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Date : 20190626


Dossier : IMM-3887-18

Référence : 2019 CF 859

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MUSAB OSMAN MOHAMED ALI

HIND ELFATIH OSMAN ELNOR

YASIN MUSAB OSMAN MOHAMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, qui sont citoyens du Soudan, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La demande de contrôle judiciaire a été présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]  Les demandeurs sont : Musab Osman Mohamed Ali (le demandeur principal); son épouse, Hind Elfatih Osman Elnor (Mme Elnor); et leur fils, Yasin Musab Osman Mohamed (Yasin). Le demandeur principal et Mme Elnor ont également une fille, Caddy Musab Osman Mohamed. La SPR a conclu qu’elle est une réfugiée au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR étant donné qu’elle est exposée à une possibilité sérieuse de mutilation génitale féminine (MGF) au Soudan. Sa demande d’asile a donc été accueillie et n’est pas en cause devant moi.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

I.  Contexte

[4]  Les demandeurs sont arrivés au Canada le 24 août 2017 en provenance des États‑Unis et ont présenté une demande d’asile. Le demandeur principal craint d’être persécuté par le service national de renseignement et de sécurité (NISS) du Soudan en raison des activités politiques qu’il a exercées il y a plusieurs années. Les demandes d’asile de Mme Elnor et de Yasin reposent en grande partie sur l’exposé circonstancié du demandeur principal.

[5]  Le demandeur principal s’est joint à des groupes d’étudiants activistes pendant qu’il fréquentait l’université de Khartoum et il a été détenu à trois reprises durant ses études (2001‑2002). Après l’obtention de son diplôme, il a continué à défendre certaines causes et a notamment fait partie du comité pour la lutte contre la construction de barrages (comité) du club Mahas. Après avoir tenté en 2006 de remettre une lettre de protestation au ministre de l’Investissement, à Khartoum, il a été détenu pendant deux jours. Pendant sa détention, il a été battu et giflé par le NISS jusqu’à ce qu’il signe un engagement de s’abstenir de participer à des activités anti‑barrage. Mme Elnor a également été détenue en 2006 à la suite d’une tentative distincte visant à remettre une lettre de protestation au ministre, mais elle a été remise en liberté après avoir signé elle aussi un engagement de cesser toute activité contre l’État.

[6]  En mars 2007, le demandeur principal a accepté un poste d’ingénieur civil à Muscat (Oman). Il a déménagé à Oman, mais a continué à travailler pour le comité en contribuant à des collectes de fonds destinés à des activités au Soudan. En 2009, il a adhéré à l’initiative Zoal qui fournit des fonds et des vêtements usagés aux réfugiés du Darfour.

[7]  Le demandeur principal est retourné au Soudan à quatre reprises entre 2007 et 2011. À l’occasion du séjour qu’il y a effectué en janvier 2011, il a distribué des fonds et des vêtements pour le compte de l’initiative Zoal.

[8]  Le 17 août 2012, le demandeur principal s’est rendu au Soudan pour distribuer d’autres fonds et vêtements pour le compte de l’initiative Zoal. À son arrivée à l’aéroport, il a été placé en détention par la sécurité aéroportuaire et s’est fait dire : [traduction] « Soyez prudent, nous savons ce que vous faites ». Le demandeur principal a versé 2,2 millions de livres soudanaises à un ami qui lui a obtenu un visa de sortie et l’a fait escorter à l’extérieur de l’aéroport. Malgré cet incident, le demandeur principal est retourné au Soudan en janvier 2013 pour épouser Mme Elnor et n’a eu aucune difficulté à entrer dans ce pays ou à en sortir.

[9]  Le 21 novembre 2014, le demandeur principal et son épouse se sont rendus au Soudan pour présenter leur fils nouveau‑né, Yasin, à leurs familles. Le demandeur principal allègue qu’il a été arrêté par des policiers en civil à l’aéroport de Khartoum et qu’il a été détenu pendant trois jours. Pendant cette période, il a été battu, a reçu des coups de pied et a été giflé, puis il a été interrogé au sujet de son association avec l’initiative Zoal. Le demandeur principal a été relâché et s’est vu ordonner de se présenter au quartier général de la sécurité les 24 et 26 novembre 2014. Après avoir versé 1,5 million de livres soudanaises à un agent, il a pu obtenir un visa de sortie et a quitté le pays le 28 novembre suivant. Il n’est pas retourné au Soudan depuis.

