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Date : 20051116

 

Dossier : 05-T-58

 

Référence : 2005 CF 1541

 

Ottawa (Ontario), le mercredi 16 novembre 2005

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE EN CHEF LUTFY

 

 

ENTRE :

 

                                                              ALICE BEAUVAIS

 

                                                                                                                                    demanderesse

 

 

                                                                             et

 

 

                 LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA

 

 

                                                                             et

 

 

                                                  SHIRLEY MCGREGOR DIABO

 

                                                                                                                                          défendeurs

 

 

 

                                MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

LE JUGE EN CHEF LUTFY

 


[1]               Trente-huit mois après avoir reçu communication d’une décision prise par le défendeur, le Ministre des Affaire indiennes et du Nord Canada (MAINC), la demanderesse a présenté une requête en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, par laquelle elle a demandé une prorogation du délai de trente jours normalement applicable à la présentation des demandes de contrôle judiciaire.

 

[2]               Les parties conviennent que la présente requête ne peut être accueillie que si la demanderesse démontre : a) une intention constante de poursuivre sa demande de contrôle judiciaire; b) que la demande est bien fondée; c) que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; d) qu'il existe une explication raisonnable justifiant le retard à agir. Voir les arrêts Grewal c. Ministre de l’emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.) et Canada (Procureur général) c. Hennelly, [1999] A.F.C. no 846 (C.A.).

 

[3]               Ce critère, qui comporte quatre volets, ne doit pas forcément être appliqué de manière rigide. Dans l’arrêt Grewal, précité, le juge Marceau, dans ses motifs concourants, a judicieusement signalé que ces facteurs doivent être conciliés et adaptés aux faits précis de l’espèce (à la page 282) :

Il me semble que, pour apprécier la situation comme il se doit et tirer une conclusion valide, il est essentiel de balancer les différents facteurs impliqués. Par exemple, une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante.

 

 

 

[4]               Le 14 juin 2002, le MAINC a officiellement informé la demanderesse de sa décision de rejeter ses prétentions et d’accueillir celles de la défenderesse Shirley McGregor Diabo au sujet de leurs droits respectifs sur des terres de la réserve indienne de Kahnawake. L’arrêté ministériel a été pris le 27 mai 2002.


 

[5]               Il est probable que la demanderesse était au courant dès le 6 juin 2002 de la décision que le MAINC lui a officiellement communiquée une semaine plus tard. Le 17 juin 2002, le conseil mohawk de Kahnawake s’est réuni afin d’étudier la situation de la demanderesse et, dans une note de service du même jour, il est dit ce qui suit :

_TRADUCTION_

 

 

Suite à la réunion du conseil tenue en bonne et due forme le 17 juin 2002, le chef et le conseil ont convenu d’autoriser le service juridique du conseil mohawk de Kahnawake à conseiller Mme  Alice Beauvais sans intervenir dans son contentieux judiciaire.

 

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

 

[6]               Dans l’affidavit qu’elle a produit à l’appui de sa requête, la demanderesse a ainsi expliqué son retard à agir :

_TRADUCTION_

 

 

19.           Le défendeur, le Ministre des Affaires indiennes et du Nord, ne m’a jamais informée que j’avais le droit de demander le contrôle judiciaire de sa décision et il ne m’a jamais informée des recours pouvant être exercés à l’égard de ses décisions;

 

 

20.           Vu le pouvoir conféré au conseil de bande par la Loi sur les Indiens en matière de certificats de possession, j’ai dûment demandé l’assistance du conseil mohawk de Kahnawake relativement à cette affaire et j’ai attendu leurs observations, comme le montre la pièce GG;

 

 

21.           Après que le conseil mohawk de Kahnawake eut émis la pièce GG, j’ai régulièrement assuré le suivi de l’état de mon dossier auprès de différents membres du conseil et j’ai eu plusieurs réunions avec les chefs de conseil Keith Myiaow et Marvin Zacharie, le tout au cours de la période de trois ans allant de l’établissement par le conseil de bande du document constituant la pièce GG à l’établissement de celui constituant la pièce II;

