Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190617

Dossier : IMM-1469-18

Référence : 2019 CF 820

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 juin 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

VINCENT NIYUNGEKO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Aperçu  2

II. Contexte général  3

III. Décision faisant l’objet du contrôle  3

IV. Norme de contrôle et norme de preuve  5

V. Dispositions pertinentes  7

VI. Thèses des parties et discussion  8

A. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur était membre d’une organisation qui a été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement par la force?  8

a) Le putsch de 1993  10

b) Thèses des parties sur la question A (renversement par la force)  11

c) Analyse de la question A (renversement par la force)  14

d) Conclusion concernant la question A (renversement par la force)  18

B. La Commission a-t-elle commis une erreur en déclarant le demandeur interdit de territoire du fait de sa complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité?  19

a) Conclusions de la Commission concernant la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)  19

b) Le concept de la « complicité » selon la loi canadienne sur l’immigration post-Ezokola  22

c) Thèses des parties sur la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité) 23

d) Analyse de la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)  26

e) Conclusion sur la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité) 29

VII. Conclusion  30

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui a conclu que le demandeur est interdit de territoire, premièrement en raison de son appartenance à une organisation qui s’est livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force et, deuxièmement, du fait de sa complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité.  Pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie, le deuxième motif d’interdiction de territoire ne pouvant être retenu.

II.  Contexte général

[2]  Le demandeur, un citoyen du Burundi, est un militaire de carrière qui a occupé divers postes d’officier au sein de l’armée burundaise (l’armée) durant de nombreuses années, entre 1973 et 2013.  Il y a occupé des postes élevés, dont celui de « Chef d’État-major » de l’armée et, plus récemment, celui de ministre de la Défense. En 2017, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada.  L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) est toutefois intervenue, en alléguant que M. Niyungeko est interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(l)f) pour l’application de l’alinéa 34(l)b), ainsi que de l’alinéa 35(l)a), de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). L’ASFC et la Section de l’immigration (la Commission) ont délivré deux ordonnances d’expulsion, ce qui a interrompu le processus d’examen de la demande d’asile.

[3]  Le 5 mars 2018, la Commission a maintenu ses conclusions relativement à l’interdiction de territoire du demandeur et aux deux ordonnances d’expulsion en résultant, concluant que le demandeur était interdit de territoire pour les deux motifs allégués (la décision). C’est cette décision qui fait maintenant l’objet d’un contrôle.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  Devant la Commission, le demandeur a admis plusieurs faits, dont les suivants :

  • De 1973 à 1976, il fut sous-lieutenant responsable des cours d’artillerie dans une école militaire en Ukraine;

  • De 1985 à 1990, il a occupé le poste de major d’une unité au camp Mwaro;

  • De 1991 à 1993, il fut major chargé de l’instruction d’un cours interne de commandement et d’État-major ;

  • De 1993 à 1994, il fut major et conseiller spécial auprès du sous-ministre de la Défense;

  • De 1996 à 2002, il a été nommé « Chef d’État-major », chargé de la supervision des services d’État-major et de la coordination des actions des régions militaires et, sous l’autorité du ministre de la Défense, de la mise en œuvre des directives du Ministre;

  • De 2002 à 2005, il a occupé le poste de ministre de la Défense du Burundi, devenant ainsi responsable de la mise en œuvre de la politique du gouvernement en matière de défense.

  • Enfin, de 2009 à 2013, il a été nommé attaché militaire à la Mission permanente du Burundi auprès des Nations Unies à New York, où il fut chargé du suivi des opérations de maintien de la paix menées par les soldats et policiers du Burundi.

[5]  Relativement au premier motif allégué d’interdiction de territoire, la Commission s’est fondée sur les faits admis précités pour conclure que le demandeur est membre de l’armée.  La Commission a également conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée avait pris part aux actes visant au renversement par la force du gouvernement du Burundi dans le cadre des quatre coups d’État survenus en 1976, 1987, 1993 et 1996, respectivement.  Le demandeur était donc interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) pour l’application de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[6]  Quant au deuxième motif d’interdiction de territoire (fondé sur la commission de crimes contre l’humanité), la Commission a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était rendu complice des crimes contre l’humanité au sens de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, commis par l’armée contre la population civile de 1998 à 1999, période durant laquelle le demandeur occupait les fonctions de « Chef d’État-major ».

[7]  D’autres détails invoqués par la Commission sont présentés dans la section Discussion, en lien avec chacune des questions soulevées par le demandeur pour contester les conclusions selon lesquelles il (i) était membre d’une organisation qui a été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement du gouvernement par la force ou (ii) s’est rendu complice de crimes contre l’humanité.

IV.  Norme de contrôle et norme de preuve

[8]  Une décision concernant l’interdiction de territoire soulève des questions de fait et de droit et doit donc être examinée par notre Cour en regard de la norme de la décision raisonnable, qu’il s’agisse de questions soulevées aux termes (i) de l’alinéa 34(1)f) pour l’application de l’alinéa 34(1)b) (voir Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145, au paragraphe 24, et Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922, au paragraphe 11 [Alam]), ou (ii) de l’alinéa 35(1)b) (voir Sekularac c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 381, au paragraphe 13, et Al Khayyat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 175, au paragraphe 18 [Al Khayyat]).

