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Date : 20190524


Dossier : IMM-4245-18

Référence : 2019 CF 736

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2019

En présence de monsieur le juge Bell

 

ENTRE :

FATIH SOLMAZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT   ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Fatih Solmaz [M. Solmaz], le demandeur, conteste, par voie de contrôle judiciaire, une décision rendue le 7 août 2018 par la Section d’appel de l’immigration [SAI] dans laquelle la SAI a confirmé que M. Solmaz est interdit de territoire canadien pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la  Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 [LIPR]  et a refusé de surseoir à une mesure de renvoi émise à l’encontre du demandeur le 12 février 2013. Pour les motifs qui suivent,  j’accorde la demande de contrôle judiciaire.

II.  Les faits pertinents

[2]  Les faits pertinents sont simples et largement non-contestés.  Les faits admis en preuve devant la SAI sont complexes, certains sont contestés par M. Solmaz et, généralement, la preuve admise est hautement préjudiciable à l’encontre de M. Solmaz. Je ferai de mon mieux afin d’être juste dans mon appréciation des faits par la SAI puisque ce n’est pas mon rôle de réévaluer les faits (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, 2009 CSC 12, au para.  61).

[3]  M. Solmaz est un citoyen turc de 37 ans. Il a une fille de citoyenneté canadienne avec son ex-épouse. Il est également père d’un nouveau-né avec sa présente épouse. Il est devenu résident permanent du Canada en mars 2005. Il réside donc au Canada depuis treize (13) ans. Le 18 décembre 2008, une cour a déclaré M. Solmaz coupable de possession d’un gramme de cocaïne en vue d’en faire le trafic. Cette infraction criminelle est punissable d’un emprisonnement à perpétuité en vertu de l’alinéa 5(3)a) de la Loi Réglementant Certaines Drogues et Autres Substance, L.C. 1996, chap. 19.  M. Solmaz, a purgé une peine de détention préventive de six mois et a été assujetti à une ordonnance de probation de 12 mois assortie d’une ordonnance d’interdiction obligatoire de possession d’armes à feu. Plus de quatre ans après sa condamnation, le 12 février 2013, la Section d’immigration a émis à M. Solmaz une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 45(d) de la LIPR, concluant qu’il est interdit de territoire pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. M. Solmaz a porté appel de cette mesure devant la SAI. Je note ici que  le seul rapport préparé en vertu du paragraphe 44(1) et référé par le ministre en vertu du paragraphe 44(2) faisait uniquement référence à l’alinéa 36(1)a). L’alinéa 37(1)a) de la LIPR n’était mentionné nulle part dans ce rapport et il n’y a pas eu un autre rapport à cet effet.

[4]  Devant la SAI, M. Solmaz ne contestait pas la validité juridique de la mesure de renvoi signifiée en application de l’alinéa 36(1)a). Cependant, il demandait à la SAI d’exercer sa compétence discrétionnaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR pour conclure qu’il existe des motifs humanitaires qui justifieraient la prise de mesures spéciales. Quatre ans et 7 mois se sont écoulés depuis la mesure de renvoi, le 12 février 2013, avant que M. Solmaz ne soit convoqué pour une première audience devant la SAI, soit le 13 septembre 2017. À la suite de plusieurs ajournements, la SAI a rejeté l’appel le 7 août 2018, soit plus que dix ans après la commission de l’infraction pour laquelle il est interdit du territoire canadien. Le 25 septembre 2018, un agent du programme d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a suspendu la mesure de renvoi en vertu de l’article  232 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002-227.

[5]  Le 1er octobre 2018, M. Solmaz s’est marié avec, Salwa Haddadi, et le couple attendait la naissance de leur enfant au moment de l’audience devant cette Cour.  

