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Date : 20190627


Dossier : IMM-2792-18

Référence : 2019 CF 873

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MOHSEN DEHGHANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Mohsen Dehghani, est né en Iran en août 1982. Il a obtenu le statut de résident permanent du Canada en janvier 2000.

[2]  En novembre 2011, le demandeur a été reconnu coupable de harcèlement criminel et condamné à une peine discontinue de 90 jours d’incarcération. Puis, en juin 2014, il a été reconnu coupable d’usurpation d’identité et condamné à 11 jours de prison. À la suite de ces condamnations, le 19 janvier 2017, la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité en vertu du paragraphe 36(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La SI a pris une mesure d’expulsion à son endroit.

[3]  Comme il avait été condamné à des peines de moins de six mois pour ces infractions, le demandeur avait le droit d’interjeter appel de la conclusion d’interdiction de territoire devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) (voir le paragraphe 64(2) de la LIPR).

[4]  Le demandeur a immédiatement interjeté appel à la SAI. Toutefois, le 12 avril 2018, la SAI a rejeté l’appel pour cause de désistement, au motif que le demandeur n’avait pas renvoyé un avis de confirmation de l’intention de poursuivre la procédure dûment rempli. En fait, le demandeur avait bien rempli et présenté le formulaire dans le délai précisé, mais il ne l’a fait parvenir qu’au bureau de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) situé au 74, rue Victoria, à Toronto, et pas également au bureau de la SAI, qui est situé dans un bureau distinct à la même adresse municipale, comme il était tenu de le faire.

[5]  Le demandeur a présenté une demande de réouverture de son appel. Dans une décision datée du 23 mai 2018, la SAI a rejeté cette demande.

[6]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[7]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande et je renvoie l’affaire à la SAI en vue d’un nouvel examen.

[8]  Le paragraphe 168(1) de la LIPR prévoit que chacune des sections de la CISR peut prononcer le désistement dans l’affaire dont elle est saisie « si elle estime que l’intéressé omet de poursuivre l’affaire, notamment par défaut de comparution, de fournir les renseignements qu’elle peut requérir ou de donner suite à ses demandes de communication ». Comme pour toutes les autres affaires dont elle est saisie, chaque section doit rendre une telle décision « dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité » (LIPR, au paragraphe 162(2)).

[9]  La SAI a également le pouvoir, en vertu de l’article 71 de la LIPR, de rouvrir un appel qui a déjà fait l’objet d’une décision. Toutefois, elle ne peut le faire que si elle est convaincue que la SAI a manqué à un principe de justice naturelle lorsqu’elle a rendu la décision antérieure qui a déterminé le sort de l’appel (Nazifpour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 35, au paragraphe 83; Jones c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 84, aux paragraphes 15 à 18).

[10]  Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la décision de la SAI de refuser de rouvrir l’appel du demandeur est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. Une décision à savoir si la SAI a manqué à un principe de justice naturelle est, en règle générale, une question mixte de fait et de droit qui sera examinée selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 51, 53 et 54 [Dunsmuir]). Selon cette norme, la cour de révision examine la décision relativement à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et détermine « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[11]  À l’instar du juge Diner dans l’affaire Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845, aux paragraphes 19 et 20, qui concernait un pouvoir semblable de la Section de la protection des réfugiés de rouvrir une demande d’asile, je conçois que, pour rouvrir un appel devant la SAI, il doit d’abord y avoir eu manquement à un principe de justice naturelle ou manquement à l’équité procédurale (tout en reconnaissant que la distinction entre les deux concepts a maintenant largement, sinon complètement, disparu).

[12]  Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], la Cour suprême du Canada a souligné que l’obligation d’équité procédurale en common law était « souple et variable » (Baker, au paragraphe 22). Plusieurs facteurs doivent être pris en considération pour déterminer les conditions à respecter dans le contexte particulier d’une affaire donnée, notamment : 1) la nature de la décision rendue; 2) la nature du régime législatif dans le cadre duquel la décision a été rendue; 3) l’importance de la décision pour la ou les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision et 5) les procédures que le décideur a lui-même suivies ainsi que ses contraintes institutionnelles (Baker, aux paragraphes 21 à 28).

