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Date : 20190625


Dossier : IMM-1783-18

Reference : 2019 CF 857

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

JANETH LOPEZ GALLO

demanderesse

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], visant la décision datée du 28 mars 2018 [la décision] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II.  Les faits

[2]  La demanderesse est une citoyenne mexicaine, née en 1992. Elle est arrivée au Canada avec sa mère en 2008, à 16 ans. Elles ont déposé une demande d’asile au Canada en septembre 2008; leur demande était fondée sur les violences physiques et sexuelles infligées à la demanderesse par son frère, qui est maintenant décédé, au Mexique et par son père. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile en 2011, après avoir conclu qu’elles disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] à Guadalajara, au Mexique. La mère de la demanderesse a été renvoyée du Canada. La demanderesse est entrée dans la clandestinité et n’a pas été renvoyée. La demanderesse a ensuite déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, laquelle a été refusée en 2012. Elle a déposé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en décembre 2016.

[3]  Il était prévu que la mesure de renvoi de la demanderesse soit exécutée en juillet 2017. Elle a présenté une demande de report du renvoi et a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’un possible refus de la demande de report. La demande de report a été refusée, mais le juge Manson a suspendu l’exécution de la mesure de renvoi.

[4]  Le 28 mars 2018, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 18 avril 2018. Le 20 décembre 2018, l’Agence des services frontaliers du Canada a avisé la demanderesse que son renvoi vers Mexico était prévu. L’avocate de la demanderesse a présenté une demande de report de ce renvoi. Le juge Boswell a accordé un sursis au renvoi en janvier 2019, dans l’attente d’une décision concernant la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]  Lorsque la décision a été rendue, la demanderesse avait 25 ans et une fille âgée de quatre ans née au Canada. La demanderesse a maintenant 26 ans et sa fille a cinq ans. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle a présentée invoque son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de sa fille, l’absence de services de soutien au Mexique et les préjugés contre les mères célibataires au Mexique. La demanderesse affirme qu’elle a été victime de violences psychologiques et sexuelles aux mains de son père et de son frère au Mexique. Un psychiatre a posé un diagnostic d’état de stress post‑traumatique [ESPT] à son égard. Son frère a été tué au Mexique et les auteurs de ce crime ne sont plus détenus.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse a été rejetée. L’agent a accordé un certain poids à l’établissement et à l’intégration de la demanderesse au Canada, mais il a accordé un poids plus important aux possibilités de réussite la demanderesse dans l’éventualité de son renvoi dans son pays d’origine. L’agent a aussi accordé un poids important aux conclusions de la SPR concernant la protection de l’État au Mexique et la PRI à Guadalajara. L’agent a conclu que l’intérêt supérieur de la fille serait de demeurer avec sa mère, en particulier parce que le père aurait été expulsé du Canada vers Trinidad en avril 2014. L’agent a en outre conclu que la demanderesse avait fourni une preuve insuffisante pour établir l’incertitude de l’accès aux soins médicaux et aux services de soins en santé mentale au Mexique pour sa fille et elle, le cas échéant.

[7]  L’agent a aussi conclu, de manière quelque peu contradictoire, que la preuve n’était pas suffisante pour établir que l’intérêt supérieur de la fille — une citoyenne canadienne née à Toronto — serait compromis si elle se réinstallait au Mexique avec sa mère. Cette conclusion a été débattue à l’audience, et je ne suis pas persuadé qu’elle est conforme à la réalité en l’espèce.

IV.  Les questions en litige

[8]  La demanderesse a soulevé bon nombre de questions litigieuses, toutefois je n’en examinerai que deux :

  1. L’agent n’a pas pris en compte la preuve médicale actuelle relative à la santé mentale;

  2. L’agent a mal appliqué le critère de l’établissement.

V.  La norme de contrôle

[9]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a décidé qu’une analyse de la norme de contrôle n’est pas nécessaire si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Le contrôle de la décision d’un agent portant sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est effectué selon la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, par. 44. La décision d’octroyer ou non une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est une mesure « de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » : Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335, par. 30, décision rendue par le juge Zinn.