III.  Décision en contrôle judiciaire

[6]  Dans sa décision, la SAI a pris en considération la liste de facteurs non exhaustifs établit dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, [2005] 1 R.C.F. 33, 2003 CAF 246, afin de déterminer s’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Les facteurs en questions sont les suivants : 1) la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de la mesure de renvoi ; 2) la possibilité de réadaptation ; 3) la période passée par l’appelant au Canada et son degré d’établissement ici ; 4) les conséquences que le renvoi de l’appelant du Canada aurait sur les membres de sa famille ; 5) le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais aussi de la collectivité ; et 6) l’importance des difficultés que pourrait connaitre l’appelant dans le pays cers lequel il sera vraisemblablement renvoyé.  Après avoir examiné chacun de ces facteurs, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire dans ce dossier. Vu que je considère que l’approche de la SAI en ce qui concerne la question de réadaptation était déraisonnable, j’ai l’intention de limiter mes observations à cet aspect de son analyse.  Il s’ensuit que mon analyse se limitera aussi à cette question.

A.  Possibilité de réadaptation

[7]  Pour ce qui est du deuxième critère soit, la possibilité de réadaptation, la SAI a conclu que la possibilité de réadaptation était faible vu la gravité de l’infraction, l’absence de remords, les multiples interactions entre le demandeur et la police ainsi que son association ou sa participation dans une organisation criminelle.

[8]  La SAI a porté une inférence négative quant au fait que le demandeur n’assumait pas sa part de responsabilité dans l’infraction qui a mené à sa culpabilité. En effet, il essayait de mettre  la faute sur son ex-copine disant qu’il était possible que les drogues appartenaient à cette dernière.  Selon la SAI, une telle affirmation lui faisait perdre sa crédibilité après avoir exprimé ses remords.

[9]  Aussi, la SAI a considéré le passé criminel du demandeur, qui comprend plusieurs accusations criminelles pour lesquelles il n’a pas été condamné. Entre autres, une accusation de violence conjugale envers son ex-épouse; des épisodes de violence impliquant un couteau et une arme à feu; et une crise de jalousie qui aurait conduit le demandeur à proférer des menaces envers la famille de son ex-épouse et la famille du fiancé de son ex-épouse. Lorsque le demandeur a eu l’occasion d’expliquer ces événements passés, il maintenait ne pas se souvenir de certains de ces événements et lorsqu’il se souvenait des autres événements, il était vague dans ses réponses. La SAI a conclu à un manque de crédibilité de la part du demandeur, soutenant que certains de ces événements seraient difficiles à oublier.

[10]  Également, la SAI a conclu, dans diverses parties de sa décision que M. Solmaz était soit membre ou avait des liens avec une organisation criminelle telle que définie dans l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Dans une partie de sa décision, la SAI a conclu que M. Solmaz était la tête dirigeante de cette organisation criminelle turque/kurde de Montréal. La SAI a déterminé que l’organisation dont fait partie M. Solmaz possède certaines caractéristiques d’une organisation criminelle soit, une structure établie, l’existence d’un chef, l’existence d’un territoire, la mise en place des personnes à des postes clés et l’existence d’activités lucratives.

[11]  De surcroit, la SAI a trouvé une incohérence qui a affecté la crédibilité du demandeur et qui a appuyé la thèse du ministère soutenant que M. Solmaz participait dans une organisation criminelle. En effet, la SAI a conclu que le style de vie que menait M. Solmaz ne concordait pas avec les revenus qu’il déclarait, le salaire étant relativement faible et le style de vie relativement élevé. Alors qu’il a déclaré des revenus relativement très faibles entre 2006 et 2015, même que certaines années il n’avait pas de revenu du tout, en 2011 il a acheté une maison de 360 000$ avec un prêt hypothécaire de 230 000$.  Il a aussi acheté une voiture de luxe et profitais de trois à quatre voyages à l’étranger par année. Lorsque confronté à ce paradoxe, le demandeur a répondu qu’il avait demandé plus d’heures de travail de son employeur. Il a également ajouté qu’il avait gagné une grosse somme au casino, sans toutefois déposer de documents corroborant cela. Selon la SAI, le manque de preuve pour supporter ses propos a nui sa crédibilité. 

IV.  Dispositions pertinentes

[12]  L’article 33, les alinéas 36(1)a), 37(1)a) et 67(1)c) ainsi que les paragraphes 44(1), 44(2), 45(d) et 68(1) de la LIPR sont les dispositions pertinentes et sont énoncés à l’annexe que comporte la présente décision.

