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Date : 20190705


Dossier : IMM-5856-18

Référence : 2019 CF 894

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

GERRY MAKOMENA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande contrôle judiciaire de l’avis du ministre donné conformément à l’alinéa 115(2)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi]. La demande de contrôle judiciaire est quant à elle présentée aux termes de l’article 72 de la Loi.

[2]  M. Makomena est entré au Canada le 8 décembre 1998. Il a immédiatement demandé l’asile à la suite du traitement qu’il avait subi dans les semaines précédentes dans son pays d’origine, la République démocratique du Congo. Le statut de réfugié lui était conféré le 8 juin 1999. Quelques mois plus tard, il demandait la résidence permanente au Canada, mais il ne devait jamais l’obtenir. Il ferait maintenant face aux conséquences de l’avis donné en vertu de l’alinéa 115(2)(a) si celui-ci est maintenu.

I.  Les dispositions législatives

[3]  M. Makomena s’est reconnu coupable à trois reprises au cours de ses années passées au Canada d’infractions criminelles qui sont toutes punissables par au moins dix années de pénitencier. Ce genre d’infraction emporte interdiction de territoire pour grande criminalité. C’est le paragraphe 36(1) de la Loi qui le prévoit :

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1)  A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

[…]

[4]  Malgré qu’une personne ait bénéficié du statut de réfugié, il est possible de retourner cette personne à son pays de nationalité si le ministre conclut que cette personne constitue un danger pour le public au Canada lorsque ce réfugié est interdit de territoire pour grande criminalité. Ce sont les paragraphes 115(1) et 115(2) de la Loi qui sont pertinents en notre espèce. Ils se lisent de la façon suivante :

115 (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

115 (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada; or

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

La grande criminalité ne suffit pas. Il faut en plus que le ministre soit d’avis que la personne est un danger pour le public.

[5]  Le ministre, après avoir donné avis au demandeur de son intention de considérer donner un avis en vertu de la l’alinéa 115(2)(a) et avoir reçu des soumissions de la part de M. Makomena, a effectivement donné par la voie de son délégué ledit avis le 31 août 2018.

[6]  La décision, d’entrée de jeu, rappelle que la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention] prévoit la possibilité de refoulement de réfugiés. C’est le paragraphe 33(2) qui en dispose :

2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu'il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.

2. The benefit of the present provision may not, however, be claimed by a refugee whom there are reasonable grounds for regarding as a danger to the security of the country in which he is, or who, having been convicted by a final judgment of a particularly serious crime, constitutes a danger to the community of that country.

De toute façon, c’est le texte de la disposition canadienne qui fait l’objet d’interprétation et d’application à l’espèce.

II.  Les faits

[7]  Les infractions de grande criminalité qui emportent dans le cas de M. Makomena son interdiction de territoire ont été commises en trois temps. D’abord, des infractions ont été commises à Montréal les 1er et 3 août 2000. Ainsi, il s’est procuré des biens par fraude ou faux semblant à deux occasions. Une première fois, le 1er août, c’était pour un montant de 11 395$. Deux jours plus tard, c’était pour un montant de 5 256,54$. Il s’agit là d’infractions prévues aux alinéas 362(1)(b) et (3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. À chaque occasion, il utilisait un document qu’il savait contrefait, consistant en un permis de conduire au nom d’une personne qui n’est pas le demandeur, et il a cherché à ce que ce permis de conduire soit considéré comme authentique, commettant en cela l’infraction prévue à l’article 368(1)(a) et (c) du Code criminel.

[8]  Finalement, il s’est reconnu coupable d’utilisation d’une carte de crédit qu’il savait avoir été obtenue, fabriquée ou falsifiée par suite de la commission d’une infraction. Cela constitue une infraction aux alinéas 342(1)(c) et (e) du Code criminel. À l’égard de ces infractions, le demandeur a reconnu d’emblée faire partie d’une organisation congolaise dont le but était de se procurer des meubles pour eux-mêmes ou pour les revendre. Il avait alors indiqué avoir procédé à ces délits par stricte nécessité. Il ne connaissait pas la façon dont les coaccusés s’étaient procurés les cartes de crédit et le permis de conduire. Par ailleurs, c’est lui qui s’était présenté comme acheteur des biens auprès de deux entreprises différentes.