[10]  Au paragraphe 55 de l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire la cour effectuant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[55]  Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

[11]  La Cour suprême du Canada enseigne aussi que le contrôle judiciaire ne doit pas être considéré comme une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; il faudrait considérer la décision comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour siégeant en révision doit juger si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

VI.  Analyse

A.  L’agent n’a pas pris en compte la preuve médicale actuelle relative à la santé mentale

[12]  La demanderesse soutient que l’agent n’a pas pris en compte les répercussions psychologiques du renvoi tant en ce qui la concerne qu’en ce qui concerne sa fille. L’agent disposait de trois rapports relatifs à la santé mentale de la demanderesse : (1) un rapport d’un psychothérapeute autorisé, daté du 5 octobre 2016, selon lequel la demanderesse présente des symptômes d’ESPT, soit [traduction« un trouble d’anxiété généralisée et un trouble dépressif majeur, en raison de graves violences sexuelles, de viol, et de menaces qu’elle a subis au Mexique […] »; (2) un rapport d’un psychiatre, un médecin spécialiste, daté du 28 juin 2017 confirmant le diagnostic d’ESPT de la demanderesse; (3) une lettre du médecin de premier recours de la demanderesse — également un médecin — datée du 10 juillet 2017, selon laquelle la demanderesse présente des symptômes d’ESPT. Le médecin a aussi exprimé [traduction« l’avis selon lequel le renvoi au Mexique causerait un préjudice aux deux [la demanderesse et sa fille] en ce qui concerne leur santé mentale et leur sécurité personnelle ».

[13]  La demanderesse soutient que l’agent n’a pas examiné les documents de 2017; voir la décision à la page 5 : [traduction« J’ai aussi tenu compte du fait que l’évaluation a pris fin en octobre 2016, et que, depuis lors, la preuve objective fournie concernant la santé mentale actuelle de la demanderesse, ainsi que tout traitement qu’elle a suivi, était insuffisante ».

[14]  Malgré de très habiles efforts déployés par l’avocate du défendeur, le fait que l’agent n’a traité ni l’un ni l’autre des deux avis médicaux fournis par les médecins visés ne me convainc pas qu’ils ont été examinés de manière appropriée ou adéquate. Je suis conscient que les agents ne doivent pas examiner chacun des éléments de preuve, et je suis au courant de l’existence de la présomption selon laquelle ils ont lu l’ensemble du dossier. Cependant, étant donné que les avis des médecins étaient beaucoup plus récents que ceux du psychothérapeute, et qu’ils provenaient de professionnels très qualifiés dans le domaine, et en particulier d’un psychiatre, la demanderesse doit obtenir gain de cause à cet égard.

B.  L’agent a mal appliqué le critère de l’établissement

[15]  Je suis également d’avis que l’agent a, en fait, et de façon déraisonnable, transformé la réussite de la demanderesse et de sa fille au Canada en un élément défavorable, lorsqu’il l’a utilisée pour conclure, en fait, que la demanderesse et sa fille canadienne s’intégreront facilement à la société mexicaine que la demanderesse a quittée il y a dix ans, à 16 ans, et avec laquelle elle n’a eu aucun contact apparent depuis.

[16]  La demanderesse conteste les extraits suivants de la décision, aux pages 6 et 7 :

[traduction]

De plus, la demanderesse se présente comme une personne pleine de ressources et capable de s’adapter. Je fais observer qu’elle a quitté le Mexique en 2008, avec sa mère, et qu’elle est venue au Canada. Après que sa mère eut été renvoyée du Canada, elle est demeurée au Canada tout en ayant tissé des liens limités ici; elle a surmonté de nombreuses difficultés et a démontré une capacité à s’adapter à de nouveaux lieux, à des cultures différentes, à des langues différentes, à des changements dans sa vie, notamment dans des situations de vie parallèles, c’est‑à‑dire obtenir un emploi, s’intégrer, avoir un enfant, etc. J’admets que le retour dans son Mexique natal ne se fera pas sans difficulté et qu’il y aura une période d’adaptation. Toutefois, la demanderesse ne retournerait pas dans un lieu, une langue ou une culture qu’elle ne connaît pas bien.