[9]  Les faits donnant lieu à une interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire » (LIPR, article 33; Alam, au paragraphe 12; Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 116 [Mugesera]).

[10]  Selon Mugesera, la norme des motifs raisonnables de croire exige « davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (au paragraphe 114).  Bien que la décision dans Mugesera ait été fondée sur la législation antérieure en matière d’immigration, les principes qui sous-tendent les dispositions relatives à l’interdiction de territoire, y compris la norme de preuve, continuent de s’appliquer : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397, aux paragraphes 25 et 47.

[11]  Je note également que la question dont est saisie la Cour ne consiste pas à déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en application des articles 34 et 35 de la LIPR, mais plutôt à déterminer si la conclusion de la Commission quant à l’existence de motifs raisonnables d’interdiction de territoire était raisonnable en soi (Alam, au paragraphe 14).

V.  Dispositions pertinentes

[12]  Avant d’examiner le caractère raisonnable des conclusions de la Commission, il serait utile d’énoncer les dispositions législatives qui s’appliquent :

Interprétation

Rules of interpretation

 

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

Sécurité

Security

 

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

 

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

 

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

 

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

VI.  Thèses des parties et discussion

A.  La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur était membre d’une organisation qui a été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement par la force?

[13]  Selon les alinéas 34(1)f) et 34(1)b), deux éléments doivent être établis pour que la Commission puisse conclure à une interdiction de territoire : (i) le demandeur doit être membre de l’organisation contestée (en l’espèce, l’armée) et (ii) cette organisation doit être l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force (en l’espèce, le gouvernement du Burundi) (Gacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 794 [Gacho], aux paragraphes 22 à 26 et 38).

[14]  Le demandeur accepte la conclusion selon laquelle l’armée est une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et qu’il a été membre de cette organisation.  La question qui se pose est donc de déterminer s’il était raisonnable pour la Commission de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée a été « l’auteure » ou « l’instigatrice » d’actes visant au renversement par la force du gouvernement burundais.

[15]  Après avoir examiné les éléments de preuve, y compris toutes les transcriptions des trois dates d’audience, je conviens avec le défendeur qu’il était loisible à la Commission de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que, durant au moins un des coups d’État survenus au Burundi entre 1976 et 1996 (en l’occurrence, le putsch de 1993), le demandeur était membre de l’armée lorsque celle-ci a été l’auteure ou l’instigatrice d’actes visant au renversement par la force – bien que notre Cour ait déclaré qu’aucune contrainte temporelle ne s’applique à l’appartenance (Gacho , au paragraphe 26).

[16]  Bien que le demandeur allègue que la Commission a commis des erreurs dans son évaluation de chacun des quatre coups d’État de 1976, 1987, 1993 et 1996, mon examen porte uniquement sur l’évaluation du caractère raisonnable de l’analyse que la Commission a faite du putsch de 1993, et ce, pour deux raisons.  Premièrement, dans son mémoire des faits et du droit supplémentaire, le défendeur insiste sur le fait que les [traduction] « coups d’État de 1993 et de 1996 montrent clairement qu’ils ont tous les deux été réalisés par la force – un fait reconnu par le demandeur ». Deuxièmement, la conclusion de la Commission quant à l’interdiction de territoire liée à des actes visant au renversement par la force sera maintenue même si je conclus que l’évaluation de la Commission n’est raisonnable qu’en regard d’un seul des quatre coups d’État.  Les paragraphes qui suivent donnent un bref aperçu des faits constatés lors du putsch de 1993 :

a)  Le putsch de 1993

[17]  La Commission a rédigé en ces termes ses principales conclusions concernant le putsch de 1993 :

[30]  En juin 1993, la défaite de Buyoya est effective lors des élections démocratiques qui ont porté au pouvoir Melchior N’Dadaye, un Hutu, avec 60 pourcent (sic) des voix. Ce dernier est cependant assassiné un mois plus tard lors d’une tentative de putsch.

[31]  L’identification des auteurs ou instigateurs de ce coup ne semble pas faire consensus, certaines autorités internationales l’imputant à des sous-groupes au sein de l’armée et d’autre à l’armée en tant qu’organisation dans son ensemble.

[32]  Il en est ainsi de celles qui attribuent la responsabilité du coup à « certains officiers », ou « breakaway wing », ou à une « section extrémiste » de l’armée, ou encore à des officiers occupant des postes élevés dans la hiérarchie de l’armée burundaise.

[33]  En revanche, la Commission Internationale d’Enquête sur les violations des Droits de l’Homme depuis le 21 octobre 1993, dans ses conclusions, parle du putsch comme d’une « tentative de coup d’État (ayant) apparue comme l’œuvre d’un petit groupe d’officiers de grades inférieurs, (mais) qu’en réalité, la majorité de la hiérarchie militaire et des forces armées ont été impliquées dans le crime ou n’ont pris aucune initiative pour s’y opposer ».

