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Date : 20190611


Dossier : T-1216-18

Référence : 2019 CF 801

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 11 juin 2019

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

LESLIE STUART

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

première défenderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DES ÉTATS-UNIS

second défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Par un avis de requête écrite daté du 23 juillet 2018 et déposé en vertu des Règles des  Cours fédérales, Sa Majesté la Reine du chef du Canada (la « défenderesse ») sollicite les mesures de réparation suivantes en application des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles ») :

1.  Une ordonnance modifiant la déclaration et la première déclaration modifiée du demandeur de manière à ce que le procureur général des États-Unis soit mis hors de cause en tant que défendeur;

2.  Une ordonnance radiant la déclaration du demandeur datée du 25 juin 2018 et la déclaration modifiée du demandeur datée du 10 juillet 2018 dans leur intégralité, sans autorisation de les modifier, avec dépens en faveur de la Couronne;

3.  Subsidiairement et seulement si nécessaire, une ordonnance accordant à la Couronne une prorogation du délai pour déposer une défense dans les 30 jours suivant la date de l’ordonnance;

4.  Toute autre mesure de réparation que la Cour estime convenable.

II.  CONTEXTE

[2]  Le demandeur est un étranger. Dans sa déclaration datée du 25 juin 2018, il indique que la défenderesse et le procureur général des États-Unis auraient apparemment comploté pour limiter sa présence au Canada. Il allègue divers manquements à la Charte des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la « Charte »). Il allègue également la commission d’une faute dans l’exercice d’une charge publique, apparemment en raison de la façon dont il a été traité par les gouvernements du Canada et des États-Unis.

[3]  Les faits « non étayés » que le demandeur invoque au soutien de sa demande sont énoncés aux paragraphes 1 à 4 de sa déclaration initiale :

[traduction

1.  Le demandeur sollicite :

a) Une ordonnance déclarant que les défendeurs ont porté atteinte aux droits que les articles 7, 8 et 9, les alinéas 10a), 10b), 11a), 11d) et 11g), l’article 12 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantissent au demandeur;

b) Des dommages-intérêts, sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte, de l’ordre de dix (10) millions de dollars, en guise de dédommagement et d’indemnisation pour toutes les atteintes, les pertes, l’angoisse, les douleurs et les souffrances infligées au demandeur par les gouvernements du Canada et des États-Unis;

c) Une ordonnance permettant au demandeur de demeurer au Canada pendant la durée de la présente instance devant les tribunaux inférieurs et supérieurs du Canada, de crainte que les défendeurs refusent au demandeur l’autorisation d’entrer à nouveau au Canada, ce refus étant l’une des atteintes, commises par les défendeurs contre le demandeur, qui sont énoncées dans sa déclaration;

d) Les dépens et les intérêts;

e) Toute mesure de réparation additionnelle que la Cour juge équitable.

2.  Pendant toute la période pertinente, le demandeur était un voyageur muni d’une autorisation de voyage électronique (AVE) et légalement admis dans le Dominion du Canada.

3.  Le 11 mai 2017, le demandeur, à bord d’un vol de retour en provenance de Londres, en Angleterre, a demandé de rentrer au Canada, il a été indûment retardé avant d’obtenir la permission de demeurer au Canada pendant une période beaucoup moins longue que celle qui lui avait été accordée à l’origine quand il est arrivé au Canada la première fois le 17 avril 2017.

4.  Le demandeur a été avisé par le gouvernement canadien que la raison pour laquelle il avait été retardé indûment et il avait reçu l’ordre de quitter le Canada prématurément s’expliquait par un avis d’acte délictueux grave délivré contre lui par le gouvernement des États-Unis que le gouvernement canadien avait reçu par l’entremise de leur système commun de rapports sur les criminels, c’est-à-dire le système canadien CIPC et le système NCIC des États-Unis.

[4]  Le demandeur a modifié sa déclaration (« la première déclaration modifiée ») le 10 juillet 2018.