[10]  Mme Elnor et Yasin sont restés au Soudan pendant un mois suivant le départ du demandeur principal.

[11]  Mme Elnor s’est rendue plusieurs fois au Soudan depuis la détention du demandeur principal en novembre 2014. Lors de son dernier séjour, elle a eu de la difficulté à obtenir un visa de sortie pour retourner à Oman vu qu’elle n’avait pas de lettre du demandeur principal. Plutôt que d’obtenir cette lettre, Mme Elnor a versé un pot‑de‑vin à un agent de sécurité afin de pouvoir monter avec ses enfants à bord de l’avion qu’ils devaient prendre.

[12]  Au début de 2017, le demandeur principal s’est rendu au Canada pour son travail (du 24 février au 15 mars 2017). Ce voyage professionnel lui a donné l’idée de passer ses vacances en famille en Amérique du Nord. Alors que sa famille et lui se préparaient en vue de ces vacances, le demandeur principal a été informé qu’il allait perdre son emploi à cause d’une réduction des effectifs. Les demandeurs ont donc décidé de se rendre aux États‑Unis et ont franchi la frontière pour entrer au Canada et présenter une demande d’asile.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[13]  La décision est datée du 23 juillet 2018. La SPR a conclu que le demandeur principal, Mme Elnor et Yasin n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Le tribunal a fondé sa conclusion sur le fait que le demandeur n’avait pas établi qu’il craignait avec raison d’être persécuté au Soudan du fait de ses opinions et activités politiques.

[14]  La décision se résume en deux temps. La SPR a tout d’abord examiné la preuve documentaire que les demandeurs ont présentée à l’appui de leurs demandes d’asile. Le tribunal a ensuite considéré le fait que le demandeur principal et Mme Elnor se sont à plusieurs reprises réclamés à nouveau de la protection du Soudan alors qu’ils étaient en Oman.

[15]  La preuve documentaire était composée d’une citation générale à comparaître (citation) délivrée au nom du demandeur principal en date du 3 décembre 2014, d’une lettre du comité (club Mahas), et de deux lettres de l’initiative Zoal.

[16]  La SPR a examiné la citation, soulignant que l’on y avait inscrit [traduction] « procédures » comme motif de la demande visant à faire comparaître le demandeur principal devant le tribunal communautaire de la sécurité, le 17 décembre 2014. Le tribunal a fait remarquer que les demandeurs n’avaient fourni aucun autre document juridique des autorités soudanaises qui aurait pu confirmer qu’elles étaient encore à la recherche du demandeur principal. De plus, lorsque le tribunal a questionné ce dernier sur les tentatives faites par les autorités pour le retrouver, son témoignage, selon lequel sa famille au Soudan avait remarqué des voitures étranges dans le quartier, a été jugé hypothétique et rejeté pour ce motif.

[17]  La SPR a conclu que la lettre du club Mahas ne décrivait pas les liens du demandeur principal avec le club ou le comité, même si elle mentionnait qu’il avait été détenu en raison de sa participation aux activités de résistance du comité. La SPR a accordé peu de poids aux lettres de l’initiative Zoal parce qu’il s’agissait de lettres types désignant simplement le demandeur principal et Mme Elnor en tant que membres.

[18]  En résumé, la SPR a conclu que le demandeur principal et Mme Elnor n’avaient présenté que deux lettres types de l’initiative Zoal et leur exposé circonstancié pour corroborer la visibilité actuelle de leurs profils politiques, et ce, même s’ils faisant partie du groupe depuis longtemps. Le tribunal a conclu « qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour appuyer la visibilité des profils politiques des demandeurs d’asile adultes du point de vue des autorités du Soudan ».