V.  Question en litige

[13]  Même si les parties formulent la question en litige de diverses façons, je suis d’avis qu’il n’y a qu’une question à traiter par la Cour, c’est-à-dire : est-ce que la SAI était déraisonnable dans son traitement de l’appel, d’une part en recevant en preuve des accusations pour lesquelles M. Solmaz n’a pas été condamné ou qui ont été retirées ; et d’autre part, en recevant la preuve de la participation de M. Solmaz dans une organisation criminelle, en absence d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1) ou une référence en vertu du paragraphe 44(2) au motif de l’alinéa 37(1)a)?

VI.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[14]  L’état du droit quant aux pouvoirs discrétionnaires que confère la LIPR à la SAI, notamment à l’alinéa 67(1)c) et au paragraphe 68(1) de la LIPR, est clair et sans équivoque. Lorsque cette Cour examine une décision de la SAI portant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’octroi la LIPR à la SAI, la norme de la décision raisonnable est de mise (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, 2009 CSC 12, aux paras. 58 et 60 ; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, au para. 66). Ainsi, tel qu’il a été établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para. 47 [Dunsmuir], lorsque la norme de la décision raisonnable est de mise, la Cour en contrôle judiciaire doit faire preuve d’un haut degré de déférence. En vertu de cette norme de contrôle, la Cour ne peut s’ingérer que s’il y a un  manque de transparence ou d’intelligibilité ou si la décision n’appartient pas à « l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (Dunsmuir au para. 47).

B.  Est-ce que la décision de la SAI est déraisonnable dans les circonstances?

[15]  M. Solmaz fait valoir que, dans son analyse de la réadaptation, la SAI s’est fondée de façon erronée sur l’existence de plusieurs chefs d’accusation contre lesquels il a été acquitté ou qui ont été retirés. En effet, M. Solmaz prétend que la jurisprudence interdit à la SAI de faire référence aux infractions pour lesquelles il n’a pas été reconnu coupable ou qui ont été retirées. Il soutient que le simple fait d’avoir invoqué ces faits passés constitue une erreur susceptible de révision.

[16]  Le défendeur, quant à lui, prétend qu’on entend par réadaptation le risque de récidive (Thamber c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 177, au para. 16). Il prétend également qu’en déterminant le risque de récidive, la SAI a légitimement pris en considération d’autres dénonciations retirées ou allégations pour lesquelles M. Solmaz n’a pas été condamné.  La position du défendeur est que la prise en considération de ces accusations, qui n’ont pas abouti à des condamnations, est large.

[17]  Le point de départ pour mon analyse est l’article 33 de la LIPR qui se lit comme suit :

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

[18]   À l’article 33, le Parlement nous fournit une règle pour l’interprétation des articles 34, 35, 36 et 37. Les mots clés dans cet article sont les mots « sauf disposition contraire ». Une étude simple des articles 34, 35, 36 et 37 révèle que les mots « être déclaré coupable» ne sont pas mentionnés aux articles 34, 35 et 37.  Pour ces trois articles le fardeau à satisfaire est celui de motifs raisonnables de croire que les faits sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. À la lumière de la lecture de l’alinéa 36(1)a), afin d’invoquer la grande criminalité prévue à l’alinéa 36(1)a) il faut qu’il y ait eu condamnation. Au Canada une condamnation criminelle prévoit un fardeau de preuve qui diffère des motifs raisonnables de croire. Donc, l’alinéa 36(1)a) constitue la « disposition contraire » envisagée par l’article 33. En émettant cette conclusion, je m’appuie sur l’exception dans l’article 33, ainsi que sur la maxime d’interprétation des lois expressio unius est Exclusio Alterius qui est fréquemment utilisée à des fins d’interprétation législative. Cette maxime signifie que la mention de l’un implique l’exclusion de l’autre (voir : Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, [2018] 2 R.C.S. 293, 2018 CSC 32, au para. 282 ; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61, au para. 65). Le fardeau de « motifs raisonnables » a été expressément écarté de l’alinéa 36(1)a), mais inclus dans les articles 34, 35, et 37, ainsi que l’alinéa 36(1)c). En ce qui concerne l’interprétation de l’alinéa 36(1)c), voir l’alinéa 36(3)d).