 

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

 

[7]               Le 8 juin 2005, le conseil mohawk de Kahnawake a écrit à la demanderesse pour confirmer qu’il ne pouvait pas régler son différend foncier et pour indiquer qu’il serait sans doute difficile de contester la conclusion tirée par le MAINC à la suite de son enquête :

_TRADUCTION_

 

 

Comme vous l’avez demandé, le bureau de gestion des terres a effectué des recherches fouillées concernant le lot de réserve 10, bloc A, lot de village 498 et le lot de réserve 76, bloc F. On a consulté le service juridique du CMK afin d’obtenir un avis juridique au sujet de cette affaire. Après un examen attentif du dossier, il est maintenant manifeste que l’on  ne peut pas faire grand-chose pour faire annuler l’arrêté ministériel du 27 mai  2002. Le bureau de gestion des terres vous recommande donc plutôt de vous entendre avec Shirley Ann Diabo sur une formule de lotissement.

 

 

On pourrait envisager de retenir les services d’un avocat afin de contester l’arrêté ministériel; cependant, cela sera très difficile vu le rapport d’expertise de la GRC et l’enquête effectuée par le MAINC. En outre, vu que la plupart des parties, notamment [M.] Wilfred Beauvais et M. Joseph Diabo Martin, sont maintenant décédées et ne peuvent pas témoigner ni produire d’autres échantillons d'écriture, il sera peut-être très difficile de prouver l’authenticité de l’« entente des héritiers ».

 

 

Le bureau de gestion des terres n’est pas en mesure de régler les différends fonciers privés; cependant, il peut donner des renseignements concernant des parcelles de terrain, notamment des renseignements cartographiques. Si une entente de lotissement était conclue, le bureau de gestion des terres serait disposé à donner son assistance aux parties intéressées.

 

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

 

[8]               La demanderesse a exposé les efforts qu’elle a faits pour défendre ses droits avant la décision du MAINC du début juin 2002. Cependant, si elle veut démontrer son intention constante, il est plus pertinent d’établir les mesures qu’elle a prises après cette décision.

 

[9]               Dans l’arrêt Grewal, précité, le juge en chef Thurlow a souligné à quel point il était  important de démontrer l’intention constante de maintenir l’instance de manière diligente (à la page 277) :


Pour répondre à la première de ces questions, il faut notamment se demander si le requérant avait, dans le délai de 10 jours, l'intention de présenter sa demande et s'il a toujours eu cette intention par la suite. Tout abandon de cette intention, tout relâchement ou défaut du requérant de poursuivre cette fin avec la diligence qui pouvait raisonnablement être exigée de lui ne pourrait que nuire considérablement à ses chances d'obtenir la prorogation.

 

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

 

[10]           La lettre du 14 juin 2002, dans laquelle le MAINC communiquait sa décision, était adressée à  la demanderesse et copie en a été transmise à l’avocat qui la représentait à l’époque. Dans la note de service du 17 juin 2002, le conseil mohawk de Kahnawake a fait mention du « contentieux judiciaire » de la demanderesse.  J’ai lu cette mention du «  contentieux judiciaire » au regard de la déclaration de la demanderesse au paragraphe 19 de son affidavit selon laquelle elle n’avait jamais été informée des recours possibles ouverts à l’égard de la décision du MAINC. Il est possible de supposer, vu la mention du « contentieux judiciaire », qu’une instance quelconque ait été envisagée à l’époque.

 


[11]           Les parties conviennent que c’est à la demanderesse qu’il incombe de donner une explication raisonnable de son retard à agir. Dans son affidavit, la demanderesse déclare vaguement qu’elle a _TRADUCTION_ « attendu » les observations du conseil mohawk de Kahnawake et qu’elle a _TRADUCTION_ « assuré un suivi régulier » par _TRADUCTION_ « un certain nombre de réunions » avec des membres du conseil. Cela ne satisfait pas au critère de l’arrêt Grewal, précité : il faut poursuivre l’instance « avec la diligence qui pouvait raisonnablement être exigée ». Il ne suffit pas de soutenir que la demanderesse n’a pas été contre-interrogée relativement à ses affirmations générales. Même si je supposais que la demanderesse avait l’intention constante de contester la décision du MAINC, je conclus, en me fondant sur le dossier dont je suis saisi, que la demanderesse est bien loin d’avoir donné une explication raisonnable de son retard à agir.