[19]  La SPR a ensuite traité des nombreux voyages que les demandeurs ont effectués au Soudan depuis leur départ pour Oman, faisant remarquer que le demandeur principal a été détenu au Soudan à quatre reprises entre 2001 et 2006, et qu’il a pourtant effectué par la suite six séjours pour des raisons personnelles diverses; une telle conduite était incompatible avec la conclusion qu’il craignait de retourner au Soudan. La SPR a reconnu que le demandeur principal avait versé un pot‑de‑vin pour obtenir un visa de sortie et se faire escorter à l’aéroport afin de quitter le Soudan en août 2012 et elle a brièvement examiné ses deux derniers séjours dans ce pays. Le tribunal a déclaré qu’il se serait attendu à ce qu’une personne craignant de retourner au Soudan évite ce pays ou prenne des précautions pour ne pas avoir à interagir avec ses autorités. Le tribunal a conclu que « le demandeur d’asile principal n’avait pas une crainte subjective de retourner au pays à chacun de ses six voyages de retour (alors qu’il était résident d’Oman) ».

[20]  La SPR a examiné le témoignage de Mme Elnor, qui a déclaré qu’elle n’avait actuellement aucun problème au Soudan. Questionnée par le tribunal sur ses trois séjours au Soudan après que le demandeur principal y ait été détenu en novembre 2014, elle a déclaré que ses enfants l’avaient accompagnée durant les trois voyages, mis à part le voyage de retour en mars 2015 qui a eu lieu avant la naissance de sa fille. La SPR a ainsi conclu son analyse :

[42] Par conséquent, le tribunal juge que les éléments de preuve objectifs ne permettent pas de conclure que la demandeure d’asile adulte et les demandeurs d’asile mineurs sont exposés à un risque de préjudice au Soudan en raison de leurs opinions politiques. Pour préciser, le tribunal conclut qu’aucun des demandeurs d’asile adultes n’a attiré l’attention défavorable des autorités du Soudan et qu’ils ne sont pas exposés à un risque prospectif de préjudice de la part des autorités de ce pays.

III.  Questions à trancher

[21]  Les demandeurs soulèvent un certain nombre d’arguments dans la présente demande. Je les ai structurés comme suit :

  1. L’évaluation faite par la SPR de la preuve présentée par les demandeurs de même que sa conclusion que le demandeur principal n’avait pas établi une crainte subjective de retourner au Soudan étaient‑elles raisonnables?

  2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte des demandes d’asile des demandeurs au titre de l’article 97?

IV.  Norme de contrôle

[22]  La norme de contrôle applicable à l’évaluation de la preuve faite par la SPR et à sa conclusion concernant l’absence de crainte subjective du demandeur d’asile est celle du caractère raisonnable (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, par 13 (Kaur); Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285, par 11).

[23]  La question de savoir si la SPR était tenue d’effectuer une analyse distincte au titre de l’article 97 est également assujettie à la norme du caractère raisonnable (Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, par 22; Paramananthalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 236, par 10).

V.  Analyse

1.  L’évaluation faite par la SPR de la preuve présentée par les demandeurs de même que sa conclusion que le demandeur principal n’avait pas établi une crainte subjective de retourner au Soudan étaient‑elles raisonnables?

[24]  Les demandeurs s’appuient principalement sur deux arguments pour faire valoir que la SPR a commis une erreur dans l’évaluation qu’elle a faite de la preuve qu’ils ont présentée ainsi que dans sa conclusion concernant l’absence de crainte subjective du demandeur principal de retourner au Soudan. Premièrement, les demandeurs soutiennent que la SPR a indûment rejeté la valeur probante de la citation à comparaître lorsqu’il s’est agi d’établir que les autorités soudanaises étaient encore à la recherche du demandeur principal. Deuxièmement, ils soutiennent qu’en invoquant les voyages récurrents du demandeur principal au Soudan, le tribunal n’a pas reconnu l’importance de son dernier séjour en novembre 2014 comme déclencheur de sa crainte de retourner dans ce pays.

[25]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’évaluation faite par la SPR de la citation et de la preuve documentaire des demandeurs en général était raisonnable. Cependant, en ne tenant pas compte de la preuve relative à la détention du demandeur principal et aux mauvais traitements qu’il a subis durant son dernier séjour au Soudan en 2014, le tribunal a commis à mon avis une omission substantielle qui s’avère déterminante au regard de la présente demande. Je suis incapable de déterminer si la décision par laquelle la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs était une issue raisonnable et possible compte tenu de la preuve dont elle disposait. Par conséquent, la décision n’était pas raisonnable.

