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Date : 20190715


Dossier : IMM‑3257‑18

Référence : 2019 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

KHALED SABER ABDELHAMED ZAHW

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. Khaled Saber Abdelhamed Zahw, demande le contrôle judiciaire d’une décision (la décision) de la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, aux termes des alinéas 34(1)b) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SI a jugé que le demandeur était membre d’une organisation, l’armée égyptienne, et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que cette organisation avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force en 2013.

[2]  La décision constitue une nouvelle décision relativement à celle rendue antérieurement par la SI le 24 avril 2017 (la décision antérieure de la SI). La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de la décision antérieure de la SI a été accueillie par le juge Shore le 6 décembre 2017 (Zahw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1112 (le jugement de 2017)).

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I.  Le contexte

[4]  Le demandeur est un citoyen de l’Égypte. Il a rejoint les rangs de l’armée égyptienne en 1989 à titre d’ingénieur (premier lieutenant). Il a été promu à plusieurs reprises au cours de sa carrière. Le demandeur a détenu le grade de colonel de janvier 2008 à décembre 2013, puis celui de brigadier‑général jusqu’à sa retraite en janvier 2015. Ces dates sont importantes, puisque les questions soulevées dans la présente demande découlent de l’appartenance du demandeur à l’armée égyptienne et du renversement du gouvernement du président Morsi par l’armée au cours de l’été 2013.

[5]  Le demandeur et son épouse sont arrivés au Canada le 21 juillet 2015, après avoir demandé et reçu des visas de visiteur. Ils ont fait une demande d’asile le 24 novembre 2015, craignant d’être persécutés par l’État égyptien en raison de ses soupçons persistants selon lesquels le demandeur était un partisan des Frères musulmans. Le demandeur a allégué que ces soupçons découlaient des commentaires du demandeur en appui au régime Morsi en 2013.

[6]  Le 3 février 2016, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada a préparé un rapport circonstancié en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. L’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, puisqu’il était membre de l’armée égyptienne, et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que cette organisation avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visés à l’alinéa 34(1)b), à savoir des actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force. L’agent a déclaré que, le 3 juillet 2013, l’armée égyptienne avait mené un coup d’État contre le gouvernement démocratiquement élu de l’Égypte.

[7]  Le 5 février 2016, le cas du demandeur a été déféré à la SI pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[8]  De plus, le 5 février 2016, la demande d’asile du demandeur a été suspendue en application de l’alinéa 100(2)a) de la LIPR, en attendant la décision de la SI concernant l’interdiction de territoire du demandeur.

[9]  La SI a tenu une enquête le 6 mars 2017, à la suite de laquelle elle a rendu la décision antérieure de la SI le 24 avril 2017. La SI a conclu ce qui suit :

[34] Le tribunal conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Khaled Saber Abdelhamed Zahw est un étranger. Il est admis que M. Zahw a fait partie de l’armée égyptienne de 1989 à janvier 2015. Le tribunal conclut qu’il y a des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force en juillet 2013, alors que M. Zahw était membre de l’organisation. Le tribunal conclut que M. Zahw est interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) relativement à l’alinéa 34(1)b). Le tribunal prend une mesure d’expulsion contre M. Zahw en application de l’alinéa 229(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés. […]

[10]  Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision antérieure de la SI et, le 6 décembre 2017, le juge Shore a rendu le jugement de 2017 accueillant la demande de contrôle judiciaire.

[11]  La Cour a conclu que la décision antérieure de la SI était déraisonnable, parce que la preuve documentaire dont disposait le tribunal ne pouvait appuyer une conclusion selon laquelle l’armée égyptienne avait renversé le gouvernement de l’Égypte par la force. Le juge Shore a déclaré ce qui suit (jugement de 2017, au par. 1) :

[1] La Cour conclut que la Section de l’immigration [la SI] ne s’est pas prononcée sur la question de savoir comment, le cas échéant, l’armée égyptienne était l’auteur d’un acte avec emploi de la force, lequel visait au renversement d’un gouvernement (Shandi (Re), [1991] ACF no 1319 (QL) [Shandi]). La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR ou la Commission] doit examiner la preuve au dossier dans son ensemble, en plus de la preuve exhaustive et approfondie sur les conditions dans le pays en cause émanant de la Commission. Dans ses motifs, la SI a cité l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 [Najafi], indiquant que le « renversement d’un gouvernement par la force » signifie « le recours à la force dans le but de renverser un gouvernement », mais que ce terme « peut être distingué, selon son objectif précis, du concept large du recours à la force contre l’État. Il implique précisément le recours à la force dans le but de renverser le gouvernement, que ce soit dans certaines parties de son territoire ou dans le pays en entier » (Najafi, précité, au par. 12). La preuve, comme il est mentionné dans les motifs de la SI, était aussi générale, non particulière à la participation du demandeur aux activités de l’armée, étant donné l’unité dans laquelle il travaillait, et elle manquait d’information, ce qui a amené la SI à ne pas apprécier le but de l’armée égyptienne dans le cadre des événements de 2013.

