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Date : 20190627


Dossier : IMM‑4996‑18

Référence : 2019 CF 872

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

AHMED ISMAIL OSMANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision d’un agent d’immigration [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] par laquelle il refusait d’accorder au demandeur un permis de séjour temporaire [PST]. La décision contestée est datée du 25 septembre 2018 [la décision].

II.  Les faits

[2]  Le demandeur est un citoyen pakistanais âgé de 40 ans. Les faits présentés ciaprès sont tirés de son affidavit [l’affidavit], dont disposait l’agent en l’espèce.

[3]  En 2002, le demandeur a commencé à travailler aux Émirats arabes unis [EAU]. Il a ensuite épousé sa femme et ils ont eu deux enfants (nés respectivement en 2006 et en 2011).

[4]  Vers la fin de 2014, le demandeur a obtenu un nouvel emploi au sein d’une société. Il a remis des chèques personnels aux investisseurs dans la société au montant de leur investissement dans l’éventualité où ces derniers ne recevraient pas certains dividendes de la société. Lorsque la société a commencé à retarder le versement des dividendes à ses investisseurs, l’un d’eux a tenté d’encaisser le chèque personnel du demandeur, mais les fonds au compte de ce dernier étaient insuffisants. Par conséquent, en application de la loi en vigueur aux EAU et à la demande de l’investisseur concerné, le demandeur a été arrêté et détenu en 2015. Aux EAU, les différends qui seraient normalement considérés comme des litiges civils opposant deux individus, comme en l’espèce, sont traités comme des poursuites pénales. Cependant, le demandeur et l’investisseur sont parvenus à une entente à l’amiable et le demandeur a été remis en liberté. Après que le montant en question eut été remboursé à l’investisseur, le demandeur avait un dossier vierge. En mai 2015, il a démissionné de son poste, puisqu’il était clair pour lui que la société n’était pas honnête en affaires.

[5]  Le demandeur et sa famille sont venus au Canada rendre visite à leur famille en août 2015. L’épouse du demandeur a demandé et obtenu un permis d’études pour étudier les arts culinaires à Toronto. Le demandeur et les enfants ont quant à eux présenté des demandes à titre de personnes à charge de l’épouse du demandeur; ces demandes ont été approuvées en 2016. Le demandeur a obtenu un permis de travail ouvert. Les EAU lui avaient remis un certificat de police attestant qu’il n’avait aucun antécédent criminel. Il n’a pas mentionné l’arrestation et la détention précédentes.

[6]  Le 1er septembre 2016, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a arrêté le demandeur au motif qu’il avait été déclaré coupable d’une infraction criminelle aux EAU, et ce, en dépit du fait que les EAU lui avaient remis un certificat de police attestant qu’il n’avait aucun antécédent criminel. Le demandeur a été surpris d’apprendre qu’un autre investisseur avait déposé une plainte contre lui, qu’il avait été déclaré coupable par contumace aux EAU pour avoir signé un chèque sans provision, puis condamné à deux ans d’emprisonnement. Il était complètement dans l’ignorance au sujet de cette déclaration de culpabilité, car il n’avait jamais donné de chèque personnel à l’investisseur ayant déposé la deuxième plainte.

[7]  En juin 2016, le demandeur a été convoqué par la Section de l’immigration [la SI] à une enquête, à laquelle il a comparu. Il a reconnu ne pas avoir informé les fonctionnaires de l’immigration de son arrestation et de sa détention antérieures aux EAU, en mai 2015, parce que les EAU lui avaient délivré un certificat de police attestant qu’il n’avait aucun antécédent criminel. Cependant, il n’a pas reconnu avoir omis de signaler sa déclaration de culpabilité, puisqu’il n’en avait pas connaissance. La SI a donc pris une mesure d’exclusion contre le demandeur au motif qu’il avait fait de fausses déclarations (et non en raison de criminalité) au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Fausses déclarations

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

. . .

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Misrepresentation

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

. . .