[19]  Une fois que l’alinéa 36(1)a) s’applique, que les exigences sont remplies, est-ce que le ministre peut utiliser d’autres démêlés avec la justice en guise de preuve d’allégation de grande criminalité ? La jurisprudence de la Cour fédérale semble être claire sur ce point. Je considère, par exemple, les observations suivantes: « […] le fait d’invoquer l’accusation retirée, en elle-même, constitue une erreur susceptible de révision […] » (Hutchinson c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 441, au para. 24); le juge de Montigny, dans la décision Balan c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 691 au para. 21 soutient que l’on ne peut pas invoquer des accusations retirées ou pour lesquelles il n’y a pas eu de condamnations pour « […] établir la criminalité ou contester la crédibilité ou la moralité du demandeur […] »; et, dans la décision McAlpin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 au para. 7, le juge en chef Crampton soutient la position selon laquelle « les interactions avec la loi qui ne donnent pas lieu à des condamnations ne peuvent pas être invoquées pour étayer une conclusion d’antécédents criminels ».

[20]   Même devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section d’appel de l’immigration une logique semblable est appliquée, en ce qui concerne l’examen des facteurs Ribic. Dans Jones c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CanLII 86857 (CA CISR) au para. 14, le commissaire avance que:

 Au cours de l’audience, d’autres accusations portées contre l’appelant, qui ont depuis été retirées, ont été mentionnées. L’appelant n’a pas reconnu sa culpabilité à ces accusations, et le conseil du ministre a confirmé qu’aucun poids ne devrait leur être accordé puisqu’elles avaient été retirées. J’en conviens, et je n’ai pas tenu compte de ces accusations dans mes délibérations.  

[21]   La partie défenderesse prétend que la Cour d’appel fédérale prendre une position contraire dans  Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] 3 R.C.F. 198, 2006 CAF 326 au para. 50 où celle-ci avance qu’ :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne []

[22]  La décision Sittampalam peut être distinguée des faits en l’espèce dans plusieurs aspects. D’abord, M. Sittampalam a été le sujet d’un rapport en application de l’alinéa 27(1)a)  [mod. Par L.C. 1992, ch. 49, art.16(F)] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (abrogée) (l’ancienne loi), ainsi que d’un autre en application de l’alinéa 27(1)d) de l’ancienne loi.  L’alinéa 27(1)d) de l’ancienne loi est l’équivalent de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR actuelle qui traite  de la grande criminalité, alors que  l’alinéa 27(1)a) de l’ancienne loi traitait de crime organisé, qui est l’équivalent de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR actuelle. Dans la décision Sittampalam, il y avait deux rapports, un pour la criminalité et un autre pour le crime organisé.

[23]  De plus, n’oublions pas que la preuve d’une condamnation n’était pas nécessaire dans les circonstances de Sittampalam en ce qui concerne le deuxième rapport soit, l’alinéa 27(1)a). L’article 37 de la LIPR actuelle n’emporte pas non plus une telle exigence. Dans Sittampalam, le paragraphe 50 se trouve sous le titre « la preuve relative aux activités de criminalité organisée ». La preuve relative aux accusations retirées ou rejetées a été pertinente pour les fins de l’analyse de participation dans un gang ou une organisation criminelle. Ceci s’accorde au libellé de l’article 33 de la LIPR.  Les accusations non prouvées au-delà de tout doute raisonnable peuvent être utilisées pour établir les éléments nécessaires par rapport aux articles  34, 35, 37 et même l’alinéa 36(1)c). Je n’interprète pas Sittampalam comme disant que les faits qui sous-tendent des accusations retirées ou pour lesquelles une personne n’a pas été déclarée coupable peuvent être utilisées lorsqu’on traite un rapport basé seulement sur l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. 

