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Date : 20190619


Dossier : IMM‑3316‑18

Référence : 2019 CF 830

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2019

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

DAMIR IBRAGIMOV

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Ibragimov, le défendeur, est un citoyen ouzbek qui est entré au Canada en mai 2015. Il a présenté une demande d’asile en décembre 2015 parce qu’il craignait d’être persécuté en raison de ses opinions politiques. En mai 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande pour des raisons de crédibilité. La SPR a également conclu que la preuve était insuffisante pour étayer une demande d’asile sur place.

[2]  M. Ibragimov a interjeté appel avec succès de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a jugé que, selon la prépondérance des probabilités, M. Ibragimov ferait l’objet de sanctions lourdes et disproportionnées s’il retournait en Ouzbékistan avec un visa de sortie expiré et elle a conclu que M. Ibragimov était un réfugié, sur place, au sens de la Convention.

[3]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] introduit la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Il soutient que la SAR a accordé l’asile à M. Ibragimov en se fondant sur des conjectures inacceptables.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[5]  La SAR a mentionné que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité n’avaient pas été contestées par M. Ibragimov et elle a accepté ces conclusions. La SAR a jugé que la question déterminante était celle de l’existence d’une demande d’asile à titre de réfugié sur place.

[6]  À l’appui de sa demande d’asile à titre de réfugié sur place, M. Ibragimov a soutenu qu’il serait persécuté s’il retournait en Ouzbékistan, étant donné que son visa de sortie avait expiré en mai 2016. Il a également affirmé que, s’il retournait en Ouzbékistan, le gouvernement apprendrait qu’il avait présenté une demande d’asile au Canada, ce qui l’exposerait à un risque de persécution. Enfin, il a soutenu que les droits fondamentaux de la personne, y compris les droits des prisonniers, n’étaient pas respectés en Ouzbékistan.

[7]  La SAR a déclaré que la SPR avait eu raison de souligner que, même si la documentation objective indiquait que deux femmes avaient été poursuivies après être retournées en Ouzbékistan une fois leur visa de sortie expiré, ces cas étaient peu nombreux et ne donnaient pas à penser que tous les citoyens ouzbeks qui se trouvaient dans cette situation se heurteraient à des difficultés. La SAR s’est toutefois fondée sur de nouveaux renseignements contenus dans le cartable national de documentation [CND] mis à jour et publié après que la décision de la SPR ait été signée, et qui concernaient le cas des personnes qui prolongent leur séjour hors de l’Ouzbékistan au‑delà de la période autorisée par leur visa de sortie. La SAR a déclaré :

[11]  […] Toutefois, de nouveaux renseignements se sont fait jour à la suite de la signature de la décision de la SPR. Un document figurant dans le CND du 31 mai 2017 traite des procédures de sortie de l'Ouzbékistan et des sanctions qui frappent les personnes qui prolongent leur séjour hors du pays au‑delà de la période autorisée par leur visa de sortie. Selon ce document, les citoyens de l'Ouzbékistan doivent être détenteurs d'un visa de sortie pour se déplacer à l'étranger et le code criminel de l'Ouzbékistan prévoit ce qui suit :

Sortir de la République d'Ouzbékistan ou y entrer ou traverser la frontière d'une façon qui contrevient aux procédures établies [...] est passible d'une amende de 50 à 100 fois le salaire mensuel minimum ou d'une peine d'emprisonnement de 3 à 5 ans.

Même si le cas précité des deux femmes ne nous dit pas si elles ont agi « d'une façon qui contrevient aux procédures établies », je crois, selon la prépondérance des probabilités, que le fait de retourner en Ouzbékistan avec un visa de sortie expiré équivaudrait à une violation des procédures établies.

[8]  La SAR a conclu que la preuve documentaire démontrait que l’Ouzbékistan commet des violations des droits de la personne, dont la torture et les mauvais traitements infligés à des détenus, le déni des garanties quant à l’équité des procédures judiciaires et à l’application régulière de la loi, et le non‑respect de la primauté du droit. La SAR a conclu que M. Ibragimov ferait l’objet de sanctions lourdes et disproportionnées et qu’il serait exposé à un risque grave de persécution s’il retournait en Ouzbékistan.