[13]  Si l’on examine la question d’un point de vue plus général, « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur » (Baker, au paragraphe 22). En outre, les valeurs qui sous-tendent l’obligation d’équité procédurale « relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (Baker, au paragraphe 28).

[14]  À mon sens, si j’applique les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, le demandeur avait droit à un degré relativement élevé de justice naturelle ou d’équité procédurale lorsqu’il s’agissait de décider de mettre fin à son appel en prononçant son désistement (voir Cenelia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 942, aux paragraphes 27 et 28). Entre autres facteurs à prendre en compte, le sort de l’appel du demandeur revêt clairement une grande importance pour lui, et il n’avait aucune raison de penser que son appel était en péril lorsque la décision a été prise de le rejeter pour cause de désistement.

[15]  La deuxième commissaire de la SAI a conclu que la première commissaire qui avait rejeté l’appel n’avait enfreint aucun principe de justice naturelle, parce que la SAI avait clairement informé l’appelant dans une correspondance antérieure que le désistement de son appel pouvait être prononcé sans autre avis. De l’avis de la deuxième commissaire de la SAI, la SAI n’avait pas l’obligation « de permettre à l’appelant de s’expliquer » avant de prononcer le désistement de son appel.

[16]  Cette conclusion m’apparaît déraisonnable. Le demandeur avait tenu la SAI au courant de ses coordonnées (qui n’avaient, en tout état de cause, pas changé). Dans une lettre de la SAI datée du 6 février 2017, il avait été informé que son avis d’appel avait été reçu, et qu’avant que des mesures puissent être prises en appel, la SAI devait recevoir une copie du dossier pertinent de la SI. Le 13 mars 2018, la SAI a écrit au demandeur pour lui demander de confirmer qu’il avait toujours l’intention de poursuivre son appel ou, dans le cas contraire, de confirmer qu’il s’en désistait. Une réponse devait être fournie au plus tard le 3 avril 2018. Il appert que le demandeur a rempli le 22 mars 2018 l’avis de confirmation de l’intention de poursuivre la procédure. L’ASFC l’a reçu le 3 avril 2018. À sa connaissance, le demandeur avait fait tout ce qu’on attendait de lui pour que son appel se poursuive. Il n’avait aucune raison de penser que son appel risquait d’être rejeté pour cause de désistement.

[17]  L’erreur commise par le demandeur a été de transmettre une copie de l’avis de confirmation de l’intention de poursuivre la procédure à l’ASFC seulement, sans la transmettre également à la SAI. Rien ne laisse croire qu’il s’agissait d’autre chose qu’une erreur de bonne foi. C’est peut-être la raison pour laquelle, lorsqu’elle a appris que le demandeur sollicitait la réouverture de son appel, l’ASFC a informé la SAI qu’elle avait effectivement reçu la confirmation du demandeur de son intention de poursuivre dans les délais, et qu’elle a laissé entendre que, pour des raisons d’équité, l’appel devrait être rouvert. La deuxième commissaire de la SAI est restée indifférente à cette proposition.

[18]  Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable, pour la deuxième commissaire de la SAI, de conclure qu’il n’y avait pas eu manquement à la justice naturelle du fait que la SAI avait adopté un processus de désistement en une étape, plutôt qu’en deux étapes (c.‑à‑d. en décidant de prononcer le désistement de l’appel sans préavis, plutôt que donner avis d’une audience de justification avant que la décision soit prise). Je suis d’accord avec lui.