[24]  Il y a un autre arrêt de la Cour d’appel fédérale qui mérite d’être prise en considération dans mon analyse.  Dans Balathavarajan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CAF 340,  la SAI avait maintenu l’expulsion du demandeur. L’affaire impliquait uniquement la question de criminalité en vertu de l’alinéa 27(1)d) de l’ancienne loi. En appel, le demandeur contestait l’utilisation qu’avait faite  la SAI de la preuve concernant sa participation dans les gangs et des aspects de son passé criminel pour déterminer sa capacité de « se réhabiliter ». La Cour d’appel a conclu que ces preuves ont été validement considérées par la SAI parce que celles-ci n’étaient pas admises dans le « but de trouver un autre motif d’interdiction de territoire ».   

[25]  Je considère que c’est très difficile de réconcilier les observations de la Cour d’appel fédérale dans Balathavarajan  avec la jurisprudence de la Cour fédérale. Il est impossible de distinguer Balathavarajan comme je l’ai fait avec Sittampalam. La seule distinction est que Balathavarajan a été décidé en vertu de l’ancienne loi avant que l’article 33 de la LIPR n’ait été promulgué. L’article 33 semble créer une exception qui impose une interprétation différente pour l’alinéa 36(1)a) par rapport aux autres articles soit, 34, 35 et 37.  En dépit de ces observations, le résultat de mon analyse reste le même vu l’instruction dans Balathavarajan que la SAI ne devrait pas essayer de trouver un autre motif d’interdiction de territoire. 

[26]  À la lumière de ces arrêts,  j’examine l’utilisation de la SAI des accusations retirées ou rejetées dans les circonstances en l’espèce, où il n’y avait qu’un seul rapport et référence en vertu de l’article 44, en application de 36(1)a). Je cite les extraits suivants de la décision de la SAI : 

[22] Il appert que l’infraction de la mesure de renvoi est la seule pour laquelle l’appelant a été condamné. Mais cette condamnation n’est pas la seule expérience de l’appelant avec le système de justice criminelle. Le ministre a déposé plusieurs éléments de preuve qui sous-tendent plusieurs accusations criminelles pour lesquelles il n’a pas été condamné. L’appelant a eu plusieurs interactions avec la police au cours des années.

[23] Le 6 juin 2007, l’appelant a été impliqué dans un événement avec son ex-épouse.  La preuve du ministre inclut les rapports de la police pour l’événement survenu au domicile de l’appelant et qui comprennent notamment la déposition de son ex-épouse qui relate avoir été agressé physiquement par l’appelant et avoir peur de lui. On y lit également qu’une voisine qui a téléphoné au 911 avait entendu des cris provenant de l’appartement et avait vu des traces de violence sur la plaignante. De même […] le père de l’ex-épouse […] a vu des traces de violence sur sa fille […] l’agent de police a aussi constaté plusieurs traces de violence. […] L’appelant a été accusé de voies de fait, mais la plainte a été retirée le 23 février 2009. Confronté à la preuve, l’appelant a nié quelque comportement violent de sa part […] L’appelant n’est pas crédible.

[24] En septembre 2007, l’appelant a été impliqué dans un autre événement avec son ex-épouse et les parents de cette dernière. La preuve du ministre inclut le rapport de la police qui a pris les dépositions des trois personnes impliquées et les trois déclarations. Un couteau de boucherie utilisé par l’appelant pour attaquer les plaignants a été saisi selon un rapport d’un juge de paix. […] L’appelant n’avait pas d’explications raisonnables à donner alors que les déclarations des trois témoins, prises de façon contemporaine aux événements, sont détaillées, et concordent sure de nombreux aspects. L’appelant n’est pas crédible.

[25] Le 31 janvier 2008, la police est intervenue à nouveau dans un événement impliquant cette fois-ci l’appelant et son beau-père, qui est aussi son oncle. La preuve du ministre inclut le rapport de police qui a pris la déposition. On y décrit que l’incident s’est déroulé dans un bar dans le cadre d’un conflit intra familial. […] L’histoire avait été inventée de A à Z selon l’appelant. Il n’avait pas d’explications raisonnables à offrir, à savoir pourquoi la victime aurait inventé cette histoire à la police. 

