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Date : 20190626


Dossiers : IMM‑1061‑18

IMM‑2023‑18

IMM‑3358‑18

IMM‑3629‑18

Référence : 2019 CF 862

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2019

En présence de monsieur le juge Barnes

Dossier : IMM‑1061‑18

ENTRE :

CHAO YUAN LIN,

XIANG ZHOU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM‑2023‑18

ET ENTRE :

SI YI YIN,

SI MAN YIN,

SHU YUN JIANG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM‑3358‑18

ET ENTRE :

CHUN XIAN YIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM‑3629‑18

ET ENTRE :

HUA REN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Chacune des présentes demandes procède d’un ensemble de faits analogue mettant en cause des allégations de fausses déclarations. En raison de ces similitudes et des questions juridiques communes qui ont été soumises à la Cour, un seul exposé des motifs s’applique à toutes les demandes mentionnées plus haut.

[2]  Les demandeurs sont tous des citoyens chinois qui risquent de perdre leur statut de résident permanent du Canada pour des infractions alléguées à l’article 40 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Dans chacune de ces affaires, le demandeur a fait l’objet de la procédure visée aux paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR et s’expose maintenant à une enquête devant la Section de l’immigration (la SI).

[3]  Les demandeurs ont aussi en commun le fait qu’ils ont tous eu recours au même consultant en immigration, soit Xun « Sunny » Wang. Monsieur Wang menait un vaste stratagème frauduleux d’immigration et d’impôt sur le revenu au nom de plusieurs centaines de clients desquels il a perçu des millions de dollars en honoraires. Monsieur Wang avait généralement recours à des procédés comprenant la falsification de l’historique de voyages des clients pour pallier le nombre insuffisant de jours passés au Canada par rapport à l’obligation énoncée à l’article 28 de la LIPR, ou pour favoriser l’obtention de la citoyenneté canadienne. Monsieur Wang a souvent, notamment, falsifié les cachets apposés sur les passeports de ses clients ou fabriqué pour ceux‑ci des dossiers d’emploi. Dans bien des cas, des éléments de preuve obtenus montraient que les clients étaient au courant des fraudes ou qu’ils y avaient pris une part active. Pour chacun des demandeurs en question, M. Wang a fait de fausses déclarations à l’égard des antécédents de résidence à l’appui de demandes de renouvellement des cartes de résident permanent.

[4]  Monsieur Wang a été accusé et reconnu coupable relativement à huit chefs d’accusation liés à des infractions criminelles prévues par la LIPR, le Code criminel, LRC, 1985, c C‑46, et la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC, 1985, c 1 (5suppl.). En 2015, il a été condamné à purger une peine de sept ans de prison et à verser une amende de 900 000 $. Il va sans dire que l’inconduite de M. Wang a amené l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) à examiner la conduite des clients de M. Wang et, en particulier, la question de savoir si ceux‑ci étaient interdits de territoire pour fausses déclarations au titre de l’article 40 de la LIPR. Dans un certain nombre de dossiers, y compris les présents, l’ASFC a lancé le processus d’interdiction de territoire au titre de l’article 44 de la LIPR. Le caractère raisonnable de ces renvois est visé dans l’ensemble des présentes procédures.

[5]  Les demandeurs soutiennent qu’ils sont tous des victimes innocentes et involontaires de M. Wang et qu’en renvoyant leur dossier devant la SI pour fins d’enquête, les décideurs ont omis de prendre en compte leur absence alléguée de complicité individuelle. À ce sujet, ils présentent l’argument commun suivant :

[TRADUCTION]

21.   L’avocate du défendeur semble s’appuyer sur la même croyance que celle du délégué du ministre responsable des cas déférés pour fins d’enquête, soit que collectivement ces clients du consultant fraudeur sont tous complices, sans qu’il soit nécessaire de voir des éléments de preuve de leur complicité individuelle.