[8]  En raison de la mesure d’exclusion, le demandeur a été convoqué à une rencontre avec l’ASFC au sujet de son renvoi du Canada. Lors de la rencontre, on lui a proposé un examen des risques avant renvoi [ERAR] pour éviter le renvoi; il a alors présenté une demande d’ERAR fondée sur le risque d’être extradé aux EAU par le Pakistan. Un mois plus tard, il a présenté une demande de PST.

III.  La décision examinée

[9]  Le 25 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande de PST. Les notes qu’il a consignées au SMGC se résument ainsi :

[traduction]

Après avoir examiné l’information qui m’a présentée, je conclus qu’il n’existe pas de motifs impérieux suffisants pour justifier la délivrance d’un permis de séjour temporaire. Le client demande un PST parce qu’il est interdit de territoire sous L40 pour avoir fait de fausses déclarations. En application de la loi, le dossier du client indique qu’un examen des risques avant renvoi (ERRA [sic]) est en cours. Les ERRA [sic] doivent être réglés avant que des mesures de renvoi ne soient prises à l’encontre d’un client. Un demandeur ayant un ERRA [sic] en cours n’a pas besoin d’un PST pour demeurer au Canada. De plus, le demandeur peut aussi obtenir un permis de travail ouvert pour demeurer au Canada pendant que sa demande d’ERRA [sic] est en cours.

Les PST sont délivrés en nombre limité et dans des circonstances exceptionnelles. Ils peuvent être utilisés pour remédier à une interdiction de territoire, mais les facteurs présentés pour justifier leur délivrance doivent être convaincants. Après avoir examiné les renseignements qui m’ont été présentés, je conclus qu’il n’existe pas de motifs impérieux suffisants pour justifier la délivrance d’un PST et je rejette la demande.

IV.  La question en litige

[10]  La question en litige consiste à savoir si l’agent a examiné la demande de PST du demandeur de manière déraisonnable.

V.  La norme de contrôle

[11]  Dans l’arrêt Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], par. 57 et 62, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse de la norme de contrôle lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». « Une décision concernant la délivrance d’un PST suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et elle est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable » : Sellappah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 198, la juge Heneghan, par. 5. Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [CCDP], par. 55, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est exigé du tribunal lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable :

[55]  Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

[12]  La Cour suprême du Canada nous enseigne aussi que le contrôle judiciaire ne doit pas constituer une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’erreurs; la décision examinée doit être considérée en tant que tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. En fin de compte, la cour de révision doit décider si la décision, considérée dans l’ensemble et au vu du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

VI.  Les dispositions législatives

[13]  L’article 24 de la LIPR énonce les conditions de délivrance d’un PST :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Permis de séjour temporaire

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

. . .

Instructions

(3) L’agent est tenu de se conformer aux instructions que le ministre peut donner pour l’application du paragraphe (1).

. . .

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Temporary resident permit

24 (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

. . .

Instructions of Minister

(3) In applying subsection (1), the officer shall act in accordance with any instructions that the Minister may make.

. . .

VII.  Analyse

[14]  Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable au motif que ce dernier n’a pas effectué l’analyse requise, prévue dans le Guide de l’immigration, et qu’il a refusé la demande de PST en se fondant uniquement sur l’ERAR en cours et sur permis de travail ouvert du demandeur.

[15]  Les raisons qui soustendent l’octroi d’un PST sont expliquées dans un passage maintes fois cité de la décision Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 [Farhat], au paragraphe 22, où le juge Shore a écrit ceci :

[22]  On vise avec l’article 24 de la LIPR à rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la stricte application de la LIPR, lorsqu’il existe des « raisons impérieuses » pour qu’il soit permis à un étranger d’entrer ou de demeurer au Canada malgré l’interdiction de territoire ou l’inobservation de la LIPR. Fondamentalement, le permis de séjour temporaire permet aux agents d’intervenir dans des circonstances exceptionnelles tout en remplissant les engagements sociaux, humanitaires et économiques du Canada. (Guide de l’immigration, ch. OP 20, section 2; pièce B de l’affidavit d’Alexander Lukie; Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) c. Hardayal, [1978] 1 R.C.S. 470.)

