l'autorisation de déposer et de signifier une défense modifiée. La protonotaire a également fixé le délai dans lequel les actes de procédure modifiés devaient être échangés.

 

[3]               Apotex interjette appel par la présente de l'ordonnance du 6 juin 2006 de la protonotaire Tabib. Suivant la demanderesse, la protonotaire Tabib a commis une erreur en autorisant les défenderesses à modifier leur défense et en fixant le délai dans lequel les actes de procédure modifiés devaient être échangés. Apotex soutient que, selon l'ordonnance que la protonotaire Tabib a prononcée le 13 avril 2006, les actes de procédure pouvaient être modifiés si ces modifications étaient rendues nécessaires par suite de celles proposées par le requérant. Apotex affirme que les modifications proposées par les défenderesses n'étaient pas rendues nécessaires par celle qu'Apotex avait apportées à ses actes de procédure et elle ajoute qu'elles ne sont pas la conséquence des modifications apportées par Apotex. Selon Apotex, la protonotaire n'a pas respecté les modalités de son ordonnance du 13 avril 2006.

 

[4]               La demanderesse affirme également que la protonotaire a commis une erreur en permettant aux défenderesses de modifier leurs actes de procédure sans présenter de requête formelle, empêchant ainsi Apotex de répondre comme il se doit aux modifications proposées par les défenderesses. Apotex souligne par ailleurs que, bien que l'article 385 des Règles des Cours fédérales accorde aux protonotaires toute la latitude nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, ils ne peuvent compenser l'absence de requête en agissant de leur propre chef. La demanderesse invoque les articles 47 et 75 des Règles des Cours fédérales à l'appui de sa thèse, de même que la jurisprudence suivante : Merck & Co. c. Apotex Inc. (2003), 28 C.P.R. (4th) 491 au paragraphe 13 (C.A.F.) [Merck]; Apotex Inc. c. the Wellcome Foundation Ltd. (2004), 33 C.P.R. (4th) 166 [Wellcome Foundation]; Nowoselsky c. Canada (Conseil du Trésor), [2004] A.C.F. no 2077, 2004 CAF 418 (QL) au paragraphe 7 [Nowoselsky]; Lubana c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. no 1348, au paragraphe 9 [Lubana].

 

[5]               Apotex soutient également que la protonotaire a commis une erreur en permettant à Sa Majesté de soulever un moyen de défense positif en faisant valoir qu'Apotex aurait contrefait un brevet appartenant à BMS et en permettant aux défenderesses BMS de soulever la question non pertinente de la présumée contrefaçon des brevets de BMS par Apotex, et en particulier de la revendication 25 du brevet canadien no 1150170 (le brevet 170). Apotex allègue que la protonotaire a commis une erreur en permettant aux défenderesses de soulever la question de la présumée contrefaçon du brevet 170 pour la première fois à l'instruction de la requête.

 

[6]               Apotex allègue enfin que la protonotaire a commis une erreur en permettant aux défenderesses BMS de citer dans leur défense modifiée certaines des conclusions articulées par Apotex dans sa déclaration initiale. Apotex allègue également que la protonotaire a commis une erreur en l'obligeant à remettre sa réplique projetée à la défense modifiée avant que les défenderesses n'aient à signifier leurs actes de procédure.

 

[7]               La demanderesse affirme que, compte tenu de ces erreurs, le tribunal saisi d'une demande de contrôle n'a pas à faire preuve de retenue judiciaire envers la protonotaire et qu'il devrait plutôt exercer son pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

 

[8]               En revanche, BMS soutient que la Cour ne devrait pas modifier l'ordonnance de la protonotaire Tabib. Les défenderesses font valoir que, comme il s'agit d'une ordonnance discrétionnaire rendue dans le cadre d'une procédure portant sur la gestion de l'instance, le contrôle de l'ordonnance prononcée le 6 juin 2006 par la protonotaire devrait se faire selon une norme élevée de retenue judiciaire. BMS affirme qu'Apotex n'a pas démontré que la Cour devrait infirmer l'ordonnance de la protonotaire Tabib.

 

[9]               BMS affirme que la protonotaire Tabib a agi de façon raisonnable en exerçant son pouvoir discrétionnaire judiciaire. Suivant les défenderesses, il était raisonnable de la part de la protonotaire d'autoriser Apotex à modifier sa déclaration et de s'assurer que les défenderesses ne subissent aucun préjudice en leur permettant également de modifier leur défense. Les défenderesses estiment également que la protonotaire a agi correctement en accordant à Apotex la permission de modifier sa réponse.

