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Date : 20190627


Dossier : IMM-5509-18

Référence : 2019 CF 866

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

FERENC VANGOR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, d’une décision en date du 18 octobre 2018 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur [la décision].

II.  Les faits

[2]  Né en 1987, le demandeur est un citoyen hongrois d’origine rom. La SPR a entendu la demande d’asile du demandeur le 1er octobre 2018. Les principaux faits sont résumés dans la décision :

[2]  ... En résumé, il affirme que, étant Rom, il a fait l’objet de discrimination dans tous les aspects de la vie publique. La discrimination a débuté à l’école, où sa classe était séparée entre élèves roms et élèves non roms. Cela l’a suivi depuis. Littéralement, le demandeur d’asile dit qu’il a été suivi dans des magasins. À la suite de l’instruction de qualité inférieure qu’il prétend avoir reçue, il a régulièrement été incapable de trouver un bon emploi rémunéré. Le demandeur d’asile s’est également trouvé victime d’agressions commises au hasard par des Hongrois non roms. La police n’a rien fait lorsqu’il s’est plaint à elle.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[3]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur après avoir conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SPR a estimé que le demandeur d’asile avait établi son identité rom et elle a reconnu, à l’instar de l’abondante preuve sur la situation en Hongrie et de nombreuses décisions de notre Cour, que les Roms font l’objet d’une discrimination généralisée en Hongrie. Toutefois, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible certains faits discriminatoires – les deux agressions dont il se disait victime – et qu’il n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

IV.  Question(s) en litige

[4]  Le litige porte sur le caractère raisonnable de la décision et en particulier sur la question de savoir si la SPR a bien appliqué la jurisprudence concernant la nécessité de tenir compte de tous les éléments de la demande d’asile du demandeur et si elle a bien appliqué le critère de la protection de l’État.

V.  Norme de contrôle

[5]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 2 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada conclut qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».

[6]  Dans la présente affaire, les questions à trancher doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [Commission canadienne des droits de la personne], au paragraphe 55, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire la cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[55]   Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (CanLII), [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

[7]  La Cour suprême du Canada nous enseigne également que le contrôle judiciaire ne doit pas devenir une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, [2013] 2 RCS 458, 2013 CSC 34). De plus, la cour de révision doit déterminer si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir également Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62).

VI.  Analyse

A.  La SPR a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation de la discrimination cumulative équivalant à de la persécution conformément à la jurisprudence contraignante?

[8]  Sur la crédibilité, le tribunal a déclaré, à juste titre, dans ses observations préliminaires susmentionnées que, « étant Rom, [le demandeur] a fait l’objet de discrimination dans tous les aspects de la vie publique ». Elle a repris cette remarque ailleurs dans ses motifs. La SPR conclut cependant, aux paragraphes 20 et 25, que le demandeur n’a pas démontré qu’il avait fait l’objet de deux agressions :

[20]  ... Le tribunal reconnaît que, en tant qu’homme rom, le demandeur d’asile a pu avoir fait l’objet de discrimination et de harcèlement, mais il ne dispose d’aucune preuve convaincante qui lui permettrait de conclure que le demandeur d’asile a déjà été attaqué, personnellement, de la manière qu’il prétend. Compte tenu de ce qui précède, le tribunal estime que le demandeur d’asile ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir, au moyen d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi, qu’il craint avec raison d’être persécuté en Hongrie.

[...]

[25]  Il n’est pas contesté que les Roms font l’objet d’une discrimination généralisée en Hongrie. Toutefois, la question en litige dans la présente demande d’asile était celle de savoir si le demandeur d’asile pouvait établir de façon crédible que les incidents discriminatoires qu’il prétendait avoir subis constituaient de la persécution.

[9]  Le demandeur affirme que la SPR n’a pas évalué sa crainte d’être persécuté pour des « motifs cumulés ». Je suis du même avis. Bien que, dans sa déposition, le demandeur d’asile décrive en détail la discrimination dont il a fait l’objet en matière d’éducation, d’emploi, de logement et de soins médicaux, ainsi que dans les espaces publics, du fait de ses origines ethniques, la SPR a commencé et terminé son analyse en jugeant non crédibles les agressions physiques que le demandeur aurait subies. Ce faisant, la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant les nombreux autres domaines de sa vie dans lesquels le demandeur d’asile avait été victime de discrimination (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Munderere, 2008 CAF 84, motifs du juge Nadon (« la Commission a l’obligation de tenir compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté, y compris des incidents qui, pris isolément, ne constitueraient pas de la persécution, mais qui, pris globalement, pourraient justifier une allégation de crainte fondée de persécution », au paragraphe 42); Ameeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 373, motifs de la juge Gleason, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, au paragraphe 20; Bledy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, le juge Scott, au paragraphe 34; Balogh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 932, le juge Brown, aux paragraphes 30 à 32 (« [l]a SPR a manqué à son obligation de mener une analyse minutieuse de la preuve présentée et de soupeser comme il convient les divers éléments de preuve dont elle disposait », au paragraphe 30).

[10]  En toute déférence, j’estime que la décision de la SPR ne peut par conséquent se justifier au regard du droit, en ce sens que la SPR avait « l’obligation de tenir compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté, y compris des incidents qui, pris isolément, ne constitueraient pas de la persécution, mais qui, pris globalement, pourraient justifier une allégation de crainte fondée de persécution ».

