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Date : 20051122

Dossier : IMM-9738-04

Référence : 2005 CF 1580

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

LORETO LORENZO FERRI

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Dans la présente demande, la Cour est appelée à décider si la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SAI) a compétence pour examiner une contestation en vertu des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) de la constitutionalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

[2]                Pour les motifs qui suivent, je conclus que le paragraphe 68(4) de la LIPR a pour effet de priver la SAI de la compétence de trancher des questions de droit, notamment des questions de validité constitutionnelle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de M. Ferri est rejetée.

Les faits

[3]                Loreto Lorenzo Ferri est un citoyen italien qui vit au Canada depuis l'âge de 11 ans. Il a le statut de résident permanent au Canada. En raison de son lourd casier judiciaire, M. Ferri fait l'objet d'une mesure de renvoi depuis 1995.La Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a ordonné la suspension de cette mesure de renvoi sous réserve de plusieurs conditions. La suspension a été renouvelée périodiquement et la plus récente ordonnance de suspension du renvoi de M. Ferri devait expirer en décembre 2002.

[4]                Comme M. Ferri a été condamné pour possession d'héroïne en vue d'en faire le trafic, le ministre a demandé l'annulation de la suspension ainsi que l'annulation de son appel du fait de l'application du paragraphe 68(4) de la LIPR. Ce paragraphe prévoit que lorsque la SAI a sursis à une mesure de renvoi frappant un résident permanent qui est interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité et que la personne est reconnue coupable d'une autre infraction grave, le sursis est révoqué de plein droit et l'appel est classé.

[5]                Il n'est pas contesté que la déclaration de culpabilité de M. Ferri quant à une infraction relative à des stupéfiants fait tomber ce dernier sous le coup des dispositions du paragraphe 68(4).

[6]                Avant la tenue de l'audience de la demande faite par le ministre en vue d'obtenir l'annulation du sursis de M. Ferri et le classement de son appel, M. Ferri a fait signifier un avis portant sur une question constitutionnelle car il prétend que le paragraphe 68(4) de la LIPR viole les articles 7 et 15 de la Charte.

La décision de la SAI

[7]                Dans une décision datée du 2 novembre 2004, la SAI a conclu qu'elle n'avait pas la compétence requise pour examiner la contestation fondée sur la Charte de M. Ferri.

[8]                La Commission a souligné que le paragraphe 162(1) de la LIPR lui donne compétence pour connaître des questions de droit, y compris les questions de compétence. Par suite de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Nouvelle-Écosse (Worker Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, la SAI est présumée avoir compétence pour trancher des questions d'ordre constitutionnel, sauf si le législateur a expressément ou implicitement retiré ce pouvoir au tribunal.

[9]                La SAI a conclu que, en l'espèce, la présomption de compétence est réfutée par le libellé du paragraphe 68(4) de la LIPR lequel, selon elle, la prive expressément du pouvoir de trancher des questions de droit, notamment des questions d'ordre constitutionnel.

[10]            Selon la SAI, le paragraphe 68(4) limite sa compétence de décider si les conditions de fait mentionnées dans le paragraphe sont satisfaites. Donc, la SAI ne peut examiner que les éléments suivants : elle doit examiner si elle a effectivement sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi; si la personne visée est un résident permanent ou un étranger qui a été interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité; si la personne visée a été reconnue coupable d'une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1) de la LIPR.

[11]            La SAI a conclu que dès qu'elle juge que les conditions de fait mentionnées dans le paragraphe ont été satisfaites, elle perd, de plein droit, compétence sur la personne.

[12]            Par conséquent, la SAI a refusé d'entendre la contestation constitutionnelle de M. Ferri, le sursis a été annulé et on a classé l'appel de M. Ferri.

La question en litige

[13]            En l'espèce, l'unique question en litige est de savoir si la SAI a commis une erreur en décidant qu'elle n'avait pas compétence pour se prononcer sur la constitutionalité du paragraphe 68(4). La Cour n'est présentement saisie d'aucune contestation de la constitutionalité de la loi elle-même.