Citation générale à comparaître

[26]  La SPR parle de la citation aux paragraphes 25 et 26 de la décision :

[25] Le tribunal a examiné la [traduction] « citation générale à comparaître » présentée, émise au nom du demandeur d’asile principal. Le motif de la demande visant à le faire comparaître le 17 décembre 2014 était [traduction] « procédures ». Aucun autre document juridique n’a été obtenu des autorités du Soudan, ce qui aurait pu confirmer qu’elles continuaient de poursuivre le demandeur d’asile principal au Soudan. Le tribunal souligne que les parents et les trois sœurs cadettes du demandeur d’asile principal continuent de vivre à Khartoum, et qu’il serait donc raisonnable de s’attendre à ce qu’ils reçoivent des visites des autorités, si elles étaient à sa recherche.

[26] Lorsque le demandeur d’asile principal a été questionné au sujet des tentatives de la part des autorités de le poursuivre au Soudan, il a déclaré que, jusqu’au début de 2017, sa famille remarquait la présence de voitures étranges. Le tribunal juge que tout lien entre des voitures étranges que les membres de la famille du demandeur d’asile principal ont remarquées et un intérêt (de la part des autorités) envers ce dernier est purement hypothétique. À cet égard, le tribunal souligne que la « citation générale à comparaître » a été remise à la sœur du demandeur d’asile principal, chez elle. Par conséquent, il aurait été raisonnable de s’attendre à un contact direct ou à un questionnement de la part des autorités, si elles souhaitaient savoir où se trouvait le demandeur d’asile principal.

[27]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en exigeant d’eux qu’ils expliquent pourquoi les fonctionnaires soudanais de la sécurité n’ont pas rendu visite à la famille du demandeur principal à Khartoum pour le retrouver, ajoutant qu’ils ne devraient pas être tenus d’expliquer les actes ou l’inaction d’un agent de persécution (Franco Taboada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1122, par 35 (Franco Taboada); Builes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 215, par 17 (Builes)) et que la citation établit en soi qu’il est recherché par les autorités soudanaises. Les demandeurs affirment également que le tribunal a commis une erreur en rejetant la citation sans tenir compte de sa valeur probante.

[28]  Malgré les arguments des demandeurs, j’estime que l’évaluation de la citation faite par la SPR était raisonnable. Je souligne tout d’abord que le tribunal n’a pas rejeté la citation en question, et qu’il n’en a pas non plus contesté l’authenticité. C’est plutôt que la citation ne suffisait pas en soi à établir que les autorités soudanaises s’intéressaient encore au demandeur principal.

[29]  Les demandeurs d’asile fondent leurs demandes d’asile sur une crainte fondée de persécution politique au Soudan du fait que le demandeur principal est recherché par les autorités soudanaises. La citation était le seul élément de preuve documentaire dont disposait la SPR qui montre que les autorités s’intéressaient au demandeur principal. Elle a été délivrée en 2014 et donnait peu d’informations quant à la raison pour laquelle il était assigné à comparaître devant le tribunal. Il y était seulement question de [traduction] « procédures » et elle ne faisait référence à aucune activité politique.

[30]  Le demandeur principal n’a pas comparu en cour en décembre 2014 comme il y était tenu et le tribunal a souhaité obtenir des précisions sur l’intérêt que lui ont témoigné les autorités soudanaises après l’audience. Le demandeur principal a simplement déclaré que sa famille avait remarqué des véhicules étranges dans le quartier, renseignement que le tribunal a raisonnablement écarté car il s’agissait d’une simple hypothèse.

[31]  La SPR ne disposait d’aucune preuve établissant que le demandeur principal présentait encore de l’intérêt pour le gouvernement ou ses forces de sécurité après 2014. Dans ce contexte, les déclarations selon lesquelles le tribunal se serait attendu à ce que les autorités assurent un certain suivi n’étaient pas déraisonnables.