22.   Le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve attestant la complicité de ces demandeurs. Le défendeur a pour seul élément de preuve les inscriptions inexactes relatives aux absences du Canada. En dépit du fait que ces éléments suffisent pour formuler des allégations de fausses déclarations selon l’actuelle compréhension de la loi par le défendeur, chaque dossier devra être apprécié individuellement pour établir 1) si les absences non déclarées constituent une fausse déclaration au titre de l’al. 40(1)a) de la LIPR; 2) l’importance et le sérieux des fausses déclarations, qui nécessitent un examen des éléments de preuve en ce qui concerne la complicité; 3) selon la gravité des fausses déclarations, l’importance des facteurs d’ordre humanitaire nécessaires pour pouvoir faire contrepoids à celles-ci et exercer le pouvoir discrétionnaire de ne pas déférer les affaires pour fins d’enquête.

[Par. 21 et 22 de la réponse du demandeur, dans le dossier IMM‑2023‑18]

[6]  Les demandeurs se plaignent également de ce que le déféré de leur dossier pour enquête était déraisonnable, dans la mesure où les responsables compétents ne se sont pas prononcés sur leur argument juridique voulant qu’une fausse déclaration faite pour obtenir une carte de résident permanent ne constitue pas une fausse déclaration au sens de l’article 40 de la LIPR. Les avocats des demandeurs ont soumis, avec quelques variantes, cet argument plutôt alambiqué fondé sur l’interprétation de la loi afin qu’il soit examiné dans le cadre du processus visé à l’article 44 (voir le DCT dans l’affaire IMM‑2023‑18, aux pages 593 à 599 et 413 à 420). Toutefois, la question n’a pas été tranchée par les responsables ayant déféré les affaires, au motif [traduction« [qu’]il serait préférable que ces arguments soient entendus par un commissaire de la Section de l’immigration » (voir le DCT dans l’affaire IMM‑2023‑18, à la page 495 et à la page 7; voir aussi le DCT dans l’affaire IMM‑3629‑18, à la page 6).

[7]  Pour ce qui est des demandeurs Xiang Zhou et Chao Yuan Lin dans le dossier IMM‑1061‑18, il a aussi été soutenu que le processus de renvoi de leur dossier visé à l’article 44, qui a été utilisé contre eux, représentait un abus de procédure, puisque les allégations de fausses déclarations auraient pu, et auraient dû être soulevées lors des enquêtes antérieures quant aux obligations de résidence (voir le DCT dans le dossier IMM‑1061‑18, aux pages 755 et 758).  L’argument a été rejeté dans l’affaire de M. Lin, pour les motifs qui suivent :

[TRADUCTION]

En signant et en présentant une demande de carte de résident permanent, M. LIN est responsable du contenu de celle‑ci, puisqu’en apposant sa signature, il déclare véridique l’information inscrite sur la demande. En signant la demande, M. LIN déclare également qu’il comprend toute l’information figurant sur la demande et qu’il comprend que toute fausse déclaration ou dissimulation de faits importants peut le rendre passible de poursuites ou de renvoi. Dans les observations, il est allégué que la fausse déclaration est le fait du consultant « malhonnête » qu’il a recruté, et qu’il est victime du consultant et des activités menées par celui‑ci. La jurisprudence établit que les fausses déclarations peuvent avoir été faites par une autre personne à l’insu de l’intéressé, selon la décision Goudarzi c Canada, 2012 CF 425.

Monsieur LIN a fait appel d’une décision rendue par la Mission à Beijing concernant son obligation de résidence, et il a eu gain de cause. La demande de titre de voyage (résident permanent à l’étranger) de M. LIN avait été refusée parce que l’agent avait conclu que M. LIN n’avait pas respecté son obligation de résidence. Le 28 septembre 2015, la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a cassé la décision de l’agent et conclu que M. LIN n’avait pas perdu son statut de résident permanent. La question qui est examinée dans la présente instance peut avoir été abordée dans le cadre de l’appel devant la SAI, mais la question principale était la décision de la Mission de refuser la délivrance d’un titre de voyage à M. LIN à la suite d’une demande faite antérieurement en raison de son non‑respect allégué de l’obligation de résidence. Il est ici question de fausses déclarations dans une demande de carte de résident permanent, et il n’y a pas eu de rapport rédigé au titre de l’article 44 aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) avant l’appel. Que M. LIN ait ou non respecté l’obligation de résidence ou rempli les conditions applicables à l’une des options relatives à l’obligation de résidence, le fait est qu’il a présenté un historique de voyages mensonger dans sa demande de carte de résident permanent datée du 23 mars 2013.