[10]           Suivant les défenderesses, la protonotaire était compétente pour rendre l'ordonnance en question. Elles se fondent sur l'article 385 des Règles des Cours fédérales, qui permet au protonotaire responsable de la gestion de l'instance de donner toute directive nécessaire pour permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, ainsi que sur l'article 75, qui permet à la Cour d'« autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties ». Les défenderesses signalent par ailleurs que la Cour suprême a statué qu'une « clause omnibus » demandant « toute autre réparation que le tribunal peut estimer juste » permet au tribunal d'accorder une réparation qui n'est pas réclamée explicitement dans les actes de procédure (Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, aux pages 647 et 648). BMS soutient que les défenderesses n'étaient pas tenues de présenter une requête pour être autorisées à modifier leur défense.

 

[11]           Les défenderesses affirment que la question de savoir si Apotex a contrefait ou non les brevets de BMS en litige est une question pertinente en l'espèce. Les défenderesses affirment que la question de la contrefaçon constitue un élément clé de la cause d'Apotex elle-même. Selon BMS, pour pouvoir obtenir gain de cause dans son action, Apotex doit démontrer qu'elle a subi des dommages et qu'elle peut invoquer valablement l'article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Toutefois, dans l'hypothèse où elle n'a pas mis au point un procédé qui ne contrefait pas le brevet des défenderesses, Apotex n'avait pas le droit de pénétrer le marché, BMS n'aurait aucune raison valable d'introduire une instance et Apotex ne pourrait valablement leur réclamer des dommages-intérêts. Les défenderesses expliquent qu'Apotex devra établir au procès que les défenderesses BMS n'étaient pas fondées à introduire une instance et qu'Apotex n'a pas contrefait pas le brevet 170. En somme, les défenderesses expliquent que la question de la contrefaçon concerne à la fois la demande de dommages-intérêts d'Apotex et la défense des défenderesses BMS et qu'elle est par conséquent de toute évidence pertinente.

 

[12]           Suivant BMS, la décision de la protonotaire devrait être confirmée étant donné que les modifications ne causent aucun préjudice aux autres parties. Les défenderesses signalent qu'elles auraient subi un préjudice si elles n'avaient pas pu répondre à la déclaration modifiée de la demanderesse. Les défenderesses soutiennent par ailleurs que leurs modifications ne causent pas de préjudice à Apotex. BMS affirme que la demanderesse a eu l'occasion à l'audience de répondre aux modifications proposées par les défenderesses mais qu'elle n'a pas affirmé que ces modifications lui causeraient un préjudice. Les défenderesses affirment par ailleurs que toutes les parties ont convenu que les modifications n'auraient aucune incidence sur l'ordonnance préparatoire et que les modifications ne modifieraient pas les questions de fait définies par les actes de procédure. Enfin, BMS affirme que les modifications proposées par les défenderesses ne causeront pas de préjudice à Apotex, étant donné qu'Apotex a été autorisée à affirmer que la question de savoir si elle a contrefait les brevets en litige n'est pas pertinente en ce qui concerne son action.

 

[13]           En résumé, les défenderesses BMS affirment que la protonotaire a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en permettant aux deux parties de modifier leurs actes de procédure pour des raisons d'équité, de bon sens et de l'intérêt qu'a la Cour à ce que justice soit faite (Scanner Industries Inc. et autres c. Ministre du Revenu national (1993), 69 F.T.R. 310, au paragraphe 26 (C.F. 1re inst.), confirmé à (1994), 172 N.R. 313 (C.A.F.).

 

[14]           Il est de jurisprudence constante que le juge saisi de l'appel de l'ordonnance d'un protonotaire ne peut intervenir que si les deux conditions suivantes sont réunies :

  1. l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal;
  2. l'ordonnance est entachée d'une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 CF 425 [Aqua-Gem]; Merck & Co. v. Apotex Inc., [2003] A.C.F. no 1925, 2003 CAF 488.

 

[15]           Suivant la Cour d'appel fédérale : « Il faut donner au juge responsable une certaine latitude aux fins de la gestion de l'instance. La Cour n'intervient que dans les cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé » (Bande de Sawridge c. Canada, 2001 CAF 388, [2001] A.C.F. no 1684, au paragraphe 11). Le juge Gibson de la Cour fédérale explique, quant à lui : « Le protonotaire chargé de la gestion de l'instance doit avoir la même marge de manoeuvre que le juge exerçant les mêmes fonctions » Microfibres Inc. c. Annabel Canada Inc. et autres, (2001), 16 C.P.R. (4th) 12, au paragraphe 11 [Microfibres]. Dans le jugement Bates Enterprise Ltd. c. Canada, [2002] A.C.F. no 140, 2002 CFPI 123 (QL), au paragraphe 11, la juge Dawson a souscrit au raisonnement du juge Gibson. Je fais également mien le raisonnement suivi par le juge Gibson dans le jugement Microfibres, précité.