[32]  Les décisions de notre Cour, Franco Taboada et Builes, toutes deux citées par les demandeurs, se distinguent de la présente affaire pour les raisons suivantes. Dans Franco Taboada, la SPR s’était demandé pourquoi il y avait eu un second enlèvement puisqu’à son avis, le but visé par les ravisseurs avait été atteint par le premier enlèvement. Le juge O’Keefe a conclu que la conclusion d’invraisemblance tirée par le tribunal n’était pas raisonnable, ce dernier n’ayant donné aucune raison valable de douter de la version du demandeur. Le demandeur n’était pas tenu de prouver que ses agents de persécution agiraient de manière rationnelle. Dans le cas présent, la SPR n’a pas mis en cause la preuve de demandeur; elle a simplement souligné l’absence de preuve d’un risque continu.

[33]  Dans la décision Builes, le juge Phelan a conclu que la SPR s’était livrée à des conjectures quant aux motifs, aux moyens et aux intentions des agents de persécution. Son résumé de l’erreur commise par le tribunal est instructif et fait ressortir les différences entre la décision de la SPR dans l’affaire Builes et celle qu’elle a rendue dans la présente affaire (aux paragraphes 16 et 17) :

[16] Comme on indique dans l’affaire Londono Soto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 354, 166 ACWS (3d) 343, les décisions quant à la vraisemblance de qui sera attaqué et à quel moment doivent être prises avec prudence en raison de la difficulté de prévoir qui sera ciblé et pour quel niveau d’implication.

[17] La SPR a spéculé, sans fondement, quant aux motifs, moyens et intentions  des agents de persécution. Elle a supposé que si elle avait raison quant au motif (faire cesser le travail relatif aux droits de la personne), ils se comporteraient de façon sensible et rationnelle envers les demanderesses. Cette supposition n’est étayée par aucune preuve.

[34]  En l’espèce, les déclarations de la SPR concernant l’absence de suivi de la part des autorités soudanaises après que le demandeur principal eut manqué de se présenter en cour ont été faites alors qu’on ne lui avait présenté aucune preuve quant aux actions posées par les autorités ou à l’intérêt qu’elles auraient manifesté à l’endroit du demandeur principal après 2014. Comme il incombait aux demandeurs d’établir leur crainte subjective de persécution en cas de retour au Soudan, il était raisonnable de la part de la SPR d’exiger une preuve actuelle étayant cette crainte subjective.

[35]  J’ajouterai brièvement que je ne relève aucune erreur dans l’évaluation par la SPR des autres éléments de preuve documentaire produits par les demandeurs. La lettre du comité fait état de la détention du demandeur principal, en raison de ses activités pour le compte du comité, et de sa remise en liberté – à des dates non précisées – mais ne fournit aucun détail ni date concernant sa participation. Les deux lettres de l’initiative Zoal ont été correctement décrites comme des lettres types dans lesquelles les noms du demandeur principal et de Mme Elnor ont été insérés.

Se réclamer à nouveau de la protection du Soudan

[36]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur dans son examen des voyages que le demandeur principal a faits au Soudan depuis 2006. Leur observation met l’accent sur son dernier séjour en novembre 2014 durant lequel il a été détenu pendant trois jours, battu et autrement maltraité par les autorités soudanaises. Les demandeurs soutiennent que le tribunal n’a pas analysé le témoignage du demandeur principal sur ce qui s’est produit lors de ce séjour non plus qu’il a tenu compte du fait qu’il n’est plus retourné dans ce pays par suite de sa détention et des mauvais traitements qu’il y avait subis. Les demandeurs déclarent :

[traduction]

23. Bien que le demandeur principal ait eu certains problèmes pendant qu’il était étudiant et avant son départ pour Oman, l’élément déclencheur de sa crainte de retourner au Soudan est qu’il a été détenu et torturé durant son séjour de novembre 2014.

24. D’ailleurs, sa crainte subjective de retourner au Soudan ressort clairement du fait qu’il n’est pas retourné depuis dans ce pays. Par conséquent, les conclusions de la Commission quant à l’absence de crainte subjective du demandeur d’asile principal sont manifestement déraisonnables.