[12]  La Cour a conclu que la SI n’avait pas examiné adéquatement toute la preuve dont elle disposait, y compris les rapports de groupes de surveillance internationaux. La Cour s’est concentrée sur la question de savoir si la SI avait correctement jugé que les événements de 2013 constituaient un coup d’État militaire, déclarant qu’il « y a[vait] lieu de faire une distinction importante entre un coup d’État et une intervention militaire » (jugement de 2017, au par. 32). Enfin, la Cour a conclu que c’était l’agitation importante dans les rues du Caire en juillet 2013 qui avait mené à la destitution du président Morsi.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[13]  La décision est une décision rendue de vive voix par la SI le 27 juin 2018. La SI a conclu que le demandeur était membre de l’armée égyptienne au cours des mois de juin et juillet 2013 et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement Morsi par la force pendant cette période. Par conséquent, le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR.

[14]  La SI a fait référence à la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » les faits qui constituent l’interdiction de territoire (article 33 de la LIPR). Elle a d’abord examiné l’histoire politique de l’Égypte de 2011 à 2013, en se fondant sur la preuve dont elle disposait. Le tribunal s’est appuyé sur un rapport intitulé « Inadmissibility Assessment » [« Examen sur l’interdiction de territoire »] de la Division des enquêtes pour la sécurité nationale de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), daté du 7 avril 2015 (le rapport de l’ASFC). Le rapport de l’ASFC fait référence à des articles de diverses sources de nouvelles faisant état des événements qui ont précédé et suivi les journées du 1er au 3 juillet 2013. De l’avis de la SI, après avoir examiné l’ensemble de la preuve documentaire, le rapport de l’ASFC semblait être « une description cohérente et équilibrée des événements qui ont mené à la destitution du président Morsi ». La SI a déclaré que les publications mentionnées dans le rapport de l’ASFC étaient fiables et convaincantes. La SI a conclu qu’il y avait eu « une couverture médiatique continue et exhaustive de la crise qui sévit en Égypte, et de la chute par un coup d’État militaire du premier président égyptien élu démocratiquement ».

[15]  La SI a déclaré que le critère juridique applicable à l’examen de l’interdiction de territoire pour les besoins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR comprenait trois parties : l’« appartenance » à l’organisation en question, la norme des « motifs raisonnables de croire » ainsi que la définition de « terrorisme » ou de « renversement » (Arab c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 967, aux par. 24 et 27).

[16]  La SI a souligné que personne ne contestait l’appartenance du demandeur à l’armée égyptienne pendant la période pertinente. La SI a examiné la question de savoir si une personne devait avoir participé personnellement au renversement allégué pour être visée par l’alinéa 34(1)f) et a déclaré :

Bien que M. Zahw soutienne qu’il ne s’est livré à aucun des actes de violence ou visant au renversement commis contre le gouvernement, l’alinéa 34(1)f) n’exige pas la participation [inaudible] l’appui d’actes de terrorisme ou visant au renversement du gouvernement par la force, il exige seulement l’appartenance à une organisation qui a été l’auteure d’actes de terrorisme ou visant au renversement du gouvernement par la force.

[17]  La SI a conclu que l’armée avait joué un rôle essentiel dans la chute du gouvernement de l’Égypte, sinon qu’elle en avait été responsable, en se fondant sur sa prise de contrôle de la situation au Caire. Il était clair que le recours à la force était le moyen prévu pour renverser le gouvernement, puisque des véhicules militaires et des soldats en tenue antiémeute entouraient les manifestants dans les heures qui ont précédé la destitution de M. Morsi (Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 (Oremade)). Après avoir dressé la chronologie des événements du début de juillet 2013 au Caire, y compris le déploiement de la force par l’armée, son ultimatum de 48 heures au président Morsi et la destitution de celui‑ci, ainsi que le rôle principal dans ces événements du général el‑Sisi, le commandant en chef de l’armée égyptienne, la SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée s’était livrée à des actes visant au renversement du gouvernement par la force.

[18]  La SI a reconnu que le terme « renversement » n’était pas défini dans la LIPR. Citant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale (la CAF) dans l’arrêt Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 (Najafi), le tribunal a déclaré que le renversement d’un gouvernement par la force désignait le recours à la force dans le but de renverser tout gouvernement et que ce terme « [pouvait] être distingué, selon son objectif précis, du concept large du recours à la force contre l’État » (Najafi, au par. 12).

[19]  La SI a conclu que l’armée avait agi sciemment et dans l’intention de renverser le gouvernement de l’Égypte, faisant encore une fois référence à la participation du personnel et des véhicules militaires. La progression des événements a démontré que la destitution du président Morsi était une attaque organisée, planifiée et calculée contre la présidence par les militaires, dans le but de renverser le gouvernement élu.