[19]  Il ne fait aucun doute que tous les problèmes découlant de la seule erreur du demandeur auraient pu être évités si la SAI, avant de décider du rejet, l’avait avisé que son appel risquait d’être rejeté pour cause de désistement. La SAI a décrété que ce n’étaient pas toutes les personnes en défaut qui avaient le droit d’être avisées et qui avaient la possibilité de démontrer pourquoi le désistement de leur appel ne devrait pas être prononcé. La SAI s’est plutôt réservé le droit de prononcer, à sa discrétion, le désistement en une ou deux étapes, selon les circonstances de l’affaire. L’un des facteurs que la SAI a expressément relevés pour guider l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire tenait à la question suivante : « [r]écemment, l’appelant avait tendance à répondre à la SAI, et son défaut de répondre cette fois-ci ne reflète pas la façon dont il poursuivait l’appel depuis le début de la procédure » (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Avis – La Section d’appel de l’immigration apporte des changements administratifs à son processus d’appel, le 7 novembre 2018, <https://irb-cisr.gc.ca/fr/legales-politique/procedures/Pages/NotAviAdmCha.aspx>).

[20]  La deuxième commissaire de la SAI a conclu que ce facteur ne donnait pas au demandeur le droit d’être avisé que le désistement de son appel risquait d’être prononcé. À mon avis, cette conclusion n’est pas raisonnablement étayée par la preuve.

[21]  La deuxième commissaire de la SAI semble avoir conclu que le défaut du demandeur de confirmer à la SAI qu’il avait l’intention de poursuivre la procédure d’appel reflétait la façon dont il avait poursuivi l’appel depuis le début de la procédure. Sur ce fondement, elle a conclu que la première commissaire « a[vait] raisonnablement conclu que l’article 168 [de la LIPR] devrait s’appliquer, sans la tenue d’une audience de justification ». Toutefois, outre la seule erreur qui est au cœur de l’affaire, le demandeur avait fait tout ce qu’on attendait de lui. La seule chose non conforme était son défaut apparent de répondre à la demande de confirmation de son intention de poursuivre la procédure. Dans de telles circonstances, un processus d’abandon en deux étapes aurait dû être suivi. Il était déraisonnable pour la deuxième commissaire d’avoir conclu le contraire.

[22]  L’article 71 de la LIPR prévoit un seul motif précis pour la réouverture d’un appel. En même temps, il constitue une importante mesure de protection permettant de s’assurer que les exigences de justice naturelle et d’équité procédurale soient respectées. La première commissaire de la SAI a rejeté l’appel pour cause de désistement, sans se rendre compte que le demandeur avait présenté une confirmation de son intention de poursuivre la procédure. Si la décideuse l’avait su, elle n’aurait eu aucune raison de prononcer le désistement de l’appel. En revanche, la deuxième commissaire de la SAI a eu l’avantage de connaître l’état réel de la situation concernant les actions et les intentions du demandeur. Il était déraisonnable qu’elle conclue que les exigences de justice naturelle étaient respectées, malgré le fait que le défaut apparent du demandeur de répondre à la SAI ne reflétait pas la façon dont il poursuivait l’appel depuis le début de la procédure. Le fait que la commissaire se soit fondée sur l’affaire Guo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 15, est tout à fait injustifié, étant donné les différences entre la conduite du demandeur en l’espèce et celle du demandeur dans cette affaire.

[23]  Malheureusement, le demandeur (qui semble avoir été aidé à cet égard par son avocat criminaliste) a axé ses observations à l’appui de sa demande de réouverture de l’appel sur le bien‑fondé de celui-ci, et en particulier sur les motifs d’ordre humanitaire qui, selon lui, justifiaient l’annulation ou la suspension de la mesure d’expulsion. Toutefois, cela n’explique ni n’excuse la décision déraisonnable de la SAI en vertu de l’article 71 de la LIPR.

[24]  Pour ces motifs, la décision de la SAI de refuser de rouvrir l’appel du demandeur ne peut être maintenue. La présente affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen.

[25]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2792-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 23 mai 2018 de la Section d’appel de l’immigration est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de juillet 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2792-18

 

INTITULÉ :

MOHSEN DEHGHANI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 décembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 27 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Jessica Norman

 

Pour le demandeur

 

David Joseph 

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jessica Norman

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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