[9]  Dans un second temps, le demandeur s’est rendu coupable de possession de biens criminellement obtenus, cela constituant l’infraction prévue à l’alinéa 354(1)(a) du Code criminel. Dans ce cas, les infractions avaient été commises à Québec et consistaient en la possession de certificats cadeaux et divers autres objets dépassant une valeur de 5 000$ sachant que ces objets avaient été obtenus grâce à la perpétration au Canada d’une infraction punissable sur acte d’accusation. Du 22 janvier 2004 au 5 février 2004, M. Makomena se présentait aux Galeries de la Capitale pour y récupérer des certificats cadeaux qui avaient été achetés par cartes de crédit. Il était arrêté en février 2004 en compagnie de deux autres suspects. Les achats totalisaient quelque 17 000$ en certificats cadeaux.

[10]  Dans le cas des premières infractions commises à Montréal et Québec, la peine infligée était une peine de neuf mois d’emprisonnement avec sursis dans le premier cas, suivi d’une probation sans surveillance de deux ans, alors que pour la deuxième infraction, la peine avec sursis était de six mois, assortis d’une probation de deux ans, mais avec un dédommagement à hauteur de 2 000$ devant être payé.

[11]  La troisième infraction consistait en une fraude commise à Trois-Rivières entre le 2 octobre 2012 et le 23 janvier 2013 alors que par supercherie, mensonges ou autres moyens dolosifs, le demandeur avait frustré une agence de voyages d’une somme d’argent dépassant 5 000$. De plus, il s’est reconnu coupable d’avoir utilisé des données permettant l’utilisation d’une carte de crédit ou l’obtention de services liés à son utilisation. Il s’agit là d’une infraction prévue à l’alinéa 342(3)(a) du Code criminel. Pour cette dernière infraction cette fois, il a été condamné à l’emprisonnement. Ainsi, une peine de six mois moins un jour lui était infligée et une probation de trois ans avec un an sous surveillance était ajoutée à l’emprisonnement. De plus, un dédommagement de 3 000$ devait être payé à la victime de cette infraction.

[12]  M. Makomena a fait l’objet d’une mesure de renvoi suite à sa première condamnation qui avait emporté une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)(a) de la Loi. Un second rapport en vertu de l’article 44(1) de la Loi était constitué pour les infractions commises en 2005. Il s’ensuivait bien sûr que la demande de résidence permanente déposée en novembre 1999 était rejetée. Un troisième rapport en vertu de l’alinéa 44(1) était fait pour l’infraction commise en 2015, mais, cette fois, le ministre a choisi de prévenir M. Makomena de son intention de considérer l’avis en vertu de l’alinéa 115(2)(a) dès le 28 août 2017.

III.  La décision dont contrôle judiciaire est demandé

[13]  Comme on le voit à la seule lecture de l’article 115 de la Loi, le refoulement vers un pays où la personne risque la persécution au sens de l’article 96, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités pour la personne qui a la qualité de réfugié ou de personne à protéger n’est pas permis en droit canadien (comme en droit international d’ailleurs). M. Makomena s’est vu conférer le statut de réfugié en juin 1999. Il profite donc du paragraphe 115(1) de la Loi.

[14]  Mais le principe de non-refoulement a ses limites. Aussi prévu à la Loi, l’alinéa 115(2)a) requiert que deux conditions soient remplies pour que le principe de non-refoulement ne soit pas applicable. Il doit y avoir interdiction de territoire pour grande criminalité, ce qui est le cas ici, et que le ministre soit d’avis que la personne constitue un danger pour le public au Canada. La décision dont contrôle judiciaire est demandé porte sur cette question.

[15]  Le décideur ajoute à ce qui est requis par la Loi l’obligation provenant de la jurisprudence de considérer, dans la mesure où il en venait à la conclusion que M. Makomena constitue un danger pour le public au Canada, le risque qui perdure en République démocratique du Congo par rapport au danger qu’il pose s’il restait au Canada. Il s’agit d’un examen de la proportionnalité. Si le danger au Canada posé par la personne est plus grand que le risque auquel le demandeur est exposé dans son pays de nationalité, le demandeur peut alors être envoyé. Des préoccupations d’ordre humanitaire seront aussi considérées. Cette analyse surimposée au texte de l’article 115 de la Loi provient de l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, afin de ne pas contrevenir à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11).