[20]  La SI n’a pas accepté l’argument du demandeur selon lequel le président Morsi avait été destitué à la suite d’un soulèvement populaire mené par une coalition de dirigeants. Le tribunal a fait référence à des passages de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) du demandeur, dans lequel il a déclaré que le président Morsi avait été destitué et placé en détention avec des dirigeants des Frères musulmans. La SI a conclu que le demandeur avait tenté, au cours de l’audience, de minimiser le rôle des militaires dans la destitution du président. Le tribunal a reconnu la présence dans les rues de millions de manifestants, mais a néanmoins conclu que l’armée égyptienne était responsable de la destitution et du remplacement effectifs du président, utilisant la menace de la force ainsi qu’une force réelle pour atteindre ses objectifs.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[21]  Les parties conviennent que le demandeur était membre de l’armée égyptienne en juillet 2013. La seule question dont je suis saisie consiste à savoir s’il était raisonnable pour la SI de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force en juillet 2013.

[22]  La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SI quant à savoir s’il y a ou non des motifs raisonnables de croire qu’une organisation a été l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force pour l’application de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR est la décision raisonnable. L’examen de la question par la SI comporte des questions mixtes de fait et de droit (Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922, aux par. 11 à 14 (Alam); Najafi, aux par. 56 et 57). La Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

IV.  Le contexte législatif

[23]  Les dispositions de la LIPR en matière d’interdiction de territoire qui sont applicables sont les suivantes :

SECTION 4

DIVISION 4

INTERDICTIONS DE TERRITOIRE

INADMISSIBILITY

Interprétation

Rules of interpretation

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

[…]

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

V.  Analyse

Les observations du demandeur

[24]  La principale observation du demandeur est que la destitution du président Morsi fut le résultat d’une [traduction« révolte populaire de la part des citoyens égyptiens ayant mené à la destitution de Mohamed Morsi et appuyée par l’armée égyptienne pour maintenir l’ordre dans le pays », et qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’État militaire. S’appuyant sur des reportages d’organisations médiatiques indépendantes qui décrivent l’intervention militaire comme une réponse à la volonté populaire des manifestants, le demandeur soutient que le président Morsi n’aurait pas été destitué de ses fonctions sans les manifestations publiques. Le demandeur souligne le motif qui a amené les militaires à intervenir pour faire valoir qu’il était déraisonnable pour la SI de conclure que l’armée égyptienne avait renversé le gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[25]  Le demandeur fait référence à la définition d’un renversement dans le Merriam‑Webster Dictionary, qui exige [TRADUCTION] « la tentative systématique de renverser ou de miner un gouvernement ou un système politique par des personnes qui œuvrent de l’intérieur de façon secrète ». À son avis, la SI n’avait aucune preuve que l’armée égyptienne s’était engagée dans un complot systématique pour renverser le gouvernement.

[26]  Le demandeur s’appuie sur la distinction établie dans le jugement de 2017 entre une « intervention militaire » et un « coup d’État militaire » pour faire valoir qu’il était déraisonnable pour le second tribunal de la SI de conclure que l’armée égyptienne s’était livrée au renversement, puisque la preuve établissait seulement une intervention militaire face à l’agitation publique. Le demandeur soutient que les éléments de preuve supplémentaires dont disposait le second tribunal de la SI étaient essentiellement les mêmes que ceux dont disposait le premier tribunal, et que la SI était liée par la conclusion tirée dans le jugement de 2017.

Les observations du défendeur

[27]  Le défendeur soutient que la preuve appuie raisonnablement la conclusion de la SI selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne s’était livrée au renversement du gouvernement Morsi par la force à l’été 2013. Comme l’appartenance du demandeur à l’armée égyptienne pendant cette période n’est pas contestée, il est interdit de territoire aux termes des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR.

[28]  Le défendeur fait référence aux définitions du dictionnaire du terme « renversement » qui mettent l’accent sur les actions ou le processus de renversement ou d’affaiblissement d’un gouvernement et il affirme que la propre preuve du demandeur, c’est‑à‑dire son formulaire FDA, a démontré les plans de l’armée pour renverser le gouvernement. Le défendeur soutient que la SI s’est fondée à juste titre sur l’interprétation du renversement énoncée par la CAF dans l’arrêt Najafi.

[29]  Le défendeur s’appuie sur de nombreux articles et rapports dont disposait la SI, y compris ceux cités par le demandeur, pour faire valoir que la preuve établit clairement l’intervention planifiée de l’armée égyptienne, appuyée par une démonstration évidente de menace d’usage de la force dans les rues du Caire.

[30]  En réponse à l’observation principale du demandeur, le défendeur soutient que la question de savoir si le gouvernement de l’Égypte avait été renversé avec l’appui du public n’a rien à voir avec une conclusion d’interdiction de territoire aux termes des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR. Cet argument a été examiné et rejeté par la Cour dans Oremade.