[8]  Dans le cas de M. Zhou, l’argument relatif à l’abus de procédure a été rejeté parce que le déféré du dossier pour fausse déclaration n’a eu lieu qu’en 2016, après le parachèvement de l’enquête criminelle de l’ASFC sur M. Wang, tandis que l’affaire relative à l’obligation de résidence remontait à 2011 (voir le DCT dans le dossier IMM‑1061‑18, à la page 650).

[9]  La norme de contrôle qui s’applique dans ces affaires oblige la Cour à apprécier le caractère raisonnable des [traduction« opinions » que se sont faites respectivement l’agent et le délégué du ministre (le délégué) en ce qui a trait à l’interdiction de territoire au titre des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR, opinions selon lesquelles il y avait lieu de déférer ces dossiers à la SI pour fins d’enquête : voir la décision Faci c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, au paragraphe 28, [2011] ACF no 893. 

[10]  Les opinions visées par le contrôle ne constituent manifestement pas des décisions comme on l’entend généralement, parce que, au‑delà du simple renvoi du dossier à la SI pour un examen plus poussé, aucune conclusion déterminante à l’égard des faits et du droit n’est tirée. Ces opinions ne sont rien de plus qu’une croyance, fondée sur des éléments de preuve, selon laquelle les circonstances, telles qu’elles sont présentées, suffisent pour justifier la tenue d’une enquête plus officielle et rendre une décision. Une opinion, dans ce contexte, s’apparente à la formation d’une croyance à première vue, du genre de celle qui est décrite dans l’arrêt Kindler c MacDonald, [1987] 3 CF 34 (CAF), au paragraphe 9, [1987] ACF n507, dans lequel il était statué qu’une décision relative à un renvoi ne nécessitait même pas une instruction sur dossier. Contrairement aux observations formulées par les demandeurs, la formation et l’expression d’une opinion aux termes de l’article 44 n’équivaut pas à une conclusion de fausse représentation tirée à l’égard d’une tentative d’obtenir un statut au titre de la LIPR. Nul n’obtient ni ne perd un statut aux termes du processus de renvoi visé aux paragraphes 44(1) ou 44(2).

[11]  L’établissement d’un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR requiert uniquement que l’agent chargé du dossier se fasse une opinion à l’égard de la question de savoir si un résident permanent est interdit de territoire. Après s’être fait une telle opinion, l’agent peut produire un rapport établissant les faits pertinents. L’expression « peut établir » a été interprétée par la Cour comme comportant un certain pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de décider, dans certaines circonstances, de ne pas établir un tel rapport : voir la décision Hernandez c Canada, 2005 CF 429, [2005] ACF no 533. C’est probablement en raison de cette latitude qu’il est devenu coutumier que l’agent demande à l’intéressé de présenter des observations contre le renvoi de son dossier au délégué du ministre. En fait, l’ASFC utilise un formulaire de demande type invitant l’intéressé à aborder plusieurs facteurs, comme l’âge; la durée de résidence au Canada; la provenance du soutien familial et les responsabilités à cet égard, les conditions dans le pays d’origine, le degré d’établissement; les antécédents criminels; les antécédents en matière de non‑respect des conditions et l’attitude actuelle (voir le DCT dans l’affaire IMM‑2023‑18, à la page 432). Cette approche respecte l’obligation d’équité procédurale qui a été reconnue dans certaines décisions rendues par notre Cour, et suivant laquelle l’agent doit solliciter les observations des parties intéressées.

