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Date : 20190611


Dossier : T‑904‑19

Référence : 2019 CF 804

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Edmonton (Alberta), le 11 juin 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

SHAWNA JEAN

demanderesse

et

PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER

ET CHEF ET CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une requête en injonction interlocutoire présentée par Shawna Jean pour empêcher la Première Nation de Swan River (PNSR) de tenir des élections générales pour les postes de chef et de conseillers, prévues pour le 14 juin 2019, jusqu’à ce que le contrôle judiciaire sous‑jacent ait été tranché. Mme Jean est membre de la PNSR et elle conteste la décision du 3 mai 2019 par laquelle le président d’élection de la PNSR a refusé de lui permettre de présenter sa candidature, parce qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences en matière de résidence.

[2]  En plus d’une injonction pour empêcher la tenue des élections, Mme Jean demande une ordonnance prévoyant que le chef et les conseillers actuels de la PNSR demeureront en poste en attendant l’issue de sa demande de contrôle judiciaire.

[3]  La présente requête ainsi qu’une requête dans le dossier T‑903‑19 qui demande le même redressement ont été instruites ensemble le 10 juin 2019 à Edmonton, en Alberta.

[4]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, même si je suis convaincue que Mme Jean soulève une question sérieuse, je ne suis pas convaincue qu’elle subira un préjudice irréparable. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs. La requête en injonction interlocutoire est donc rejetée.

Le contexte

[5]  Les élections générales de la PNSR pour les postes de chef et de conseillers ont été déclenchées le 9 avril 2019, conformément aux règlements sur les élections coutumières de la PNSR (le code électoral). Le code électoral prévoit que seuls les membres de la PNSR qui ont résidé dans la réserve pendant au moins un an avant leur mise en candidature sont éligibles. Plus des deux tiers des membres de la PNSR vivent hors réserve.

[6]  Mme Jean a assisté à l’assemblée de mise en candidature le 3 mai 2019 et elle avait l’intention de présenter sa candidature au poste de chef. Sa candidature a été rejetée au motif qu’elle n’avait pas résidé dans la réserve pendant au moins un an avant le 3 mai 2019. Le président d’élection n’a pas accepté la candidature de Mme Jean et a confirmé par écrit que sa candidature était rejetée en raison du fait qu’elle n’avait pas résidé dans la réserve au cours de l’année précédente. Mme Jean demande le contrôle judiciaire de cette décision du président d’élection.

La question en litige

[7]  L’unique question en litige soulevée par la présente requête consiste à savoir si une injonction devrait être accordée pour empêcher la tenue des élections qui sont actuellement prévues pour le 14 juin 2019.

Analyse

[8]  Dans l’arrêt R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 [SRC], la Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère permettant d’accorder une injonction interlocutoire (au paragraphe 12) :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[9]  Ce critère à trois volets découle de la décision antérieure de la Cour suprême dans l’affaire RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald], qui prévoit qu’un demandeur qui veut obtenir une injonction doit établir : (1) qu’il existe une question sérieuse à juger; (2) qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée; (3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction.

[10]  Ce critère est conjonctif en ce sens qu’il faut satisfaire aux trois volets pour obtenir le redressement (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, paragraphe 14).

La question sérieuse

[11]  La question soulevée dans la demande de contrôle judiciaire de Mme Jean consiste à savoir si les exigences en matière de résidence que prévoient le code électoral de la PNSR contreviennent à l’article 15 de la Charte. Mme Jean invoque l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203.

[12]  En ce qui concerne le volet du critère qui porte sur la question sérieuse, il suffit de démontrer que la demande dont la Cour est saisie n’est ni frivole, ni vexatoire. Ce seuil moins élevé est souvent appliqué dans les affaires mettant en cause la Charte lorsque des questions fondamentales d’ordre public sont en jeu (voir North American Gateway Inc. c Canada (Conseil de la radiotélévision et des télécommunications canadiennes), [1997] ACF no 628).

[13]  Les défendeurs invoquent l’arrêt SRC pour faire valoir que la demanderesse doit établir une forte apparence de droit. Toutefois, dans l’arrêt SRC, la Cour suprême a fait remarquer que le seuil plus élevé s’applique lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est demandée (paragraphe 15). À mon avis, l’injonction demandée en l’espèce, qui vise à empêcher la tenue d’élections, est de la nature d’une injonction prohibitive et se distingue de l’injonction mandatoire qui avait été demandée dans l’affaire Gadwa c Joly, 2018 CF 568.

[14]  Bien que je sois d’avis que Mme Jean a démontré qu’il existe une question sérieuse satisfaisant au critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, même si je devais faire droit à l’argument des défendeurs selon lequel c’est le critère de l’arrêt SRC qui s’applique, je suis convaincue que Mme Jean a aussi établi une forte apparence de droit.

Le préjudice irréparable

[15]  Le terme « irréparable » a trait « à la nature du préjudice plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié […] » (RJR‑MacDonald, au paragraphe 64).

[16]  Comme l’a récemment précisé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ahlul‑Bayt Centre, Ottawa c Canada (Revenu national), 2018 CAF 61, au paragraphe 15, « [s]elon un principe bien établi, le préjudice irréparable ne peut pas être inféré, mais doit plutôt être démontré par des éléments de preuve clairs et concrets. […] Des affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable ». En fait, la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas reposer sur des spéculations.

[17]  Mme Jean fait valoir qu’un préjudice irréparable serait causé si on permettait la tenue des élections malgré la contestation de l’exigence en matière de résidence, fondée sur la Charte, qui touche deux tiers des membres de la PNSR (ceux qui vivent hors réserve). Elle soutient que si les élections en cours ne sont pas suspendues, il pourrait falloir attendre encore trois ans (les prochaines élections) ou jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire pour régler la question de la résidence. Elle souligne également que les sacrifices personnels qu’elle a faits lorsqu’elle a décidé de présenter sa candidature au poste de chef sont une preuve de préjudice.