[5]  Dans sa première déclaration modifiée, le demandeur a ajouté deux paragraphes contenant des allégations qu’il soulevait contre la défenderesse et le procureur général des États-Unis :

[traduction

Les agents de la patrouille frontalière des États-Unis et l’ambassade des États-Unis à Nassau, aux Bahamas, ont extorqué de l’argent au demandeur pour des demandes de visa aux États-Unis parce qu’ils l’ont faussement informé qu’il était tenu de se procurer un visa avant d’être autorisé à entrer aux États-Unis, alors qu’ils savaient pertinemment qu’eux-mêmes, les agents de la patrouille frontalière, avaient le pouvoir définitif d’autoriser qu’il entre aux États-Unis muni ou non d’un visa, ce qui constitue une contravention à la loi dite R.I.C.O. et fait doubler le montant des dommages-intérêts à verser au demandeur. Voir l’annexe G (déclaration du gouvernement des États-Unis au sujet du pouvoir des agents de la patrouille frontalière).

Le refus du procureur général du Canada d’exécuter la signification au deuxième défendeur, le gouvernement des États-Unis, contrevient à la Convention de La Haye relative à la signification à l’étranger, porte atteinte aux droits que les articles 7 et 15 de la Charte garantissent au demandeur et constitue en outre une entrave à la justice visée au paragraphe 139(2) du Code criminel canadien. Voir l’annexe H (demande, présentée par le demandeur, au procureur général pour que celui-ci exécute la signification au gouvernement des États-Unis en application de la Convention de La Haye relative à la signification à l’étranger). Voir l’annexe I (refus du procureur général du Canada de se conformer à la Convention de La Haye sur la signification à l’étranger).

[6]  Le demandeur sollicite une mesure de réparation pour les atteintes alléguées aux droits que lui garantit la Charte. Il allègue que les délits de faute dans l’exercice d’une charge publique et de diffamation ont été commis. Il semble aussi reprocher implicitement aux gouvernements du Canada et des États-Unis d’avoir comploté pour atteindre à sa réputation au moyen d’un faux rapport d’arrestation.

[7]  Le demandeur cherche à obtenir les mesures de réparation suivantes, tant dans sa déclaration initiale que dans sa déclaration modifiée :

[traduction

Le demandeur sollicite :

a) Une ordonnance déclarant que les défendeurs ont porté atteinte aux droits que les articles 7, 8 et 9, les alinéas 10a), 10b), 11a), 11d) et 11g), l’article 12 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantissent au demandeur;

b) Des dommages-intérêts, sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte, de l’ordre de dix (10) millions de dollars, en guise de dédommagement et d’indemnisation pour toutes les atteintes, les pertes, l’angoisse, les douleurs et les souffrances infligées au demandeur par les gouvernements du Canada et des États-Unis;

c) Une ordonnance permettant au demandeur de demeurer au Canada pendant la durée de la présente instance devant les tribunaux inférieurs et supérieurs du Canada, de crainte que les défendeurs refusent au demandeur l’autorisation d’entrer à nouveau au Canada, ce refus étant l’une des atteintes, commises par les défendeurs contre le demandeur, qui sont énoncées dans sa déclaration;

d) Les dépens et les intérêts;

e) Toute mesure de réparation additionnelle que la Cour juge équitable.

III.  OBSERVATIONS

[8]  La défenderesse fait valoir que le demandeur n’a allégué aucune violation des articles 7, 8, 9, 10, 11, 12 et 15 de la Charte et qu’il n’a énoncé aucun fait substantiel à l’appui des violations alléguées.

[9]  L’article 7 de la Charte garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne.

[10]  L’article 8 procure une protection constitutionnelle contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[11]  L’article 9 donne droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.

[12]  L’alinéa 10a) garantit le droit d’être informé des motifs de son arrestation ou de sa détention.

[13]  L’alinéa 10b) garantit le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit.

[14]  L’alinéa 11a) donne le droit à tout inculpé d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche.

[15]  L’alinéa 11d) permet à tout inculpé de bénéficier du droit d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable.

[16]  L’alinéa 11g) garantit à tout inculpé le droit de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international.

[17]  L’article 12 entre en ligne de compte quand une personne peut démontrer qu’elle a subi « un traitement ou une peine » de la part d’un acteur étatique canadien. Il lui procure le droit de ne faire l’objet d’aucuns traitements ou peines cruels et inusités.