[12]  Si, après avoir reçu les observations de l’intéressé, l’agent n’est pas convaincu qu’il convient de déférer le dossier, un rapport sur les faits saillants est envoyé au délégué pour fins d’examen. Conformément au paragraphe44(2), si le délégué du ministre estime que le rapport est bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la SI pour enquête. Ici encore, le terme « peut » est utilisé. La formulation offre vraisemblablement, dans une certaine mesure, la latitude de ne pas renvoyer l’affaire à la SI. Sauf dans des circonstances limitées, qui ne s’appliquent pas aux présents dossiers, le délégué n’est pas autorisé à prendre une mesure de renvoi. Une fois que le dossier est déféré à la SI, le processus devient alors quasi‑judiciaire, et comprend le droit à une audience. Contrairement au libellé de l’article 44 de la LIPR, l’article 45 oblige la SI à rendre une décision quant à l’admissibilité. La SI a plusieurs options, y compris le pouvoir de reconnaître au résident permanent le droit d’entrer au Canada, ou celui de « prendre la mesure de renvoi applicable ». Si la SI prend une mesure de renvoi, elle doit être « convaincue » que le résident permanent est interdit de territoire. Dans de tels cas où la SI prend une mesure de renvoi, il existe un droit d’appel devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI). Contrairement à la SI, la SAI a le pouvoir discrétionnaire d’exempter de l’application d’une règle pour des motifs d’ordre humanitaire.  

[13]  Les demandeurs soutiennent que, en ce qui les concerne, l’agent et le délégué étaient tenus de se pencher sur la validité de leurs arguments relatifs à un abus de procédure allégué, de même que sur leur degré respectif de complicité dans les activités frauduleuses de M. Wang. Ils devaient aussi examiner la question de savoir si, suivant une interprétation correcte de la LIPR, de fausses déclarations faites dans le but d’appuyer une demande de renouvellement de la carte de résident permanent peuvent justifier une conclusion d’interdiction de territoire fondée sur l’article 40. Entre autres arguments, les demandeurs soutiennent que, afin de pouvoir exercer comme il se doit le pouvoir discrétionnaire — prévu à l’article 44 de la LIPR — de ne pas déférer leur dossier, l’agent et le délégué doivent examiner et trancher ces questions complexes avant de rendre les opinions voulues. Cela est particulièrement vrai, selon les demandeurs, pour ce qui est d’apprécier les motifs d’ordre humanitaire qu’ils ont présentés, sans prêter serment, par l’intermédiaire de leur avocat (y compris les appréciations de la crédibilité) au sujet de ce qu’ils savaient de l’inconduite de M. Wong et de leur complicité à cet égard. En dépit du fait que les demandeurs semblent accepter qu’il est possible de conclure à de fausses déclarations en l’absence d’intention frauduleuse, ils soutiennent que le degré de culpabilité reste un facteur pertinent aux fins de l’exercice du pouvoir discrétionnaire à l’égard des motifs d’ordre humanitaire : voir le mémoire du demandeur dans le dossier IMM‑3358‑18, aux paragraphes 76 et 78.

[14]  Je soulignerai d’abord que les arguments susmentionnés avancés par les demandeurs soulèvent des questions complexes de droit et de preuve qui ne sauraient être abordées comme il se doit dans le cadre du processus envisagé par les paragraphes 44(1) et 44(2). Bien qu’il soit devenu chose courante que d’inviter les personnes visées par ces dispositions à présenter des observations d’ordre humanitaire, et parfois de les convoquer à une entrevue, ces deux dispositions ne prévoient aucun moyen, pour l’agent ou le délégué, de contester ou de soupeser efficacement les éléments de preuve. 

[15]  La thèse voulant que l’agent ou le délégué ait la capacité, voire la responsabilité, d’apprécier le niveau de culpabilité individuelle des demandeurs est insoutenable, au plan pratique comme juridique. Il en va de même pour l’argument selon lequel, en se formant les opinions voulues, l’agent et le délégué auraient dû examiner si une présentation erronée des faits dans le contexte d’une demande de renouvellement de carte de résident permanent pourrait jamais constituer de fausses déclarations susceptibles de donner lieu à des conclusions d’interdiction de territoire et si, dans deux des cas, il y avait eu abus de procédure. L’instance manifeste où faire valoir de tels arguments est la SI et, s’il y a lieu, la SAI, qui est dotée de processus décisionnels et qui est habilitée à analyser dûment des éléments de preuve contradictoires et à examiner des questions juridiques complexes. J’ajouterais que la juge Ann Marie McDonald a catégoriquement rejeté, dans la décision Geng c Canada, 2017 CF 1155, 286 ACWS 3d 728, l’argument selon lequel on ne peut légalement conclure à une fausse déclaration si la fausse déclaration a été faite dans le cadre d’une demande pour l’obtention ou le renouvellement d’une carte de résident permanent.  