[13]

La norme de contrôle

[14]            Aucune des parties n'a traité dans ses observations de la question de la norme de contrôle appropriée. Je suis convaincu que la question de savoir si un tribunal administratif est compétent pour se prononcer la constitutionalité d'une disposition de sa loi habilitante doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte.

Les dispositions législatives pertinentes

[15]            Les dispositions suivantes de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés sont en litige en l'espèce :

3. (3) L'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

3. (3) This Act is to be construed and applied in a manner that

d) d'assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes B la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d'une part, d'égalité et de protection contre la discrimination et, d'autre part, d'égalité du français et de l'anglais B titre de langues officielles du Canada;

(d) ensures that decisions taken under this Act are consistent with the Canadian Charter of Rights and Freedoms, including its principles of equality and freedom from discrimination and of the equality of English and French as the official languages of Canada;

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) Ltre déclaré coupable au Canada d'une infraction B une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction B une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence        under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

b) Ltre déclaré coupable, B l'extérieur du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction B une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans;

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or

c) commettre, B l'extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction B une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans.

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

64. (1) L'appel ne peut Ltre interjeté par le résident permanent ou l'étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l'étranger, son répondant.

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

(2) L'interdiction de territoire pour grande criminalité vise l'infraction punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans.

(2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least two years.

68. (4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l'étranger est reconnu coupable d'une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l'appel étant dPs lors classé.

68. (4) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order against a permanent resident or a foreign national who was found inadmissible on grounds of serious criminality or criminality, and they are convicted of another offence referred to in subsection 36(1), the stay is cancelled by operation of law and the appeal is terminated.

162. (1) Chacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait -- y compris en matiPre de compétence -- dans le cadre des affaires dont elle est saisie.

162. (1) Each Division of the Board has, in respect of proceedings brought before it under this Act, sole and exclusive jurisdiction to hear and determine all questions of law and fact, including questions of jurisdiction.

197. Malgré l'article 192, l'intéressé qui fait l'objet d'un sursis au titre de l'ancienne loi et qui n'a pas respecté les conditions du sursis, est assujetti B la restriction du droit d'appel prévue par l'article 64 de la présente loi, le paragraphe 68(4) lui étant par ailleurs applicable.

197. Despite section 192, if an appellant who has been granted a stay under the former Act breaches a condition of the stay, the appellant shall be subject to the provisions of section 64 and subsection 68(4) of this Act.

La jurisprudence relative à la compétence des tribunaux administratifs de se prononcer sur des questions relatives à la Charte

[16]            La jurisprudence régissant le pouvoir des tribunaux administratifs d'appliquer les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés a considérablement évolué au cours de 15 dernières années.

[17]            La question a d'abord été examinée par la Cour suprême du Canada dans une trilogie d'arrêts rendus au début des années 90 : voir Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570, Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, et Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. Dans ces arrêts, la Cour suprême a mis l'accent sur les importantes considérations de principe favorisant la compétence des tribunaux administratifs à se prononcer sur la constitutionalité de leur loi habilitante. Ces considérations de principe comprennent le principe que des lois invalides ne devraient pas être appliquées par les cours de justice ou par les tribunaux administratifs ainsi que le principe que les Canadiens devraient pouvoir faire valoir leurs droits devant le tribunal le plus accessible.

[18]            La Cour a également estimé qu'il était avantageux de faire trancher des questions constitutionnelles en première instance dans l'environnement dans lequel la loi s'applique. On a estimé que l'opinion éclairée de tribunaux spécialisés serait utile aux cours de justice qui seraient éventuellement appelées à trancher ces questions.