[18]  L’article 15 protège contre les différences de traitement fondées sur l’un des motifs de discrimination énumérés que sont la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques, ou des motifs analogues.

[19]  Le paragraphe 24(1) de la Charte confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation en cas de violation d’un droit garanti par la Charte.

[20]  La défenderesse fait valoir que la Cour n’a pas compétence à l’égard du procureur général des États-Unis et que la Convention du 15 novembre 1965 relative à la signification et la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, 658 UNTS 163 (entrée en vigueur le 11 octobre 1969) (la « Convention de La Haye sur la signification ») ne lui impose aucune obligation de faciliter la signification de la déclaration à cette personne.

[21]  Le demandeur a répondu aux arguments de la défenderesse. Dans son mémoire écrit, il fait valoir que la défenderesse n’a aucun moyen de défense contre ses allégations de conduite criminelle et que c’est aussi à tort qu’elle ne signifie pas sa déclaration au procureur général des États-Unis, compte tenu des dispositions de la Convention de La Haye sur la signification.

[22]  Dans sa réplique, la défenderesse affirme que le demandeur ne répond à aucun de ses arguments et que sa déclaration ne révèle aucune cause d’action valable.

[23]  Le demandeur a déposé trois documents énonçant des observations supplémentaires. Dans le document intitulé [traduction« Deuxième exposé des observations supplémentaires », il mentionne les dispositions de la Charte canadienne des droits des victimes, L.C. 2015, c. 13, article 2.

[24]  Dans le document intitulé [traduction] « Troisième exposé des observations supplémentaires », le demandeur reproduit plusieurs paragraphes de la décision Apotex Inc. c. Ambrose, [2017] 4 R.C.F. 510. Il renvoie à ces paragraphes parce qu’ils énoncent le droit applicable à la radiation d’actes de procédure, à la violation d’un devoir légal et d’une obligation fiduciaire, aux dépens, à la diffamation et au complot.

[25]  Dans son document intitulé [traduction« Quatrième exposé observations supplémentaires », le demandeur fournit de l’information sur le Centre d’information de la police canadienne et sur le National Crime Information Centre. Il réclame également des dommages-intérêts exemplaires, punitifs et spéciaux ainsi que des dépens spéciaux.

IV.  ANALYSE

[26]  Pour faire radier la déclaration et la première déclaration modifiée du demandeur, la défenderesse invoque principalement l’article 174 et le paragraphe 221(1) des Règles, qui disposent :

Exposé des faits

Material facts

174 Tout acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits.

174 Every pleading shall contain a concise statement of the material facts on which the party relies, but shall not include evidence by which those facts are to be proved.

Requête en radiation

Motion to strike

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

(a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

(b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

b) is immaterial or redundant,

(c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

c) is scandalous, frivolous or vexatious,

(d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

(e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

e) constitutes a departure from a previous pleading, or

(f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

[27]  Le premier point qu’il nous faut aborder est celui de la poursuite visant le procureur général des États-Unis.

[28]  Je souscris aux arguments de la défenderesse selon lesquels la Cour fédérale n’a pas compétence à l’égard du procureur général des États-Unis.

[29]  La Cour est constituée en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 et 31 Victoria, c. 3, réimprimée dans les L.R.C. 1985, annexe II, no 5 (la « Loi »). Elle est un tribunal créé par la loi, autorisé à statuer sur des affaires qui relèvent de la compétence qui lui a été conférée par la Loi (voir ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752).

[30]  L’article 17 de la Loi [Loi sur les Cours fédérales] donne compétence à la Cour fédérale en ce qui concerne la défenderesse. Voici le libellé du paragraphe 17(1) :

Réparation contre la Couronne

Relief against the Crown

17(1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.  

17(1) Except as otherwise provided in this Act or any other Act of Parliament, the Federal Court has concurrent original jurisdiction in all cases in which relief is claimed against the Crown.

[31]  La Cour n’a aucun fondement pour exercer compétence à l’égard du procureur général des États-Unis (voir Massey c. Canada (1997), 137 F.T.R. 171 [T-807-96]).

[32]  Par conséquent, l’action contre le procureur général des États-Unis est radiée, sans autorisation de la modifier.