[16]  Au reste, ni l’agent ni le délégué ne sont autorisés à tirer des conclusions de fait ou de droit et ne sont tenus de le faire. Ils procèdent à un examen sommaire du dossier dont ils sont saisis et, à partir de celui‑ci, ils expriment une opinion non exécutoire sur une potentielle interdiction de territoire. Il n’y a là rien de plus qu’une simple démarche de présélection qui enclenche un processus décisionnel. C’est à l’étape de la décision que les questions controversées de droit et de preuve peuvent être appréciées et réglées. Comme l’a statué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 aux paragraphes 47 et 48, [2007] 1 RCF 409, le processus de renvoi ne vise que l’appréciation des faits qui peuvent être facilement et objectivement vérifiés au niveau de l’enquête. Une appréciation longue et détaillée des questions qui peuvent être dûment appréciées et réglées dans des procédures ultérieures n’est pas nécessaire. Lorsqu’il existe un quelconque pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer l’affaire à la SI, il incombe à l’agent et au délégué de déterminer la façon dont ce pouvoir sera exercé, de même que les éléments de preuve qui seront utilisés à cet effet. C’est ce qu’a affirmé le juge James Russell dans la décision Faci, précitée, au paragraphe 63 :

[63]  La jurisprudence de notre Cour indique clairement que, pour décider si la tenue d’une enquête doit être recommandée, le représentant du ministre a le pouvoir discrétionnaire, et non l’obligation, de prendre en considération les facteurs énoncés dans l’ENF 6. Voir la décision Lee, précitée, au paragraphe 44; Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, aux paragraphes 22 et 23. Dans la présente affaire, la représentante du ministre a conclu à juste titre qu’il n’y avait pas lieu de considérer la situation dans le pays d’origine à cette étape du processus parce qu’une évaluation des risques devrait être faite avant que le demandeur ne puisse être renvoyé.

[17]  Bien que dans l’arrêt Cha, précité, la Cour ait pris soin de limiter l’application de ses motifs aux affaires concernant des étrangers, je ne puis trouver de fondement rationnel justifiant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire visé à l’article 44 soit exercé de manière plus importante et libérale à l’égard des résidents permanents. J’admets que des exigences plus strictes en matière d’application régulière de la loi puissent s’appliquer aux résidents permanents, compte tenu du fait qu’ils risquent de perdre leur statut de résident permanent. Toutefois, contrairement à certaines dispositions de la LIPR qui accordent des droits substantiels plus importants aux résidents permanents, l’article 44 traite les étrangers et les résidents permanents de la même façon. Par conséquent, quel que soit le motif d’interdiction de territoire, le pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer le dossier à la SI est le même pour les deux catégories.

[18]  La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, 274 ACWS 3d 382, renseigne également quant à l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont disposent l’agent et le délégué dans l’exercice de leurs pouvoirs au titre de l’article 44. Monsieur Sharma était un résident permanent qui s’exposait à une enquête pour motif de grande criminalité. La Cour a reconnu que l’agent et le délégué semblaient avoir « une certaine latitude pour ce qui est de décider s’il convient ou non de rédiger un rapport d’interdiction de territoire », mais que leur pouvoir discrétionnaire était « très restreint » à l’égard des étrangers comme des résidents permanents. Sinon pour faire observer qu’un résident permanent pourrait avoir droit à « un degré quelque peu supérieur de droits de participation », la décision n’établit pas un pouvoir discrétionnaire de fond plus généreux pour cette classe de résidents. En fait, la Cour a appliqué à M. Sharma le raisonnement propre à la sécurité énoncé dans sa décision antérieure dans l’arrêt Cha, précité, en statuant qu’il s’appliquait avec une force égale aux étrangers comme aux résidents permanents  (voir le paragraphe 23). La décision décrivait l’objet très limité du processus visé à l’article 44 en ces termes :