[19]            Cette capacité des tribunaux administratifs à se prononcer sur des questions constitutionnelles n'a pas été considérée par la Cour suprême comme étant une usurpation du rôle d'arbitre ultime que les cours de justice jouent en matière de constitutionalité car les décisions des tribunaux seront toujours examinées en fonction de la norme de la décision correcte.

[20]            Environ cinq ans plus tard, la Cour suprême a examiné de nouveau la trilogie dans l'arrêt Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854. Dans l'arrêt Cooper, la Cour suprême a semblé s'éloigner quelque peu de sa position initiale en appliquant la trilogie d'une manière plutôt étroite. Selon l'arrêt Cooper, les tribunaux administratifs n'ont pas automatiquement le pouvoir de se prononcer sur les contestations, fondées sur la Charte, de leur loi habilitante. On ne pourra conclure à l'existence d'une telle compétence que lorsque la loi habilitante du tribunal, expressément ou implicitement, confère le pouvoir au tribunal en cause de trancher de telles questions.

[21]            Pour déterminer si un tribunal administratif a implicitement le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit, il sera nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle du tribunal ainsi que de sa compétence. On devra tenir compte de la question de savoir si le tribunal avait le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit ainsi que de diverses questions pratiques comme la composition et la structure du tribunal, la procédure qui est suivie devant ce dernier, les voies d'appel existant contre les décisions qu'il rend et son expertise. En même temps, la Cour suprême a fait remarquer que des considérations d'ordre pratique et fonctionnel peuvent par ailleurs appuyer ou réfuter l'existence d'une compétence en matière constitutionnelle, quoique de telles considérations ne peuvent jamais prendre le pas sur l'intention du législateur.

[22]            Dans une forte dissidence, les juges McLachlin et L'Heureux-Dubé ont clairement considéré la décision rendue par la majorité dans Cooper comme étant une dérogation importante à la position initialement prise par la Cour suprême dans la trilogie. En préconisant que les tribunaux administratifs devraient jouir d'une plus grande liberté pour appliquer la Charte, la juge McLachlin a écrit ce qui suit au paragraphe 70 :

La Charte n'est pas un texte sacré que seuls les initiés des cours supérieures peuvent aborder. C'est un document qui appartient aux citoyens, et les lois ayant des effets sur les citoyens ainsi que les législateurs qui les adoptent doivent s'y conformer. Les tribunaux administratifs et les commissions qui ont pour tâche de trancher des questions juridiques ne sont pas soustraits à cette règle. Ces organismes déterminent les droits de beaucoup plus de justiciables que les cours de justice. Pour que les citoyens ordinaires voient un sens à la Charte , il faut donc que les tribunaux administratifs en tiennent compte dans leurs décisions.

[23]            En 2003, la Cour suprême a une fois de plus examiné la question dans l'arrêt Martin, susmentionné, et elle a reconsidéré et reformuler les règles concernant la compétence des tribunaux en matière d'application de la Charte. Dans l'arrêt Martin, la Cour relève une série de facteurs qui doivent être pris en considération lorsque l'on décide si un tribunal particulier a compétence pour se prononcer sur la constitutionalité de sa loi habilitante.

[24]            Lorsqu'elle a répondu à cette question dans l'arrêt Martin, la Cour a enseigné que l'on doit d'abord examiner si le tribunal administratif possède la compétence, expresse ou implicite, de se prononcer sur des questions de droit découlant de la disposition contestée. La compétence expresse est celle exprimée dans le libellé de la disposition habilitante alors que la compétence implicite ressort de l'examen de la loi dans son ensemble. Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s'il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l'accomplir efficacement, l'interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridictionnelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d'examiner des questions de droit. Quant à ce dernier point, la Cour suprême a clairement affirmé que les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l'emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle-même.

[25]            S'il est jugé que le tribunal a le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l'application d'une disposition législative, ce pouvoir sera présumé comprendre le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition au regard de la Charte.