[33]  J’examinerai maintenant le reste des allégations soulevées par le demandeur dans sa déclaration initiale et dans sa première déclaration modifiée.

[34]  Le demandeur veut obtenir réparation pour divers manquements à la Charte : notamment à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; à son droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives; et à son droit d’être présumé innocent relativement à toute accusation criminelle jusqu’à ce qu’il soit jugé par un tribunal équitable et impartial à l’issue d’un procès.

[35]  Le demandeur présente sa demande dans le contexte de son entrée au Canada le 11 mai 2018 après un vol en provenance de Londres, en Angleterre. Il s’insurge contre le fait qu’il a été retardé [traduction« indûment », probablement par des agents des services frontaliers du Canada et des agents d’immigration, avant d’être autorisé à entrer pour une période plus courte que celle qu’on lui avait accordée à son arrivée au Canada le 17 avril 2017.

[36]  Selon une pièce produite au soutien de la déclaration initiale, le demandeur est citoyen des Bahamas.

[37]  Le demandeur, qui n’a ni la qualité de citoyen canadien ni le statut de résident permanent au Canada, ne jouit pas du droit d’entrer au Canada (voir Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711).

[38]  Les simples allégations soulevées dans une déclaration ne suffisent pas pour établir une cause d’action. Dans l’arrêt Mancuso c. Canada (Santé nationale et Bien-être social) (2015), 476 N.R. 219 (CAF), 2015 CAF 227, aux paragraphes 16 et 17, la Cour d’appel fédérale énonce les principes généraux suivants :

[16]  L’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée. Comme le juge l’a relevé, les « actes de procédure jouent un rôle important pour aviser les intéressés et définir les questions à trancher, et la Cour et les parties adverses n’ont pas à émettre des hypothèses sur la façon dont les faits pourraient être organisés différemment pour appuyer diverses causes d’action ».

[17]  La dernière partie de cette exigence, soit l’exposé de faits matériels suffisamment précis, constitue le fondement des actes de procédure correctement rédigés. Si un juge autorisait les parties à avancer de simples affirmations de fait, ou de simples conclusions de droit, les actes de procédure ne rempliraient pas le rôle qui leur revient, soit celui de cerner les questions en litige. Il est essentiel que le défendeur ait en main des actes de procédure correctement rédigés de façon à préparer son système de défense. Les faits matériels servent à encadrer les interrogatoires préalables et permettent aux avocats de conseiller leur client, à préparer leurs moyens et à établir une stratégie en vue du procès. Qui plus est, les actes de procédure permettent de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence d’éléments de preuve lors des interrogatoires préalables et de l’instruction du procès.

[39]  Les déclarations déposées par le demandeur, pour tenir lieu d’actes de procédures, ne remplissent pas ces critères.

[40]  Dans l’arrêt Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, la Cour suprême du Canada s’est exprimée comme suit, aux pages 451, 455 et 486 :

Je crois que nous avons l’obligation d’interpréter la déclaration de manière aussi libérale que possible et de remédier à tout vice de forme, imputable à une carence rédactionnelle, qui aurait pu se glisser dans les allégations.

[…]

À mon avis, nous ne sommes pas tenus par le principe énoncé dans l’arrêt Inuit Tapirisat, précité, de considérer comme vraies les allégations des appelants concernant les conséquences éventuelles des essais du missile de croisière. La règle selon laquelle les faits matériels d’une déclaration doivent être considérés comme vrais, lorsqu’il s’agit de déterminer si elle révèle une cause raisonnable d’action, n’oblige pas à considérer comme vraies les allégations fondées sur des suppositions et des conjectures. La nature même d’une telle allégation, c’est qu’on ne peut en démontrer la véracité par la présentation de preuves. Il serait donc inapproprié d’accepter une telle allégation comme vraie. On ne fait pas violence à la règle lorsque des allégations, non susceptibles de preuve, ne sont pas considérées comme prouvées.