[16]  La politique d’IRCC concernant les PST, auparavant énoncée au chapitre OP 20 selon ce qu’affirme le demandeur, est maintenant accessible en ligne à l’adresse https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/publications-guides/bulletins-guides-operationnels/residents-temporaires/permis/admissibilite-evaluation.html [la politique]. Comme l’ont conclu la Cour fédérale et la Cour suprême du Canada, les lignes directrices ne sont pas exécutoires en droit, mais elles sont néanmoins utiles pour comprendre la manière d’exercer les pouvoirs discrétionnaires : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 60 et 85; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], par. 32.

[17]  La politique prévoit notamment que l’agent « détermine » les éléments suivants lorsqu’il décide de délivrer ou non un PST :

Qui est admissible à un permis de séjour temporaire (PST)

Il est possible de délivrer un permis de séjour temporaire (PST) à un étranger qui, selon l’agent, est interdit de territoire ou ne satisfait pas aux exigences du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

Un PST est délivré à la discrétion de l’autorité déléguée et peut être annulé en tout temps. La personne exerçant le pouvoir délégué détermine

  s’il existe un motif impérieux justifiant la nécessité d’accorder à l’étranger le droit d’entrer ou de rester au Canada;

  si la présence de l’étranger au Canada l’emporte sur tout risque qu’il pourrait présenter pour les Canadiens ou la société canadienne.

[18]  La politique énonce les facteurs dont l’agent « doit » tenir compte pour décider s’il est justifié de délivrer un PST dans les circonstances. Il appert que l’agent n’a pris aucun de ces facteurs en considération en l’espèce :

Comparaison des motifs impérieux aux risques

L’agent doit prendre en considération les facteurs rendant nécessaire la présence de la personne au Canada et les fins de la Loi afin de garantir l’intégrité du programme et de protéger la santé et la sécurité publiques.

. . .

Facteurs d’évaluation du risque

  Antécédents : Y a-t-il des cas répétés de non-conformité [L41] à la Loi ou au règlement? L’infraction a-t-elle été commise par inadvertance ou par accident ou résulte-t-elle de négligence ou de mépris flagrant de la loi?

  Crédibilité : La crédibilité peut être évaluée dans le cadre d’une entrevue. Le but est [d’apprécier] les faits d’une manière juste et équitable, en considérant à la fois les éléments positifs et négatifs. L’agent doit déterminer quels sont les faits les plus importants, quelle est la preuve la plus convaincante, quel est l’argument le plus solide ou probant, et expliquer pourquoi.

  Renvoi antérieur : Les motifs originaux de renvoi ont-ils cessé d’exister ou ont-ils diminué en importance? La personne demeure-t-elle sous le coup d’empêchements légaux supplémentaires à l’ordre de renvoi?

  Controverse : Existe-t-il des éléments notoires, complexes ou délicats liés au cas qui justifient une recommandation à la Direction générale du règlement des cas ou une consultation auprès de cette dernière?

  Aide sociale : Si l’étranger est susceptible de demander la résidence permanente, quel est le risque qu’il ait besoin de l’aide sociale?

Ce qui suit se veut une liste de points et d’exemples qui, sans être exhaustifs, illustrent la portée et l’esprit d’application du pouvoir discrétionnaire à l’égard de la délivrance d’un PST :

  Raison de la présence de la personne au Canada et facteurs rendant sa présence nécessaire (p. ex. liens familiaux, compétences professionnelles, contribution économique ou participation à un événement);

  Intention des dispositions législatives (p. ex. protection de la santé publique ou du système de soins de santé);

  Genre ou catégorie de la demande et composition de la famille, tant dans le pays d’origine qu’au Canada;

  En matière de traitements médicaux, accessibilité raisonnable, ou non, du traitement au Canada ou ailleurs (des commentaires sur les coûts / l’accessibilité relatifs peuvent s’avérer utiles), et efficacité prévue du traitement;

  Avantages pour la personne visée et autrui;

  Identité du répondant, de l’hôte ou de l’employeur.