[16]  Essentiellement, on a fait valoir devant le décideur les facteurs suivants : le type d’infractions commises par le demandeur qui sont sans violence, les peines imposées qui suggèrent une gravité très relative, les montants pour lesquels des marchands ont été floués et du fait que la dernière infraction remontait à cinq ans. On insiste sur l’évaluation criminologique du 22 décembre 2017 où on indique que l’incarcération de M. Makomena avait eu un effet sur lui. Le risque de récidive serait faible et le demandeur s’est réhabilité.

[17]  La question tourne évidemment autour de ce en quoi consiste « un danger pour le public au Canada ». Pour le décideur, il faut rechercher « s'il existe suffisamment de preuves pour prendre la décision qu’il est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public. » (décision, p. 9 de 17). S’appuyant sur Ramanathan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 834, le décideur convient que les crimes économiques ne sont pas exclus de l’application de l’article 115.

[18]  Le décideur considère que la concertation dans l’organisation des infractions augmente « le niveau de dangerosité du sujet » : on ne dit pas pourquoi. De plus, le décideur commente que les fraudes commises consistent en des montants importants ayant fait plusieurs victimes. Le décideur fait aussi grief au demandeur d’avoir récidivé une troisième fois, après avoir bénéficié de deux peines relativement clémentes avant de devoir purger une peine de prison. Ainsi, il ne se déclare pas satisfait qu’il y ait réhabilitation; pour lui, si le demandeur fait montre d’efforts maintenant, c’est à cause de sa crainte de renvoi du Canada. Le décideur conclut que le demandeur constitue un danger pour le public du Canada en ces termes :

Basé sur les preuves devant moi démontrant que les activités criminelles de M. Makomena étaient à la fois sérieuses et dangereuses pour le public, en plus de l’absence de preuve démontrant la réhabilitation ainsi qu’un risque significatif de récidive tel que démontrés [sic] précédemment, font en sorte que, selon la prépondérance des probabilités, je suis satisfait que monsieur Makomena représente actuellement et présentera ultérieurement un risque pour le public au Canada.

[Décision, p. 11 de 17.]

[19]  Le décideur examine ensuite le risque auquel le demandeur ferait face s’il devait retourner dans son pays de nationalité : y a-t-il risque de persécution, un risque pour sa vie ou un risque de torture ou de traitement (ou peine) cruel ou inusité?

[20]  M. Makomena avait hébergé une famille rwandaise à la fin des années 90, ce qui lui avait valu de grandes difficultés desquelles il s’était évadé pour éventuellement se retrouver au Canada. Pour le décideur, ces liens avec des Rwandais ne constituent plus un risque, 20 ans plus tard. Le fait que le père du demandeur ait eu des liens par ailleurs étroits avec le régime du Président Mobutu ne constitue plus un facteur de risque maintenant que celui-ci n’est plus au pouvoir. De fait, le demandeur n’est pas politisé et il ne semble pas avoir pris position contre le gouvernement en place.

[21]  Si on peut convenir que les Congolais qui rentrent au pays seront interrogés par les autorités locales, la preuve documentaire révèle que les Congolais revenant au pays ne sont pas l’objet de mauvais traitements. Un seul cas de détention (de moins de 24 heures) aurait été répertorié selon la preuve documentaire. Cela mène à la conclusion que M. Makomena n’a pas les caractéristiques personnelles pour être à risque pour sa sécurité. La preuve documentaire confirme cette conclusion.

[22]  Reste donc à considérer s’il y a des motifs d’ordre humanitaire pour éviter à M. Makomena un refoulement.

[23]  Le demandeur invoque la présence de sa fille née au Canada en 2000 de même que l’adoption de sa nièce. Mais cette situation est d’un poids relativement faible selon la Cour d’appel fédérale dans Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2018] 2 RCF 229, 2017 CAF 130 :

[74]  À la lumière de ce qui précède, je rejette la thèse de M. Lewis et de l’intervenante portant que la jurisprudence Kanthasamy exige qu’une véritable analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant soit entreprise avant qu’un parent de l’enfant puisse être renvoyé du Canada ou que l’intérêt supérieur de l’enfant doive l’emporter sur les autres considérations dans l’analyse. À mon avis, la jurisprudence Kanthasamy vise uniquement les décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire prises en vertu de l’article 25 de la LIPR et, même dans ces cas, n’impose pas que l’intérêt supérieur des enfants touchés constitue la considération prioritaire.