[26]            Enfin, lorsqu'une partie prétend qu'un tribunal n'a pas compétence pour appliquer la Charte, la Cour suprême, dans l'arrêt Martin, a stipulé qu'il incombe à cette partie de réfuter la présomption de compétence en matière d'application de la Charte. La partie peut réfuter la présomption en signalant que le pouvoir d'examiner la Charte a été retiré expressément ou qu'un examen du régime établi par la loi mène clairement à la conclusion que le législateur a voulu exclure la Charte (ou une catégorie de questions telles les questions de droit constitutionnel en général) des questions de droit soumises à l'examen du tribunal administratif en question. À cet égard, la Cour suprême a fait remarquer qu'une telle inférence doit en général émaner de la loi elle-même et non de considérations externes.

[27]            Comment ces principes s'appliquent-ils en l'espèce?

Le point de vue de M. Ferri

[28]            À l'appui de sa prétention que la SAI a la compétence nécessaire pour statuer sur sa contestation fondée sur la Charte, M. Ferri renvoie au paragraphe 162(1) de la LIPR, lequel donne compétence à la SAI pour connaître des questions de droit, y compris en matière de compétence, dans le cadre des affaires dont elle est saisie.

[29]            En outre, M. Ferri affirme qu'il a clairement été énoncé dans l'arrêt Martin qu'une partie devrait pouvoir faire valoir ses droits garantis par la Charte devant le tribunal le plus accessible, lequel est, en l'espèce, la SAI.

[30]            M. Ferri prétend que la décision rendue par la Cour dans Kroon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 857, 2004 CF 697, que la SAI n'a pas compétence pour se prononcer sur la constitutionalité de l'article 64 de la LIPR, doit être distinguée de la présente cause. À cet égard, M. Ferri fait remarquer que bien que l'article 64 et le paragraphe 68(1) de la Loi limitent la compétence de la SAI, celle-ci, en vertu de l'article 64 n'est pas admise à se déclarer d'entrée de jeu compétente quant à une personne, alors que les cas relevant du paragraphe 68(1) de la Loi concernent des situations où la SAI s'est déjà déclaré compétente quant à une personne, ayant antérieurement sursis au renvoi de la personne.

[31]            De plus, compte tenu que la SAI a compétence exclusive pour connaître des affaires visées par le paragraphe 68(1) de la LIPR, M. Ferri affirme qu'il n'y a pas d'autre tribunal où il pourrait contester la constitutionalité de la disposition en question.

[32]            Selon M. Ferri, un examen du régime établi par la loi dans son ensemble milite également en faveur de l'idée que la SAI a compétence en matière d'application de la Charte en vertu du paragraphe 68(1). En plus du paragraphe 162(1) qui confère à la SAI le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit, M. Ferri renvoie à l'alinéa 3(3)d) de la LIPR, lequel exige que la Loi soit interprétée d'une manière qui garantisse que les décisions prises en vertu de celle-ci, le soient en conformité avec la Charte.

[33]            M. Ferri souligne également le fait que les audiences de la SAI sont de nature juridictionnelle ainsi que le fait que la SAI peut entendre et recevoir la preuve qu'il entend déposer à l'appui de sa contestation fondée sur la Charte. Compte tenu qu'il se trouve déjà devant la SAI, il s'agit donc du tribunal le plus accessible où faire trancher la question constitutionnelle.

[34]            Selon M. Ferri, l'effet combiné de ces facteurs est que la conclusion de la SAI qu'elle n'a pas compétence pour se prononcer sur la question constitutionnelle est erronée. Par conséquent, la décision devrait être annulée et l'affaire renvoyée à la SAI pour nouvelle décision.