[19]  Je conviens que l’agent qui traite une demande de PST doit décider si les « raisons impérieuses » du demandeur d’entrer au Canada l’emportent sur tout risque pour le Canada, et que cet exercice décisionnel est « au cœur de l’analyse de la demande de PST » : Shabdeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 303, la juge TremblayLamer, par. 23.

[20]  Toutefois, le défaut d’examiner les observations de la personne qui demande le PST et d’effectuer une analyse pour décider s’il est justifié ou non de lui délivrer le PST rend la décision déraisonnable : Mousa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1358 [Mousa], la juge Strickland, par. 9. Selon moi, la juge Strickland a énoncé le cadre juridique applicable aux examens des demandes de PST de façon appropriée dans la décision Mousa; j’ai donc l’intention d’appliquer ce cadre en l’espèce.

[21]  Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que, selon la décision Mousa, l’examen de l’agent en l’espèce était déraisonnable, parce qu’il ne semble pas avoir pris en compte ou analysé de façon significative les motifs impérieux qui lui ont été présentés par le demandeur. Il convient ici de mentionner que les motifs impérieux allégués par le demandeur étaient les suivants : maintenir l’unité de sa famille au Canada, fournir un soutien économique, pratique et émotionnel à sa femme et à ses enfants et, pardessus tout, lui permettre d’apporter une contribution significative à l’entreprise de son employeur canadien.

[22]  Selon moi, la présente affaire est très analogue à l’affaire Mousa, dans laquelle un agent avait rejeté une demande de PST en déclarant simplement qu’il n’existait pas de motifs impérieux suffisants pour justifier la délivrance du PST. La seule différence importante est que l’agent en l’espèce a mentionné l’ERAR en cours ainsi que le permis de travail du demandeur, dont je parlerai plus loin.

[23]  Dans la décision Mousa, par. 12 à 14 et 19, la juge Strickland a conclu que l’omission de mentionner l’existence des observations du demandeur et d’effectuer toute analyse concernant des motifs impérieux allégués constituait une erreur susceptible de révision :

[12]  Bref, l’agent des visas était tenu d’examiner les observations des demanderesses et d’entreprendre une analyse afin de déterminer si la délivrance des permis de séjour temporaire était justifiée par des circonstances exceptionnelles et impérieuses. Même si le défendeur soutient que c’est avec circonspection que l’on doit recommander un permis de séjour temporaire et le délivrer (Farhat, au paragraphe 24), cela ne signifie pas, à mon avis, que l’analyse requise peut être écartée étant donné que l’appréciation des motifs impérieux des demanderesses d’entrer au Canada est au cœur de l’analyse de la demande de permis de séjour temporaire (Martin, au paragraphe 30).

[13]  En l’espèce, la demande de permis de séjour temporaire des demanderesses comprenait des observations de l’avocat qui résumaient le besoin impérieux et les circonstances exceptionnelles sur lesquels s’appuyaient les demanderesses. Les observations décrivaient la fausse accusation à l’encontre de M. Al-Kebsi qui a obligé la famille à se cacher et a finalement exigé que M. Al-Kebsi fuie en laissant derrière lui sa femme et sa fille; la guerre au Yémen, notamment des frappes aériennes quotidiennes près de la résidence des demanderesses; l’absence de nécessités comme l’électricité, l’eau, le gaz, les médicaments, la nourriture et les communications; la fuite en Malaisie par les demanderesses où elles sont seules dans un pays étranger et séparées de M. Al-Kebsi; et la difficulté que cela cause aux membres de la famille. Ces circonstances étaient étayées par des lettres de M. Al-Kebsi et de Mme Mousa.