[31]  Enfin, le défendeur fait valoir que la SI n’était pas tenue par le jugement de 2017 de conclure que les actions militaires de 2013 constituaient une intervention militaire seulement, et non un renversement du gouvernement de l’Égypte. Le jugement de 2017 a conclu que le premier tribunal de la SI n’avait pas apprécié raisonnablement la preuve dont il disposait. Le deuxième tribunal de la SI a examiné tous les éléments de preuve documentaire, y compris les nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre, ainsi que les propres éléments de preuve du demandeur.

Analyse

a)  Remarques préliminaires

[32]  Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il était raisonnable pour la SI de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne avait été l’instigateur et l’auteur du renversement du gouvernement Morsi par la force à l’été 2013. Il n’y a pas de désaccord entre les parties quant à l’appartenance du demandeur à l’armée égyptienne pendant cette période. Par conséquent, la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR était également raisonnable. Je remarque qu’il suffit, pour l’application de l’alinéa 34(1)f), d’établir l’appartenance à l’organisation en question. La SI n’est pas tenue de conclure qu’un demandeur a participé ou a été directement complice des actes allégués visant au renversement (Alam, aux par. 33 à 35).

[33]  Il est important de garder à l’esprit que les faits à l’origine de l’interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire », conformément à l’article 33 de la LIPR. La norme des motifs raisonnables de croire exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, aux par. 114 à 117). En outre, dans le cadre de la présente demande, la question n’est pas de savoir s’il y avait bel et bien des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire. La question dont je suis saisie est plutôt de savoir si la conclusion de la SI selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de le croire était elle‑même raisonnable (Pizarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623, au par. 22; Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820, aux par. 10 et 11 (Niyungeko)).

b)  La jurisprudence

[34]  La Cour a traité de la signification d’un renversement, dans le contexte des dispositions de la LIPR en matière d’interdiction de territoire, dans Eyakwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 409 (au par. 30) :

[30] On ne trouve pas, dans la jurisprudence ou dans la Loi, de définition unique de l’expression « actes visant au renversement d’un gouvernement par la force ». La Commission a examiné les décisions de principe qui avaient été rendues par la Cour et par la Cour d’appel fédérale et qui portaient sur cette question. Elle a conclu que, suivant la définition la plus commune, pour attribuer la qualité d’instigateur ou d’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement, il faut que le changement de gouvernement envisagé se fasse par l’usage de la force, de la violence ou de moyens criminels.

[35]  La CAF a examiné en détail l’interprétation de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR dans l’arrêt Najafi en 2014. Le demandeur dans cette affaire était membre du Parti démocratique kurde (le KDP) de l’Iran. La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le KDP avait renversé le gouvernement de l’Iran par la force. La question certifiée devant la CAF consistait à savoir si une personne qui participe à une organisation qui utilise la force « dans une tentative de renverser un gouvernement en vue de faire avancer le droit revendiqué par un peuple opprimé à l’autodétermination » est exclue de l’interdiction de territoire en raison des obligations internationales du Canada au titre du Protocole I des Conventions de Genève de 1949. Autrement dit, l’interdiction de territoire dépend‑elle de la légitimité des actes visant au renversement?

[36]  En résumant la décision de la SI, la CAF a déclaré (Najafi, au par. 12) :

[12] La Section de l’immigration s’est dite d’avis que le « renversement d’un gouvernement par la force » peut être distingué, selon son objectif précis, du concept large du recours à la force contre l’État. Il implique précisément le recours à la force dans le but de renverser le gouvernement, que ce soit dans certaines parties de son territoire ou dans le pays en entier. La Section de l’immigration s’est également dite convaincue que les mots « un gouvernement » comprennent même un régime despotique, et que les mesures prises par le gouvernement, qu’elles soient oppressives ou non, ne sont pas pertinentes dans le cadre de l’analyse (paragraphe 32 de la décision).

[37]  Ce passage figurait dans le jugement de 2017 et est invoqué par le demandeur dans la présente demande, à l’appui de son argument selon lequel l’armée égyptienne n’avait pas l’intention de renverser le gouvernement, mais qu’elle avait plutôt agi en réponse aux demandes du public. Toutefois, je conclus que cette distinction ne fait que souligner l’exigence selon laquelle le recours à la force doit viser le renversement du gouvernement. Il ne traite pas du motif.

[38]  La CAF a examiné l’interprétation de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR aux paragraphes 58 à 91 de l’arrêt Najafi. La Cour a d’abord souligné que le mot « renversement » n’était pas défini dans la LIPR et qu’il n’y avait pas de définition universelle du terme. La Cour a accepté la définition du Black’s Law Dictionary qui renvoie à l’acte ou au processus de renversement du gouvernement (Najafi, au par. 65) :

[65] Comme l’a fait remarquer la Section de l’immigration, la loi ne définit pas le terme anglais « subversion » [en français : « renversement »], et il n’en existe pas de définition adoptée par tous. La définition du Black’s Law Dictionary à laquelle la Section de l’immigration se réfère au paragraphe 27 (en particulier, les mots « the act or process of overthrowing … the government ») est tout à fait conforme au sens ordinaire du texte français (« actes visant au renversement d’un gouvernement »). Bien que, dans certains contextes, le terme anglais « subversion » puisse être interprété comme désignant des actes illicites ou des actes posés à des fins détournées, les mots employés dans le texte français ne revêtent pas une telle connotation. Je suis convaincue que le sens commun des deux textes ne comporte généralement aucune mention de la légalité ou de la légitimité de ces actes.