           

Analyse

[35]            Compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême dans l'arrêt Martin, le fait que le paragraphe 162(1) de la LIPR donne compétence à la SAI pour connaître des questions de droit (notamment des questions de compétence) dans le cadre des affaires dont elle est saisie, donne à penser que la SAI a effectivement le pouvoir de se prononcer sur la constitutionalité du paragraphe 68(1) de la Loi. En outre, compte tenu que M. Ferri se trouve déjà devant la SAI, ce tribunal est effectivement le tribunal qui lui est le plus accessible pour faire valoir sa contestation fondée sur la Charte, ce qui milite davantage en faveur de l'idée de conclure que la SAI a compétence en l'espèce en matière d'application de la Charte.

[36]            Toutefois, selon l'arrêt Martin, il est également clair que, avant que la Cour ne puisse examiner ce genre de considérations dans une analyse relative à la compétence comme c'est le cas de la présente analyse, la première question qui doit être traitée est celle qui consiste à savoir si le tribunal en question a expressément ou implicitement compétence pour connaître des questions de droit découlant de l'application de la disposition contestée.

[37]            Il faut se rapporter au paragraphe 68(4), lequel est, par souci de commodité, reproduit à nouveau ci-dessous :

68. (4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l'étranger est reconnu coupable d'une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l'appel étant dPs lors classé.

68. (4) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order against a permanent resident or a foreign national who was found inadmissible on grounds of serious criminality or criminality, and they are convicted of another offence referred to in subsection 36(1), the stay is cancelled by operation of law and the appeal is terminated.

[38]            Comme il a déjà été souligné, les parties conviennent que la situation de M. Ferri relève clairement de la disposition susmentionnée. La seule question qui se pose est de savoir si la le libellé de cet article a pour effet de priver la SAI de la compétence d'entendre l'argument constitutionnel de M. Ferri et de se prononcer sur celui-ci.

[39]            Selon moi, bien que la SAI détienne un pouvoir général de connaître des questions de droit ainsi que la compétence nécessaire pour le règlement des causes dont elle est saisie, le libellé du paragraphe 68(4) a pour effet de limiter expressément la compétence de la SAI à l'égard des personnes qui se trouvent dans la situation de M. Ferri à la question de décider si les faits de l'espèce font relever la situation de l'appelant du libellé de la disposition, réfutant ainsi la présomption en faveur de la compétence en matière d'application de la Charte.         

[40]            La compétence de la SAI se limite donc à répondre aux questions suivantes :

            1.        La personne en question est-elle un étranger ou un résident permanent?

            2.         La personne a-t-elle déjà été interdite de territoire pour grande criminalité ou criminalité?

            3.         La SAI a-t-elle déjà sursis à une mesure de renvoi en rapport avec cette personne?

            4.         La personne a-t-elle été reconnue coupable d'une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1)?

[41]            Si la réponse à chacune de ces questions est affirmative, comme c'est certes le cas en l'espèce, alors l'article est clair : la SAI perd compétence à l'égard de la personne et le sursis est annulé et l'appel est classé.

           

[42]            Bien que M. Ferri ait fait valoir un certain nombre d'arguments qui favoriseraient une conclusion de compétence de la SAI en matière d'application de la Charte dans les causes comme celle en l'espèce, ces considérations ne sauraient l'emporter sur le libellé explicite de la loi. À cet égard, le libellé du paragraphe 68(4) reflète clairement l'intention du législateur de limiter la compétence de la SAI dans des causes comme celle en l'espèce.

[43]            Cette interprétation est compatible avec le fait que, en adoptant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés en 2002, le législateur a rééquilibré la sécurité du public et les droits individuels en élargissant les catégories de personnes qui peuvent être renvoyées sans droit d'appel à la SAI : Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 366, paragraphe 55, confirmé par [2005] A.C.S. no 31, 2005 CSC 51. Selon moi, bien que l'arrêt Medovarski traite de l'article 64 de la LIPR, l'observation précédente s'applique également à la présente espèce.