[34]  De ce qui précède, il m’apparait raisonnable de croire que peut-importe (sic) auquel des protagonistes à qui coup puisse être attribué, l’armée en tant qu’organisation demeure tributaire de l’acte du moment où les quelques factions identifiées étaient des parties intégrantes de l’armée et que le coup, ait été avalisé par des officiers des plus hautes instances de la hiérarchie de l’organisation. Ici aussi, les raisonnements faits pour les putschs de 76 et 87 s’appliquent.

[Source : Traduction publiée de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, X (Re), 2018 CanLII 125222 (CA CISR)]

[Non souligné dans l’original, notes en bas de page omises]

b)  Thèses des parties sur la question A (renversement par la force)

[18]  Le demandeur soulève deux arguments au sujet de la conclusion voulant que le coup d’État ait été « avalisé » par les plus hautes instances de l’armée, en tant qu’organisation, peu importe les protagonistes.  Il soutient premièrement que la Commission n’a pu démontrer que l’armée, en tant qu’organisation, a été l’instigatrice ou l’auteure du putsch de 1993, car elle a expressément reconnu que certaines sources ne semblaient pas faire consensus quant à savoir si c’était l’armée, en tant qu’organisation, – ou plutôt des membres dissidents et rebelles – qui en étaient responsables.

[19]  Pour arriver à cette conclusion, le demandeur allègue également que la Commission s’est fondée, à tort, sur une jurisprudence qui datait de 2007 à 2010 et qui, dans tous les cas, portait sur le mouvement pakistanais Muttahida Quami [MQM] (Jalil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 568; Rizwan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 781 et Jilani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 758). Ces affaires renvoient à des contextes différents, en l’occurrence, à certaines activités terroristes perpétrées par une organisation marquée par des dissensions internes; le demandeur estime donc qu’elles ne peuvent s’appliquer à la présente affaire.  En l’espèce, le demandeur soutient que les putschs ont été commis par des éléments dissidents qui n’agissaient pas au nom de l’armée et qui, par définition, ont agi illégalement et sans respecter la chaîne de commandement de l’armée.

[20]  Deuxièmement, le demandeur soutient que la Commission a dilué les exigences de la loi en concluant que l’armée, en tant qu’organisation, était « tributaire » du coup :

[traduction]

[…] [E]n ce qui concerne les incidents de 1993, la Commission a conclu que l’armée était « tributaire » du putsch parce que celui-ci avait été « avalisé » par certains hauts gradés au sein de l’organisation. (Mémoire des faits et du droit supplémentaire du demandeur, au paragraphe 26)

[21]  En formulant ses allégations, le demandeur soutient que la Commission n’a pas satisfait aux deux exigences fondamentales des alinéas 34(1)f) et b), à savoir que l’organisation en cause (i) a été l’instigatrice ou l’auteure des actes visant au renversement et (ii) que cela s’est fait par la force.

[22]  Le demandeur affirme en outre que la Commission a commis une erreur de droit en renversant le fardeau de la preuve et en s’appuyant sur l’absence d’éléments de preuve indiquant que l’armée s’était opposée au putsch pour conclure finalement que l’armée avait avalisé le putsch.  Il incombait au ministre de faire la preuve que l’armée, en tant qu’organisation, avait perpétré les actes en question visant au renversement, et non au demandeur de prouver que l’armée s’y était opposée.  Selon le demandeur, cela est particulièrement préoccupant, compte tenu du fait que la Commission a reconnu que les coups d’État avaient été perpétrés par des factions au sein de l’armée.

[23]  En réponse aux arguments du demandeur, le défendeur réplique, premièrement, que la Commission s’est fondée à juste titre sur des éléments de preuve documentaire indiquant que le putsch de 1993 a été réalisé par la force, et qu’elle a raisonnablement attribué ce putsch à l’armée, en tant qu’organisation.  Le défendeur soutient en outre qu’il ne fait aucun doute que l’armée est une organisation, car c’est une entité dotée d’une structure organisationnelle, d’une structure hiérarchique et d’une structure de leadership, ajoutant que la Commission s’est fondée à bon droit sur l’affaire Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, au paragraphe 31. Il note par ailleurs que la notion de « membre » au sens de l’alinéa 34(l)f) a toujours été interprétée de manière large et libérale, citant à l’appui diverses affaires dont l’arrêt Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, aux paragraphes 26 à 32.

[24]  Deuxièmement, le défendeur fait valoir que l’appartenance du demandeur au sein de l’armée ne fait aucun doute, pas plus que les postes importants qu’il y a occupés.  Il prétend qu’un coup militaire satisfait à la définition générale de renversement par la force prévue dans la jurisprudence (notamment dans Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 876, au paragraphe 48 et Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 [Oremade]).