[39]  La CAF a conclu que l’expression « un gouvernement » contenue à l’alinéa 34(1)b) ne se limitait pas au renversement des gouvernements démocratiques (Najafi, aux par. 70 et 79). Le processus de renversement d’un gouvernement corrompu et despotique peut équivaloir à un renversement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. La CAF a déclaré que la disposition devait être appliquée de façon large dans l’examen de l’interdiction de territoire et qu’elle était sujette à une mesure d’atténuation de la part du ministre, dans le cadre d’une demande en vertu de ce qui est maintenant l’article 42.1 de la LIPR (Najafi, au par. 80).

[40]  D’autres aspects de l’expression « renversement par la force » qui sont pertinents à la présente demande ont été pris en compte dans les décisions de la Cour. Dans la décision Oremade, rendue en 2005, le juge Phelan a déclaré que le législateur voulait que l’alinéa 34(1)b) ait une large portée. La Cour a conclu que le « renversement par la force » ne se limitait pas aux actes de violence, mais comprenait plutôt les menaces, la coercition ou la contrainte par des moyens violents (Oremade, aux par. 26 à 27) :

[26] Toutefois, cette intention de renverser par la force ne doit pas être mesurée uniquement du point de vue subjectif du demandeur. Il se peut fort bien qu’on ait espéré ou qu’on se soit attendu à ce qu’il n’y ait pas d’effusion de sang lors du coup d’État, mais il est également raisonnable que des personnes dans la rue, en voyant des soldats armés occupant des terrains ou des immeubles, présument que la force pourrait être ou serait employée si c’était jugé nécessaire.

[27] Je souscris à la conclusion de la SAI selon laquelle l’expression « par la force » n’équivaut tout simplement pas aux termes « par la violence ». L’expression « par la force » comprend la coercition ou la contrainte par des moyens violents, la coercition ou la contrainte par des menaces d’user de moyens violents et, j’ajouterais, la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents.

[41]  Des décisions subséquentes ont reconnu l’interprétation large de l’alinéa 34(1)b) décrite dans Oremade ainsi que la conclusion de la Cour selon laquelle il doit y avoir intention d’utiliser la force pour renverser le gouvernement (voir Niyungeko, aux par. 33 à 35, citant Najafi et Oremade).

c)  Les faits importants

[42]  La SI a fondé sa décision sur les faits importants suivants, qui ne sont pas contestés par les parties :

  1. En février 2011, le président Moubarak a quitté le pouvoir, l’armée égyptienne a pris le pouvoir à sa place, le Parlement a été dissous et la constitution égyptienne a été suspendue.

  2. De novembre 2011 à février 2012, des élections en plusieurs étapes ont eu lieu. En mai 2012, le premier tour de scrutin des élections présidentielles a eu lieu avec 13 candidats, dont Mohamed Morsi, des Frères musulmans. M. Morsi a finalement remporté l’élection et est devenu président le 30 juin 2012.

  3. Après son élection, le président Morsi a décrété que ses décisions seraient à l’abri d’un contrôle judiciaire. Il a également empêché les tribunaux égyptiens de dissoudre l’Assemblée constituante et la Chambre haute du Parlement.

  4. Des manifestations de masse s’ensuivirent de janvier à juin 2013, appelant le président Morsi à démissionner.

  5. Les manifestations publiques se sont poursuivies au début de juillet 2013 et, le 1er juillet 2013, l’armée égyptienne a lancé un ultimatum, donnant au président Morsi et aux membres de l’opposition 48 heures pour régler leurs différends, sans quoi l’armée imposerait sa propre solution.

  6. Le 2 juillet 2013, des responsables militaires ont dévoilé les détails du plan d’intervention de l’armée si aucune entente n’était conclue.

  7. Le 3 juillet 2013, le général el‑Sisi a annoncé que le président Morsi avait été destitué, que la constitution égyptienne avait à nouveau été suspendue et que le juge en chef Adly Mansour de la Cour suprême constitutionnelle égyptienne agirait à titre de président intérimaire jusqu’à la tenue de nouvelles élections.