[…]

Le droit donc paraît clair. Les faits articulés doivent être considérés comme démontrés. Alors, la question est de savoir s’ils révèlent une cause raisonnable d’action, c.-à-d. une cause d’action "qui a quelques chances de succès" (Drummond-Jackson v. British Medical Association, [1970] 1 All E.R. 1094) ou, comme dit le juge Le Dain dans l’arrêt Dowson c. Gouvernement du Canada (1981), 37 N.R. 127 (C.A.F.), à la p. 138, est-il "évident et manifeste que l’action ne saurait aboutir"? Est-il évident et manifeste que la demande de jugement déclaratoire ou de réparation présentée par les demandeurs ne saurait aboutir?

[41]  Je souscris aux arguments de la défenderesse - que je retiens - selon lesquels dans une poursuite intentée contre la Couronne, le demandeur doit alléguer des faits substantiels, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Administration portuaire de St. John’s c. Adventure Tours (2011), 420 N.R. 149 (C.A.F.), au paragraphe 63 :

[63]  À mon avis, il n’était pas « manifestement erroné » de la part de la Cour dans Merchant d’avoir à l’esprit cette préoccupation d’intérêt public et de souligner qu’il faut satisfaire à l’exigence de plaider des faits substantiels, sans allégement, en ce qui a trait au délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique. La préoccupation dans Merchant était qu’il était trop facile pour le demandeur lésé par une conduite gouvernementale d’affirmer, peut-être sans aucune preuve, que « le gouvernement » a agi, « en sachant » qu’il n’avait pas le pouvoir de le faire et « en ayant l’intention » de causer un préjudice au demandeur. Une telle affirmation non étayée et oiseuse ne suffit pas pour faire naître l’obligation du défendeur de présenter une défense, et encore moins son obligation ultérieure de communiquer ses documents et de produire un témoin pour l’interrogatoire préalable. […]

[42]  La défenderesse fait valoir que le demandeur n’a pas invoqué comme moyen les atteintes aux droits garantis par la Charte pour lesquelles il demande réparation sous forme de dommages-intérêts fondés sur la Charte.

[43]  Je suis du même avis.

[44]  L’existence d’une atteinte à la Charte ne peut être établie en l’absence de faits. Je fais miens les motifs exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, à la page 361 :

Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. La présentation des faits n’est pas, comme l’a dit l’intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte. Un intimé ne peut pas, en consentant simplement à ce que l’on se passe de contexte factuel, attendre ni exiger d’un tribunal qu’il examine une question comme celle-ci dans un vide factuel. Les décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

[45]  Une partie ne peut obtenir des dommages-intérêts en réparation d’une atteinte à la Charte sans avoir d’abord prouvé l’existence de cette atteinte. Une atteinte à la Charte ne sera établie que si la déclaration comporte des allégations de fait suffisantes. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[46]  La défenderesse conteste également l’allégation de faute dans l’exercice d’une charge publique formulée par le demandeur, laquelle repose sur la façon dont il a été traité lors de son arrivée au Canada en mai 2018.

[47]  Le demandeur justifie cette allégation en affirmant que la défenderesse « savait » d’une façon ou d’une autre, ou aurait dû savoir, que les renseignements provenant des États-Unis au sujet du demandeur étaient faux ou qu’ils avaient été falsifiés.

[48]  D’après la décision Al Omani c. Canada, 2017 CF 786, aux paragraphes 39 à 42, la preuve ce délit ne peut reposer simplement sur le fait qu’un fonctionnaire public a délibérément pris une décision qui a nui aux intérêts privés d’un demandeur. Pour prouver les deux éléments que comporte ce délit, le demandeur doit également démontrer que le fonctionnaire était conscient du caractère illégitime de sa conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur.

[49]  Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que le demandeur n’a pas invoqué suffisamment de faits permettant de démontrer la fausseté des renseignements contestés. À mon avis, cette allégation est insuffisante et sera radiée compte tenu des observations formulées par la défenderesse.

[50]  Le demandeur sollicite une ordonnance l’autorisant à demeurer au Canada jusqu’à l’issue de son action.

[51]  Dans ses observations, la défenderesse répond à l’allégation implicite de complot.