[25]  Le défendeur fait en outre valoir que la Commission a conclu à juste titre que l’armée s’est livrée à divers actes de violence visant à renverser un gouvernement, après avoir fait une analyse des éléments requis, à savoir si les actes constituaient des actes visant au renversement par la force et si l’armée avait été l’instigatrice ou l’auteure de ces actes.  Les affaires citant le mouvement MQM, selon lesquelles le fait d’être membre d’une faction manifestement pacifique n’ayant pas coupé ses liens avec une organisation, une aile ou une division sœur violente fait de cette personne un membre de l’ensemble de l’organisation, n’ont été citées que pour établir une analogie.  Le principe s’appliquerait, qu’il s’agisse d’une organisation terroriste comme le MQM ou de l’armée d’un État comme c’est le cas en l’espèce.

[26]  Enfin, le défendeur rejette l’argument du demandeur selon lequel la Commission a commis une erreur en renversant le fardeau de la preuve, puisque la Commission a clairement démontré que l’armée, en tant qu’organisation, avait été l’auteure ou l’instigatrice d’au moins certains coups d’État lesquels, par définition, constituent des actes visant au renversement par la force d’un gouvernement.

c)  Analyse de la question A (renversement par la force)

[27]  Je conclus que les arguments du défendeur sont convaincants.  En ce qui a trait aux faits et aux éléments de preuve à l’appui, la Commission a fondé son analyse sur d’importants documents versés au dossier qui provenaient d’organisations de confiance reconnues à l’échelle internationale, notamment le rapport intitulé Burundi : rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme depuis le 21 octobre 1993 (International Commission of Inquiry into Human Rights violations since October 21, 1993), (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, 1994), à la page 176; dossier certifié du tribunal [DCT], vol. II, à la page 269) (Rapport de la Commission).  La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Human Rights Watch et Africa Watch ont participé à la production de ce rapport (DCT, vol. II, à la page 251).

[28]  Bien que la Commission ait souligné la nature contradictoire des éléments de preuve documentaire et le fait que certaines sources aient attribué la responsabilité des coups d’État à certains officiers, ou breakaway wing, ou même à une faction extrémiste de l’armée, la Commission a finalement conclu que la majorité de la hiérarchie militaire et des forces armées avaient été impliquées dans ces coups ou n’avaient pris aucune initiative pour s’y opposer.

[29]  Par conséquent, je conclus que la Commission s’est fondée à juste titre sur les éléments de preuve documentaire versés au dossier, notamment le Rapport de la Commission rédigé par des groupes de surveillance internationale, qu’elle a examiné les éléments contradictoires et qu’elle a choisi d’accorder plus d’importance aux éléments de preuve contenus dans le Rapport de la Commission qu’à ceux provenant des autres sources.  Et il lui était loisible de le faire (Alam, au paragraphe 24).

[30]  De plus, je ne suis pas d’accord avec le demandeur, lorsque celui-ci soutient que la Commission a atténué l’exigence selon laquelle elle devait démontrer que l’organisation était « l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force », en concluant que l’armée était « tributaire » du coup parce que celui-ci avait été « avalisé » par certains hauts gradés au sein de l’organisation.  En l’espèce, j’estime que le demandeur a pris certaines libertés dans la traduction : la Commission a conclu que le coup avait été avalisé par des « des officiers des plus hautes instances de la hiérarchie de l’organisation » et non par [traduction] « certains hauts gardés au sein de l’organisation » (mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 26), lorsqu’il déclare que « l’armée en tant qu’organisation demeure tributaire de l’acte du moment où les quelques factions identifiées étaient des parties intégrantes de l’année et que le coup, ait été avalisé par des officiers des plus hautes instances de la hiérarchie de l’organisation » (voir le contexte, aux paragraphes 30 à 34 de la Décision, reproduit précédemment dans les motifs, au paragraphe 17).

[31]  De plus, bien que l’usage par la Commission du mot « tributaire » puisse être ambigu, je l’interprète comme signifiant que l’armée, en tant qu’organisation, est impliquée dans le coup d’État ou qu’on lui en attribue la responsabilité en raison de la participation d’officiers hauts gradés. Quoi qu’il en soit, même en adoptant la traduction présentée par le demandeur au paragraphe 26 de son mémoire des faits et du droit et reproduite ci-dessus, je jugerais néanmoins qu’il était loisible à la Commission d’en venir à cette conclusion, à la lumière de ses observations concernant la participation d’officiers des plus hautes instances de l’organisation et de l’importance accordée aux conclusions du Rapport de la Commission.  Après tout, la Commission a souligné que le président démocratiquement élu Melchoir Ndadaye avait été assassiné lors du putsch de 1993 et que le demandeur lui-même a reconnu qu’il y avait eu recours à la force.

[32]  Une complicité directe n’est pas requise par l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Alam, au paragraphe 34).  De plus, la jurisprudence a clairement établi que la portée des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) avait été examinée, débattue et approuvée par le législateur : voir Najafi c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2014 CAF 262, aux paragraphes 78 et 79 [Najafi] (et, pour une analyse plus détaillée de l’interprétation du renversement par la force dans Najafi, consulter les paragraphes 40 à 49 de ma décision dans l’affaire Maqsudi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1184).