La relation avec la famille pourra continuer à distance. Les problèmes de santé (tension artérielle) et la détresse émotionnelle ne justifient pas d’éviter le renvoi. Cela fait conclure au décideur :

Compte tenu des activités criminelles de monsieur Makomena et de son niveau d’établissement moyen, je ne suis pas d’avis que la séparation de celui-ci d’avec les membres de sa famille proche, dont sa fille de 17 ans et de ses amis, supportent une mesure d’exception.

Ayant analysé la situation personnelle de monsieur Makomena, je considère qu’il n’y a pas suffisamment d'éléments de considérations humanitaires tels que le niveau d’établissement au Canada, tant social qu’économique, incluant l’intérêt supérieur de l’enfant, pouvant m’amener à conclure que son retour en République Démocratique du Congo devrait être empêché sur la base de la suffisance des considérations humanitaires.

[Décision, p. 16 de 17.]

[24]  Au final, le paragraphe 115(2) trouve application vu la grande criminalité et le danger que constitue le demandeur pour le public du Canada.

IV.  Norme de contrôle

[25]  La norme de contrôle applicable aux avis de danger a été reconnue à de nombreuses reprises comme étant la norme de la décision raisonnable (Cheikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 896 ; Reynosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1058 ; Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration) ; 2013 CF 231 ; Derisca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 524 ; Alkhalil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 976). Il en résulte que la Cour fait preuve de déférence face à la décision prise. Comme il est dit dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 2008 1 RCS 190 [Dunsmuir], la décision sous étude doit avoir les apanages de la raisonnabilité. Ainsi la raisonnabilité tiendra à la justification de la décision et à la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à ce que la décision appartienne aux issues possibles acceptables qui peuvent se justifier vu les faits et le droit.

[26]  À mon avis, face aux faits de l’espèce, la décision n’a pas les apanages voulus de la raisonnabilité. Ce n’est pas que le décideur, délégué du ministre, n’a pas suivi la grille d’analyse à appliquer dans les cas où un avis sur le danger posé par un réfugié doit être émis. L’arrêt Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 RCF 490 établit clairement le cadre d’analyse qui a été respecté en l’espèce :

(ii) les éléments de l’« avis de danger » délivré en vertu de l’alinéa 115(2)a)

[16]  Pour établir le caractère suffisant des motifs fournis par la déléguée en l’espèce, il y a lieu de commencer par  préciser  les  éléments de l’« avis de danger », et je souscris entièrement sur ce point à l’analyse qu’a faite le juge des demandes. Premièrement, l’alinéa 115(2)a) exige expressément que la personne protégée soit interdite de territoire pour grande criminalité. Il n’est pas contesté que les infractions qu’a commises M. Ragupathy entraînent son interdiction de territoire pour ce motif.

[17]  Deuxièmement, l’alinéa 115(2)a) énonce que pour pouvoir être expulsée, la personne protégée doit également constituer, selon le ministre, un danger pour le public. Cette décision est fondée sur les antécédents judiciaires de la personne concernée et prend en compte « un “danger présent ou futur” pour le public » : Thompson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1097 (1re inst.) (QL), au paragraphe 20. À cette étape de l’analyse, la tâche du délégué consiste à décider si la personne en cause constitue un danger pour le public, et non pas à se prononcer sur la gravité relative du danger qu’il représente par rapport au risque de persécution : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.), au paragraphe 147.

[18]  Si le délégué estime que la présence au Canada de la personne protégée ne constitue pas un danger pour le public, cela met fin à l’analyse qu’exige le paragraphe 115(2). La personne en question n’est pas visée par l’exception à l’interdiction du refoulement des personnes protégées, prévue au paragraphe 115(1), et elle ne peut donc pas être expulsée. Par contre, si le délégué estime que la personne constitue un danger pour le public, il doit alors évaluer si, et dans quelle mesure, la personne risquerait d’être persécutée, torturée ou de subir d’autres peines ou traitements inhumains si elle était renvoyée. À cette étape-ci, le délégué doit se prononcer sur la gravité du danger qu’entraîne la présence de la personne en question, dans le but de mettre en balance le risque et, apparemment, les autres circonstances d’ordre humanitaire, avec la gravité du danger que cette personne constituerait pour le public dans le cas où celle-ci demeurerait au Canada.