[33]  L’examen des décisions mettant en cause des recommandations formulées avant l’avis de danger pour le public ou l’avis de risque intérieur que déclenche une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire montre que ces décisions sont de nature différente et ne peuvent pas être comparées au rapport et au renvoi qu’envisagent les paragraphes 44(1) et (2). Je conviens avec l’intimé que le rapport d’interdiction de territoire et les faits marquants de l’affaire ressemblent davantage à des documents pro forma, dont l’objet essentiel est d’énumérer des informations pertinentes extraites du dossier (à propos de la déclaration de culpabilité au criminel et des faits objectifs connexes) ainsi que de justifier brièvement les mesures prises et la recommandation formulée par l’agente. Ces éléments se distinguent nettement d’une revue de recommandations formulées dans le contexte d’un avis de danger pour le public et d’un avis de risque intérieur, qui ressemblent davantage à des outils de plaidoyer.

[37]  […] Toutefois, comme il a été mentionné plus tôt, les décisions d’établir un rapport et de le renvoyer à la SI sont de nature administrative, et ne mènent à aucun changement au statut de l’appelant. Seule la SI peut prendre une mesure de renvoi en l’espèce, et l’appelant peut se prévaloir d’un certain nombre d’autres recours avant d’être effectivement renvoyé du pays (demandes en vue de soumettre à un contrôle judiciaire le rapport, le renvoi et les décisions de la SI, une évaluation de risques avant renvoi, de même qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire).

[19]  De toute évidence, la Cour n’était pas sensible au genre d’arguments avancés par les demandeurs en l’espèce, selon lesquels le processus de renvoi au titre de l’article 44 comporte une obligation de régler des questions complexes de preuve et de crédibilité, ou d’apprécier des questions de droit allant au-delà de se faire une simple opinion quant à savoir si une personne est ou non interdite de territoire. 

[20]  Pour ces raisons, je conclus que l’étendue du pouvoir discrétionnaire pouvant être exercé à l’égard des demandeurs en l’espèce n’est pas plus grande que celle décrite dans l’arrêt Cha, précité, c’est‑à‑dire que les circonstances aggravantes et les circonstances atténuantes contestées n’entrent pas en ligne de compte. Il est loisible à l’agent et au délégué de réfléchir à des faits « clairs et ne prêtant pas à controverse » concernant les motifs d’interdiction de territoire, et vraisemblablement de prendre en compte des observations sur ceux‑ci. Mais l’obligation légale ne va pas plus loin.

[21]  Il incombe donc à la SI de rendre une décision quant à l’interdiction de territoire, suivie, dans certains cas, y compris les présents, d’un nouvel appel devant la SAI où pourra avoir lieu un examen de tous les motifs d’ordre humanitaire.

[22]  Les avocats des demandeurs ont soutenu qu’il est peu probable que la SI prenne des mesures spéciales à leur égard, parce que son pouvoir ne comprend pas la résolution des questions qu’ils ont soulevées auprès de l’agent et du délégué. Toutefois, cet argument restreint indûment la compétence de la SI. Par exemple, s’il peut être établi que les personnes à charge mineures, Si Yi Yin et Si Man Yin, n’étaient pas responsables de leur demande et ignoraient ce qui se passait, il est permis de croire qu’une conclusion de fausse déclaration ne pourrait alors pas être tirée à leur encontre : voir la décision Sidhu c Canada, 2019 CAF 169, au paragraphe 71. De même, si un demandeur peut établir qu’il a pris toutes les précautions possibles pour prévenir la perpétration d’une fraude, une conclusion d’interdiction de territoire peut ne pas être possible. L’autre argument d’interprétation législative des demandeurs — aussi complexe soit‑il — peut également être soumis à l’examen de la SI. Si les faits qui se sont déroulés en l’espèce ne peuvent être assimilés à une fausse déclaration au titre de l’article 40, il incomberait manifestement à la SI de trancher. L’on peut également soutenir que la SI peut prendre en compte un argument d’abus de procédure fondé sur l’affirmation que, dans au moins deux de ces cas, l’ASFC a tenté injustement de scinder son dossier d’enquête en deux (c.‑à‑d. résidence, puis fausse déclaration). Le seul recours dont ne pourraient pas disposer les demandeurs devant la SI serait la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, mais ils pourraient invoquer ceux‑ci devant la SAI. 