[52]  Par souci de commodité, je reproduis le paragraphe 45 de ses observations ci-dessous :

[traduction

La validité de l’allégation implicite de complot du demandeur n’a pas été établie. Les éléments propres à ce délit ne se trouvent manifestement pas dans l’acte de procédure :

a) Toutes les parties au complot doivent être identifiées et les liens entre elles doivent être décrits;

b) Il faut invoquer les ententes conclues entre les divers défendeurs ainsi que tous les faits importants se rapportant à ces ententes, dont les parties à chacune d’elles, la date de chaque entente ainsi que l’objet et le but de chacune d’elles;

c) Les actes flagrants commis par chacun des complices présumés en vue de la réalisation du complot doivent être allégués de manière claire et précise, notamment en indiquant les heures et les dates où chacun de ces actes flagrants a été commis;

d) Le préjudice et les dommages causés aux demandeurs ainsi que les dommages spéciaux, c’est-à-dire la perte pécuniaire subie par les demandeurs, doivent être allégués et expliqués de manière précise dans les actes de procédure.

[53]  Je retiens les arguments de la défenderesse.

[54]  Dans la décision Al Omani, précitée, la Cour fédérale expose les éléments et les faits nécessaires pour justifier une allégation de complot. Voici le paragraphe 94 de cette décision :

La nature d’un complot exige qu’il y ait des participants, dont certains sont connus et d’autres non, qui conviennent de faire quelque chose qui causera un préjudice (Cement LaFarge c. B.C. Lightweight Aggregate, [1983] 1 RCS 452). En l’espèce, les faits substantiels qui permettraient de conclure à une entente font défaut. La date, l’objet et le but d’une entente entre des participants inconnus ne sont même pas soulevés. Aucun acte manifeste de la part des participants en vue de donner effet au complot n’est indiqué dans les actes de procédure. Ceux-ci comprennent de simples allégations visant des personnes non désignées, sans même indiquer l’ombre d’une entente, ce qui est essentiel à une allégation de complot. Comme il est conclu dans l’affaire Sivak, au paragraphe 55, cela constitue un acte de procédure vexatoire (voir aussi l’affaire Kisikawpimootewin). Sur le fondement de ces actes de procédure, il n’est pas possible pour la défenderesse de savoir comment répondre. L’acte d’instance est « si vicié qu’il défie toute correction par simple modification » (Krause c. Canada, [1999] 2 RCF 476 (CAF)). Les demandeurs n’ont jamais indiqué comment ils pourraient modifier leurs actes de procédure sur ce point de façon à permettre d’évaluer « la facilité avec laquelle les modifications nécessaires peuvent être apportées », selon les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sweet.

[55]  La déclaration et la première déclaration modifiée ne contiennent pas les allégations de fait nécessaires pour appuyer l’existence d’un complot. Le demandeur n’allègue aucun complot dans sa déclaration; il ne pourrait donc être considéré comme une cause d’action. L’information qu’il a fournie dans ses observations supplémentaires ne lui est d’aucune aide pour soutenir son allégation.

[56]  Dans ses observations supplémentaires, le demandeur a indiqué qu’il s’était réinstallé aux Bahamas.

[57]  Quoi qu’il en soit, la Cour n’a pas compétence pour rendre une telle ordonnance dans le contexte de l’action du demandeur.

[58]  La défenderesse soutient que la déclaration initiale et la première déclaration modifiée du demandeur sont par ailleurs scandaleuses, frivoles ou vexatoires.

[59]  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone  Inc., [2010] 3 R.C.S. 585, au paragraphe 78, la Cour suprême du Canada affirme qu’un tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de radier une action lorsqu’elle constitue essentiellement une demande de contrôle judiciaire présentant les éléments d’une cause d’action en droit privé :

[78]  J’apporterais cependant la réserve mineure suivante. Les cours supérieures provinciales conservent toujours, en raison de leur compétence inhérente (tout comme la Cour fédérale en vertu du par. 50(1) de la LCF), le pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre une action en dommages-intérêts au motif qu’il s’agit essentiellement d’une demande de contrôle judiciaire qui n’a que superficiellement l’apparence d’un recours délictuel de droit privé. Règle générale, la question fondamentale consiste toujours à savoir si le demandeur a plaidé une cause d’action valable donnant ouverture à des dommages-intérêts de droit privé. Dans l’affirmative, il devrait généralement être admis à exercer son recours.