III.  Question en litige

[9]  La demande soulève une seule question : la SAR a‑t‑elle commis une erreur en faisant droit à l’appel de M. Ibragimov et en lui accordant le statut de réfugié au sens de la Convention?

IV.  La norme de contrôle

[10]  Le demandeur s’appuie sur la décision récente de la juge Elizabeth Heneghan, Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 1172 [Wang], pour soutenir que la décision relative à une demande d’asile sur place soulève une question de droit qui est assujettie à la norme de la décision correcte.

[11]  Dans la décision Wang, la juge Heneghan a conclu que « [l]a décision relative à la demande d’asile présentée sur place est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte » (Wang, au paragraphe 6). À cet égard, elle cite la décision Ejtehadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 158 [Ejtehadian], dans laquelle la Cour a adopté la norme de contrôle de la décision correcte pour déterminer si le décideur avait appliqué le bon critère juridique (Ejtehadian, au paragraphe 12). La question que soulève la présente affaire n’est pas celle de savoir si le critère juridique applicable en matière de demande sur place a été adopté, mais celle de savoir comment le critère a été appliqué. C’est là une question mixte de fait et de droit qu’il convient d’examiner selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51).

[12]  Le demandeur soutient également que la cour de révision doit adopter la norme de la décision correcte lorsqu’elle examine la conclusion d’un décideur portant qu’une loi d’application générale a un caractère de persécution (Gonzalez Salcedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 822, au paragraphe 20). Je n’en disconviens pas; ce n’est toutefois pas la question qui a été soulevée. En réalité, le ministre soutient que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a décidé que la loi s’appliquerait à M. Ibragimov, compte tenu de sa situation particulière. Encore une fois, il s’agit là d’une question mixte de fait et de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[13]  Le ministre soutient que la crainte de subir des sanctions pénales pour être sorti de son pays de façon illégale ou avoir dépassé la durée autorisée par un visa de sortie n’est pas un motif qui justifie l’octroi de l’asile. Le ministre admet que cette règle peut comporter quelques exceptions – lorsque la preuve permet de conclure que la violation d’une loi d’application générale d’un pays donné donnerait lieu à une peine manifestement excessive ou à un châtiment extrajudiciaire, mais il soutient qu’aucune preuve en ce sens n’a été présentée à la SAR en l’espèce. En fait, le ministre soutient que la SAR s’est livrée à des conjectures inacceptables lorsqu’elle a interprété la loi de l’Ouzbékistan concernant les procédures de sortie du pays et qu’elle a conclu que M. Ibragimov serait exposé aux mêmes conséquences s’il retournait en Ouzbékistan avec un visa de sortie expiré que celles que subirait une personne qui aurait voyagé sans visa de sortie.

[14]  M. Ibragimov soutient que la SAR n’a pas commis d’erreur. La SAR a examiné les faits objectifs, qui établissaient qu’il était un citoyen ouzbek dont le visa de sortie avait expiré pendant la durée de l’audience relative à sa demande d’asile. La preuve documentaire présentée à la SAR portait sur la loi ouzbèke relative aux visas de sortie, le traitement des Ouzbeks qui avaient voyagé à l’étranger de façon illégale et étaient demeurés à l’étranger sans renouveler leur visa de sortie, ainsi que sur les violations des droits de la personne commises par le gouvernement ouzbek.

[15]  Dans l’arrêt Valentin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 390 (CA), autorisation d’appel refusée [1991] RCS no 430 [Valentin], la Cour d’appel fédérale a jugé que les personnes qui n’ont pas été victimes de persécution ne peuvent fonder leur crainte d’être persécutées sur la violation d’une loi d’application générale. La Cour d’appel a avancé deux raisons pour étayer cette affirmation : premièrement, une sentence isolée imposée pour la violation d’une loi d’application générale ne peut permettre, que fort exceptionnellement, de satisfaire à l’élément de répétition et d’acharnement qui se trouve au cœur de la notion de persécution; et deuxièmement, le lien direct requis entre la peine qui peut être imposée et les motifs de persécution reconnus n’existe pas (Valentin, au paragraphe 8).