[14]  Cependant, l’agent des visas ne mentionne pas l’existence des observations, et ses motifs ne comportent pas même la moindre analyse de ces observations. La lettre de refus indique seulement qu’il n’existe pas de motifs impérieux suffisants pour délivrer un permis de séjour temporaire. Les notes du SMGC portent à la fois sur les demandes de permis de séjour temporaire et de visa de résident temporaire, les seules considérations apparentes étant que les demanderesses n’étaient pas des visiteuses éventuelles, mais des immigrantes éventuelles, et qu’elles pouvaient demeurer en Malaisie pendant le traitement de la demande de résidence permanente de M. Al-Kebsi. . . .

. . .

[19]  En conclusion, l’absence même d’une reconnaissance des motifs impérieux soumis à l’examen par les demanderesses, l’absence d’un équilibre de ces motifs et l’omission d’aborder l’existence et les intérêts de l’enfant d’âge mineur rendent la décision déraisonnable. Je ne peux conclure que la décision de l’agent des visas a été rendue d’après les éléments de preuve à sa disposition ainsi que les facteurs applicables à prendre en considération dans le contexte de l’analyse équilibrée d’une demande de permis de séjour temporaire.

[24]  Le raisonnement de la juge Strickland dans Mousa est corroboré par les motifs donnés par le juge Barnes dans la décision Gallegos c Canada (Citoyenneté et Immigration) (2008), 79 Imm LR (3d) 62 (CF), par. 3, où il insiste sur l’importance d’effectuer une analyse raisonnée en tenant compte de toutes les questions pertinentes :

[traduction]

[3]  . . . Je suis convaincu que le demandeur s’est acquitté du fardeau d’établir l’existence d’une question grave. Je reconnais que le permis de séjour temporaire (PST) vise à tenir compte de situations exceptionnelles et qu’il doit par conséquent être délivré avec circonspection; toutefois, le décideur doit quand même examiner chaque demande de manière raisonnée en considérant toutes les questions pertinentes. En l’espèce, l’agent semble avoir fait des suppositions quant à l’impact éventuel du PST sur les ressources allouées à la santé et aux services sociaux. L’agent a en outre refusé la demande de PST de M. Gallegos en raison de l’ERAR en cours. Il appert que l’examen du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue de l’ERAR n’était pas pertinent dans le cadre de la demande de PST et ne tenait compte de la situation de M. Gallegos advenant le rejet de sa demande d’ERAR. M. Gallegos fait maintenant face à un renvoi imminent en raison du rejet récent de sa demande d’ERAR et sa demande de PST n’aura vraisemblablement jamais été tranchée sur le fond.

[25]  En l’espèce, les motifs de l’agent se limitent à énoncer une conclusion. Ils n’indiquent aucunement pourquoi les circonstances du demandeur justifiaient un refus en ce qu’elles n’étaient pas impérieuses, sauf au deuxième paragraphe, où l’agent fait référence à l’ERAR et au permis de travail.

[26]  J’aborde maintenant la question de la référence à l’ERAR par l’agent. À mon avis, l’agent ne pouvait s’appuyer uniquement sur l’ERAR en cours et sur le permis de travail ouvert, à l’exclusion de toute autre circonstance. Je préciserais que, dans ce casci, l’ASFC a offert l’ERAR comme moyen pour retarder le renvoi qui allait avoir lieu. De plus, l’ERAR se trouve à être la dernière étape du processus de renvoi d’un immigrant du Canada et porte sur les risques dans son pays d’origine n’ayant pas encore fait l’objet d’un examen. Par ailleurs, le PST répond à un objectif très différent, soit celui « d’intervenir dans des circonstances exceptionnelles tout en remplissant les engagements sociaux, humanitaires et économiques du Canada », comme l’a souligné le juge Shore dans la décision Farhat, par. 22. La possibilité de demander un ERAR n’exclut pas – et ne peut pas être invoqué pour exclure – la possibilité de demander un PST, parce que l’ERAR et le PST répondent à des objectifs très différents. Selon moi, bien qu’une demande d’ERAR puisse s’avérer pertinente dans certains cas, il ne peut s’agir du facteur déterminant sur lequel peut s’appuyer l’agent pour refuser une demande de PST lorsque d’autres circonstances importantes sont invoquées.