 

[16]           L'ordonnance prononcée le 6 juin 2006 par la protonotaire Tabib est une ordonnance discrétionnaire rendue dans le cadre d'une procédure portant sur la gestion de l'instance. Or, il est de jurisprudence constante que la Cour doit faire preuve de retenue judiciaire lorsqu'elle procède au contrôle de cette décision.

 

[17]           Apotex soutient que la Cour ne peut exercer son propre pouvoir discrétionnaire et agir de son propre chef si elle n'est pas saisie d'une requête (Nowoseky, précité, au paragraphe 7; Lubana, précité, au paragraphe 9). Les demanderesse invoquent par ailleurs la décision Wellcome Foundation, précitée, dans laquelle le tribunal saisi d'une demande de contrôle judiciaire a estimé que le protonotaire avait commis une erreur en prononçant une ordonnance sans avoir d'abord été saisi de la requête exigée. Apotex affirme que la protonotaire a commis une erreur dans le cas qui nous occupe en permettant aux défenderesses de modifier leur défense alors que cette mesure ne peut être accordée que sur requête. Apotex ajoute qu'en rendant sa décision, la protonotaire a porté atteinte au droit de faire valoir son point de vue que la loi reconnaît à Apotex.

 

[18]           Je ne vois aucune raison de modifier la décision de la protonotaire. Dans le cas qui nous occupe, à la différence des affaires contestées Nowalsky et Lubana précitées, la Cour n'a pas agi de son propre chef. Elle répondait plutôt à la requête présentée par Apotex en vue de modifier sa déclaration. À mon avis, la requête présentée par Apotex en vue de modifier sa déclaration permettait légitimement à la Cour d'autoriser les défenderesses à modifier leur défense et il y a donc lieu d'établir également une distinction entre la présente espèce et l'affaire Wellcome Foundation, précitée. En l'espèce, la demanderesse a présenté une requête et, en vertu de l'article 75 des Règles des Cours fédérales, la protonotaire avait de toute évidence le pouvoir discrétionnaire d'« autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties » (non souligné dans l'original). À mon avis, il était parfaitement raisonnable de la part de la protonotaire de permettre à Apotex de modifier sa déclaration à la condition de permettre également aux défenderesses de modifier leur défense.

 

[19]           À mon avis, cette décision permettait de protéger les droits des défenderesses, conformément à l'article 75 des Règles des Cours fédérales, le tout sans causer de préjudice à Apotex. Apotex a admis que BMS serait en mesure d'alléguer la contrefaçon en défense. En réponse à la demande formulée par Apotex en vue de retirer les allégations de sa déclaration se rapportant à l'absence de contrefaçon, il était raisonnable, logique, expéditif, efficace et juste de la part de la protonotaire de permettre aux défenderesses de modifier en conséquence leur défense. Mais la protonotaire a préservé le droit d'Apotex de formuler des observations au sujet de la pertinence de ces questions. La protonotaire déclare en effet dans les termes les plus nets, à la page 2 de son ordonnance :

[traduction]

 

Bien qu'Apotex réclame une ordonnance radiant les passages de la défense de BMS qui répondent à ces allégations, il a été admis à l'audience que BMS aurait parfaitement le droit de conserver les passages de sa défense dans lesquels elle allègue la contrefaçon, auquel cas Apotex déposerait ensuite une réponse modifiée dans laquelle elle réaffirmerait que ces questions sont dénuées de pertinence et reproduirait les mêmes allégations d'absence de contrefaçon que celles qui sont articulées dans la déclaration initiale.

                            

                                         (Non souligné dans l'original.)

 

[20]           Bien qu'Apotex puisse être en désaccord avec la décision d'autoriser les défenderesses à alléguer qu'Apotex a contrefait les brevets détenus par les défenderesses BMS ou de citer des allégations contenues dans la déclaration initiale d'Apotex, il sera loisible plus tard à Apotex de formuler des observations complètes au sujet de la pertinence des observations des défenderesses sur ces questions. De toute évidence, Apotex n'a pas perdu sa capacité de répondre aux modifications apportées à la défense des défenderesses. Apotex n'a manifestement pas perdu son droit de faire valoir son point de vue et l'ordonnance de la protonotaire ne lui cause aucun préjudice.

 

[21]           L'ordonnance de la protonotaire ne porte pas sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal et elle n'est pas entachée d'une erreur flagrante. Conformément à l'arrêt Aqua-Gem, précité, la Cour ne voit aucune raison de modifier la décision de la protonotaire.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR REJETTE la requête présentée en appel avec dépens.

 

 

« Max M. Teitelbaum »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-485-02

 

INTITULÉ :                                       APOTEX INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE, BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC. et BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 19 JUILLET 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LE JUGE TEITELBAUM

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JUILLET 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jerry Topolski

 

POUR LA DEMANDERESSE

Patrick Smith

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOODMANS srl

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

GOWLINGS LAFLEUR &

HENDERSON srl

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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