[33]  En dernier ressort, même si le législateur n’a pas défini la notion de renversement dans l’article de la LIPR traitant de l’interdiction de territoire, les tribunaux en ont fait une interprétation large, conforme au sens ordinaire donné par les dictionnaires, y compris la connotation conférée par la version française. Comme le fait remarquer la juge Gauthier dans Najafi :

[65] Comme l’a fait remarquer la Section de l’immigration, la loi ne définit pas le terme anglais «subversion» [en français : « renversement »], et il n’en existe pas de définition adoptée par tous. La définition du Black’s Law Dictionary à laquelle la Section de l’immigration se réfère au paragraphe 27 (en particulier, les mots « the act or process of overthrowing … the government ») est tout à fait conforme au sens ordinaire du texte français (« actes visant au renversement d’un gouvernement »). Bien que, dans certains contextes, le terme anglais « subversion » puisse être interprété comme désignant des actes illicites ou des actes posés à des fins détournées, les mots employés dans le texte français ne revêtent pas une telle connotation. Je suis convaincue que le sens commun des deux textes ne comporte généralement aucune mention de la légalité ou de la légitimité de ces actes.

[34]  Quant au sens à donner au « renversement par la force », je suis lié à la fois par la LIPR et par la jurisprudence qui en a fait une interprétation, y compris celle de la Cour d’appel fédérale.

[35]  Je conclus qu’il était loisible à la Commission, d’après les éléments de preuve objectifs au dossier et conformément à la loi (et à la jurisprudence citée, notamment Oremade), de conclure que la définition de coup d’État comporte nécessairement l’usage de la force, notamment les actes de coercition ou de contrainte par la violence, incluant les événements de 1993 et, donc, que le putsch de 1993 répondait aux critères de la définition de « renversement par la force ».

[36]  Il convient de mentionner que la Commission en l’espèce a également conclu que l’armée avait été l’instigatrice du putsch de juillet 1996, lorsque le président Ntibantunganya a été destitué et que le ministre de la Défense de l’époque a réclamé que le président Buyoya s’empare du pouvoir par la force.  Le demandeur conteste les fondements factuel et juridique de cette conclusion relative au renversement, en invoquant la nature des événements et le poste qu’il occupait à l’époque.  Cependant, comme j’ai déjà conclu que la conclusion de la Commission concernant le putsch de 1993 était raisonnable, je n’ai pas à pousser plus loin mon examen du putsch de 1996.

d)  Conclusion concernant la question A (renversement par la force)

[37]  Pour conclure sur la première question en litige, je suis convaincu qu’il était loisible à la Commission de rendre une décision d’interdiction de territoire fondée sur les deux éléments d’interdiction de territoire exigés aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour l’application de l’alinéa 34(1)b), à savoir que (i) le demandeur était membre d’une organisation – l’armée, et que celle-ci a été (ii) l’instigatrice ou l’auteure des actes visant au renversement du gouvernement burundais par la force lors du putsch de 1993.

[38]  Comme les conclusions de fait sont raisonnables eu égard aux éléments de preuve présentés et qu’elles satisfont au critère juridique prescrit par la loi, le premier motif d’interdiction de territoire à l’encontre du demandeur appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.  Je n’interviendrai donc pas relativement à la première conclusion d’interdiction de territoire rendue en application du paragraphe 34(1) de la LIPR relativement au renversement par la force, mais il n’en va pas de même du deuxième motif d’interdiction de territoire invoqué par la Commission.

B.  La Commission a-t-elle commis une erreur en déclarant le demandeur interdit de territoire du fait de sa complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité?

[39]  Pour les motifs énoncés ci-après, je juge que les conclusions de la Commission relativement à l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 35(1)a), déclarant le demandeur complice des crimes contre l’humanité commis par des membres de l’armée, ne peuvent être maintenues.

[40]  Avant d’examiner la complicité en regard de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], je résumerai brièvement les conclusions de la Commission concernant ce deuxième motif d’interdiction de territoire.

a)  Conclusions de la Commission concernant la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)

[41]  La Commission note que, pour conclure que l’armée a commis des crimes contre l’humanité, trois éléments devaient d’abord être établis : a) l’armée a commis l’un des actes prohibés, énumérés aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24; b) cet acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique et c) l’attaque était lancée contre une population civile ou un groupe identifiable.

[42]  La Commission a jugé que les éléments de preuve documentaire étaient suffisants pour étayer les actes de violence, les tortures et les tueries imputables à l’armée durant les 40 années de carrière du demandeur.  Ces actes sont visés par le paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. S’appuyant sur « différents rapports d’Amnesty International », la Commission a indiqué que, durant la seule période de 1998 à 1999, alors que le demandeur occupait les fonctions de « Chef d’État-major », de nombreux incidents et de nombreuses attaques – de faible et de plus grande envergure – ont eu lieu, notamment des exécutions extrajudiciaires, des massacres, des tortures et des viols (la Commission a énuméré dix exemples de ces actes au paragraphe 61 de sa décision).