[11]  Je relève par ailleurs qu’au paragraphe 6 de ses motifs, la SPR écrit : « Le demandeur d’asile affirme que deux événements suscitent sa crainte. » Cette affirmation est fausse. Comme la SPR l’a elle-même répété dans sa décision, le demandeur d’asile a évoqué une série de faits survenus sur une très longue période de temps, en fait depuis la maternelle, et qui sont à l’origine de ses craintes. Il semble que ce raccourci abusif ait amené la SPR à rendre une décision dont je constate le caractère déraisonnable.

B.  La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

[12]  Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur parce qu’elle a exigé qu'il établisse qu'il avait personnellement demandé et s’était vu refuser la protection de la police. Je suis obligé d'être d'accord parce qu'il semble que la SPR ait exigé du demandeur qu'il démontre avoir « déjà été attaqué, personnellement, de la manière qu’il prétend ». Ce faisant, la SPR a fait peu de cas de l’arrêt de la Cour d'appel fédérale suivant lequel le demandeur d’asile peut démontrer qu'il craint non seulement d'être victime d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis directement contre lui, mais aussi d'actes répréhensibles commis ou susceptibles d'être commis contre des membres du groupe auquel il appartient.

[13]  À cet égard, je fais miens les motifs prononcés par le juge Décary au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CAF) [Salibian], aux paragraphes 17 à 19 :

[17]  À la lumière de la jurisprudence de cette Cour relative à la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, il est permis d’affirmer

(1) que le requérant n’a pas à prouver qu’il avait été persécuté lui‑même dans le passé ou qu’il serait lui‑même persécuté à l’avenir;

(2) que le requérant peut prouver que la crainte qu’il entretenait résultait non pas d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis directement à son égard, mais d’actes répréhensibles commis ou susceptibles d’être commis à l’égard des membres d’un groupe auquel il appartenait;

(3) qu’une situation de guerre civile dans un pays donné ne fait pas obstacle à la revendication pourvu que la crainte entretenue soit non pas celle entretenue indistinctement par tous les citoyens en raison de la guerre civile, mais celle entretenue par le requérant lui-même, par un groupe auquel il est associé ou, à la rigueur, par tous les citoyens en raison d’un risque de persécution fondé sur l’un des motifs énoncés dans la définition, et

(4) que la crainte entretenue est celle d’une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s’il retournait dans son pays d’origine (voir : Seifu c. Commission d’appel de l’immigration, A‑277‑82, juge Pratte, J.C.A., jugement en date du 12 janvier 1983, C.A.F., non publié, cité dans Aajei c. Canada, [1989] 2 C.F. 680, à la page 683; Darwich c. Le ministre de la Main-d’oeuvre et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 365 (C.A.);  Rajudeen c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1984), 55 N.R. 129, aux pages 133 et 134).

[18]  La décision attaquée se situe carrément dans ce courant jurisprudentiel que le professeur Hathaway [renvoi omis] décrivait comme suit :

[traduction] Compte tenu de la valeur probante des expériences vécues par des personnes dont la situation est semblable à celle d’un demandeur du statut de réfugié, il est ironique que les tribunaux canadiens se soient toujours montrés très réticents à reconnaître les revendications de personnes dont la crainte de persécution est confirmée par les souffrances endurées par un grand nombre de leurs concitoyens. Au lieu de considérer le sort réservé à d’autres membres du groupe racial, social ou autre du demandeur comme le meilleur indicateur d’un éventuel préjudice, les décideurs ont privé de leurs droits les personnes dont les craintes étaient fondées sur l’oppression généralisée d’un groupe donné.

et je fais mienne cette description du droit applicable que l’on retrouve à la fin de l’article précité :

[traduction] En somme, tandis que le droit des réfugiés moderne s’attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu’une personne risque sérieusement d’être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d’origine. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de revendications fondées sur des situations où l’oppression est généralisée, la question n’est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n’importe qui d’autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manœuvres d’intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l'objet d’un grave préjudice de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention.

[19]  Dans le cas présent, la section du statut s'est méprise sur la nature du fardeau que le requérant avait à rencontrer et elle a rejeté sa demande sur la base d'une absence de preuve de persécution personnelle dans le passé. Cette conclusion est doublement erronée; point n'est besoin, en effet, pour se réclamer du statut de réfugié au sens de la Convention, de démontrer ni que la persécution est personnelle ni qu'il y a eu persécution dans le passé.

[14]  À mon avis, le paragraphe 19 de l’arrêt de la Cour d'appel fédérale s'applique également à l’espèce. Je ne suis pas convaincu que, si la présente affaire devait être tranchée en appliquant le cadre proposé dans l’arrêt Salibian, le résultat serait le même. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour ce motif également.

[15]  Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres moyens invoqués par le demandeur parce qu’à mon avis, ces questions tranchent le présent litige.

VII.  Conclusion

[16]  Si on la considère comme un tout, la décision est déraisonnable, compte tenu des deux questions que nous avons examinées. À mon humble avis, la SPR a agi de façon déraisonnable en n’évaluant pas l’effet cumulatif des éléments de preuve, mis à part les deux seules agressions alléguées. Elle n'a pas tenu compte de tous les faits qui peuvent avoir une incidence sur l’affirmation du demandeur d’asile suivant laquelle il craint avec raison d’être persécuté. De plus, elle a exigé une preuve de persécution personnelle d’un degré plus élevé que celui qui est légalement requis. Par conséquent, sa décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, comme l'exige l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie.

VIII.  Question à certifier

[17]  Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier no IMM-5509-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision; qu’aucune question n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

 « Henry Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour d’août 2019.

Linda Brisebois, LL.B.


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5509-18

INTITULÉ :

FERENC VANGOR c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUIN 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 JUIN 2019

COMPARUTIONS :

John A. Salam

POUR LE DEMANDEUR

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

North York (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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