[27]  En outre, il était admis que la décision découlant de l’ERAR pouvait non seulement être défavorable, mais rendue à tout moment. Une décision défavorable exposerait immédiatement le demandeur à un renvoi du Canada en raison de l’obligation de l’ASFC de procéder au renvoi « dès que possible » sous le régime de la LIPR. Quant au PST, il convient de mentionner qu’il pouvait être annulé en tout temps lui aussi.

[28]  Le défendeur a soutenu que l’agent avait eu raison de rejeter la demande de PST en se fondant uniquement et exclusivement sur la possibilité de présenter une demande d’ERAR et le permis de travail ouvert dont disposait le demandeur. L’avocat du ministre a fait valoir qu’il n’était pas nécessaire pour l’agent de tenir compte de quoi que ce soit d’autre. Or, cette affirmation générale n’est pas du tout conforme avec ce qui a été établi par la juge Strickland dans la décision Mousa, que j’ai adoptée comme étant applicable à une affaire comme la présente.

[29]  Le défendeur a proposé diverses voies de recours possibles pour le demandeur advenant une décision défavorable à la suite de l’ERAR. Je ne ferai que les mentionner et commenter chacune brièvement :

  1. Le demandeur pourrait présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision découlant de l’ERAR. À mon avis, cette proposition n’a aucun mérite; la Cour ne devrait pas être accablée de demandes de contrôle judiciaire additionnelles du fait que les agents qui traitent les demandes de PST n’examinent pas adéquatement les motifs impérieux avancés, comme ils sont tenus de le faire selon de la décision Mousa.
  2. Le demandeur pourrait présenter une requête en sursis à l’exécution de toute mesure de renvoi prévue ultérieurement; cette proposition est également sans fondement, pour la raison qui précède.
  3. Le demandeur pourrait présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette proposition n’est pas bien fondée; les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire exigent un examen exhaustif de tous les facteurs pertinents et sont très souvent présentées dans le contexte d’une demande de résidence permanente, alors que le demandeur en l’espèce pourrait ne pas souhaiter obtenir le statut de résident permanent. Il me semble que la demande de PST répond davantage aux besoins du demandeur lorsqu’il s’agit de remédier à une interdiction de territoire comme celle qui a été prononcée en l’espèce.
  4. Le défendeur a fait valoir que le demandeur pourrait demander à l’ASFC de reporter le renvoi advenant un ERAR défavorable. Je ne saurais accorder de mérite à cette proposition; les agents de l’ASFC ont un pouvoir discrétionnaire très limité pour ce qui est d’accorder des mesures de réparation à court terme; la jurisprudence indique clairement qu’ils n’ont pas le pouvoir d’accorder des reports à long terme ou à durée indéterminée. Voir, p. ex., Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, par. 49, le juge Nadon : « Il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité. » Voir aussi Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, par. 54, la juge Gleason : « Le report est généralement la dernière demande faite par des personnes qui n’ont pas le droit de demeurer au Canada. Compte tenu de cette situation et du texte utilisé par le législateur à l’article 48 de la LIPR ordonnant que les mesures de renvoi soient exécutées dès que possible (ou anciennement, dès que les circonstances le permettent), notre Cour et la Cour fédérale ont longtemps jugé que les agents d’exécution disposent de peu de latitude . . . »
  5. On a aussi soutenu que le demandeur pourrait présenter une requête pour surseoir à la mesure de renvoi dans l’éventualité où sa demande de report du renvoi serait refusée. Il faudrait cependant qu’une telle requête soit présentée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire; cela n’a pas plus de mérite que les deux premières propositions cidessus.
  6. Le défendeur mentionne la possibilité pour le demandeur de présenter une deuxième demande de PST. Cette suggestion est sans fondement, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il faudra du temps pour obtenir une décision. En l’espèce, il a fallu plus d’un an pour trancher la demande de PST initiale. De plus, soit dit en tout respect, je ne vois aucun avantage à charger un deuxième agent supérieur d’examiner les éléments ayant été examinés par un premier agent supérieur qui aurait dû le faire conformément à la décision Mousa, mais qui ne l’a pas fait. Une telle façon de faire pourrait donner lieu à un examen fragmentaire inefficace et indésirable de la part des agents et mener à des conclusions contradictoires. Il en résulterait tout simplement davantage de problèmes, de dépenses et de retards, et non le contraire. Or, il est possible d’éviter tout cela en suivant les enseignements de la Cour dans la décision Mousa.