[43]  Ayant conclu que l’armée avait commis de multiples meurtres, tortures et viols, répondant ainsi à l’exigence a) du critère d’évaluation énoncé à l’alinéa 35(1)a), la Commission a ensuite conclu que les autres exigences énoncées à l’article 35 avaient aussi été satisfaites, à savoir que b) les actes avaient été commis dans le cadre d’une « attaque » consistant en un type de comportement entraînant des actes de violence, selon la définition de l’arrêt Mugesera. La Commission a également conclu que les attaques étaient « généralisées », étant donné leur fréquence, leur envergure importante, leurs nombreuses victimes et leur perpétration par des groupes de soldats (la Commission a jugé inutile de déterminer si les attaques étaient « systématiques », puisqu’il avait été établi qu’elles étaient « généralisées »).

[44]  Enfin, la Commission a jugé que les actes avaient été c) dirigés contre une population civile, car les victimes des meurtres, de la torture et des viols étaient des civils.  La Commission a donc conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée avait commis des actes constituant des crimes contre l’humanité, en particulier de 1998 à 1999, période durant laquelle le demandeur occupait les fonctions de « Chef d’État-major ».

[45]  Ayant formulé ces conclusions, la Commission a ensuite cherché à déterminer si le demandeur s’était rendu complice des crimes contre l’humanité commis par l’armée.  Citant Ezokola comme arrêt faisant jurisprudence, la Commission a défini les « éléments constitutifs » suivants devant servir à déterminer si le demandeur a « contribué, de manière significative et consciente », aux crimes ou au dessein criminel de l’armée (au paragraphe 74 de la Décision) :

La taille et la nature de l’organisation; sachant que la taille de l’organisation est inversement proportionnelle à la vraisemblance de la connaissance et de la contribution;

• La section de l’organisation à laquelle [le demandeur] était le plus directement associé;

• Le grade [du demandeur] au sein de l’organisation;

• Les fonctions et les activités de la personne au sein de l’organisation; sachant que ce facteur vise précisément la participation de la personne aux activités quotidiennes de l’organisation. Ici il faut se pencher sur le lien entre les activités de la personne et les crimes et le dessein criminel du dessein criminel (sic) de l’organisation (par 96);

• La durée de l’appartenance [du demandeur] à l’organisation (surtout après qu’[il] ait pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel); sachant que plus la personne appartient de longue date à l’organisation, plus il est probable qu’elle ait connu les crimes commis par l’organisation ou son dessein criminel. L’appartenance de longue date peut également accroitre l’importance de la contribution de l’intéressé aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation;

• Le mode de recrutement [du demandeur] et la possibilité qu’[il] a eue ou non de quitter l’organisation; sachant que ces facteurs influent sur le caractère volontaire de la contribution et pourraient ne pas être respectés si la personne a été contrainte de se joindre à l’organisation, de la soutenir ou d’y demeurer ou si elle n’a pas eu la possibilité de la quitter.

[Souligné dans l’original.]

[46]  Ayant examiné les faits en regard de ces éléments, la Commission a conclu que le demandeur s’était rendu complice de l’armée lorsque celle-ci a commis ses crimes contre l’humanité; elle a donc déclaré le demandeur interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a).

[47]  Je commencerai mon analyse en examinant si les conclusions de la Commission concernant ce motif étaient raisonnables, en faisant un examen plus poussé de la complicité à la lumière de l’arrêt faisant jurisprudence, l’arrêt Ezokola.

b)  Le concept de la « complicité » selon la loi canadienne sur l’immigration post-Ezokola

[48]  Des individus peuvent être complices de crimes internationaux sans être liés à un crime en particulier, mais il doit exister un lien entre ces individus et le dessein criminel du groupe.  Un tel lien est établi lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la perpétration d’un crime par un groupe ou à la réalisation du dessein criminel de ce groupe (Ezokola, au paragraphe 8).

[49]  Cette norme de preuve pour établir la complicité a remplacé le précédent critère juridique selon lequel une personne pouvait être reconnue coupable par simple association (Ezokola, aux paragraphes 80 à 82).  Par conséquent, aux fins de la loi canadienne sur l’immigration, une personne n’est pas tenue responsable de crimes commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a passivement acquiescé à son dessein criminel.  Le critère relatif à la complicité défini à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR prévoit plutôt qu’il faut démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que la personne a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation (Ezokola, au paragraphe 84).

[50]  Et c’est au ministre qu’il incombe d’établir que le demandeur a commis des actes emportant interdiction de territoire aux termes de l’article 35 de la LIPR (Al Khayyat, au paragraphe 27).  Le fardeau de la preuve imposé au ministre est toutefois relativement modeste – puisqu’il consiste uniquement à démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire – ce qui constitue une norme moins rigoureuse que la prépondérance des probabilités (Jelaca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 887, au paragraphe 26).

c)  Thèses des parties sur la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)

[51]  Le demandeur souligne que, pour être reconnu complice de crimes internationaux (à savoir des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre) commis par d’autres membres d’une organisation à laquelle la personne a été associée, il doit exister des motifs raisonnables de croire que cette personne « a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation » (Ezokola, au paragraphe 84).  Bien que la Commission ait correctement énoncé le critère, le demandeur soutient qu’elle en a fait une mauvaise application, en faveur de la notion désuète de « complicité par association », antérieure à l’arrêt Ezokola (précité).