 

[12]           Afin de tenter d’établir qu’elle a une cause défendable, la demanderesse a mis l’accent sur les erreurs qu’aurait commises le MAINC au cours de la procédure suivie avant qu’il ne prenne sa  décision. Plus précisément, la demanderesse soutient que le MAINC aurait dû rencontrer Joseph Martin, le prétendu témoin de l’entente écrite, afin de vérifier l’authenticité de sa signature. Le MAINC s’est essentiellement fié aux rapports de graphologues. La demanderesse soutient aussi qu’elle a été induite en erreur par des fonctionnaires ministériels qui lui ont rendu sa documentation sans lui dire que le ministère ferait effectuer ultérieurement des expertises. Selon elle, le MAINC n’aurait pas dû prendre cette décision avant d’avoir reçu le rapport de son expert à elle.

 

[13]           D’après le dossier dont je dispose, je suis d’avis qu’il serait difficile de conclure que la demanderesse a établi qu’elle dispose d’arguments défendables à l’appui d’une demande de contrôle judiciaire. Sa cause aurait un minimum de vraisemblance si l’on savait que la demande de contrôle judiciaire pouvait être convertie en action. D’une manière ou d’une autre, je conclus cependant que l’introduction tardive de l’instance porterait préjudice aux deux défendeurs.

 


[14]           Le cadastre doit être perçu comme fiable et certain. En outre, les parties reconnaissent que le témoin, Joseph Martin, est décédé après que le MAINC a pris sa décision le 27 mai 2002. Il n’y a plus de déposition à attendre de lui, par affidavit ou verbalement, dans quelque instance judiciaire que ce soit.

 

[15]           Malgré les observations solides et bien raisonnées de l’avocat de la demanderesse, la présente requête doit être rejetée. La demanderesse n’a pas produit d’explication raisonnable du retard de trente-huit mois, ni établi une intention constante d’exercer son recours de manière diligente et sans relâchement. Après avoir soupesé tous les facteurs, conformément au critère proposé par le juge Marceau dans l’arrêt Grewal, précité, je conclus, en me fondant sur le dossier dont je dispose, que le défaut d’explication suffisante de la demanderesse de son retard considérable et le préjudice que subiraient les deux défendeurs sont déterminants, même en supposant que la thèse de la demanderesse soit soutenable.

 

[16]           Pour ces motifs, la requête de la demanderesse en prorogation de délai pour la présentation d'une demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Chaque partie a demandé que les dépens leur soient adjugés. Nul doute que c’est la demanderesse qui a produit la documentation la plus abondante. Vu les faits de l’espèce, je conclus, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, que les dépens ne seront pas adjugés.

 


                                        ORDONNANCE

 

[17]           LA COUR ORDONNE :

 

La requête de la demanderesse en prorogation de délai pour la présentation d'une demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n'y a pas d'ordonnance concernant les dépens.

 

      « Allan Lutfy »

                                                                                          Juge en chef                   

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

                                                     

DOSSIER :                                        05-T-58

 

 

 

INTITULÉ :                                       ALICE BEAUVAIS

c.

MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA et SHIRLEY MCGREGOR DIABO

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 20 OCTOBRE 2005

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 ET ORDONNANCE                        LE JUGE EN CHEF LUTFY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 16 NOVEMBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen Ashkenazy                              POUR LA DEMANDERESSE

 

Jason Ruby                                           POUR LA DÉFENDERESSE - Shirley McGregor

Louis-Alexandre Guay              POUR LE DÉFENDEUR - Le Ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hamilton Cooper Ashkenazy                            POUR LA DEMANDERESSE

Dollard des Ormeaux (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LES DÉFENDEURS

Sous‑procureur général du Canada

 

 

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