[30]  Bien entendu, le défendeur propose des solutions de rechange sans pour autant indiquer qu’elles seraient susceptibles de réussir pour le demandeur. Ces solutions font cependant entorse au droit établi par la Cour, lequel n’exige pas grandchose selon moi, sinon que les agents d’immigration examinent le bienfondé des demandes de PST qui leur sont présentées. Ce n’est pas ce que l’agent a fait en l’espèce. Je ne dis pas qu’il doit s’agir d’un examen complet comme celui exigé par l’arrêt Kanthasamy. Mais il faut faire davantage qu’énoncer une simple conclusion comme l’a fait l’agent en l’espèce.

[31]  Le défendeur s’est largement appuyé sur les motifs du juge von Finckenstein dans la décision Rodgers c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1093. Selon moi, la trame factuelle y était assez inhabituelle et il convient donc de faire une distinction entre cette affaire et la présente. Dans Rodgers, le demandeur est resté au Canada sans statut valide pendant 15 ans; il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, demande qui a été refusée parce qu’elle contenait de fausses déclarations; le demandeur a ensuite demandé l’asile, mais sa demande a été rejetée parce qu’il n’était pas crédible; il a alors présenté une deuxième demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, laquelle a été refusée de nouveau; puis il a finalement présenté une demande de PST, qui a aussi été refusée. Compte tenu de ces circonstances, il était raisonnable de rejeter sa demande de contrôle judiciaire.

[32]  La présente affaire porte sur le caractère adéquat des motifs fournis par l’agent à l’appui de sa décision. Je reprends à mon compte les commentaires suivants de la juge Strickland dans Mousa concernant l’insuffisance des motifs fournis par l’agent, commentaires que j’appliquerai en l’espèce :

[20]  Il est vrai que l’obligation d’un agent des visas de fournir des raisons au moment de l’évaluation d’un permis de séjour temporaire est minimale (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 465, au paragraphe 21; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 621, au paragraphe 9) et que les motifs d’un tribunal administratif suffisent s’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le tribunal a rendu sa décision ainsi que de déterminer si la conclusion appartient aux issues acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). Cependant, en l’espèce, les motifs de l’agent des visas, lorsqu’ils sont considérés au vu du dossier dont il était saisi, sont inintelligibles et je ne peux pas déterminer pourquoi les circonstances présentées ont été rejetées ou jugées non impérieuses et, par conséquent, si sa décision de refuser les demandes appartenait aux issues acceptables (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Il en va de même en l’espèce; je ne suis pas en mesure de comprendre pourquoi les circonstances du demandeur n’ont pas été jugées impérieuses. Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent n’était pas raisonnable et j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

VIII.  La question à certifier

[34]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4996‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision inférieure est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour d’août 2019

Maxime Deslippes, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


DOSSIER :

IMM499618

INTITULÉ :

AHMED ISMAIL OSMANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUIN 2019

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUIN 2019

COMPARUTIONS :

Natalie Domazet

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP ׀ Migration Law Chambers

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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