[60]  Si tant est que le demandeur s’oppose à la période durant laquelle il a été autorisé à demeurer au Canada, je souscris aux arguments la défenderesse selon lesquels cette opposition peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire présentée sur le fondement des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27. Ce n’est toutefois pas ce que vise essentiellement le demandeur dans ses déclarations, et ces actes de procédure peuvent être qualifiés de vexatoires.

[61]  Les déclarations peuvent également être qualifiées de scandaleuses, frivoles et vexatoires, conformément à l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2011] 3 R.C.S. 45, de la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 22 et 23 :

[22]  Une requête en radiation pour absence de cause d’action raisonnable repose sur le principe que les faits allégués sont vrais, sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés : Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, p. 455. Aucune preuve n’est admissible à l’égard d’une telle requête : par. 19(27) des Supreme Court Rules de la Colombie-Britannique (maintenant le par. 9-5(2) des Supreme Court Civil Rules). Il incombe au demandeur de plaider clairement les faits sur lesquels il fonde sa demande. Un demandeur ne peut compter sur la possibilité que de nouveaux faits apparaissent au fur et à mesure que l’instruction progresse. Il peut arriver que le demandeur ne soit pas en mesure de prouver les faits plaidés au moment de la requête. Il peut seulement espérer qu’il sera en mesure de les prouver. Il doit cependant les plaider. Les faits allégués sont le fondement solide en fonction duquel doit être évaluée la possibilité que la demande soit accueillie. S’ils ne sont pas allégués, l’exercice ne peut pas être exécuté adéquatement.

[23]  […] Le juge saisi de la requête en radiation ne peut pas anticiper ce que la preuve qui sera produite permettra d’établir. Si l’on exigeait cela du juge, la requête en radiation perdrait sa logique et deviendrait en fin de compte inutile.

[62]  La déclaration initiale et la première déclaration modifiée ne contiennent pas les éléments fondamentaux d’un acte de procédure adéquat. Les causes d’action soulevées ne permettent pas de déterminer si l’action peut être accueillie; autrement dit, elles ne satisfont pas à la norme fondée sur l’existence d’une « mince chance de succès ».

[63]  Par conséquent, la requête est accueillie, la déclaration et la première déclaration modifiée sont radiées, sans autorisation de les modifier.

V.  DÉPENS

[64]  Comme le lui permet le sous-alinéa 400(3)k)(i) des Règles, la défenderesse sollicite les dépens de sa requête si elle a gain de cause. Voici le texte de cette disposition :

Facteurs à prendre en compte

Factors in awarding costs

400(3) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe (1), la Cour peut tenir compte de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

400(3) In exercising its discretion under subsection (1), the Court may consider

(k) la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance, selon le cas :

k) whether any step in the proceeding was

(i) était inappropriée, vexatoire ou inutile,

(i) improper, vexatious or unnecessary, or

[65]  Le paragraphe 400(2) des Règles permet d’adjuger les dépens à la Couronne :

La Couronne

Crown

(2) Les dépens peuvent être adjugés à la Couronne ou contre elle.

(2) Costs may be awarded to or against the Crown.

[66]  Le paragraphe 400(1) des Règles confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire absolu d’adjuger les dépens :

Pouvoir discrétionnaire de la Cour

Discretionary powers of Court

400 (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer.

400 (1) The Court shall have full discretionary power over the amount and allocation of costs and the determination of by whom they are to be paid.

[67]  La défenderesse a obtenu gain de cause à l’issue de sa requête. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’adjuge à la défenderesse des dépens de l’ordre de 500 $, y compris les honoraires, les débours et la TVH, que le demandeur devra lui payer sans délai.


ORDONNANCE dans le dossier no T-1216-18

LA COUR STATUE que la requête est accueillie avec dépens, fixés au montant de 500 $, y compris les honoraires, les débours et la TVH, payables sans délai à la défenderesse.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour d’août 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-1216-18

 

INTITULÉ :

LESLIE STUART c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DES ÉTATS-UNIS

 

REQUÊTE, PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT, EXAMINÉE À TORONTO (ONTARIO), EN APPLICATION DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 11 JUIN 2019

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Leslie Stuart

POUR Le DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Asha Gafar

Christopher Crighton

POUR LA PREMIÈRE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

 

POUR LA PREMIÈRE DÉFENDERESSE

 

 

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