[23]  Je ferai une autre observation au sujet de l’approche des demandeurs à l’égard du processus prévu à l’article 44. Aucun des demandeurs n’a fourni de preuve sous serment qu’il savait ce que M. Wang faisait en leur nom. La seule « preuve » d’absence de complicité fournie à l’agent provenait des représentations — non corroborées — des avocats des demandeurs. Il semble invraisemblable qu’on eût besoin de M. Wang pour le simple renouvellement des cartes de résident permanent des demandeurs. Bien que le renouvellement puisse ne pas dépendre du respect de l’obligation de résidence minimale, une représentation véridique du temps passé au Canada aurait pu déclencher une enquête sur la résidence et entraîner la perte du statut. Cette préoccupation était plus susceptible d’avoir été à l’origine du mandat confié à M. Wang par les demandeurs que le simple renouvellement de leur carte de résident permanent. Quoi qu’il en soit, il n’était pas déraisonnable que le délégué renvoie ces arguments complexes de preuve et de droit à la SI.  De plus, quelle que soit l’étendue du pouvoir discrétionnaire, faute d’une corroboration sous serment, les attestations d’innocence des demandeurs ne méritaient que peu de poids, voire aucun.

[24]  Pour les motifs énoncés plus haut, je suis convaincu que les décisions de renvoyer ces affaires à la SI étaient raisonnables et ont été prises conformément au pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 44 de la LIPR. Les présentes demandes sont par conséquent rejetées.

[25]  Les demandeurs ont proposé la certification de neuf questions. J’estime cependant qu’une seule question est appropriée ou nécessaire. En ce qui a trait à l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 44 de renvoyer devant la SI une affaire relative à un résident permanent, l’état du droit reste flou.  En fait, dans l’arrêt Sharma, précité, la Cour d’appel a statué que cette question serait tranchée à une autre occasion. Les présentes affaires sont peut‑être celles qui se prêtent à une clarification du droit sur ce point. Je certifierai donc la question suivante : 

Quelle est la portée du pouvoir discrétionnaire, conféré par l’article 44 de la LIPR, de déférer le dossier d’un résident permanent à la Section de l’immigration à des fins d’enquête pour fausse déclaration aux termes de l’article 40? Ledit pouvoir discrétionnaire a‑t‑il été exercé correctement dans les dossiers en l’espèce?


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM‑1061‑18, IMM‑2023‑18, IMM‑3358‑18

ET IMM‑3629‑18

LA COUR STATUE que les présentes demandes de contrôle judiciaire sont rejetées. 

LA COUR STATUE ÉGALEMENT que la question suivante est certifiée :

Quelle est la portée du pouvoir discrétionnaire, conféré par l’article 44 de la LIPR, de déférer le dossier d’un résident permanent à la Section de l’immigration à des fins d’enquête pour fausse déclaration aux termes de l’article 40? Ledit pouvoir discrétionnaire a‑t‑il été exercé correctement dans les dossiers en l’espèce?

 « R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour d’août 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIERS :

IMM‑1061‑18

IMM‑2023‑18

IMM‑3358‑18

IMM‑3629‑18

 

INTITULÉ :

LIN ET AL. c  LE MSPPC

YIN ET AL c LE  MSPPC

YIN c LE MSPPC

REN c LE MSPPC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 21 ET 22 MAI 2019

 

JUGeMENT ET mOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Lawrence Wong

Wennie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawrence Wong & Associates

Avocats

Richmond (C.‑B.)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ont.)

 

pour le défendeur

 

 

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