[37]  La SPR a décrit les six séjours que le demandeur principal a effectués au Soudan à partir de 2006 et elle a déclaré qu’elle ne se serait pas attendue à ce qu’une personne avec un profil politique visible retourne plusieurs fois au Soudan. Le tribunal a parlé de l’avertissement que le demandeur principal a reçu le 17 août 2012 et du pot‑de‑vin qu’il a versé afin d’obtenir un visa de sortie et de se faire escorter à l’aéroport pour pouvoir quitter le pays. Le tribunal a également fait remarquer qu’il est retourné au Soudan en janvier 2013 puis en novembre 2014 malgré l’intérêt accru que lui portaient les fonctionnaires aéroportuaires soudanais. La SPR a conclu que ses explications concernant les séjours effectués au Soudan en 2013 et en 2014 n’étaient pas raisonnables :

[40] Malgré les précautions décrites qui ont été prises par le demandeur d’asile principal en 2012, le tribunal estime que les explications concernant ses retours au Soudan en janvier 2013 et en novembre 2014 sont déraisonnables. Le tribunal s’attend à ce qu’une personne qui craint de retourner au Soudan évite d’y retourner ou prenne des précautions en vue de l’interaction attendue avec les autorités à l’aéroport. Ainsi, le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile principal n’avait pas une crainte subjective de retourner au pays à chacun de ses six voyages de retour (alors qu’il était résident d’Oman).

[38]  À première vue, les retours répétés du demandeur principal au Soudan minent son allégation qu’il craint à présent les autorités. Cependant, j’estime que l’argument du demandeur selon lequel la SPR a néanmoins commis une erreur dans son analyse visant à déterminer s’il s’était de nouveau réclamé de la protection du Soudan est convaincant. Les événements survenus en novembre 2014 étaient au cœur de l’exposé circonstancié du demandeur principal et la SPR devait aborder la question de l’importance et de la pertinence de ces événements pour évaluer sa crainte de retour au Soudan (Sothinathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 154, par 24 à 26). En ne le faisant pas, elle a commis une erreur susceptible de contrôle qui commande le réexamen des demandes d’asile des demandeurs.

[39]  La SPR a reconnu que le demandeur principal avait été détenu et passé à tabac en novembre 2014, mais elle n’a pas mentionné ces faits dans l’analyse qui visait à déterminer s’il s’était à nouveau réclamé de la protection du Soudan. Si le tribunal ne croyait pas le demandeur principal, il devait le dire. Le défendeur soutient que le tribunal a bel et bien tiré des conclusions concernant la crédibilité de la preuve soumise par le demandeur principal, mais que ces conclusions étaient tacites, et non explicites. À mon avis, il ne suffit pas que la décision contienne une conclusion tacite compte tenu de l’importance de cet événement au regard de la preuve.

[40]  Les nombreux séjours effectués par le demandeur principal au Soudan ont directement amené la SPR à conclure que, « selon la prépondérance des probabilités, [il] n’avait pas une crainte subjective de retourner au pays à chacun de ses six voyages de retour (alors qu’il était résident d’Oman) ». Lorsqu’elle a tiré sa conclusion, la SPR a mis l’accent sur le nombre de fois où le demandeur principal est allé au Soudan, apparemment sans crainte, et elle semble avoir accordé un poids identique à chacun de ces voyages.

[41]  Le demandeur principal ne nie pas que ses premiers voyages au Soudan l’ont inquiété jusqu’à un certain point. Cependant, la crainte de persécution peut changer au fil du temps. En l’espèce, le demandeur principal allègue que sa crainte de persécution s’est intensifiée en raison des actions et de l’intérêt grandissant des autorités soudanaises qui ont fini par se montrer brutales en août 2012 et en novembre 2014. La SPR n’a pas tenu compte de l’intérêt prétendument grandissant du gouvernement soudanais en 2012 et 2014 ni de la décision subséquente du demandeur principal de ne pas retourner au Soudan dans son analyse visant à déterminer si ce dernier s’était à nouveau réclamé de la protection de ce pays. La décision manque de transparence puisque les demandeurs ne sont pas en mesure de déterminer si le tribunal a tenu compte de la nature et de l’importance de la détention de novembre 2014. Bien que je n’accepte pas l’argument des demandeurs, qui affirment que les séjours effectués par le demandeur principal au Soudan avant novembre 2014 n’étaient pas pertinents pour l’examen de cette question par la SPR, celle‑ci était tenue d’examiner ces séjours dans le contexte des allégations de mauvais traitement formulées par le demandeur principal.