  8. Des véhicules militaires et des soldats en tenue antiémeute ont entouré le rassemblement au Caire et le palais présidentiel quelques heures avant la prise de contrôle; plusieurs personnes sont mortes et beaucoup d’autres ont été blessées dans des combats entre les partisans du président Morsi, les opposants civils ainsi que les forces de sécurité. À la fin de la soirée du 3 juillet 2013, M. Morsi était sous garde militaire et il n’avait plus accès aux communications. Bon nombre de ses principaux conseillers étaient assignés à résidence.

  9. Le New York Times a rapporté que, lors d’une conférence de presse télévisée, le général el‑Sisi a déclaré que les militaires ne s’intéressaient pas à la politique et évinçaient le président Morsi parce [traduction« [qu’]il n’avait pas répondu à l’espoir de voir s’instaurer un consensus à l’échelle nationale » et qu’il n’avait pas satisfait aux demandes du peuple égyptien. Le New York Times a déclaré qu’on ne pouvait pas se tromper quant à la menace d’user de la force et aux signes de répression.

d)  L’application de la jurisprudence et de la preuve à la cause du demandeur

[43]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la preuve au dossier appuie la conclusion de la SI selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne a renversé par la force, ou la menace d’user de la force, le gouvernement Morsi en juillet 2013, au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[44]  En l’espèce, les événements de juin et juillet 2013 au Caire ne sont pas contestés. En résumé, il y a eu d’importantes manifestations publiques contre le gouvernement du président Morsi. Le 1er juillet 2013, l’armée égyptienne a lancé un ultimatum de 48 heures au président et à l’opposition afin qu’ils règlent les questions en suspens, sans quoi ils feraient face à une intervention. Des militaires en tenue antiémeute et des véhicules blindés se sont positionnés dans les rues du Caire. Le 3 juillet 2013, sous la direction du général el‑Sisi, l’armée a destitué le président Morsi, a suspendu la Constitution égyptienne et a nommé un président intérimaire.

[45]  Les éléments de preuve consignés dans le dossier consistent en des rapports documentaires généraux sur l’Égypte et de nombreux articles de sources d’information indépendantes et respectées (BBC News, New York Times, Washington Post, Radio Free Europe/HCR, Jane’s Defence Weekly, etc.) détaillant les événements du début de juillet 2013. Les articles et les rapports décrivent invariablement l’intervention militaire égyptienne en juillet 2013 comme un coup d’État militaire ou une éviction, quoique avec un appui public important.

[46]  Voici un extrait d’un article du journal The New York Times (« Army Ousts Egypt’s President: Morsi is Taken into Military Custody ») daté du 3 juillet 2013, qui est instructif :

[traduction]

À la fin de la soirée, M. Morsi était sous garde militaire et il n’avait plus accès à aucune communication, selon un de ses conseillers, et bon nombre de ses principaux conseillers étaient assignés à résidence. Les forces de sécurité égyptiennes avaient arrêté au moins 38 hauts dirigeants des Frères musulmans, dont Saad el‑Katani, le chef du parti politique du groupe, et d’autres étaient également arrêtés, affirment les responsables de la sécurité. Aucune raison immédiate n’a été donnée pour ces détentions.

[…]

Les généraux ont présenté leurs arguments en faveur d’une intervention dans une série de manœuvres soigneusement orchestrées, qualifiant leurs actions d’effort de [traduction] « réconciliation nationale » et refusant d’appeler leur prise de contrôle un coup d’État. À une conférence de presse télévisée tard le mercredi soir, le général Abdul‑Fattah el‑Sisi a déclaré que les militaires ne s’intéressaient pas à la politique et évinçaient M. Morsi parce qu’il n’avait pas répondu à [traduction] « l’espoir de voir s’instaurer un consensus à l’échelle nationale ».

Le général se tenait sur une grande scène, entouré des principaux religieux musulmans et chrétiens d’Égypte, de même que d’un éventail de dirigeants politiques, dont Mohamed Elbaradei, diplomate et icône libérale, lauréat du prix Nobel, et Galal Morra, un éminent islamiste ultraconservateur, ou salafiste, qui ont tous approuvé la prise de contrôle.

Malgré leurs protestations, la décision a replongé les généraux au centre du pouvoir politique pour la deuxième fois en moins de trois ans, après leur éviction du président Hosni Moubarak en 2011.

[…] Pourtant, on ne pouvait pas se tromper quant à la menace d’user de la force et aux signes de répression. Des véhicules militaires blindés ont roulé dans les rues de la capitale, ont entouré le palais présidentiel et ont lancé un appel aux islamistes.