[52]  Le demandeur affirme en outre que la principale conclusion de fait de la Commission est tout simplement erronée et qu’elle ne correspond pas à son témoignage.  Contrairement à ce qu’allègue la Commission, le demandeur n’a pas dit qu’il avait ordonné à ses commandants de « prendre les mesures nécessaires pour l’atteinte [des objectifs de l’armée] », qui étaient d’empêcher l’ennemi de progresser ou de causer des dommages dans les zones qu’elle occupait, et, qu’en réponse à ces ordres, les troupes avaient ensuite commis des meurtres, des viols et des tortures, ces actes constituant les mesures nécessaires pour l’atteinte de ces objectifs.

[53]  Dans la portion de la transcription citée par la Commission à l’appui de cette proposition, il est mentionné que le demandeur a ordonné à ses commandants régionaux de [traduction] « prendre les mesures nécessaires pour rétablir le courant et les lignes électriques, puis pour protéger ces installations et éviter que toute action extérieure ne cherche à les détruire à nouveau ».  Le demandeur souligne qu’il n’existe aucune allégation ni aucun élément de preuve indiquant que des crimes ont été commis en réponse à ces instructions.

[54]  Le demandeur soutient que la Commission s’est fondée sur l’appartenance du demandeur au sein de l’armée et, partant, sur son association à ce groupe, en s’appuyant à tort sur le principe juridique de « culpabilité par association » antérieur à Ezokola (Ezokola, aux paragraphes 80 à 82).  Le demandeur soutient en outre que cette application erronée a influencé l’évaluation que la Commission a faite du caractère « volontaire » : la Commission a examiné si le demandeur avait volontairement contribué à l’armée, plutôt que d’évaluer s’il avait volontairement contribué aux crimes ou à son dessein criminel de l’organisation.

[55]  Le défendeur réplique qu’il était loisible à la Commission d’examiner si le demandeur avait volontairement occupé des postes d’autorité au sein de l’armée au moment de la perpétration des crimes, et que la Commission a dûment examiné ce point. Passant en revue les divers postes d’autorité que le demandeur a volontairement occupés, le défendeur soutient que le demandeur a contribué de manière significative et consciente aux crimes commis par l’armée contre des civils, le gouvernement et des fonctionnaires burundais, satisfaisant ainsi raisonnablement aux exigences énoncées dans Ezokola.

[56]  Le défendeur note que, compte tenu des postes supérieurs occupés par le demandeur, ces conclusions relatives à la complicité sont à la fois conformes au droit et aux éléments de preuve présentés : la complicité n’exige pas une participation personnelle, mais uniquement une contribution, directe ou par l’entremise d’un rôle joué dans les crimes ou le dessein criminel d’une organisation, et il souligne à cet égard que le demandeur a occupé le poste de « Chef d’État-major » de 1998 à 1999, période durant laquelle la perpétration d’atrocités est bien documentée. La Commission a raisonnablement conclu que l’armée a commis des crimes contre l’humanité, après avoir évalué les attaques perpétrées en regard de la définition établie par la Cour suprême du Canada dans Mugesera (crimes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile), et en avoir soupesé la gravité en regard d’affaires telles que Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437, où des conclusions similaires ont été maintenues dans des circonstances moins horribles.

d)  Analyse de la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)

[57]  Les arguments du demandeur sont convaincants et, dans leur ensemble, montrent que la Commission a à la fois exagéré le témoignage du demandeur et omis d’examiner les faits en regard du critère applicable.  Bien que la Commission ait bien énoncé le critère juridique à appliquer pour déterminer s’il y a eu complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité – à savoir déterminer si le demandeur a volontairement contribué, de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation (Décision, au paragraphe 73) – elle a par la suite formulé des conclusions lassant croire à l’application de la notion désuète de complicité par association, qui a été rejetée dans l’arrêt Ezokola.

[58]  De fait, à plusieurs endroits dans la décision, la Commission se fonde sur la simple appartenance du demandeur à l’armée – et, par conséquent, sur la notion désuète de complicité par association – pour étayer sa conclusion relativement à la complicité, notamment :

  1. en déclarant que son mandat était de déterminer si, du fait de son appartenance à l’armée burundaise, il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était rendu complice des crimes contre l’humanité commis par l’armée. La Commission mentionne ensuite qu’elle définirait la « contribution » du demandeur comme étant « les fonctions qu’il a assumées » au sein de l’armée durant sa carrière, en insistant dans son analyse sur ses fonctions en tant que « Chef d’État-major » de 1996 à 2002 (Décision, aux paragraphes75 et 76);

  2. en définissant la question en litige comme étant de savoir si le demandeur, « [v]u son appartenance » à l’armée, était complice de la commission des crimes contre l’humanité (Décision, à la page 28, en-tête après le paragraphe 72);

  3. en décrivant la question en litige comme étant de savoir si le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, en raison de son « implication » au sein de l’armée (Décision, au paragraphe 6(2));

  4. en déclarant que le demandeur était interdit de territoire par voie de complicité en raison de son « appartenance » à l’armée, et qu’il s’agissait donc de déterminer si le demandeur s’était rendu complice de ces crimes à cause de cette « appartenance » (Décision, aux paragraphes 54 et 55(2)).