[18]  La demanderesse invoque la décision Kyiow c Conseil des Mohawks de Kahnawake, 2009 CF 690 [Kyiow], dans laquelle la Cour a fait remarquer, au paragraphe 22, que la non‑participation à une élection ne peut être quantifiée en termes monétaires et ne peut faire l’objet d’une réparation autre qu’une mesure interlocutoire. Toutefois, la décision Kyiow mettait en cause un chef qui avait occupé son poste pendant plus de sept ans avant d’être destitué. Il avait contesté sa destitution devant les tribunaux, et les procédures suivaient leur cours lorsque la bande a déclenché une élection et l’a déclaré inadmissible à présenter sa candidature en raison de sa destitution. Les faits particuliers de l’affaire Kyiow se distinguent de ceux de la présente affaire.

[19]  La demanderesse cite également diverses décisions dans lesquelles la Cour a fait droit à des demandes de contrôle judiciaire portant sur des questions électorales au sein d’une bande (voir Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822, Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878, et Clifton c Hartley Bay (Président d’élection), 2005 CF 1030). Toutefois, ces décisions portent sur le fond des demandes de contrôle judiciaire, et non sur des demandes d’injonction interlocutoire.

[20]  La décision Cachagee c Doyle, 2016 CF 658 [Cachagee], dans laquelle la Cour était saisie d’une demande similaire, est plus pertinente. Dans cette affaire, le demandeur voulait obtenir une injonction à la suite du rejet de sa candidature pour cause de non‑respect des exigences en matière de résidence. Voici comment s’est exprimé le juge Bell en ce qui concerne le préjudice irréparable (au paragraphe 9) :

Je suis d’avis que M. Cachagee continue d’avoir le droit de contester la tenue de cette élection. Je suis d’avis qu’un tribunal pleinement informé de tous les facteurs aurait la compétence de déterminer la légalité de l’élection en l’espèce et de concevoir une mesure de redressement appropriée s’il concluait à l’illégalité du processus électoral, peu importe le stade, possiblement le processus de nomination. C’est parce que je suis de cet avis que je ne peux conclure à un préjudice irréparable envers M. Cachagee.

[21]  En l’espèce, le processus électoral est déjà en cours. Le vote est déjà commencé, et des dépenses ont été engagées. Dans ces circonstances, il serait plus préjudiciable d’intervenir dans le processus démocratique déjà engagé, même s’il est en fin de compte jugé que celui-ci est entaché d’erreurs.

[22]  Faire droit à la demande d’injonction et ordonner au chef et aux conseillers actuels de demeurer en poste jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire (et de tout appel qui pourrait en découler) risquerait d’être plus préjudiciable pour le processus démocratique que de permettre la tenue des élections en cours. Comme dans la décision Cachagee, la demanderesse continue d’avoir le droit de contester les exigences en matière résidence liées aux élections.

[23]  Par conséquent, compte tenu de ces faits, je ne suis pas convaincue qu’il a été démontré que la demanderesse subirait un préjudice irréparable.

La prépondérance des inconvénients

[24]  Le troisième volet du critère, qui nécessite l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, détermine souvent le résultat d’une demande mettant en cause des droits garantis par la Charte (RJR‑MacDonald, au paragraphe 85). En plus des dommages que chaque partie allègue qu’elle subira, l’intérêt du public doit être pris en considération. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, a expressément énoncé ce qui suit, au paragraphe 73 :

Lorsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé puisqu’on présume ordinairement qu’un particulier poursuit son propre intérêt et non celui de l’ensemble du public. Dans l’examen de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public, il n’est pas utile à un requérant de soutenir qu’une autorité gouvernementale donnée ne représente pas l’intérêt public. Il faut plutôt que le requérant convainque le tribunal des avantages, pour l’intérêt public, qui découleront de l’octroi du redressement demandé.

[25]  La demanderesse n’a pas suffisamment démontré le risque de préjudice qu’elle pourrait subir ainsi que ses répercussions pour l’intérêt public. Les risques auxquels elle est exposée sont la non‑participation au cours de la période électorale et l’attente de la décision relative aux demandes de contrôle judiciaire. Le code électoral a été adopté démocratiquement par référendum parmi les membres de la bande, et le fait d’accorder la présente mesure interlocutoire contreviendrait à ces lois dûment promulguées.

[26]  Comme je l’ai déjà mentionné, en l’espèce, les élections sont en cours, le vote a déjà commencé, et des dépenses ont été engagées. La prépondérance des inconvénients ne penche pas en faveur du report du processus électoral de la PNSR jusqu’au règlement de la présente affaire.

[27]  Par conséquent, à mon avis, la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs et la poursuite du processus électoral.

Conclusion

[28]  Mme Jean n’a pas satisfait au critère à trois volets qui lui aurait permis d’obtenir une injonction interlocutoire, et sa requête est donc rejetée. Toutefois, étant donné que je suis convaincue que le contrôle judiciaire sous‑jacent soulève une question sérieuse, je refuse d’adjuger les dépens aux défendeurs.


ORDONNANCE dans le dossier T‑904‑19

LA COUR ORDONNE que la présente requête en injonction interlocutoire soit rejetée sans frais.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de juin 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑904‑19

 

INTITULÉ :

SHAWNA JEAN c PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER ET CHEF ET CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 JUIN 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE mcdonald

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Allyson F. Jeffs

POUR LA demanderesse

 

Edward H. Molstad

Ian Bailey

Allie Larson

POUR LES défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Emery Jamieson LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA demanderesse

 

Parlee McLaws LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES défendeurS

 

 

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