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Date : 20190704


Dossier : IMM-4586-18

Référence : 2019 CF 890

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

 

ENTRE :

ABDIASIS ABDULLAHI LAAG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Abdiasis Abdullahi Laag sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR]. La SAR a décidé que M. Laag n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  M. Laag déclare qu’il est citoyen de la Somalie et d’aucun autre pays. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’avait pas été en mesure d’établir son identité. Cette décision a été maintenue par la SAR.

[3]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la décision de la SAR est déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits et procédure

[4]  M. Laag déclare qu’il est né le 1er avril 1990 à Yeed, en Somalie; qu’il est membre du clan majoritaire Ogaden, lequel est un sous-clan du clan Auliyahan; et qu’il est un musulman sunnite qui respecte les rites soufis. Il allègue qu’en 2015, il a été agressé par cinq militants d’Al-Chabaab qui lui ont enjoint d’arrêter de vendre des cigarettes dans son magasin et de cesser de pratiquer le soufisme. Ils lui ont aussi demandé de se joindre à leur cause. Il dit qu’il a été détenu et torturé pendant cinq jours. Il s’est enfui et s’est caché.

[5]  Selon M. Laag, le 20 septembre 2016, il s’est rendu à Nairobi, au Kenya, par voie aérienne. Il s’est ensuite rendu au Brésil, le 27 septembre 2016, par voie aérienne, et puis, il s’est rendu aux États-Unis, par voie terrestre, il y est arrivé le 25 novembre 2016. Il a demandé l’asile aux États-Unis, mais il s’est plus tard désisté de sa demande d’asile. Son épouse et ses parents sont restés au Kenya.

[6]  M. Laag est entré au Canada en février 2017, entre les points d’entrée, et a présenté une demande d’asile. La SPR a rejeté sa demande d’asile le 27 février 2018. M. Laag a interjeté appel de cette décision à la SAR.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[7]  La SAR a rejeté l’appel de M. Laag le 23 août 2018. La SAR a conclu que M. Laag manquait de crédibilité, et qu’il n’avait pas établi son identité. La SAR a aussi rejeté les demandes visant à produire une nouvelle preuve et à tenir une audience formulées par M. Laag.

IV.  Questions en litige

[8]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions litigieuses suivantes :

  1. Était-il raisonnable que la SAR rejette la nouvelle preuve et refuse de tenir une audience?

  2. Était-il raisonnable et équitable sur le plan procédural que la SAR rejette la demande d’asile de M. Laag?

V.  Norme de contrôle applicable

[9]  Le rejet de la nouvelle preuve, le refus de tenir une audience, et la décision de la SAR selon laquelle M. Laag n’a pas été en mesure d’établir son identité sont tous des éléments soumis au contrôle de la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Sanmugalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 200, aux par. 35 et 36). La norme de la décision raisonnable est une norme faisant appel à la déférence, et elle tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au par. 55, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[10]  L’équité procédurale est une question que la Cour doit trancher. La norme applicable à la question de savoir si le décideur a respecté l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 34, citant l’arrêt Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79). La question, en définitive, est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre.

VI.  Analyse

  1. Était-il raisonnable que la SAR rejette la nouvelle preuve et refuse de tenir une audience?

[11]  Les paragraphes 110(4) et (6) de la LIPR sont ainsi libellés :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet. […]

Audience

(6) La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection. […]

Hearing

(6) The Refugee Appeal Division may hold a hearing if, in its opinion, there is documentary evidence referred to in subsection (3)

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim.

[12]  M. Laag a voulu présenter l’affidavit d’une personne qui affirmait le connaître depuis longtemps et qui pouvait donc confirmer son identité. M. Laag a aussi présenté une lettre d’un ophtalmologiste qui confirmait qu’il avait subi une greffe de la cornée à son œil gauche et qu’il prenait des médicaments. La SAR a décidé que M. Laag aurait raisonnablement pu soumettre les deux affidavits et la lettre à la SPR.