[59]  Eu égard aux quatre exemples précités, on peut se demander si la Commission a compris et appliqué le bon critère juridique lorsque cela était important (Talipoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 172, au paragraphe 31, citant Optiz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, au paragraphe 88).

[60]  À ces lacunes s’ajoute la conclusion de fait de la Commission mentionnée précédemment par le demandeur, selon laquelle l’ordre allégué était de « prendre les mesures nécessaires » pour atteindre les objectifs de l’armée – lequel ne constitue ni une représentation exacte du témoignage du demandeur, ni un appel aux armes en vue de contribuer « de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation ».

[61]  Il semble que la Commission, en rendant sa décision, n’a pas cherché à savoir si le demandeur avait contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe, ou s’il avait plutôt simplement contribué de manière significative et consciente à l’armée – ce qui serait normal compte tenu des postes élevés qu’il y a occupés.

[62]  Fait important à souligner, d’après les éléments de preuve présentés, le demandeur semble jouir d’une excellente réputation tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son pays, où il est vu comme un agent positif de changement et de paix; de plus, il a été promu tout au long de sa carrière, à la fois par des fonctionnaires et des gouvernements hutus et tutsis, et bénéficié du soutien de la communauté internationale comme en témoignent ces diverses nominations : conseiller spécial après du sous-ministre de la Défense sur les questions relevant du droit international en matière de droits de la personne; « agent pacificateur »; « Chef d’État-major » après que la communauté internationale eut exercé des pressions sur le gouvernement du Burundi afin qu’il nomme à ce poste un fonctionnaire non partisan et non engagé; puis attaché militaire à la Mission permanente du Burundi auprès des Nations Unies à New York.  De fait, bien qu’il ait publiquement été identifié comme un Tutsi au sein de la structure du pouvoir au Burundi qui a parfois été dominée par le groupe ethnique hutu, le demandeur a réussi à obtenir le soutien non partisan des deux groupes dans un pays dévasté par des luttes intestines.

[63]  Les éléments de preuve présentés par le demandeur témoignent de ses efforts visant à inculquer le respect du droit et des normes internationaux en matière de droits de l’homme, notamment durant les périodes de conflits internes qui ont marqué la majeure partie de sa carrière au sein de l’armée, puis à titre de ministre de la Défense.

[64]  On ne peut certainement pas nier le fait que les rapports cités par la Commission fournissent des détails sur les crimes commis par l’armée.  On ne saurait non plus nier le fait que des crimes ont été commis durant les nombreuses années de conflit, ni que le demandeur occupait le poste de « Chef d’État-major » au moment où certains de ces crimes ont été commis et durant lesquels de nombreux civils ont été tués.

[65]  Cependant, dans Ezokola, la Cour suprême, aux paragraphes 74 et 81, précise qu’il faut éviter que « l’analyse relative à la complicité débouche sur l’exclusion de la protection des réfugiés sur le fondement de la seule appartenance à une organisation multiforme qui se livre à des crimes de guerre ou sur la seule omission de se dissocier de celle-ci » et qu’un « haut fonctionnaire pourrait devoir cesser d’exercer ses fonctions légitimes en période de conflit ou d’instabilité nationale afin de ne pas être déchu de son droit à l’asile ».

e)  Conclusion sur la question B (complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité)

[66]  Lorsqu’on examine la décision dans son ensemble, rien n’indique que la Commission, en attribuant au demandeur des déclarations trop générales et hors contexte, puis en faisant un examen déraisonnable des faits au regard de la loi, a fait une interprétation de la loi conforme à celle prescrite dans Ezokola « lorsque cela était important ». Par conséquent, cette portion de la décision sera annulée.

VII.  Conclusion

[67]  Ayant jugé que la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur était membre d’une organisation qui avait été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement par la force selon les alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR, mais qu’elle n’a pu établir la complicité du demandeur dans la perpétration de crimes contre l’humanité aux termes de l’alinéa 35(l)a), j’accueille la demande de contrôle judiciaire en partie.  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier. Je conviens qu’aucune question n’est soulevée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1469-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

  2. La conclusion de la Commission, relativement à l’interdiction de territoire pour actes visant au renversement par la force aux termes des alinéas 34(1)f) et 34(1)b), est raisonnable et est donc maintenue.

  3. En revanche, la conclusion de la Commission concernant l’interdiction de territoire relativement à des crimes contre l’humanité au sens de l’alinéa 35(1)a) est déraisonnable et ne peut être maintenue; par conséquent, dans l’hypothèse où le défendeur souhaite toujours invoquer ce motif, l’affaire est renvoyée devant la Commission afin d’être réexaminée sur ce point conformément aux présents motifs.

  4. Aucune question n’a été proposée pour certification et l’affaire n’en soulève aucune.

  5. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1469-18

 

INTITULÉ :

VINCENT NIYUNGEKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 octobre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

Pour le demandeur

 

Melissa Mathieu

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.