[47]  D’autres articles dans le dossier contiennent des commentaires semblables, décrivant de façon variée les actions des militaires comme [TRADUCTION] « la décision de l’armée de destituer le président » après quatre jours de manifestations de masse dans la rue, notant la présentation par le général el‑Sisi d’une [TRADUCTION] « feuille de route pour l’avenir » (BBC News) et un [TRADUCTION] « coup d’État, mais avec le soutien du public » (Refworld/HCR). Un rapport sur les relations entre l’Égypte et les États‑Unis, rédigé par le Service de recherche du Congrès des États‑Unis et daté du 8 février 2018, décrit les événements en ces termes :

[traduction]

Le climat de méfiance mutuelle, d’impasse politique et d’insatisfaction publique qui a imprégné la présidence de M. Morsi a donné aux militaires égyptiens, dirigés par le ministre de la Défense de l’époque, le général el‑Sisi, l’occasion de reprendre le contrôle politique. Le 3 juillet 2013, après plusieurs jours de manifestations de masse contre le régime Morsi, l’armée a unilatéralement dissous le gouvernement Morsi, suspendu la constitution qui avait été adoptée sous son règne et nommé un président intérimaire. Les Frères musulmans et leurs partisans ont qualifié de coup d’État les actes de l’armée et ont manifesté dans les rues. Des semaines plus tard, l’armée égyptienne et la police nationale ont lancé une violente campagne de répression contre les Frères musulmans, et des policiers ainsi que des soldats ont tiré à balles réelles contre des manifestants rassemblés dans plusieurs places publiques, tuant ainsi au moins 1 150 manifestants. L’armée égyptienne a justifié ces actions en déclarant que les rassemblements constituaient une menace à la sécurité nationale.

[48]  Bien que le demandeur remette en question le fait que la SI se soit fiée aux sources d’information et au rapport de l’ASFC à l’appui de ses conclusions, il n’a fait référence à aucun rapport sur la situation dans le pays contredisant les descriptions des événements du 1er au 3 juillet 2013 par ces sources. Selon la preuve au dossier, il ne fait guère de doute que l’armée égyptienne a renversé le gouvernement de force. La question est de savoir si les arguments du demandeur, c’est‑à‑dire que (1) les actes de l’armée n’étaient pas de nature systématique et que (2) la cause de l’intervention de l’armée était le sentiment public contre le président Morsi, rendent déraisonnable la conclusion de la SI, selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée était l’auteur d’actes visant au renversement, au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[49]  Le demandeur soutient que la preuve n’appuie pas une conclusion selon laquelle l’armée égyptienne a agi secrètement ou systématiquement pour renverser le gouvernement Morsi. Je ne trouve pas cet argument convaincant pour deux raisons.

[50]  Je remarque d’abord que la définition du Black’s Law Dictionary utilisée par la CAF dans l’arrêt Najafi n’exige pas que les actes visant au renversement d’un gouvernement soient systématiques. En outre, l’alinéa 34(1)b) de la LIPR ne fait aucune référence à la planification ou à un complot dans le secret. Inévitablement, une organisation qui a l’intention de renverser un gouvernement aura fait une certaine planification, mais je ne trouve aucun fondement à l’argument du demandeur selon lequel la nature planifiée de l’intervention doit être établie de façon indépendante ou que les actions de l’organisation doivent être de nature systématique.

[51]  Quoi qu’il en soit, la preuve au dossier indique que l’armée égyptienne a planifié ses actions de juillet 2013 de façon assez détaillée. Il y a eu des discussions régulières entre les militaires et le gouvernement tout au long de la période. L’armée a lancé un ultimatum de 48 heures et a déployé son personnel et son équipement dans les places publiques du Caire et autour du palais présidentiel. Les dirigeants militaires ont décrit publiquement leur plan en vue de la destitution du président Morsi. À l’expiration du délai de 48 heures, les militaires ont exécuté les actions qu’ils avaient décrites de façon ordonnée. L’armée a destitué le président Morsi de ses fonctions, elle a suspendu la constitution, elle a nommé un président intérimaire et elle a arrêté M. Morsi ainsi qu’un bon nombre de ses partisans, tout cela reflétant une approche systématique à l’égard du renversement du gouvernement.

[52]  Comme il a été mentionné précédemment, la principale observation du demandeur est que la destitution du président Morsi fut le résultat d’une révolte populaire de la part des citoyens égyptiens. L’armée égyptienne était motivée à prendre des mesures pour éviter la guerre civile et rétablir l’ordre public, avec l’appui général de groupes influents. Les militaires avaient l’intention d’intervenir dans les événements instables qui se déroulaient au Caire, mais leur motivation n’était pas subversive. Le demandeur fait valoir que la cause ou le motif de l’intervention militaire est une question cruciale en l’espèce.

[53]  Le défendeur ne conteste pas le fait que la destitution du président Morsi et le renversement du gouvernement de l’Égypte par les militaires se soient produits au milieu d’une vague d’opposition publique au gouvernement. Toutefois, le défendeur fait valoir que les alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR ne font aucune mention des motifs de renversement d’un gouvernement par une organisation.