[19]  L’analyse du risque et la comparaison subséquente du danger et du risque ne sont pas expressément exigées par le paragraphe 115(2) qui parle uniquement de grande criminalité et de danger pour le public. Ces éléments ont en fait été ajoutés à l’avis relatif au danger pour le public, de façon à pouvoir décider si le renvoi de la personne protégée choquerait la conscience des Canadiens au point de violer le droit, garanti par l’article 7 à cette personne, de n’être privée de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), en particulier aux paragraphes 76 à 79 [de la Cour d’appel fédérale].

C’est plutôt qu’à l’étape initiale, après avoir simplement constaté que les infractions constituent des infractions pour lesquelles M. Makomena est interdit de territoire pour grande criminalité, il eut fallu établir raisonnablement qu’il constitue un danger présent ou futur pour le public. À mon avis, la réhabilitation du demandeur selon la preuve offerte requérait une explication qui n’est pas venue si elle doit être écartée. Il s’agissait là de l’élément central.

V.  Analyse

[27]  Le demandeur a soulevé trois arguments. D’abord, on se plaint que le rapport d’expertise criminologique a été pour ainsi dire ignoré. Ensuite, les crimes dont il est ici question ne sont pas des infractions suffisamment graves pour justifier un avis de danger selon la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale dans Nagalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153. Enfin, l’analyse des risques auxquels ferait face ce demandeur en cas de renvoi en République démocratique du Congo serait déraisonnable.

[28]  Ce sont les deux premiers arguments du demandeur qui, à mon sens, mènent à la conclusion que la décision est déraisonnable. L’analyse doit bien sûr commencer avec le sens à donner à l’expression « danger public ». L’arrêt Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.), [1997] 2 C.F. 646 [Williams] a fait jurisprudence. La Cour d’appel fédérale y définissait l’expression ainsi dans le contexte où on contestait constitutionnellement le texte pour cause d’imprécision :

29  […] Dans ce contexte, le sens de l'expression « danger pour le public » n'est pas un mystère: cette expression doit se rapporter à la possibilité qu'une personne ayant commis un crime grave dans le passé puisse sérieusement être considérée comme un récidiviste potentiel. Point n'est besoin de prouver--à vrai dire, on ne peut pas prouver--que cette personne récidivera. Selon moi, cette disposition oriente convenablement la pensée du ministre vers la question de savoir si, compte tenu de ce que le ministre sait de l'intéressé et des observations que l'intéressé a faites en son propre nom, le ministre peut sincèrement croire que l'intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public. […]

[J’ai souligné.]

On voit bien l’emphase mise sur la récidive. Il faut que le ministre puisse sérieusement conclure que la personne est considérée comme un risque potentiel. Il n’est pas clair à quoi référait le décideur lorsqu’il a transformé le test en l’existence de « suffisamment de preuves pour prendre la décision qu’il est un risque potentiel » (décision, p. 9 de 17). Quoi qu’il en soit, la décision devrait porter en bonne partie sur la récidive potentielle et l’expertise criminologique était au centre de la prétention que le risque de récidive était faible. Le décideur devait considérer cette preuve significative. Comme il a été dit dans la décision, qui a fait école, de Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 8667, 157 FTR 35 :

[17]  Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[J’ai souligné.]

La décision a reçu l’aval de la Cour fédérale d’appel (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, [2012] 1 RCF 257, au para 38) et de plusieurs autres cours.

[29]  Cette jurisprudence vieille de plus de 20 ans se marie parfaitement avec la jurisprudence depuis Dunsmuir. Comme il a été dit, une décision est raisonnable quand elle tombe parmi les issues possibles acceptables, mais aussi si elle satisfait au processus décisionnel qui doit être transparent et intelligible, là où on trouve une justification à la décision (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 RCS 80, au para 18). Ainsi, il est vrai qu’un tribunal administratif n’aura pas à référer à tous et chacun des éléments de preuve. Mais, lorsque de la preuve qui tend à contredire la conclusion à laquelle le décideur en arrive, sans que le désagrément du décideur avec celle-ci, ait été expliqué, une telle omission pourra être fatale. Le processus décisionnel ne peut plus être intelligible et transparent.