2.  La SPR a‑t‑elle commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte des demandes d’asile des demandeurs au titre de l’article 97?

[42]  L’erreur commise par la SPR dans son examen visant à déterminer si le demandeur principal a une crainte subjective de retourner au Soudan est décisive en l’espèce, mais j’aborderai brièvement l’observation des demandeurs selon laquelle le tribunal a également commis une erreur en n’effectuant pas une analyse distincte de leurs demandes d’asile au titre de l’article 97.

[43]  Les demandeurs font valoir que les conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité ne permettent pas nécessairement de trancher une demande de protection au titre de l’article 97 de la LIPR (Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, par 14 à 16). Le défendeur soutient que la SPR n’est pas tenue de se livrer à une analyse additionnelle fondée sur l’article 97 lorsque le demandeur formule les mêmes allégations dans la demande qu’il présente en vertu de cette disposition que dans celle qu’il présente en vertu de l’article 96 (Kaur, par 50 et 51).

[44]  Dans la décision Kaur, le juge en chef Crampton a conclu qu’il n’existe aucune obligation absolue d’effectuer dans tous les cas une analyse distincte sous le régime de l’article 97 (au paragraphe 50) :

[50] La Commission n’est pas tenue d’effectuer dans chaque cas une analyse distincte sous le régime de l’article 97. Le point de savoir si elle a ou non cette obligation dépend des faits particuliers de l’espèce; voir Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, paragraphe 16, 137 ACWS (3d) 604. Une telle analyse distincte n’est pas nécessaire lorsqu’il n’a pas été avancé de prétentions ni produit d’éléments de preuve qui la justifieraient; voir Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, paragraphes 17 et 18, 254 FTR 244; et Velez, précitée, paragraphes 48 à 51).

[45]  En l’espèce, les demandes d’asile des demandeurs sont fondées sur une crainte de persécution au Soudan en raison de leurs opinions politiques, ce qui constitue le lien exigé par l’article 96. L’analyse à laquelle la SPR se serait livrée sur le fondement de l’article 97 aurait reposé sur les mêmes faits, allégations et éléments de preuve et aurait abouti au même résultat. Les demandeurs n’ont présenté aucun argument qui justifierait une analyse distincte sous le régime de l’article 97. Comme le déclarait le juge Gibson dans la décision Kulendrarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 79, par 13 (voir également, El Achkar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 472, par 29 à 32) :

[13] Les seuls fondements des prétentions de la demanderesse principale sont les motifs prévus par la Convention, c’est-à-dire son ethnie et son appartenance à un groupe social. Étant donné que je suis convaincu que les analyses effectuées par la SPR à l’égard de la crédibilité et à l’égard des risques auxquels la demanderesse principale serait exposée à Colombo sont suffisantes pour appuyer sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale ne serait pas exposée au risque d’être persécutée pour l’un des motifs prévus par la Convention si elle devait retourner au Sri Lanka, il s’ensuit qu’elle n’a pas non plus la qualité de personne à protéger parce qu’aucun autre motif appuyant sa prétention à cet égard, autre qu’un motif prévu par la Convention, n’a été invoqué en son nom et parce que les motifs prévus par la Convention qui ont été invoqués ne peuvent pas être retenus compte tenu de la conclusion quant à la crédibilité. Bien qu’une explication plus détaillée de la conclusion tirée par la SPR quant à la qualité de « personne à protéger » à l’égard de la demanderesse principale ait pu être bien souhaitable, je suis convaincu que l’absence d’une telle explication ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

[46]  Je conclus que la SPR n’a commis aucune erreur en ne soumettant pas les demandes d’asile des demandeurs à une analyse distincte sous le régime de l’article 97.

VI.  Conclusion

[47]  La demande sera accueillie.

[48]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3887-18

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour d’août 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3887-18

 

INTITULÉ :

MUSAB OSMAN MOHAMED ALI, HIND ELFATIH OSMAN ELNOR, YASIN MUSAB OSMAN MOHAMED et CADDY MUSAB MOHAMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 mars 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA juge WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDEURS

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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