[54]  Je suis d’accord avec le point de vue du défendeur. L’alinéa 34(1)b) de la LIPR doit être interprété de façon large. La disposition fait référence au fait d’être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force (en anglais, « engaging in or instigating the subversion by force of any government »). À mon avis, il faut faire une distinction entre l’intention et les motifs d’une organisation. L’organisation en question doit avoir l’intention d’évincer un gouvernement par la force pour que ses actes soient visés par l’alinéa 34(1)b). Toutefois, ni le libellé de l’alinéa ni les définitions mentionnées dans la jurisprudence ne parlent des motifs de l’organisation. Dans l’arrêt Najafi, la CAF a déclaré que l’alinéa 34(1)b) de la LIPR n’était pas censé se limiter aux actes commis à des « fins détournées » (au par. 65).

[55]  Le demandeur n’a fait référence à aucune jurisprudence restreignant le renversement à la chute d’un gouvernement entreprise sans l’appui du public. Une interprétation aussi étroite du terme est incompatible avec les commentaires de la CAF et de la présente cour dans Najafi et Oremade, selon lesquels l’intention du législateur était de ratisser large pour sauvegarder la sécurité du Canada et de laisser toute amélioration des effets du paragraphe 34(1) à une demande au titre de l’article 42.1 de la LIPR. Le juge Phelan a déclaré (Oremade, aux par. 17 et 18) :

[17] Il n’y a aucun doute que, si l’alinéa 34(1)b) avait été en vigueur au cours des périodes pertinentes, il aurait pu avoir des répercussions surprenantes sur des personnages historiques, et même contemporains. On peut soutenir que des personnages aussi vénérés et différents que George Washington, Eamon De Valera, Menachem Begin et Nelson Mandela pourraient être jugés interdits de territoire au Canada. En toute déférence, la portée de l’alinéa 34(1)b) n’est pas particulièrement pertinente au demandeur en l’espèce.

[18] Le législateur avait clairement l’intention de donner à la disposition la large portée décrite. Le facteur limitatif d’une telle application large et potentiellement indésirable, c’est le paragraphe 34(2) [maintenant l’article 42.1], lequel donne au ministre la responsabilité d’évaluer si une personne visée par l’alinéa 34(1)b) peut représenter une menace pour le Canada ou si elle peut autrement être interdite de territoire. Par conséquent, une interprétation large et fondée sur l’objet ne conduit pas à un résultat déraisonnable ou absurde.

[56]  Il ressort clairement de la jurisprudence que la nature du gouvernement renversé, qu’il soit démocratiquement élu, oppressif ou illégitime, n’est pas une considération pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer, pour l’application de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, si une organisation a été l’auteur d’actes visant au renversement de ce gouvernement par la force. Dans le même ordre d’idées, je conclus qu’une appréciation des motifs ayant conduit au renversement d’un gouvernement par la force ou du degré d’appui du public à l’égard de l’intervention de l’organisation n’est ni envisagée ni nécessaire. L’argument du demandeur fait essentiellement écho aux arguments rejetés dans l’arrêt Najafi, qui étaient fondés sur la légitimité du gouvernement; l’argument du demandeur en l’espèce remet en question la légitimité de l’intervention militaire.

[57]  Dans l’arrêt Najafi, la CAF a déclaré que la définition de renversement comme étant l’acte ou le processus de renversement d’un gouvernement est conforme à l’application générale de l’alinéa 34(1)b) pour déterminer l’interdiction de territoire. La preuve au dossier établit que l’armée égyptienne a planifié la chute du gouvernement Morsi et elle a été l’auteur des actes visant à son renversement en juillet 2013. Dans les jours qui ont suivi, les militaires ont consolidé leur emprise sur le pouvoir. Ces faits ont été examinés en profondeur par le second tribunal de la SI pour en arriver à sa conclusion concernant l’application des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR au demandeur. Je juge que la conclusion de la SI était raisonnable.

[58]  Enfin, le demandeur fait valoir que le second tribunal de la SI était tenu par le jugement de 2017 de conclure que les actes de l’armée égyptienne lors du renversement du gouvernement Morsi ne relevaient pas de l’alinéa 34(1)b). Toutefois, la conclusion de la Cour au cœur du jugement de 2017 était que le premier tribunal de la SI n’avait pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents pour tirer ses conclusions. J’ai examiné la décision du second tribunal de la SI, la preuve au dossier, y compris les nouveaux éléments de preuve présentés au second tribunal de la SI, ainsi que les observations des parties à cet égard. Je conclus que le second tribunal de la SI a raisonnablement examiné l’ensemble de la preuve au dossier, qui est volumineuse, et qu’il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en tirant ses conclusions de cette preuve. Il était raisonnable pour la SI de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne avait renversé le gouvernement par la force en juillet 2013, au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Le dossier contient des renseignements concluants et dignes de foi qui établissent que la croyance de la SI a un fondement objectif.

VI.  Conclusion

[59]  La demande est rejetée.

[60]  Aucune question n’a été proposée par les parties en vue de la certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑3257‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. qu’aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de septembre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3257‑18

 

INTITULÉ :

KHALED SABER ABDELHAMED ZAHW c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO, ONTARIO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 15 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

Pour le demandeur

Nadine Silverman

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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