[30]  Je ne suis pas sans savoir que la perfection des motifs donnés n’est pas la règle à suivre (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses' Union] au para 18). Mais les motifs restent importants aux yeux de Dunsmuir. Dans Newfoundland and Labrador Nurses' Union, la Cour note bien que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (para 16). Si un élément important de preuve n’a pas été considéré, on ne voit pas comment la cour de révision peut conclure au caractère raisonnable.

[31]  Les cours de révision ont été invitées à lire les motifs en corrélation avec le résultat, allant même jusqu’à examiner le dossier. On lit dans Newfoundland and Labrador Nurses' Union :

[15]  La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

[32]  Les motifs peuvent être complétés là où ils seront insuffisants ou même là où ils sont inexistants, dans des circonstances particulières (Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5 ; Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 RCS 293, aux paras 51 à 56). Mais cela n’autorise pas la Cour à substituer ses motifs. Tout récemment, la Cour suprême marquait le point dans Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 [Lukács] :

[24]  L’obligation de porter une attention respectueuse aux motifs donnés ou aux motifs qui pourraient être donnés n’autorise pas une cour de révision à faire complètement abstraction des motifs existants et à y substituer les siens : Newfoundland Nurses, par. 12; Pathmanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 353, par. 28 (CanLII). Je suis d’accord avec la mise en garde suivante du juge Rothstein dans Alberta Teachers :

L’invitation à porter une attention respectueuse aux motifs « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » ne confère pas à la cour de justice le [traduction] « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » … [par. 54, citant Petro-Canada c. Workers’ Compensation Board (B.C.), 2009 BCCA 396 (CanLII), 276 B.C.A.C. 135, par. 53 et 56]

Autrement dit, bien qu’une cour de révision puisse compléter les motifs donnés au soutien d’une décision administrative, elle ne peut faire abstraction des motifs effectivement fournis ou les remplacer. Les motifs additionnels doivent compléter et non supplanter l’analyse de l’organisme administratif.

[33]  De fait, dans Lukács, la Cour endosse la décision dans Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, à son paragraphe 11 qui l’avait été déjà par la Cour d’appel fédérale dans Lloyd c Canada (Procureur Général), 2016 CAF 115 où on lit au paragraphe 24 :

[24]  À la lumière des conclusions de l'arbitre, même selon une application généreuse des principes de l'arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (CanLII), [2011] 3 R.C.S. 708, le fondement sur lequel la suspension de 40 jours était justifiée ne peut pas être discerné sans se livrer à la spéculation et à la rationalisation. Comme je l'ai fait remarquer dans la décision Komolafe c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2013 CF 431 (CanLII), au paragraphe 11 :

L'arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n'ont pas été donnés, ni ne l'autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C'est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l'arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n'ont pas été tirées. C'est appliquer la jurisprudence à l'envers. L'arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu'elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n'y a même pas de points sur la page.

[34]  Nous faisons face à la même difficulté en notre espèce. L’on ne saurait discerner quel est le traitement fait de la réhabilitation alléguée et appuyée d’un rapport d’expert. De fait, le rapport a été pour ainsi dire ignoré outre que d’en citer un paragraphe hors contexte.

[35]  Lorsqu’on lit l’évaluation criminologique, on ne peut que relever que la peine d’emprisonnement purgée pour le dernier crime commis en 2013 aura sévèrement secoué le demandeur. Si les deux peines avec sursis ont pu lui apparaître être des sinécures, cela n’aura pas été le cas pour la peine d’incarcération de six mois moins un jour. On peut lire du rapport à la page 7 :

Quant aux délits, monsieur précise les gestes posés par lui-même par rapport à ceux posés par les co-auteurs, mais pas de manière à minimiser les délits. Il ne présente pas de justification ni de rationalisation qui nous laisserait croire à la présence d’attitudes antisociales ou de valeurs pro-criminelles. Monsieur paraît surtout honteux d’avoir eu des comportements qui ne sont pas acceptés par le pays qui l’a accueilli. Lorsqu’il est question des conséquences de ces démêlés judiciaires sur sa famille (sa femme et sa fille), lorsqu’il est question du risque d’être retourné au Congo dont il a conscience et des conséquences d’un tel retour tant pour sa famille ici que pour lui-même, nous avons affaire à un homme bouleversé, vulnérable, qui tente de contrôler tant bien que mal son sentiment de panique et qui promet de ne jamais recommencer.