           

[44]            Comme il a déjà été souligné, le juge Rouleau est arrivé à une conclusion semblable dans la décision Kroon, précitée. Bien que la décision Kroon traite également de l'article 64 de la LIPR, plutôt que du paragraphe 68(4), je crois que le raisonnement du juge Rouleau s'applique également en l'espèce. Le fait que l'article 64 ait pour effet d'empêcher la SAI d'exercer sa compétence sur une personne, alors que le paragraphe 68(1) de la Loi vise les situations où la SAI a déjà exercé sa compétence sur une personne, ne justifie pas, selon moi, que l'on fasse fi du libellé formel de la disposition et que l'on conclue à la compétence constitutionnelle dans les cas où elle n'existerait par ailleurs pas.

                                   

[45]            Enfin, il importe de mentionner la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Reynolds, [1997] A.C.F. no 1763, 139 F.T.R. 315. La décision Reynolds a été rendue en vertu du paragraphe 70(5) de l'ancienne Loi sur l'immigration, lequel privait un appelant éventuel d'un droit d'appel relativement à une mesure de renvoi qui avait fait l'objet d'un sursis lorsque l'on jugeait que la personne en question représentait un danger pour la sécurité publique. Le défendeur invoque la décision Reynolds à l'appui de sa prétention que la SAI n'a pas compétence pour examiner la contestation constitutionnelle de M. Ferri.

[46]            Bien que dans la décision Reynolds la Cour, dans des circonstances analogues, en est venue à la même conclusion quant au défaut de compétence de la SAI de se prononcer sur une question d'application de la Charte, j'hésite à accorder une trop grande importance à cette décision Reynolds, compte tenu qu'elle a été rendue en fonction de l'ancienne Loi sur l'immigration et qu'elle ne traite pas de la disposition de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés examinée en l'espèce.

[47]            Plus important encore, la décision Reynolds a été rendue avant que la Cour suprême du Canada ne formule à nouveau le critère qui permet de décider si un tribunal administratif a compétence en matière d'application de la Charte. Bien que l'arrêt Martin ne semble pas infirmer implicitement chaque aspect de la décision Reynolds, je suis néanmoins convaincu que, pour ces motifs, il faut procéder avec une certaine prudence. Par conséquent, je préfère me fier à l'analyse exposée ci-dessus.

[48]            Enfin, je n'accepte pas que M. Ferri ne puisse trouver un tribunal où il pourra faire valoir sa contestation de la constitutionalité du paragraphe 68(4) de la LIPR. Il lui est tout à fait loisible d'engager une procédure devant la Cour afin d'obtenir un jugement déclaratoire portant que la disposition législative en cause est inconstitutionnelle. Il est également loisible à M. Ferri de présenter devant la Cour la preuve qui, selon lui, étayera sa contestation.

Conclusion

[49]            Pour ces motifs, la demande est rejetée.

Certification

[50]            Les parties proposent conjointement de soumettre la question suivante à la certification :

La Section d'appel de l'immigration a-t-elle compétence pour se prononcer sur une contestation de la constitutionalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés?

[51]            Je conviens qu'il s'agit d'une question qu'il convient de certifier et, par conséquent, la question sera certifiée.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE QUE :

                       

            1.          La présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

            2.          La question grave de portée générale suivante soit certifiée :       

                La Section d'appel de l'immigration a-t-elle compétence pour se prononcer sur une contestation de la constitutionalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés?                

           

                                                                                                       « Anne Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-9738-04

INTITULÉ :                                                                LORETO LORENZO FERRI

                                                                                    c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 1ER NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                LA JUGE MACTAVISH         

DATE DES MOTIFS :                                               LE 22 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Joel Sandaluk                                                                POUR LE DEMANDEUR

Lorne McClenaghan                                                      POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joel Sandaluk

Mamann & Associates

Avocats

74, rue Victoria

Bureau 303

Toronto (ON)                                                                 POUR LE DEMANDEUR

                                                                                               

                                                                              John H Sims. c.r.

                                                                              Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (ON)                                                                 POUR L'INTIMÉ

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