[26] Un autre incident impliquant l’appelant et son ex-épouse ainsi que des membres de son ex-belle-famille est survenu en avril 2010. Le rapport de police fait état de la déposition de deux personnes, l’ex-épouse et le père de celle-ci et leurs déclarations y sont annexées. […] Le 22 février 2011, l’appelant a été acquitté de trois chefs d’accusations d’avoir proféré des menaces de mort envers son ex-conjointe et les membres de sa famille. […] Il n’a pas donné sa version des faits, ni même donné quelque explication raisonnable que ce soit face aux déclarations détaillées des victimes. L’appelant n’est pas crédible.

[27]  M. Solmaz n’a pas été condamné d’une infraction par rapport aux quatre incidents énumérés aux paragraphes 23 à 26 de la décision de la SAI. Il est opportun de noter que trois des quatre incidents susmentionnés précèdent la condamnation pour possession de cocaïne qui a motivé l’avis de renvoi. À mon avis, la SAI a utilisé ces quatre incidents pour se convaincre de la grande criminalité de M. Solmaz et démontrer qu’il n’est pas crédible et manque de moralité.  De plus, contrairement à l’instruction de la Cour d’appel fédérale dans  Balathavarajan la SAI essayait, de mon avis, d’intégrer quatre autres motifs de criminalité pour supplanter l’interdiction de territoire.

[28]  En l’espèce, en se basant sur des accusations retirées et pour lesquelles M. Solmaz n’a été reconnu coupable, la SAI s’est conduite  de façon contraire à la LIPR et n’a pas respecté la jurisprudence actuelle. La décision est donc à mon avis inintelligible et déraisonnable.   

[29]  Je me tourne maintenant brièvement vers la question de la participation supposée de M. Solmaz dans une organisation criminelle. Le ministre a appelé deux agents de police du service de police de la ville de Montréal pour démontrer que M. Solmaz faisait partie d’une organisation criminelle dans le grand Montréal. Spécifiquement, la prétention est que M. Solmaz était membre d’une organisation criminelle turque/kurde qui vendait des drogues et commettait d’autres crimes pour appuyer le groupe Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce sujet  a occupé plusieurs jours d’audience devant la SAI et est responsable de plusieurs centaines de pages de témoignage et documents. M. Solmaz a nié toute participation dans une organisation criminelle.

[30]  Je ne me prononcerai pas sur les mérites des prétentions du ministre ni des conclusions de la SAI. Aussi, étant donné que M. Solmaz ne soulève pas qu’il y a eu bris de son droit à l’équité procédurale, je ne me prononcerai pas sur ce sujet. J’aborderai seulement sur la question qui découle des observations de la Cour d’appel fédérale dans  Balathavarajan. À la lumière de mes observations dans les paragraphes 10 et 11, ci-dessus, et le libellé de la décision de la SAI, c’est évident à mon avis, que la SAI, en absence d’un rapport en vertu du paragraphe  44(1) et une référence en vertu du paragraphe 44(2),  en application de l’alinéa 37(1)a),  était en train de créer un nouveau motif pour l’interdiction de territoire, c’est-à-dire,  que le demandeur est un membre d’une organisation criminelle.

[31]  Je suis de l’opinion que la décision est déraisonnable pour le simple motif que la SAI avait essayé de créer quatre nouveaux motifs pour interdiction de territoire sous l’alinéa 36(1)a) et un autre motif d’interdiction de territoire basé sur l’alinéa 37(1)a) en absence de rapport ou référence en vertu de l’article 44. Sur ce dernier point, je répète que le ministre dans Sittampalam avait préparé deux rapports citant différents motifs d’interdiction. Aussi, dans Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2004] 3 R.C.F. 301, le ministre avait intégré deux motifs soit, la criminalité et le fait d’être membre d’une organisation criminelle dans un seul rapport. Voir aussi la décision Demaria v. Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 489, où deux rapports en vertu de l’article 44 avaient été préparés pour justifier la mesure de renvoi prise contre le demandeur dans ce dossier.