[36]  La criminologue expose que la valeur de prédiction de récidive sur un court à moyen terme est bonne. Une prédiction sur plusieurs années n’aura pas le même niveau de fiabilité parce que les facteurs considérés peuvent changer. Or, le risque de récidive du demandeur est situé à faible (le risque à zéro n’existe pas et le risque faible est celui de la personne qui ne présente pas un risque supérieur à celui présenté par l’ensemble de la population) à court ou moyen terme. La criminologue s’exprime ainsi à la page 7 :

En ce qui concerne le risque de récidive criminelle, à court et à moyen terme, les attitudes, les valeurs, le soutien familial, la désapprobation familiale des comportements criminels à laquelle monsieur est sensible, l’introspection et la compréhension des conséquences qui accompagnent la commission d’actes criminels, mènent à conclure à un faible risque de récidive criminelle à court et à moyen terme.

À plus long terme, la prédiction se situe entre « faible » et « modérée » parce que certains facteurs de risque sont présents (3 récidives sur 13 ans, absence d’emploi stable). On peut lire à la page 8 :

À plus long terme, vu la présence actuelle de certains facteurs de risques (récidives antérieures (3 délits de même nature (fraudes) échelonnés surs 13 années), absence d’emploi, impact psychologiques et émotionnels potentiels reliés au vécu), mais aussi l’absence de plusieurs facteurs de risques généralement étroitement corrélés positivement au risque de récidive criminelle (âge avancé lors du premier délit, pas de problème de consommation d’alcool, de drogue ou de jeu, pas de dettes significatives, pas d’attitudes antisociales, pas de diversification dans le type de délits ni de gradation dans la gravité des délits, monsieur a cessé de fréquenter des personnes s’adonnant à des activités criminelles, etc.) et de la présence de plusieurs facteurs de protection (stabilité conjugale (avec qualité) et résidentielle, soutien familial, valeurs et importance accordées à sa présence et à sa contribution positive au sein de sa famille, historique d’études et d’emploi, introspection, risque de renvoi du pays craint par monsieur), le risque de récidive à plus long terme se situe, au moment de la présente évaluation, entre faible et modéré. Cependant, dans le cas de monsieur Makomena, le seul facteur de risque statique, qui influence le risque de récidive criminelle et qui ne peut être changé, ce sont ses antécédents criminels. Par conséquent, notre recommandation est à l’effet d’agir sur les facteurs de risque dynamiques, qui sont actuellement présents mais pourraient ne plus l’être dans quelques mois ou quelques années ou avoir un impact grandement atténué, soit une aide psychologique au besoin, ainsi que du soutien pour de la formation ou de l’insertion en emploi. Cela permettrait, à notre avis, de conduire à un risque de récidive beaucoup plus faible que modéré et ce, à long terme.

En ce qui concerne son potentiel d’insertion sociale positive, pour les raisons déjà mentionnées, nous considérons qu’il est bon. Dans certains secteurs les perspectives d’emploi sont très bonnes et monsieur a le potentiel d’être un actif pour la collectivité. Son casier judiciaire actuel ne constituera pas une entrave dans tous les secteurs. Monsieur Makomena est une personne importante pour madame Générose Makomena et pour leurs filles Believe. S’il devait quitter le pays, cela pourrait créer un traumatisme chez l’adolescente.

[37]  Tel qu’indiqué précédemment le ministre recherche si M. Makomena peut sérieusement être considéré comme un récidiviste potentiel. À tout le moins, le délégué du ministre se devait de considérer la preuve fournie par l’experte. L’ignorer est fatal parce que la Cour de révision ne peut déterminer si la décision est raisonnable. Cette décision a plutôt monté en épingle le fait que M. Makomena était un participant à des conspirations, du fait de la présence d’acolytes (c’est ainsi devenu « une organisation criminelle congolaise »).