[13]  M. Laag a expliqué que le souscripteur d’affidavit avait quitté soudainement le Canada en octobre 2017, pour être aux côtés de sa mère au Kenya, et qu’il n’est revenu que le 7 février 2018. Le souscripteur d’affidavit n’a communiqué avec M. Laag qu’en mars 2018, après que la SPR eut rendu sa décision.

[14]  La SAR a fait remarquer que : M. Laag n’a pas informé la SPR de l’existence du souscripteur d’affidavit; M. Laag a demandé que l’audience soit retardée jusqu’à ce que le souscripteur d’affidavit revienne au Canada; M. Laag a tenté de déposer un affidavit à un certain moment entre février 2017, moment où il a déposé sa demande d’asile, et le moment où la décision de la SPR a été rendue en février 2018. La SAR semble avoir supposé que M. Laag savait que le souscripteur d’affidavit quitterait le Canada, qu’il reviendrait à une date précise, et qu’on pouvait communiquer avec lui pendant qu’il était au Kenya. Il est tout aussi probable que le départ soudain du souscripteur d’affidavit ait été une surprise pour M. Laag, que ce dernier n’avait aucun moyen d’entrer en communication avec le souscripteur d’affidavit au Kenya, et qu’il ne savait pas quand le souscripteur d’affidavit pouvait revenir au Canada ni s’il était en mesure de le faire.

[15]  La SAR a examiné les explications de M. Laag relativement à son inaptitude à soumettre un affidavit à la SPR sous l’angle le plus défavorable possible, et elle n’a pas expliqué pourquoi elle a procédé ainsi. Les motifs pour lesquels la SAR a rejeté l’affidavit qui était au cœur des efforts déployés par M. Laag pour établir son identité étaient donc déraisonnables. Si la SAR avait accepté l’affidavit, alors la tenue d’une audience aurait pu être nécessaire pour dissiper tout doute existant quant à la crédibilité.

[16]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le refus de la SAR d’accepter la lettre de l’ophtalmologiste en guise de nouvelle preuve était raisonnable. La SPR disposait d’éléments de preuve d’après lesquels M. Laag avait subi une greffe de la cornée à son œil gauche. M. Laag déclare que la lettre de l’ophtalmologiste contenait de nouveaux renseignements concernant les médicaments qui lui avaient été prescrits et qui auraient eu une incidence sur sa capacité à se préparer pour l’audience et à y participer. Toutefois, ni les médicaments ni leurs effets potentiels sur l’acuité mentale de M. Laag n’étaient mentionnés dans la lettre. En outre, ces renseignements auraient raisonnablement pu être présentés à la SPR avant que cette dernière ne rende sa décision.

B.  Était-il raisonnable et équitable sur le plan procédural que la SAR rejette la demande d’asile de M. Laag?

[17]  Aux paragraphes 9 et 10 de la décision Abdullahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1164, monsieur le juge Roger Hughes a déclaré ce qui suit concernant les difficultés auxquelles sont exposés les demandeurs d’asile qui tentent d’établir leur identité en tant que citoyens de la Somalie :

Il est de notoriété publique qu’il est pratiquement impossible d’obtenir des documents du gouvernement de la Somalie (voir Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 22). Le demandeur ne pouvant pas obtenir de documents de la Somalie pour prouver son identité, il a donc eu recours à des sources secondaires […].

La Cour est d’avis que la SPR a accordé trop d’importance aux éléments de preuve d’identité présentés par le demandeur. La SPR avait apparemment l’intention de trouver des failles dans ce qui lui était présenté plutôt que d’examiner de manière juste et raisonnable les documents fournis.