[16]  Dans la décision Donboli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 883 [Donboli], un demandeur d’asile alléguait qu’il serait persécuté parce qu’il était sorti illégalement de l’Iran, que sa demande d’asile avait été refusée et que la preuve démontrait que l’État soumettait les personnes dans sa situation à des traitements sévères ou extrajudiciaires. La juge Eleanor Dawson a fait remarquer que la preuve documentaire faisait état d’un régime répressif qui avait un mauvais dossier en matière de droits de la personne et qui se livrait également à des violations systématiques, notamment à des exécutions extrajudiciaires et sommaires et à des actes torture, en plus d’imposer des conditions de détention difficiles et de procéder à des arrestations arbitraires. La juge Dawson a conclu qu’en ne tenant pas compte de ces risques, le décideur avait commis une erreur susceptible de révision (Donboli, aux paragraphes 5 et 6). La juge Dawson a expliqué la décision Valentin de la façon suivante :

[4]  Dans Valentin c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 390, la Cour d'appel fédérale a jugé que la punition infligée en cas de sortie illégale d'un pays ne constitue pas, à elle seule, une crainte fondée de persécution, lorsque la punition découle d'une loi d'application générale. Néanmoins, lorsque les preuves le permettent, il est nécessaire d'examiner si une punition excessive ou extrajudiciaire en cas de sortie illégale du pays peut constituer un fondement raisonnable pour la crainte d'être persécutée. Voir Castaneda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 69 F.T.R. 133 (1re inst.); Moslim c. Canada (Secrétariat d'État), [1994] A.C.F. no°184 (1re inst.).

[Non souligné dans l’original.]

[17]  La décision Donboli a été examinée dans la décision Alfaro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 912 [Alfaro], où le juge Donald Rennie a énoncé le critère à deux volets qui s’applique lorsqu’une demande sur place est fondée sur la sortie illégale d’un pays ou sur l’expiration d’un visa de sortie : 1) le demandeur a‑t‑il contrevenu aux procédures de sortie ou aux conditions d’un visa de sortie et risque‑t‑il, de ce fait, de subir des sanctions quelconques? et 2) le demandeur risque‑t‑il pour ce motif de subir un traitement sévère ou extrajudiciaire de la part d’un régime répressif (Alfaro, aux paragraphes 14 et 15)?

[18]  Compte tenu de la jurisprudence susmentionnée, j’estime que la décision de la SAR était raisonnable. La SAR a renvoyé à la preuve contenue dans le CND qui faisait état de deux cas de citoyennes ouzbèkes qui avaient été poursuivies après être retournées dans ce pays avec des visas expirés. La SAR a également examiné la loi ouzbèke et a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les citoyens qui retournent en Ouzbékistan avec un visa expiré contreviennent à la loi. En fait, la SAR a conclu que le premier des deux volets du critère Alfaro était rempli. La SAR pouvait raisonnablement tirer cette conclusion.

[19]  La SAR a examiné le second volet du critère Alfaro et noté que la preuve contenue dans le CND démontrait qu’en Ouzbékistan, les prisonniers et les détenus sont victimes de violation des droits de la personne. La SAR a conclu pour cette raison que M. Ibragimov serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution à son retour. La SAR ne s’est pas livrée à des conjectures; elle a plutôt tiré des conclusions qui étaient raisonnables et fondées sur la preuve. Le ministre a parfaitement le droit de ne pas souscrire aux conclusions de la SAR et de mettre en doute le fait que la preuve établissait clairement qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution, mais cela ne suffit pas à justifier l’intervention de la Cour dans la mesure où la décision est examinée selon la norme de la décision raisonnable. Le raisonnement de la SAR est transparent, justifié et intelligible.

VI.  Conclusion

[20]  La demande est rejetée. Les parties n’ont pas soulevé de question grave de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3316‑18

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de juillet 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3316‑18

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c DAMIR IBRAGIMOV

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Kareena R. Wilding

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David P. Yerzy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David P. Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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