[...]

Il est important de souligner que la demanderesse avait les moyens de déménager au Canada, de se trouver un lieu de résidence après que sa mère eut quitté le Canada, de chercher un emploi, de tisser des amitiés et d’élever seule sa fille. Je suis convaincu que la demanderesse peut faire de même à son retour au Mexique.

[17]  La demanderesse soutient que l’agent a mal appliqué le critère du « degré d’établissement », parce qu’il s’est servi de l’établissement de la demanderesse au Canada contre celle‑ci : voir la décision Lauture c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 336, (Lauture) rendue par le juge Rennie (tel était alors son titre) :

[21]  En l’espèce, l’agente a conclu que [traduction« l’engagement [des demandeurs] dans la société est remarquable » et que les liens qu’ils ont tissés dans leur communauté sont importants. Or en dépit de cette conclusion, l’agente n’a pas donné au facteur d’établissement une appréciation favorable aux demandeurs, rejetant plutôt ce facteur au motif que l’engagement communautaire peut également se produire en Haïti. Ce n’est toutefois pas la bonne manière d’appliquer le facteur d’établissement.

[…]

[23]  Plutôt que d’examiner si les demandeurs pourraient faire du bénévolat et fréquenter leur église en Haïti, l’agente aurait dû tenir compte des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés relativement à l’emploi, au bénévolat et à l’intégration dans leur communauté au Canada. Elle aurait dû ensuite se demander si ce facteur était neutre ou s’il jouait en faveur ou en défaveur des demandeurs.

[18]  Je suis conscient que les demandeurs dans l’affaire Lauture ont fourni beaucoup plus de preuves de leur établissement que la demanderesse en l’espèce, mais à mon avis, l’agent a néanmoins transformé déraisonnablement ces éléments de preuve en conclusions défavorables dans les deux affaires. Cela crée une contradiction interne dans les motifs de l’agent; d’une part, l’établissement de la demanderesse est élevé au point de justifier une conclusion de facilité en cas de retour, mais, d’autre part, il est diminué de façon à affaiblir son établissement. Comme le juge Rennie a conclu : « Plutôt que d’examiner si les demandeurs pourraient faire du bénévolat et fréquenter leur église en Haïti, l’agente aurait dû tenir compte des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés relativement à l’emploi, au bénévolat et à l’intégration dans leur communauté au Canada. » [Souligné dans l’original.] À mon avis, cela n’a pas été fait, mais cela aurait dû aussi être fait en l’espèce.

[19]  Le principe énoncé dans la décision Lauture a récemment été confirmé dans la décision Aguirre Renteria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 134, par. 8, rendue par le juge Barnes :

[8]  Je m’interroge également sur le fait que l’agent a considéré que le degré d’établissement de M. Aguirre au Canada constituait bel et bien un motif pour le renvoyer en Colombie. Il s’agit là du genre de raisonnement sans issue qui préoccupait le juge Donald Rennie dans Lauture c Canada, 2015 CF 336, au paragraphe 26 [2015] ACF No 296. Le degré d’établissement au Canada devrait jouer en faveur du demandeur, et non servir d’excuse pour lui refuser l’exemption demandée : voir Sebbe c Canada, 2012 CF 813, au paragraphe 21, [2012] ACF No 842.

[20]  Lorsqu’elles sont examinées individuellement ou collectivement, ces questions sont déterminantes et il en découle que le contrôle judiciaire doit être accueilli. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions soulevées.

VII.  Conclusion

[21]  Lorsque je prends du recul et que je considère la décision comme un tout, je suis d’avis qu’elle est déraisonnable. Tout en gardant à l’esprit que le contrôle judiciaire ne doit pas être considéré comme une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur, je suis d’avis que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, contrairement à ce qu’exige l’arrêt Dunsmuir, par. 47.

VIII.  La question certifiée

[22]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1783‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision, qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juillet 2019.

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1783‑18

INTITULÉ :

JANETH LOPEZ GALLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JUIN 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 JUIN 2019

COMPARUTIONS :

Allison Pyper

POUR LA DEMANDERESSE

Hillary Adams

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Pyper Law

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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