[38]  De façon étonnante, alors que les fraudes commises sont toutes pour quelques milliers de dollars (au total 47 000$), le décideur voit dans la peine d’emprisonnement finalement infligée une suggestion « que le comportement du sujet devient de plus en plus dangereux », plutôt que de l’aboutissement de deux condamnations qui s’étaient soldées par des peines avec sursis. Ce n’est pas qu’il est plus dangereux : c’est qu’il n’avait pas compris le signal donné. Aussi, étonnement, la seule référence directe au rapport criminologique est pour appuyer l’affirmation du décideur que sa motivation pour ne pas commettre d’autres infractions est la crainte du renvoi hors du Canada. Le décideur cite la criminologue :

Par contre, monsieur a été davantage secoué par la sentence d’incarcération en 2016 : être tenu à l’écart du domicile familial, ne pas voir sa fille, sa femme qui doit se déplacer chaque semaine pour le voir etc. De plus, si la sentence de détention a été de relative courte durée, les conséquences telles le risque d’expulsion du pays et l’impact de sa famille [sic] sont d’autant plus importante [sic] pour monsieur.

[Italique dans l’original. Décision, p. 11]

[39]  On aurait pourtant pu penser que la peine d’emprisonnement avait servi à produire des résultats escomptés et conformes aux objectifs d’une sentence : dissuader, favoriser la réinsertion sociale, susciter la conscience des responsabilités chez les délinquants, tout en dénonçant le comportement illégal et le tort causé (art. 718 du Code criminel).

[40]  En ignorant le rapport de la criminologue et en utilisant à contresens le seul passage qui a été cité, le décideur n’a tout simplement pas considéré de la preuve qui est au cœur de la question à décider : le demandeur est-il, vu cette preuve particulière mais aussi l’ensemble de la preuve, quelqu’un qu’on peut sérieusement considérer comme un récidiviste potentiel? Face aux crimes commis dans le passé, dont le dernier en 2013, on doit se demander si « le ministre peut sincèrement croire que l’intéressé est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public » (Williams, précité au para 29).

[41]  Il suffit pour disposer de cette affaire de conclure, comme je le fais, que la décision rendue n’a pas les apanages de la raisonnabilité. L’absence de considération d’une preuve au cœur de la question à régler empêche la Cour de déterminer si la décision est raisonnable. J’ajoute que la présence des mots « crimes graves », « sérieusement », « sincèrement croire », « risque inacceptable » dans la formulation de ce en quoi consiste le danger pour le public dans Williams suggère que ce ne sera pas toute infraction punissable par dix années d’emprisonnement qui fera en sorte qu’un avis sous l’article 115 de la Loi sera approprié. D’ailleurs, si ce devait être le cas, cela ne correspondrait pas au texte de l’article 115 de la Loi, qui requiert que soit établie la grande criminalité d’abord pour ensuite déterminer que la personne est en danger pour le public. L’un et l’autre ne sont pas confondus.

[42]  Dans Nagalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, [2009] 2 RCF 52 [Nagalingam], la Cour d’appel fédérale confirmait que « l’alinéa 115(2)b) ne s’applique que lorsque les actes commis sont très graves » (para 73). La personne désignée pour donner un nouvel avis en vertu de l’article 115 de la Loi aurait mieux fait de considérer à nouveau la nature et la gravité des actes commis : l’interdiction de territoire pour grande criminalité ne relève pas le décideur d’avoir à examiner la nature et la gravité des actes (Nagalingam, para 44). De fait, la multiplication des infractions punissables par dix années de pénitencier ou plus dans la législation fédérale justifie pleinement la prudence quant aux infractions qui pourraient exclure une personne de la protection contre le refoulement.

VI.  Conclusion

[43]  La demande de contrôle judiciaire doit être accordée. Les parties ont convenu que cette affaire est sui generis et qu’il n’y a pas de question à certifier. La Cour est du même avis.

 


JUGEMENT au dossier IMM-5856-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée;

  2. Le dossier devra être traité par une personne déléguée par le ministre qui soit autre que le décideur en l’espèce;

  3. Aucune question n’est certifiée en vertu de l’article 74 de la Loi.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5856-18

INTITULÉ :

GERRY MAKOMENA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 mai 2019

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 5 juillet 2019

COMPARUTIONS :

Guillaume Cliche-Rivard

Rosalie Caillé-Lévesque, stagiaire

Pour le demandeur

Me Patricia Nobl

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nguyen, Tutunjian & Cliche-Rivard

- Avocats SENC

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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