[32]  De surcroit, en absence d’un rapport et une référence en vertu de l’article 44 de la LIPR, en application de l’alinéa 37(1)a), la SAI semble avoir présumé qu’il se dotait de la compétence de traiter la question de la participation de M. Solmaz dans une organisation criminelle.  Cette compétence est née, apparemment,  parce que M. Solmaz avait demandé une mesure spéciale fondée sur les considérations d’ordre humanitaires : voir les paras 63(2) et 68(1) de la LIPR. Je considère que cette présomption de la part de la SAI démontre un manque de transparence envers M. Solmaz. Je suis d’opinion que si un résident permanent ne fait pas face à une interdiction de territoire pour un motif particulier, ce motif ne devrait pas être soulevé contre lui pour la première fois devant la SAI. Si la SAI a la compétence d’élargir la portée de son enquête aux autres motifs d’interdiction chaque fois qu’un appelant soulève des motifs d’ordres humanitaires, les appelants feront toujours une plongée vers l’inconnu lorsqu’ils demandent des recours spéciaux.

[33]  Pour tous ces motifs, je conclus que le processus n’était pas transparent ni intelligible et que la décision n’était pas dans les possibilités raisonnables, tel que nous instruit Dunsmuir.

VII.  Conclusions

[34]  La décision de la SAI du 7 août 2018 est déraisonnable. Dans les circonstances, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être accordée. D’une part, à cause de la divergence entre la jurisprudence de la cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale.  Et d’autre part, sur base du précédent établi par la Cour d’appel fédérale qui interdit à la SAI de fouiller pour des nouveaux motifs d’interdiction de territoire autres que les motifs énumérés dans le rapport et la référence en vertu de l’article 44 de la LIPR. À la lumière de ces observations, je considère que les questions suivantes devraient être certifiées pour considération par la Cour d’appel fédérale:

1. Est-ce que la SAI peut prendre en considération les faits qui sous-tendent des allégations criminelles pour lesquelles l’individu interdit de territoire n’a pas été condamné, lorsqu’elle exerce sa discrétion en vertu de l’alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR?

 2. Est-ce que la SAI peut prendre en considération les faits qui démontrent que l’appelant est membre d’une organisation criminelle comme prévu par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR lorsqu’elle exerce sa discrétion en vertu de l’alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR, si le seul rapport et référence en vertu de l’article 44 de la LIPR à l’égard de la personne interdite de territoire, se base uniquement sur la grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR?


JUGEMENT dans le IMM-4245-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire du M. Solmaz est accordée et ordonne que sa demande de mesures spéciales soit renvoyée devant un(e) autre membre de la SAI pour une nouvelle détermination. De plus, je certifie les questions suivantes pour considération par la Cour d’appel fédérale :

  1. Est-ce que la SAI peut prendre en considération les faits qui sous-tendent des allégations criminelles pour lesquelles l’individu interdit de territoire n’a pas été condamné, lorsqu’elle exerce sa discrétion en vertu de l’alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR?

  2. Est-ce que la SAI peut prendre en considération les faits qui démontrent que l’appelant est membre d’une organisation criminelle comme prévu par l’alinéa 37(1)a) de la LIPR lorsqu’elle exerce sa discrétion en vertu de l’alinéa 67(1)c) et paragraphe 68(1) de la LIPR, si le seul rapport et référence en vertu de l’article 44 de la LIPR à l’égard de la personne interdite de territoire, se base uniquement sur la grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR?

« B. Richard Bell »

Juge


ANNEXE

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Grande criminalité

Serious criminality

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

  a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

  (a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

Activités de criminalité organisée

Organized criminality

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

  a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

  (a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

44 (2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44 (2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

Décision

Decision

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :

45 The Immigration Division, at the conclusion of an admissibility hearing, shall make one of the following decisions:

[…]

[…]

  d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

 

  (d) make the applicable removal order against a foreign national who has not been authorized to enter Canada, if it is not satisfied that the foreign national is not inadmissible, or against a foreign national who has been authorized to enter Canada or a permanent resident, if it is satisfied that the foreign national or the permanent resident is inadmissible.

Fondement de l’appel

Appeal allowed

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

[…]

[…]

  c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

  (c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

Sursis

Removal order stayed

68 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68 (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4245-18

 

INTITULÉ :

FATIH SOLMAZ c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 février 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mai 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Cliche Rivard

 

Pour le demandeur

 

Me Michel Pépin

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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