[18]  M. Laag a présenté de nombreux éléments de preuve pour établir son identité, notamment :

  • a) des documents présentés à l’appui de sa demande d’asile déposé aux États-Unis, dont certains donnaient à penser que les États-Unis avaient provisoirement accepté l’identité de M. Laag et l’ont remis en liberté pour le confier aux soins d’une personne dénommée Warla que les États-Unis avaient accepté comme étant membre de sa famille;

  • b) une lettre de Warla;

  • c) une copie d’un affidavit souscrit par sa mère;

  • d) une copie d’un certificat de mariage;

  • e) une lettre de Dejinta Beesha, une organisation de la communauté somalienne d’Etobicoke, en Ontario, confirmant son identité somalienne;

  • f) un affidavit d’Ali Gamadid dans lequel ce dernier déclare qu’il connaissait M. Laag en Somalie et qu’il pouvait l’identifier — M. Gamadid a également témoigné en personne à la SPR.

[19]  La SAR a rejeté tous ces éléments de preuve pour divers motifs. En général, elle a conclu que le témoignage de M. Laag était « vague, évasif et changeant », en particulier en ce qui a trait à la façon dont le certificat de mariage a été obtenu, et à l’affidavit souscrit par sa mère, et parce qu’il n’avait pas de passeport ni d’acte de naissance.

[20]  Bien que le rejet de certains éléments de preuve documentaire par la SAR ait pu être raisonnable, le rejet du témoignage fourni par M. Gamadid n’était pas raisonnable. De plus, la SAR a tiré de nouvelles conclusions défavorables quant à la crédibilité, sans donner à M. Laag une occasion adéquate d’y répondre.

[21]  La SAR a décidé que M. Gamadid n’avait pas pu identifier M. Laag de manière fiable, parce que leur dernière rencontre en Somalie avait eu lieu en 2009. Il n’est pas évident de savoir comment le simple écoulement du temps aurait pu entraîner l’incapacité de M. Gamadid à identifier M. Laag, en particulier parce que M. Laag est né en 1990, et qu’il était déjà un jeune adulte lors de leur précédente interaction en Somalie.

[22]  La SPR a conclu que les témoignages de M. Laag et de M. Gamadid étaient [traduction« souvent vagues […], en plus de contenir des divergences ». La SPR a néanmoins fait remarquer que les renseignements auraient facilement pu être appris par cœur, en préparation de l’audience. La SAR a adopté une approche différente et a énoncé les observations suivantes concernant le témoignage de M. Gamidad :

  • a) le témoignage de M. Gamidad était succinct et vague;

  • b) M. Laag et M. Gamidad ont fourni très peu de détails importants l’un sur l’autre et ont tous deux dit n’avoir eu aucune autre interaction depuis 2009;

  • c) la relation entre M. Laag et M. Gamidad était ténue, au mieux, et s’est essentiellement terminée en 2009;

  • d) M. Gamidad n’a pas été en mesure de préciser le nom complet de Warla – son témoignage au sujet de la relation familiale de M. Laag avec Warla était également incompatible avec les autres éléments de preuve; on ne sait trop si Warla est la tante, la sœur ou la cousine de M. Laag.

  • e) M. Gamidad n’avait pas été en mesure de corroborer l’endroit où se trouvait l’appelant après 2009, soit depuis neuf ans environ.

[23]  De telles conclusions défavorables quant à la crédibilité sont nouvelles et distinctes de celles constituant le fondement de la décision de la SPR. Il incombait donc à la SAR de prévenir M. Laag qu’elle pourrait tirer des conclusions défavorables à son égard et de lui donner une possibilité raisonnable de formuler des observations (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au par. 10). La SAR ne l’a pas fait, et la décision qui en a résulté était à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural.

VII.  Conclusion

[24]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il statue à nouveau. Aucune partie n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il statue à nouveau.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour d’août 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


dossier :

IMM-4586-18

 

INTITULÉ :

ABDIASIS ABDULLAHI LAAG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 juin 2019

 

Motifs du jugement et jugement :

Le juge FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 4 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Lina Anani

 

Pour le demandeur

 

Matthew Siddall

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats Lina Anani

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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