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Date : 20190624


Dossier : IMM‑5031‑18

Référence : 2019 CF 851

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

A.B.

C.D.

E.F.

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs – une mère, sa fille et son petit‑fils – sollicitent l’annulation de la décision par laquelle un agent a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH].

[2]  En raison des craintes alléguées de préjudice des demandeurs, qui sont énoncées dans le dossier, le juge saisi de la demande d’autorisation a ordonné que le dossier soit mis sous scellé et considéré comme confidentiel. Après l’audience, une autre ordonnance a été rendue afin de rendre anonymes les noms des demandeurs. Bien qu’il ait été suggéré que ces craintes ne sont pas réelles, il n’appartient pas à la Cour de trancher cette question.

[3]  Le fondement principal de la demande CH présentée par les demandeurs tient au fait que ceux‑ci se sentent en sécurité uniquement au Canada et que leur renvoi pourrait les pousser tous les trois à se suicider.

[4]  En 2017, lorsque les demandeurs ont déposé leur demande CH, ils ont soumis trois rapports d’évaluation psychologique rédigés par le Dr Agarwal [les rapports].

[5]  Dans les trois rapports, un diagnostic de syndrome de stress post‑traumatique est posé pour chaque demandeur. Ces rapports décrivent tous un risque de suicide. Dans le rapport d’évaluation de C.D., le Dr Agarwal a écrit ce qui suit :

[traduction] La seule raison pour laquelle elle ne tente pas de se suicider, c’est parce qu’elle s’inquiète pour son fils et qu’elle espère qu’il existe encore un moyen pour que sa mère, son fils et elle puissent vivre au Canada. En tant que médecin, je suis d’avis qu’elle s’effondrera si on lui enlève cet espoir et ne pourra penser qu’au suicide pour soulager sa douleur et sa détresse. Cela l’exposera à un risque très élevé de tentative de suicide ou de suicide. Ce qui me préoccupe le plus, c’est qu’en raison des liens très étroits qui unissent les membres de cette famille et du traumatisme sévère dont chacun d’eux souffre, ils risquent de se suicider ensemble.

[6]  Les autres rapports sont similaires. Dans le rapport d’E.F., le Dr Agarwal mentionne que seul l’espoir de rester au Canada empêche E.F. de se suicider et, dans le rapport d’A.B., il signale que l’idée d’être séparée définitivement d’E.F. donne envie à A.B. de se suicider. Les rapports démontrent que les trois demandeurs ont la conviction qu’E.F. sera séparé de sa mère et de sa grand‑mère s’ils sont renvoyés du Canada.

[7]  Les rapports et les documents déposés à l’appui de la demande CH contiennent d’autres renseignements qui n’ont aucun lien avec le motif pour lequel j’ai conclu que cette demande doit être accueillie. En raison de l’ordonnance de confidentialité, je ne dirai rien au sujet de ces aspects de la décision faisant l’objet du contrôle.

[8]  La décision faisant l’objet du contrôle ne reposait pas sur la preuve selon laquelle chaque demandeur ou tous les demandeurs risquaient de se suicider s’ils n’étaient pas autorisés à demeurer au Canada. En fait, l’agent n’a pas examiné cet aspect de la preuve.

[9]  Le ministre soutient que la décision de l’agent relève du pouvoir discrétionnaire et que le dépôt d’une demande CH ne constitue pas un moyen de se prévaloir d’un régime d’immigration parallèle, mais qu’il offre plutôt un moyen d’assurer une certaine souplesse. On fait remarquer que l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement des difficultés : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61.

[10]  Le ministre convient que l’agent n’a pas tenu compte du risque de suicide, mais il soutient que la décision est raisonnable compte tenu du dossier et qu’il est inutile que l’agent fasse référence à chaque élément de preuve : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses].

[11]  Le ministre soutient également que le simple fait que les demandeurs risquent de se suicider ne rend pas déraisonnable le rejet de la demande CH et souligne l’existence d’une situation semblable dans l’affaire Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757 [Kaur], dans laquelle la décision faisant l’objet du contrôle a été jugée raisonnable.

[12]  Dans les décisions antérieures de la Cour, dont la décision Kaur, il a été conclu qu’un risque de suicide en cas de renvoi ne rend pas une décision déraisonnable. Cependant, dans chaque décision invoquée par le ministre, la Cour a conclu que l’agent ou l’agente avait analysé ce risque précis. Il n’y a toutefois aucune preuve de ce genre en l’espèce. Je ne puis conclure que l’agent ou l’agente a analysé la possibilité de suicide mentionnée dans les rapports.

[13]  Dans sa plaidoirie, l’avocate du ministre a affirmé que son argumentation est en grande partie fondée sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland Nurses. En l’espèce, cette décision n’aide pas le ministre à remédier au fait important que rien ne prouve que le décideur a analysé le risque de suicide mentionné dans les rapports. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour suprême a fait remarquer que les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles compte tenu du dossier. S’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, les motifs répondent alors aux critères établis dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Dans les arrêts Newfoundland Nurses et Dunsmuir, la Cour suprême a souligné que la notion de retenue commande [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». Cette retenue ne va pas jusqu’à exiger des cours de révision qu’elles ferment les yeux sur les éléments de preuve pertinents et substantiels qui tendent à établir un résultat contraire qui n’est pas examiné par un décideur : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 FTR 35 (C.F. 1re inst.). Elle n’autorise pas non plus une cour de révision à prendre la place d’un décideur errant et à rédiger des motifs entièrement nouveaux pour expliquer pourquoi des éléments de preuve pertinents qui n’ont pas été analysés doivent être écartés. Les avocats du ministre rappellent souvent à la Cour qu’il ne nous appartient pas de soupeser de nouveau la preuve dont disposait un décideur. Je souligne également qu’il ne nous appartient pas non plus de soupeser des éléments de preuve pertinents qui n’ont pas encore été appréciés par un décideur.

[14]  Compte tenu de l’ensemble des raisons invoquées à l’audience par l’avocate du ministre, je suis d’accord avec celle‑ci pour dire que peu de poids pourrait en fin de compte être accordé à l’opinion décrite dans les rapports mentionnant le risque de suicide et que la décision rendue à la suite d’un nouvel examen pourrait être la même. Cette tâche incombe à l’agent chargé de l’évaluation de la demande CH; elle n’incombe pas à un avocat ou à la Cour.

[15]  Pour ces motifs, la présente demande sera accueillie. Les deux parties sont d’avis que la présente demande ne soulève aucune question qu’il convient de certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5031‑18

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que les demandes CH des demandeurs doivent faire l’objet d’une nouvelle décision par un autre agent, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de juillet 2019

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm‑5031‑18

 

INTITULÉ :

A.B. ET AL c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUIN 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2019

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Giancarlo Volpe

POUR LES DEMANDEURS

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chantal Desloges

Desloges Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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